Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 32

CHAPITRE XXXII.


Attaque contre le Port-Royal. — Destruction d’Haverhill. — Prise de Saint-Jean.


Malgré les sévères représailles exercées contre les Abénaquis, ces Sauvages, excités par des conseils aussi cruels qu’impolitiques, continuaient à désoler la Nouvelle Angleterre. Les habitans en étaient réduits à ne pouvoir plus cultiver leurs terres, ou étaient exposés à les voir tous les jours ravagées par les Sauvages. M. Dudley crut que le meilleur moyen de faire cesser ce déplorable état de choses était de chasser les Français de l’Acadie.

Il fit ses préparatifs avec autant de secret que de diligence, et le 6 juin, vingt bâtimens anglais, aux ordres du colonel Mark, parurent à l’entrée du bassin de Port-Royal, et vinrent mouiller à une lieue de la place. Le lendemain, ils mirent à terre 1,500 hommes, du côté de la rivière où était le fort, et cinq cents, de l’autre côté. M. de Subercase, qui était passé du gouvernement de Plaisance à celui de l’Acadie, avait fait avertir les habitans de se rendre auprès de lui ; mais ceux même qui étaient les plus proches ne purent arriver que le 7 au soir. À mesure qu’ils venaient, on les faisait filer, les uns à droite, et les autres à gauche, pour aller au-devant des ennemis, et retarder leur marche, en escarmouchant, à la faveur des bois. En effet, les Anglais ne purent s’avancer que fort lentement. Le corps de cinq cents hommes fut le premier qui s’ouvrit un passage, et M. de Subercase envoya des canots et des bateaux, pour embarquer ceux qui se retiraient devant eux. Il les fit ensuite défiler, pour aller joindre ceux qui avaient affaire au corps le plus nombreux, et qui étaient commandés par M. Denis de la Ronde, Canadien. Malgré ce renfort, la supériorité de l’ennemi les obligea à retraiter. Les Anglais demeurèrent néanmoins près de deux jours dans l’inaction ; après quoi, ils s’approchèrent du fort, et se disposèrent à l’attaquer.

La tranchée fut ouverte, dans la nuit du 10 au 11. Le lendemain, M. de Subercase fit sortir quatre-vingts hommes, tant Canadiens que Sauvages, ces derniers sous la conduite du baron de Saint-Castin, afin de les opposer à quatre cents Anglais, qui avaient été détachés pour tuer les bestiaux. Il les chargèrent avec tant de vigueur, qu’ils les contraignirent de regagner leur camp, en désordre.

Le 16 au matin, cinq cents hommes s’avancèrent, pour donner l’assaut à la place ; mais le feu des assiégés les força bientôt à s’éloigner. Vers le soir, néanmoins, les Anglais étaient parvenus à se loger dans les ravines et les vallons qui environnaient la place, et à s’y mettre à l’abri du canon ; mais le gouverneur fit si bonne contenance, que les assiégeans, après avoir tenté inutilement de bruler une frégate et quelques barques, qui étaient mouillées sous le canon du fort, regagnèrent leurs retranchemens, et rentrèrent, avant le jour, dans leur premier camp. Ils ne tardèrent pas à se rembarquer, et allèrent mouiller à Kaskebee, pour y attendre les ordres de leur gouvernement.

Ayant été renforcée de trois gros navires, portant six cents hommes de débarquement, la flotte anglaise reparut dans le bassin du Port-Royal, le 20 août, au matin. Une apparition si soudaine et inattendue jetta la consternation dans le fort ; et quoique la garnison eût été renforcée de l’équipage d’un vaisseau du roi, commandé par M. de Bonaventure, frère de la Ronde, M. de Subercase fut presque le seul qui ne désespéra pas de triompher encore une fois. En effet, après plusieurs combats partiels, livrés aux environs de la place, depuis le 21 août jusqu’au 1er. septembre, les Anglais se rembarquèrent, après avoir perdu un bon nombre d’hommes, tués ou blessés, et quelques prisonniers. Les Canadiens qui se trouvèrent au Port-Royal, pendant ces deux attaques, se distinguèrent, à leur ordinaire, et ne contribuèrent pas peu à la conservation de la place.

Pendant que ces choses se passaient en Acadie, les quartiers de l’Ouest étaient un peu troublés par suite d’un démêlé entre les Outaouais et les Miamis. Ces derniers s’étant plaints au commandant du Détroit, et n’en ayant pas obtenu la satisfaction à laquelle ils s’attendaient, complottèrent de l’assassiner, et de faire main-basse sur tous les Français. Ils en tuèrent, en effet, quelques-uns, et ravagèrent les environs du Détroit. M. de Lamotte marcha contre eux, à la tête de quatre cents hommes, les battit, et les força à se soumettre aux conditions qu’il voulut leur imposer.

Durant l’hiver, il fut arrêté, dans un grand conseil, tenu à Montréal, avec les chefs des Sauvages domiciliés, qu’on ferait, au printemps, une nouvelle incursion sur le territoire anglais. Le parti se composa de quatre cents hommes, tant Français que Sauvages, les premiers, commandés par MM. de Saint-Ours-Deschaillons et de Rouville, et les derniers, par M. de la Perrière. On se mit en marche, le 26 juillet (1708) ; mais bientôt les Hurons se retirèrent, et les Iroquois ne tardèrent pas à suivre leur exemple.

M. de Vaudreuil, à qui les commandans donnèrent avis de cette désertion, leur manda que, quand même les Algonquins et les Abénaquis de Saint-François les abandonneraient aussi, ils ne laissassent pas de continuer leur route, et qu’ils fissent plutôt une incursion sur quelque endroit écarté, que de s’en revenir, sans avoir rien fait. Ils se remirent donc en route, au nombre de deux cents, et après avoir fait environ cent-cinquante lieues, ils arrivèrent près d’un village de la Nouvelle-Angleterre, nommé Haverhill, composé de vingt-cinq à trente maisons bien bâties, et défendu par un fort. Ce fort avait une garnison de trente soldats, ou miliciens, et il y en avait plusieurs dans chaque maison. Ces troupes ne faisaient que d’arriver dans l’endroit, et y avaient été envoyées par le gouverneur, qui, sur l’avis de la marche des Français, avait fait partir de pareils détachemens pour tous les villages de ce canton.

Les Français, ne pouvant plus compter sur la surprise, crurent pouvoir y suppléer par la valeur. Ils reposèrent tranquillement pendant la nuit, et le lendemain, une heure après le lever du soleil, ils se mirent en ordre de bataille. Rouville fit alors un petit discours, pour exhorter ceux qui avaient entr’eux quelque démêlé, à se reconcilier sincèrement et à s’embrasser : ils firent ensuite leur prière, et marchèrent contre le fort. Ils y trouvèrent beaucoup de résistance ; mais enfin, ils y entrèrent, l’épée et la hache à la main, et y mirent le feu. Toutes les maisons du village eurent le même sort. Il y eut environ cent Anglais de tués, en combattant : d’autres périrent dans l’embrasement des maisons, et le nombre des prisonniers fut considérable. Il n’y eut point de butin, parce qu’on n’y songea quand tout eut été consumé par les flammes, et qu’on entendait déjà, de tous les villages voisins, le son des tambours et des trompettes. Il n’y avait pas un moment à perdre pour assurer la retraite. Elle se fit d’abord en bon ordre ; mais à peine avait-on fait une demi-lieue, qu’on tomba dans une ambuscade, dressée par soixante-dix hommes, qui, avant de se découvrir, tirèrent chacun leur coup. Les Français essuyèrent cette décharge sans branler. Cependant tous les derrières étaient déjà remplis de gens de pied et de cheval, et il n’y avait pas d’autre parti à prendre que de passer sur le ventre à ceux qu’on avait en tête. On le prit, sans balancer : chacun jetta ce qu’il portait de vivres et presque toutes ses hardes, et sans s’amuser à tirer, on en vint d’abord aux armes blanches. Les Anglais, étonnés d’une attaque si brusque, faite par des gens qu’ils croyaient avoir mis en désordre, s’y trouvèrent eux-mêmes, et ne purent se remettre ; de sorte que la plupart furent tués ou pris.

Les Français n’eurent, dans les deux actions, que huit hommes de tués et dix-huit de blessés : du nombre des premiers furent deux jeunes officiers, Hertel de Chambly et Verchères. Plusieurs des prisonniers faits à la prise d’Haverhill se sauvèrent, pendant le dernier combat : les autres n’eurent qu’à se louer des bons traitemens qu’ils reçurent de leurs vainqueurs, durant la retraite. La fille du lieutenant de roi d’Haverhill ne pouvant plus marcher, M. Dupuys, fils du lieutenant particulier de Québec, la porta dans ses bras, ou sur ses épaules, une bonne partie du chemin. « Singulier exemple d’humanité et de galanterie, dit un historien, et chose nouvelle dans les forêts du Canada. » Religieux ou dévots avant le combat ; furieux et souvent barbares, dans le fort de l’action ; humains et généreux, après la victoire, tels se montrent généralement les guerriers français et canadiens de ces temps-là.

Au reste, cette expédition, comme la plupart de celles qui l’avaient précédée, se borna à une tuerie cruelle et à une conflagration barbare, non seulement sans résultat utile, mais même sans but ou motif raisonnable. C’est vainement que Charlevoix dit que les Français et les Sauvages n’exerçaient ces cruautés que par représailles : le massacre de la Chine était déjà trop ancien, et avait été vengé trop de fois, pour qu’on pût se croire autorisé à le venger encore, au temps dont nous parlons : ç’aurait été mettre en principe que, parce que l’ennemi avait été exterminateur une fois, on pouvait l’être toujours : outre que les Iroquois avaient exercé seuls les cruautés dont les Français pouvaient se plaindre, au lieu que ces derniers n’en cédaient guère aux Sauvages, et étaient presque toujours mêlés avec eux, dans les barbaries qu’ils exerçaient contre les Anglais. Aussi ne pouvons-nous nous empêcher de croire dans son droit le gouverneur d’Orange, dans ce qu’il écrivait à M. de Vaudreuil, en réponse aux reproches que celui-ci lui avait faits, au sujet d’un collier qu’il avait envoyé aux Iroquois chrétiens, pour les engager à demeurer neutres[1].

« Il faut que j’avoue, dit M. Schuiller, que j’ai envoyé un collier aux Sauvages, pour les empêcher de prendre parti dans la guerre qui se fait contre le gouvernement de Boston, mais j’y ai été poussé par la charité chrétienne. Je n’ai pu me dispenser de croire qu’il était de mon devoir envers Dieu et mon prochain, de prévenir, s’il était possible, ces cruautés barbares et payennes, qui n’ont été que trop souvent exercées sur les malheureux habitans de ce gouvernement. Vous me pardonnerez, Monsieur, si je vous dis que je sens mon cœur se soulever, quand je pense qu’une guerre qui se fait entre des princes chrétiens, obligés aux lois les plus strictes de l’honneur et de la générosité, dégénère en une barbarie sauvage et sans bornes. Je ne puis concevoir qu’il soit possible de mettre fin à la guerre par de semblables moyens. »

Dans le cours de l’hiver, il y eut en Terre-Neuve, une nouvelle expédition, où les Français se distinguèrent, à leur ordinaire, par leur bravoure. De l’aveu de M. de Costebelle, gouverneur de Plaisance, le sieur de Saint-Ovide, lieutenant de roi de cette place, forma un parti d’environ cent-soixante hommes, soldats, matelots, habitans et Sauvages, auxquels se joignirent, comme volontaires, plusieurs officiers et gentilshommes, la plupart Canadiens : c’étaient, entr’autres, MM. Despensens, Duplessis, la Chenaye, d’Argenteul et d’Aillebout. Cette petite troupe, qui ne se montait pas, en tout, à deux cents hommes, se mit en marche, le 14 décembre, et arriva, le 31, à quelques lieues de Saint-Jean, sans avoir été découverte. Dès le lendemain, tout fut prêt pour l’attaque : deux des forts qui défendaient la ville furent emportés de vive force, et le troisième se rendit, par capitulation. Saint-Ovide aurait voulu conserver sa conquête, et ne demandait pour cela que cent hommes ; mais M. de Costebelle, qui craignait d’être attaqué lui-même, à Plaisance, lui ordonna de s’en revenir, après avoir fait démolir les forts dont il s’était rendu maître.

  1. Le marquis de Vaudreuil attribuait à l’envoi de ce collier la défection des Hurons et des Iroquois chrétiens : mais ces Sauvages ne pouvaient-ils pas se trouver, à la fin, fatigués de ces expéditions sans cesse renouvellées, où ils avaient beaucoup moins à gagner, qu’à perdre ou à risquer ? Et s’ils étaient véritablement chrétiens, ne pouvaient-ils pas, ne devaient-ils pas même se refuser à aller massacrer, ou ruiner, de sang-froid, des gens qui ne leur avaient jamais fait, ni ne pouvaient leur faire aucun mal ?