Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 28

CHAPITRE XXVIII.


Continuation de la petite guerre avec les Iroquois. — Affaires de l’Ouest. — Expédition dans les Cantons.


L’année 1694 se passa presque toute en envois de députés, négociations et remises de prisonniers, de la part des Iroquois.

Vers la fin de cette même année, d’Iberville, accompagné de son frère Sérigny, et de cent-vingt Canadiens, se rendit maître, par capitulation, du Port-Nelson, à la Baie d’Hudson, et lui donna le nom de Fort Bourbon.

Cependant, les Iroquois, malgré leurs députations et leurs prétendues dispositions pacifiques, continuaient à se montrer autour des habitations françaises, et à y exercer leurs ravages accoutumés. Le comte de Frontenac crut que le remède le plus efficace à ces maux était le rétablissement du fort de Catarocouy. Dans ce dessein, il se rendit à Montréal, escorté de cent-dix habitans des gouvernemens de Québec et des Trois-Rivières. Il leva encore cent hommes de milice, deux cents soldats et deux cents Sauvages, dans le gouvernement de Montréal, avec trente-six officiers. Cet armement se mit en route, sous la conduite du chevalier de Crisasi. Cet officier usa de tant de diligence et d’activité, qu’en quinze jours de temps, il fit le trajet difficile, entre Montréal et le lac Ontario, et rebâtit le fort de Catarocouy. Son zèle et sa vigilance ne se bornèrent pas là : avant de partir pour Montréal, il envoya des Sauvages, divisés par petites troupes, à la découverte, de différents côtés. On apprit, par ce moyen, qu’un grand nombre d’Iroquois étaient, ou allaient se mettre en campagne, et l’on put en avertir assez à temps pour donner au gouverneur de Montréal le loisir de mettre ses postes hors d’insulte, et à M. de Frontenac celui de former un corps de huit cents hommes dans l’Île Perrot.

Les ennemis n’en eurent pas moins la hardiesse de s’avancer jusqu’à Montréal et de débarquer même, par petits pelotons, dans cette île, où ils massacrèrent quelques habitans ; mais le gouverneur déconcerta leurs mesures, en divisant sa petite armée, pour la répartir dans les différentes paroisses. Ne pouvant rien faire par petites troupes, les Iroquois s’avancèrent, en un corps assez considérable, jusque derrière Boucherville ; mais ils y furent défaits par M. de la Durantaye ; et ainsi finit la campagne de 1695, dans le centre de la colonie.

Dans les quartiers de l’Ouest, M. de Lamotte-Cadillac avait déterminé les Sauvages voisins de son poste à faire des courses sur l’ennemi commun : ces Sauvages amenèrent un grand nombre de prisonniers à Michillimakinac. Les Iroquois voulurent s’en venger sur les Français, et marchèrent, en grand nombre, pour contraindre les Miamis à se déclarer contre eux. M. de Courtemanche et quelques Canadiens se trouvant chez ces Sauvages, lorsque les Iroquois parurent, loin de vouloir écouter ces derniers, ils tombèrent sur eux à l’improviste, et après en avoir tué et blessé un bon nombre, obligèrent le reste à fuir en grand désordre.

Les Iroquois furent dédommagés de cet échec par la malveillance d’un chef huron, que les Canadiens avaient surnommé le Baron. Ce chef avait envoyé sous-main son fils, avec quarante guerriers qui lui étaient dévoués, vers les Tsonnonthouans. Ils conclurent avec ce canton un traité de paix, dans lequel les Outaouais furent compris. Peu après, des envoyés iroquois furent reçus par les Sauvages de Michillimakinac, et en obtinrent tout ce qu’ils voulurent, même la promesse de se joindre à eux, pour faire la guerre aux Français.

Ce qui mécontentait surtout les alliés des Français, c’était le haut prix des marchandises qu’on leur vendait. Quelques uns d’eux avaient été en députation à Montréal, à la suggestion de M. de Lamotte, pour demander que les effets dont ils ne pouvaient se passer leur fussent vendus à meilleur marché : le gouverneur général leur avait laissé entrevoir qu’ils seraient satisfaits sur ce point. Lorsque ces députés furent de retour, M. de Lamotte assembla les chefs, et déclara devant tous, qu’il donnerait à crédit, aux prix accoutumés, tout ce qui restait de marchandises dans ses magasins. Cette déclaration jointe à tout ce qu’il put leur dire, pour raffermir les uns dans leurs bonnes dispositions, et faire revenir les autres de leur éloignement, eut assez d’effet pour qu’il crût pouvoir leur proposer d’envoyer des partis de guerre contre les Iroquois.

À peine le commandant eut-il fini de parler, que plusieurs se déclarèrent chefs de l’entreprise qu’il proposait. Ils assemblèrent promptement un nombre considérable de guerriers, et coururent chercher les Iroquois. On se battit avec acharnement, sur le bord d’une rivière ; mais à la fin, les Iroquois furent obligés de se jetter à la nage, pour se sauver. Les vainqueurs revinrent à Michillimakinac avec trente-deux prisonniers, trente chevelures, et un butin d’environ cinq cents peaux de castor.

Le gouverneur général ayant résolu de pénétrer, au printemps, jusqu’au centre du pays des Iroquois, donna ordre au gouverneur de Montréal, d’envoyer quelques centaines d’hommes entre le Saint-Laurent et la Grande-Rivière, pour courir sus à ces Sauvages, qu’on supposait y devoir chasser en grand nombre. Ce parti ne rencontra personne ; les Iroquois s’étant tenus renfermés dans leurs forts, pendant tout l’hiver.

M. de Frontenac arriva à Montréal, vers la fin de juin (1696), accompagné des milices du gouvernement de Québec et de celui des Trois-Rivières. Celles du gouvernement de Montréal étaient déjà assemblées, et il ne restait plus qu’à se mettre en marche. L’armée partit de Montréal, le 4 juillet, et arriva, le même jour, à la Chine, où arrivèrent aussi cinq cents Sauvages, dont on fit deux troupes : la première, composée d’Iroquois et d’Abénaquis domiciliés, fut mise sous les ordres de M. de Maricourt, capitaine ; la seconde, où étaient les Hurons de Lorette et des Iroquois, eut pour commandans MM. de Beauvais et Legardeur, lieutenans. Quelques Algonquins et quelques Outaouais, joints à d’autres Sauvages du Nord, formèrent une bande séparée, sous le baron de Bekancour. Les troupes furent partagées en quatre bataillons de deux cents hommes, chacun, sous les ordres de quatre anciens capitaines, MM. de la Durantaye, Demuys, Dumesnil et de Grais. On fit aussi quatre bataillons des milices canadiennes : celui de Québec était commandé par M. de Saint-Martin, capitaine réformé ; celui de Beaupré, par M. de Grandville, lieutenant ; celui des Trois Rivières, par M. de Grandpré, major de place, et celui de Montréal, par M. Deschambauts, procureur du roi de cette ville. M. de Subercase faisait les fonctions de major-général, et chaque bataillon, tant des troupes que des milices, avait son aide-major.

Le 6, cette armée, la plus nombreuse qui eût encore été formée en Canada, alla camper dans l’Île Perrot, et le lendemain, elle en partit, dans l’ordre suivant : M. de Callières menait l’avant-garde, composée de la première bande de Sauvages et de deux bataillons de troupes : elle était précédée de deux grands bateaux, où était le commissaire d’artillerie, avec deux pièces de campagne, des mortiers, et les munitions. Quelques canots conduits par des Canadiens, les accompagnaient, avec toutes sortes de provisions de bouche. Le comte de Frontenac suivait, accompagné de M. Levasseur, ingénieur en chef, et environné de canots, qui portaient sa maison, son bagage, et un nombre de volontaires. Les quatre bataillons de milices, plus forts que ceux des troupes, faisaient le corps de bataille, sous les ordres de M. de Ramsay, gouverneur des Trois-Rivières. Les deux autres bataillons des troupes, avec la seconde bande des Sauvages, formaient l’arrière-garde, sous M. de Vaudreuil. Dans la route, le corps qui avait fait l’avant-garde, un jour, faisait l’arrière-garde, le lendemain.

On arriva, le 19, à Catarocouy, où l’on séjourna jusqu’au 26, pour attendre quatre cents Outaouais, que M. Lamotte-Cadillac avait promis, mais qui ne parurent point. Le 28, l’armée se trouva à l’entrée de la rivière d’Onnontagué. Cette rivière étant étroite et rapide, le général, avant de s’y engager, envoya cinquante découvreurs par terre, de chaque côté. On ne put faire, ce jour-là, qu’une lieue et demie. Le lendemain, l’armée fut séparée en deux corps, pour faire plus de diligence, et pour occuper les deux bords de la rivière, par terre et par eau. M. de Frontenac prit la gauche, avec M. de Vaudreuil, les troupes réglées et un bataillon de milices : MM. de Callières et de Ramsay tinrent la droite, avec le reste des milices et les Sauvages. Sur le soir, on se réunit, après avoir fait trois lieues de chemin, et l’on s’arrêta au pied d’une chûte, qui occupait toute la largeur de la rivière. Une partie de l’armée s’était engagée dans le courant de cette chûte, et il eût été dangereux de la faire rétrograder. Pour remédier à cette imprudence, M. de Callières fit mettre tout son monde à l’eau, fit porter les canons par terre, et traîner les bateaux sur des rouleaux, jusqu’au dessus de la chûte. Cette opération, qui dura jusqu’à 10 heures du soir, se fit dans le plus grand ordre, et à la lueur de flambeaux d’écorce.

Enfin, l’armée entra dans le lac de Gannentaha, par un endroit nommé le Rigolet, qu’il n’eût pas été facile de forcer, si l’ennemi eût eu la précaution de s’en saisir. On y trouva deux paquets de joncs pendus à un arbre, et l’on y compta 1430 tiges ; ce qui signifiait qu’autant de guerriers iroquois attendaient les Français, et les défiaient au combat.

L’armée traversa le lac, en ordre de bataille : M. de Callières, qui tenait la gauche, feignit de faire la descente de ce côté là, où étaient les ennemis, et dans le même temps, M. de Vaudreuil la fit sur la droite, avec sept ou huit cents hommes ; puis, tournant autour du lac, il alla joindre M. de Callières, et alors tout le reste de l’armée débarqua. M. Levasseur traça aussitôt un fort, qui fut achevé, le lendemain. On y enferma les vivres, les canots et les bateaux, et on en confia la garde au marquis de Crisasi, (frère du chevalier de ce nom,) et à M. Desbergers, capitaines, auxquels on donna cent-cinquante hommes choisis. Le soir, on apperçut une grande lueur, du côté du grand village d’Onnontagué, et l’on jugea que les Sauvages y avaient mis le feu.

Le 3 août, l’armée alla camper à une demi-lieue du débarquement, près des Fontaines Salées. Le lendemain, M. de Subercase la rangea en bataille, sur deux lignes, et fit les détachemens nécessaires pour porter l’artillerie. M. de Callières commandait la ligne de gauche, et M. de Vaudreuil, celle de droite : le général était entre les deux, porté dans un fauteuil, environné de sa maison et des volontaires, et ayant devant lui le canon. L’on n’arriva que fort tard au village, que l’on trouva presque réduit en cendres.

Dans l’après-midi du 5, un prisonnier français arriva d’Onneyouth, chargé d’un collier de la part de ce canton, pour demander la paix. Le général le renvoya aussitôt, avec ordre de dire à ceux qui l’avaient député, qu’il allait faire marcher des troupes de leur côté. En effet, le chevalier de Vaudreuil partit, le lendemain, pour ce canton, à la tête de six à sept cents hommes, avec ordre de couper les bleds, de brûler les cabanes, et au cas qu’on lui fît la moindre résistance, de passer au fil de l’épée tous ceux qu’il pourrait joindre. Le reste de l’armée fut occupé, pendant deux jours, à ruiner le canton d’Onnontagué, d’où tout le monde s’était enfui, à l’exception d’un vieillard de près de cent ans, que l’on prit, à l’entrée du bois. Il paraît, dit Charlevoix, qu’il y attendait la mort, avec la même intrépidité que ces anciens sénateurs romains, dans le temps de la prise de Rome par les Gaulois. On eut la cruauté de le livrer aux Sauvages de l’armée, qui, sans égard pour son grand âge, déchargèrent sur lui le dépit que leur avait causé la fuite des autres. « Ce fut, continue le même historien, un spectacle bien singulier de voir plus de quatre cents hommes acharnés autour d’un vieillard décrépit, auquel, à force de tortures, ils ne purent arracher un seul soupir, et qui ne cessa, tant qu’il vécut, de leur reprocher de s’être rendus les esclaves des Français, dont il affecta de parler avec le dernier mépris. La seule plainte qui sortit de sa bouche fut, lorsque, par compassion, ou peut-être de rage, quelqu’un lui donna deux ou trois coups de couteau, pour l’achever. « Tu aurais bien dû, lui dit-il, ne pas abréger ma vie ; tu aurais eu plus de temps pour apprendre à mourir en homme. »

Après avoir brûlé le fort et les villages d’Onneyouth, M. de Vaudreuil revint au camp, avec une trentaine de Français, qu’il avait délivrés de captivité : ils étaient accompagnés des principaux chefs du canton, qui venaient se mettre à la discrétion de M. de Frontenac. Ce général leur fit un accueil favorable, dans l’espérance d’attirer les autres ; mais il les attendit vainement. Il apprit des prisonniers qu’il n’y avait aucune apparence que les Anglais vinssent au secours de leurs alliés[1], et que la consternation régnait partout.

Sur cet avis, le conseil de guerre fut assemblé, et l’on y délibéra sur ce qu’il y avait à faire, pour mettre la dernière main à une expédition si bien commencée. M. de Frontenac opina d’abord qu’il fallait aller traiter le canton de Goyogouin, comme on avait fait ceux d’Onnontagué et d’Onneyouth. Cette proposition fut applaudie généralement, et l’on ajouta qu’après avoir ruiné ces trois cantons, il était à propos d’y construire des forts, pour empêcher les Sauvages de s’y rétablir. M. de Callières s’offrit à demeurer dans le pays, pendant l’hiver, pour exécuter ce projet, et son offre fut d’abord acceptée : plusieurs officiers, la plupart Canadiens, furent nommés pour y rester, sous ses ordres, mais on ne fut pas peu surpris, lorsque, dès le soir même, le général déclara qu’il avait changé de pensée, et qu’il fallait se disposer à reprendre la route de Montréal. Vainement, M. de Callières et plusieurs autres voulurent-ils lui faire des représentations ; il partit, sur l’heure, fit raser son fort, le lendemain ; s’embarqua, le 11, et arriva, le 20, à Montréal[2].

M. de Frontenac pensait sans doute, en avoir fait assez pour porter les Iroquois à accepter la paix, aux conditions qu’il lui plairait de leur imposer. Il fit néanmoins plusieurs détachemens de ses troupes, afin de les harceler jusqu’à l’automne.

  1. Les Anglais avaient bâti un fort à quatre bastions, dans le canton d’Onnontagué, et le bruit avait couru qu’ils y avaient envoyé du canon. On ne saurait dire pourquoi ils avaient abandonné ce fort, et négligèrent, en cette occasion, de défendre leurs alliés. Quinze cents Iroquois, quelques centaines d’Anglais, avec quelques pièces d’artillerie, qu’on aurait pu faire venir facilement de New-York ou d’Albany, et la proximité des bois, si propres aux ambuscades, auraient suffi pour mettre le comte de Frontenac en danger d’être battu, ou dans la nécessité de s’en revenir, sans avoir rien fait.
  2. On prétendit lui avoir entendu dire, en donnant l’ordre du retour, « qu’on voulait obscurcir sa gloire, » ou plus explicitement, « que le gouverneur de Montréal était jaloux de sa gloire, et que c’était pour l’effacer, qu’il voulait l’engager dans une entreprise dont le succès était incertain. »