Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 19

CHAPITRE XIX.


Situation de la Colonie. — Expédition contre les Iroquois. — Acadie.


M. Lefebvre de la Barre et M. de Meules, nommés, le premier, gouverneur, et le second, intendant, en remplacement du comte de Frontenac et de M. Duchesneau, arrivèrent à Québec, dans l’été de 1682.

À peine le nouveau gouverneur général fut-il arrivé, qu’il apprit que les Iroquois avaient déclaré la guerre aux Illinois, et qu’ils étaient mal intentionnés envers la colonie. Il convoqua une assemblée, à laquelle il invita l’évêque et quelques ecclésiastiques, l’intendant, plusieurs des membres du conseil supérieur, les principaux officiers des troupes, et les chefs des juridictions subalternes, pour qu’ils lui donnassent leur avis sur la cause du mal dont la colonie était menacée, et sur le meilleur moyen de le détourner.

Le résultat de la délibération fut que, vu l’impossibilité d’éviter la guerre, et de la faire avantageusement, avec le peu de moyens qu’on possédait, il était urgent de s’adresser incessamment au roi, pour lui demander les secours nécessaires. M. de la Barre fit dresser un acte de cette délibération, et l’envoya à la cour. Elle y fut approuvée, et le roi donna ordre de faire embarquer, sans délai, deux cents soldats pour le Canada.

M. de la Barre se prépara donc à la guerre contre les Iroquois, sans néanmoins perdre tout espoir d’accommodement avec ces Sauvages. Il chargea un homme de confiance de les aller prier de lui envoyer des députés à Montréal. Ils donnèrent l’assurance que des députés se rendraient à Montréal avant le mois de juin ; mais dès le mois de mai, on eut nouvelle que sept à huit cents guerriers des cantons d’Onnontagué, d’Onneyouth et de Goyogouin étaient en marche, pour aller attaquer les Hurons, les Outaouais et les Miamis, et que les Tsonnonthouans devaient se répandre, par troupes séparées, dans les habitations françaises, vers la fin de l’été. M. de la Barre en prit occasion d’écrire de nouveau à la cour, pour en obtenir promptement des secours plus considérables que ceux qui lui avaient déjà été promis. Il jugea aussi à propos de faire encore une tentative auprès des Cantons. Il leur envoya demander en quel temps ils comptaient que leurs députés arriveraient à Montréal, pour dégager la parole qu’ils lui avaient donnée. Ils lui firent répondre qu’ils ne se souvenaient pas de lui avoir rien promis, et que s’il avait quelque chose à leur faire savoir, il pouvait les venir trouver chez eux. Néanmoins des députés des cinq cantons arrivèrent au moins d’août, à Montréal ; mais on ne put tirer d’eux autre chose que des protestations vagues d’un attachement sincère.

À peine les députés des Cantons étaient-ils de retour chez eux, qu’un de leurs partis de guerre tentait de surprendre la garnison du fort de Catarocouy, et qu’un autre était en marche pour aller attaquer celui de Saint-Louis, où M. de la Barre avait placé M. de Baugy, lieutenant, en qualité de commandant. Après avoir battu et pillé, en route, une troupe de marchands français, les Iroquois parurent à la vue du fort, et l’attaquèrent ; mais Baugy avait été averti de leur approche, et s’étant préparé à la défense, les assaillans furent contraints de se retirer avec perte.

Cependant, le gouverneur, averti des grands préparatifs que faisaient les Iroquois, crut qu’il valait mieux prévenir ces barbares, en portant la guerre chez eux, que d’attendre, pour les combattre, qu’ils eussent mis le pied dans la colonie. Il prit encore une précaution propre à assurer le succès de son entreprise ; ce fut de diviser les cantons, pour n’avoir pas affaire à tous en même temps. À cet effet, il envoya des colliers aux Agniers, aux Onnontagués et aux Onneyouths, pour les engager à demeurer neutres entre lui et les Tsonnonthouans, chez lesquels seuls il voulait, disait-il, porter la guerre. Il fit ensuite partir M. Dutast, capitaine de vaisseaux, avec cinquante hommes d’élite, pour porter un grand convoi de vivres et de munitions à Catarocouy, et garder ce poste ; M. d’Orvilliers, qui y commandait, ayant eu ordre, dès le commencement du printemps, d’aller reconnaître le pays ennemi, et de marquer l’endroit le plus propre pour le débarquement.

Toutes les dispositions étant faites, l’armée se mit en marche. Elle était composée de cent trente soldats, de sept cents Canadiens, et de deux cents Sauvages, la plupart Iroquois du Sault Saint-Louis et Hurons de Lorette.[1] Elle s’embarqua à Montréal, dans les derniers jours de juillet. M. de la Barre apprit, dans la route, que malgré que le colonel Duncan, ou Dunkan, gouverneur de la Nouvelle-York pour les Anglais,[2] eût offert aux Tsonnonthouans quatre cents cavaliers et autant d’hommes de pied, pour soutenir la guerre contre le gouverneur du Canada, les cantons d’Onnontagué, d’Onneyouth et de Goyogouin s’étaient faits médiateurs entre eux et les Français. En effet, des députés des trois cantons rencontrèrent l’armée de M. de la Barre campée sur les bords du lac Ontario, dans une anse, à laquelle la disette dont cette armée souffrait depuis qu’elle y était arrivée, fit donner le nom d’Anse de la Famine.

Garakonthié et Oureouati, les deux principaux chefs de la députation, parlèrent avec beaucoup de bon sens et de modération ; mais le député tsonnonthouan fit un discours plein d’arrogance ; et sur la proposition qui lui fut faite de laisser les Illinois en paix, il répondit qu’il ne leur donnerait point de relâche, qu’un des deux partis n’eût détruit l’autre. Toute l’armée fut indignée de cette insolence : mais quelle ne fut pas sa surprise, quand elle vit le général se contenter de répliquer à l’arrogant député, que du moins il prît garde, qu’en voulant frapper les Illinois, ses coups ne tombassent sur les Français qui demeuraient avec eux. Il le promit, et la paix fut conclue à cette seule condition. Les députés d’Onnontagué se rendirent garants que les

Tsonnonthouans répareraient le mal que leurs guerriers avaient fait aux Français, en allant faire la guerre aux Illinois ; mais on exigea du général que son armée décampât dès le lendemain. Il partit lui-même, sur le champ, après avoir donné ses ordres pour l’exécution de ce dernier article.

Cependant, M. de la Durantaye, qui commandait à Michillimakinac, et M. Duluth, son lieutenant, qui était à la Baie Verte, avaient eu ordre d’inviter les tribus de ces quartiers à se rendre à Niagara, où le gouverneur général devait se trouver, vers le milieu d’août, avec son armée, pour châtier les Tsonnonthouans. Ces Sauvages montrèrent d’abord beaucoup de répugnance à se joindre aux Français, particulièrement ceux de la Baie, en conséquence des mauvais procédés des gens de M. de la Sale à l’égard de quelques uns d’entr’eux ; mais enfin, Perrot, le voyageur dont nous avons parlé plus haut, vint à bout de leur faire comprendre qu’il y allait de leur intérêt, plus encore que de celui des Français, d’humilier, sinon de détruire une nation qui voulait faire la loi à toutes les autres. M. de la Durantaye se trouva bientôt à la tête de cinq cents guerriers, Hurons, Outaouais et autres, auxquels il put joindre deux cents Français ou Canadiens, et descendit, avec eux, à Niagara. Mais quel ne fut pas l’étonnement des Sauvages de n’y trouver ni M. de la Barre, ni aucun Français ? Ils se plaignirent hautement qu’on ne les avait tirés de leur pays que pour les livrer aux Iroquois ; et quand ils surent que la paix était faite, la Durantaye, Duluth et Perrot eurent besoin de mettre dehors toutes les ressources de leur génie, pour leur persuader qu’ils n’avaient pas été joués, et faire qu’ils s’en retournassent tranquillement chez eux.

Quand l’effervescence se fut un peu calmée, les chefs dirent à ceux qui les avaient fait venir inutilement de si loin : « Ce n’est pas la première fois qu’Ononthio se sert de nous, comme d’instrumens, pour son avantage. Nous voyons bien que les Français n’ont en vue que leurs intérêts, et non le nôtre, dans toutes ces expéditions. Nous ne serons plus trompés ; Ononthio ne nous fera plus sortir de chez nous que quand il nous conviendra de le faire : nous le laisserons vider seul ses différens avec les Iroquois, contre lesquels nous saurons bien nous défendre, s’ils viennent nous attaquer. »

À peine M. de la Barre fut-il de retour à Québec, qu’il y arriva un renfort de troupes, qui aurait pu le mettre en état de faire la loi à ceux dont il venait, pour ainsi dire, de la recevoir. L’état déplorable où sa petite armée avait été réduite par la disette et la maladie, excita contre lui un murmure général, et M. de Meules crut devoir informer le ministre des colonies de la manière peu judicieuse, ou peu vigilante, dont l’expédition avait été conduite.

Cette même année 1684, M. de Callières, militaire de grand mérite, fut nommé gouverneur de Montréal, en remplacement de M. Perrot, qui s’était brouillé avec le séminaire, et à qui le roi donna le gouvernement de l’Acadie.

Depuis l’époque où nous avons laissé cette dernière province, il ne s’y était rien passé de remarquable, que quelques aggressions de la part des Anglais, ou des habitans des colonies anglaises, et des altercations et des hostilités entre les particuliers auxquels, d’après la mauvaise politique du temps, le pays avait été partagé. Les plus notables de ces particuliers étaient M. de Latour ; les sieurs Le Borgne, père et fils, de la Rochelle, qui avaient succédé au sieur de Charnisé, au Port Royal et ailleurs, et le sieur Denys. Ce dernier avait obtenu la côte orientale, depuis Camceaux jusqu’à Gaspé ; il y avait bâti le fort de Chédabouctou, et celui de Saint-Pierre, dans l’Île Royale, où il avait aussi commencé un établissement. M. Denys était un homme de mérite, à vues droites, et à conceptions vastes ; mais les sieurs Le Borgne, et le nommé Lagiraudière, qui avait aussi obtenu une concession de terres en Acadie, et particulièrement le port de Camceaux, ne se montrent que comme d’indignes intriguans, ou plutôt, comme des aventuriers sans foi, sans probité, plus dignes de commander à des flibustiers, que capables de former des établissemens solides, dans un pays nouveau. Les aggressions injustes, les usurpations dont ils se rendirent coupables, rappellent, selon la remarque d’un historien, « ces petits seigneurs féodaux, qui attaquaient leurs castels, dès qu’ils étaient mécontents les uns des autres. » Enfin, Hubert d’Andilly, chevalier de Grand-Fontaine, avait succédé à ces particuliers, en 1670, comme gouverneur, pour le roi, de toute l’Acadie, depuis la rivière de Kinnibequi, ou Kennebec, jusqu’au fleuve Saint-Laurent.

On avait songé, à la cour de France, à mettre cette province en état d’être secourue promptement, du côté de Québec, au moyen d’une route commode entre cette capitale et le Port Royal, ou le fort de Saint-Jean, ou même Pentagoët : M. Patoulet, commissaire de marine, avait été envoyé sur les lieux, dans cette vue ; mais le projet ne fut pas mis à exécution, et l’on ne pouvait communiquer que très difficilement, par terre, entre l’Acadie et le Canada proprement dit, quand M. Perrot succéda au chevalier de Grand-Fontaine.

M. de Meules fit la visite des provinces méridionales du Canada, vers la fin de l’année suivante 1685 ; et à son retour à Québec, il écrivit au ministre des colonies une lettre, où il lui disait, entr’autres choses, que le plus utile établissement que l’on pouvait faire était celui de l’Acadie ; que pour rendre cet établissement stable, il était nécessaire, avant tout, de peupler et de fortifier le Port-Royal, et de construire un bon fort à Pantagoët, pour servir de barrière contre les Anglais ; que si, avec cela, on pouvait s’établir solidement à la Hève, dans l’île du Cap Breton, et à Plaisance en Terre-Neuve, rien n’empêcherait que la France ne fût seule maîtresse des pêches de la morue, objet pour le moins aussi important que le commerce, même exclusif, des pelleteries ; et enfin, qu’ayant fait le dénombrement de tout ce qui dépendait du gouvernement de l’Acadie, il n’y avait pas trouvé neuf cents personnes.

  1. Les Hurons de Sylleri étant presque tous morts de la petite vérole, le P. Chaumonot, jésuite, rassembla tous ceux qui se trouvaient dans les environs de Québec, et les fixa à l’endroit appellé maintenant l’Ancienne Lorette.
  2. Cette province, appellée auparavant Nouvelle-Belgique, était passée, depuis quelques années, de la Hollande à l’Angleterre.