Histoire du Canada sous la domination française, Vol 1/Chapitre 11

CHAPITRE XI.


Continuation de la guerre des Hurons et des Iroquois. — Missions. — Fondation de Montréal.


Cependant, la compagnie des Cent Associés demeurait dans une inaction incompréhensible, et paraissait ne penser nullement à remplir même une partie de ses grandes promesses. La guerre recommençait plus vivement que jamais entre les Hurons et les Iroquois. Ces derniers étant tombés inopinément sur une tribu éloignée, y firent un massacre épouvantable, et contraignirent ceux qui eurent le bonheur d’échapper, à chercher une retraite ailleurs. Ils la trouvèrent chez les Hurons, qui n’eurent pas plutôt appris leur désastre, qu’ils envoyèrent au-devant d’eux avec des rafraichissemens, et les accueillirent avec une bienveillance et une affection qui auraient fait honneur à des peuples civilisés. Peut-être la politique entrait-elle aussi pour quelque chose dans cette démarche ; mais si les Hurons augmentaient un peu le nombre de leurs guerriers, en accueillant ainsi les ennemis des Iroquois, ils achevaient par là de se rendre ces derniers irréconciliables.

Ceci se passa vers l’année 1640. Quelque temps après, trois cents guerriers hurons et algonquins s’étant mis en campagne, une petite troupe prit les devans, et rencontra un parti de cent Iroquois. Ces derniers chargèrent cette avant-garde ; mais malgré l’inégalité du nombre, ils ne purent lui prendre qu’un seul homme. Contents néanmoins de ce petit succès, et craignant, s’ils allaient plus loin, d’avoir affaire à trop forte partie, ils songeaient à se retirer, quand leur prisonnier s’avisa de leur dire que le corps dont lui et sa troupe avaient été détachés était beaucoup plus faible qu’eux. Sur la parole de ce captif, ils se déterminèrent à attendre leurs ennemis, dans un lieu où il les assura qu’ils devaient passer. Les Hurons et leurs alliés parurent bientôt, et les Iroquois, au désespoir de s’être laissé duper, s’en vengèrent d’une manière terrible sur celui qui les avait engagés dans ce mauvais pas. La plupart furent d’avis qu’il fallait tâcher de se sauver ; mais un brave, élevant la voix, s’écria : « Mes frères, si nous voulons commettre une telle lâcheté, attendons au moins que le soleil soit sous l’horizon, afin qu’il ne la voie pas. » Ce peu de mots eut son effet : la résolution fut prise de combattre jusqu’à la mort, et elle fut exécutée avec toute la valeur que peuvent inspirer le dépit et la crainte de se déshonorer. Mais la partie était trop inégale : les Iroquois furent tous tués ou faits prisonniers.

« Si la Grèce eût été le théâtre d’une action semblable, dit l’auteur des Beautés de l’Histoire du Canada, le prisonnier qui se sacrifie à la gloire de son pays ; l’homme éloquent qui arrête, par deux ou trois paroles, ses compagnons prêts à fuir ; les braves qui se défendent contre des troupes quatre fois plus fortes, eussent été immortalisés par tous les arts, et consacrés comme des héros demi-dieux. »

Les alliés ne surent pas profiter de l’avantage qu’ils venaient de remporter ; et, de leur côté, les Iroquois, plus animés que jamais par l’échec qu’ils avaient reçu se promirent d’en tirer une vengeance éclatante. Mais pour ne pas s’attirer en même temps sur les bras trop de forces réunies, ils mirent tout en usage pour faire prendre aux Hurons et autres Sauvages, de l’ombrage des Français. Ils firent partir trois cents des leurs, qu’ils divisèrent par petites troupes : les Sauvages qui tombèrent entre leurs mains furent traités avec tous les raffinemens de barbarie qu’ils étaient capables d’inventer ; tandis que quelques Français, qui furent pris par eux, n’eurent aucun mal.

Quelque temps après, plusieurs partis d’Iroquois apparurent aux environs des Trois-Rivières, et tinrent en échec, pendant plusieurs mois, toutes les habitations françaises ; puis, lorsqu’on s’y attendait le moins, ils offrirent de faire la paix avec les Français, mais à condition que leurs alliés n’y seraient pas compris. M. de Montmagny monta aux Trois-Rivières, dans une barque bien armée, et envoya de là aux Iroquois le P. Ragueneau et le sieur Nicolet, pour leur demander les prisonniers français qu’ils retenaient, et savoir leurs dispositions touchant la paix. Ces députés furent bien reçus : on les fit asseoir, en qualité de médiateurs, sur une espèce de bouclier ; on leur amena ensuite les captifs liés, mais légèrement ; et aussitôt, un chef de guerre fit une harangue fort étudiée, dans laquelle il s’efforça de persuader que sa nation n’avait rien tant à cœur que de vivre en bonne intelligence avec les Français. Au milieu de son discours, il s’approcha des prisonniers, les délia, et jetta leurs liens par-dessus la palissade, en disant : « Que la rivière les emporte si loin qu’il n’en soit plus parlé. » Il présenta, en même temps, un collier aux députés, comme un gage de la liberté qu’il rendait aux enfans d’Ononthio[1]. Puis, prenant deux paquets de peaux de castor, il les mit aux pieds des captifs, en disant qu’il n’était pas raisonnable de les renvoyer nus, et qu’il leur donnait de quoi se faire des robes. Il reprit ensuite son discours, et dit que tous les cantons iroquois désiraient ardemment une paix durable avec les Français, et qu’il suppliait, en leur nom, le gouverneur de cacher sous ses habits les haches des Algonquins et des Hurons, tandis qu’on négocierait cette paix ; assurant que, de leur côté, il ne serait fait aucune hostilité.

Il parlait encore, quand deux canots d’Algonquins ayant paru à la vue de l’endroit où se tenait le conseil, les Iroquois leur donnèrent la chasse. Les Algonquins ne voyant nulle apparence de pouvoir résister à tant de monde, prirent le parti de se jetter dans l’eau et de s’enfuir à la nage, abandonnant leurs canots, qui furent pillés sous les yeux du gouverneur. Un procédé aussi indigne montra le peu de fond qu’il y avait à faire sur la parole des Iroquois, et la négociation fut rompue, à l’heure même.

C’était, remarque Charlevoix, une situation bien triste que celle où se trouvait le gouverneur général de la Nouvelle France, exposé tous les jours à recevoir de pareils affrons, faute d’être en état de tenir seulement en équilibre la balance entre deux partis de Sauvages, qui tous ensemble, n’auraient pas tenu contre quatre ou cinq mille hommes de troupes. Mais les cents associés ne revenaient point de leur assoupissement, et la colonie semblait diminuer, de jour en jour, en nombre et en force, au lieu d’augmenter, comme elle aurait dû faire.

Avant de passer plus loin, nous dirons un mot des missions, objet principal alors, pour une grande partie des Français qui demeuraient dans ce pays, ou qui y avaient des relations. Pendant que les PP. Jérôme Lallemant, de Brébeuf, et autres, faisaient tous les efforts possibles pour convertir au christianisme les Hurons, les Algonquins et les Outaouais, les PP. Turcis, Perrault, Lionnes, travaillaient dans le même but, chez les tribus de Sauvages des environs du golfe de Saint-Laurent, désignés alors sous le nom de Gaspésiens, à cause de la baie de Gaspé, où la plupart des vaisseaux qui fréquentaient ces parages venaient jetter l’ancre. Il y avait aussi une mission à Tadousac, lieu plus fréquenté qu’aucun autre par les Montagnais et autres Sauvages du nord. Ils arrivaient, quelquefois tous ensemble, et quelquefois, les uns après les autres ; mais à l’exception d’un petit nombre, aussitôt la traite faite, ils s’en retournaient chez eux, ou plutôt, se dispersaient dans les montagnes et les forêts. Plus tard, les jésuites allèrent au-devant de ces Sauvages jusqu’à Chicoutimi, sur le Saguenay, où ces pères eurent un établissement considérable et en très bon état. Outre les Algonquins, un nombre assez considérable de Sauvages des tribus les plus reculées vers le nord, commençaient à prendre l’habitude de venir passer presque toute la belle saison dans les environs des Trois-Rivières ; mais comme ils s’en retournaient dans leur pays, aux approches de l’hiver, les missionnaires ne parvenaient que difficilement à les instruire assez pour en faire des néophytes.

Montréal n’existait pas encore : M. de Champlain avait bien compris de quelle importance il serait d’occuper et de fortifier l’île de ce nom ; mais la compagnie de la Nouvelle France n’était pas entrée dans ses vues, et il fallut que ce fussent des particuliers qui se chargeassent de l’exécution de ce projet ; mais ils le firent plutôt dans des vues de religion et de piété que par des motifs d’intérêt ou de politique. Des personnes puissantes, tant ecclésiastiques que laïcs, et animées d’une dévotion et d’un zèle religieux peu commun, même dans ce temps-là, s’associèrent sous le nom de « Compagnie de Montréal, pour le soutien de la religion catholique en Canada, et la conversion des Sauvages. » Suivant le plan de cette nouvelle compagnie, il devait y avoir, dans l’île de Montréal, une ville, ou plutôt, une bourgade française bien fortifiée et à l’abri de toute insulte : les pauvres devaient y être reçus et mis en état de subsister de leur travail : l’on proposait de faire occuper le reste de l’île par des Sauvages, de quelque tribu que ce fût, pourvu qu’ils fussent chrétiens, ou voulussent le devenir.[2]L’an 1640 en vertu de la concession que le roi venait de lui faire de l’île, la compagnie en fit prendre possession, à l’issue d’une messe solennelle, qui fut célébrée sous une tente. L’année suivante, le sieur Chaumeday de Maison-Neuve, un des associés, y amena plusieurs familles de France. N’étant arrivé à Québec qu’au mois de septembre, il jugea que la saison était trop avancée pour entreprendre de se rendre de suite dans l’île de Montréal, où il n’y avait pas encore d’habitation, et se contenta d’y envoyer quelques défricheurs, afin d’y préparer une place de débarquement pour le printemps suivant. Le débarquement se fit le 17 mai 1642, sur la pointe nommée depuis Pointe-à-Callières, en présence du supérieur général des jésuites et de M. de Montmagny, qui avait bien voulu accompagner M. de Maison-Neuve, quoiqu’il se fût d’abord montré opposé à l’établissement de Montréal, et eût fort sollicité les nouveau-venus de se fixer plutôt dans l’île d’Orléans, alors encore entièrement inculte. Le supérieur des jésuites célébra aussitôt la messe, dans une petite chapelle, qui avait été bâtie pour cette fin.

Le soir du même jour, M. de Maison-Neuve voulut visiter la Montagne qui a donné son nom à l’île : deux vieux Sauvages, qui l’y accompagnèrent, l’ayant fait monter jusque sur la cime, lui dirent qu’ils étaient de la tribu qui avait autrefois habité ce pays. « Nous étions, ajoutèrent-ils, en très grand nombre : toutes les collines que tu vois à l’orient et au midi étaient couvertes de nos cabanes. Les Hurons en ont chassé nos ancêtres, dont une partie s’est réfugiée chez les Abénaquis, une autre chez les Iroquois, et le reste est demeuré avec nos vainqueurs. » M. de Maison-Neuve recommanda à ces Sauvages d’avertir leurs frères de se réunir dans leurs anciennes possessions, les assurant qu’ils n’y manqueraient de rien, et qu’ils y seraient en sûreté contre quiconque entreprendrait de les inquiéter. Ils promirent de faire pour cela tout ce qui dépendrait d’eux ; mais il paraît qu’ils ne purent venir à bout de rassembler les débris de leur tribu dispersée.

Il arriva bientôt une nouvelle recrue, avec M. d’Aillebout de Musseau, un des associés, et une troisième, l’année suivante. L’établissement, qui fut nommé Ville-Marie, prit la forme d’un commencement de ville, et fut entouré d’une palissade de pieux debout.

  1. Ononthio, en langue huronne et iroquoise, veut dire Grande-Montagne, et c’est ainsi qu’on leur avait dit que se nommait M. de Montmagny. Depuis ce temps, ces Sauvages, et à leur exemple, tous les autres, appellèrent Ononthio le gouverneur général du Canada, et donnèrent au roi de France le nom de grand Ononthio.
  2. Le nombre de ceux qui entraient dans cette nouvelle association était de trente-cinq. Peut-être le lecteur ne sera-t-il pas fâché de voir ici les noms des principaux : c’étaient, parmi les ecclésiastiques ; MM. J. J. Ollier, fondateur et premier supérieur du Séminaire de Saint-Sulpice ; A. le Ragois de Bretonvillirs, Gabriel de Quelus, Nicholas Barreau et P. D. Lepretre, prêtres du même séminaire : parmi les laïcs, MM. J. Leroyer de la Dauversière, qui fut le premier moteur et comme l’agent général de la compagnie ; P. Chevrier de Fancamp, Lepretre de Fleury, M. Royer Duplessis de Liancour, J. Girard de Callières, Bertrand Drouart, H. L. Habert de Montmort, C. Duplessis de Montbart, A. Barillon de Morangis, Jean Galibal, L. Seguier de Saint-Firmin, d’Aillebout de Musseau, d’Aillebout de Coulonges, Paul Chaumeday de Maison-Neuve, et Madame la duchesse de Bullion, représentée par Mademoiselle Jeanne Manse, qui vint en Canada avec M. de Maison-Neuve.