Histoire du Canada et des Canadiens français/Partie 2/Chapitre 2


CHAPITRE II


De l’indépendance des États-Unis à la guerre anglo-américaine
(1776-1814)


La période que nous allons maintenant raconter est la plus sombre de l’histoire intérieure du Canada. Son peuple avait laissé passer l’heure de reconquérir sa liberté. Il allait éprouver les lourdes conséquences de la servitude. Dure servitude, en effet, que celle qui, pendant quelques années, pesa sur le Canada ! Les Anglais, irrités de leurs échecs dans leur lutte contre leurs anciennes colonies, peu sûrs de la fidélité de ceux qui acceptaient encore leur domination, voyant partout des suspects et redoutant partout des rebelles, déployaient les rigueurs d’une ombrageuse tyrannie. Le « Conseil législatif » que le gouvernement convoquait ou ajournait à son gré et où, d’ailleurs, les Canadiens français n’étaient représentés que par une minorité dérisoire (8 membres sur 23, en 1877) était trop inféodé à la couronne, trop acquis aux intérêts anglais, pour jamais faire à ces mesures draconniennes l’ombre d’une opposition. Aussi les gouverneurs avaient-ils libre carrière pour arrêter, emprisonner ou déporter les citoyens suspects.

Parmi les mesures que consacra ce Conseil de tyrannie, dans sa session de 1777, les plus importantes avaient rapport à l’administration judiciaire et à la levée des milices. Sur ce dernier point surtout, les ordonnances du Conseil renfermaient des dispositions extrêmement dures. Tous les habitants, à partir d’un certain âge, furent astreints à un service militaire rigoureux ; ils pouvaient être contraints de porter les armes hors de leur pays pendant un temps indéfini, et ceux qui étaient laissés dans leurs foyers étaient tenus de cultiver les champs de leurs voisins levés pour l’armée. Les Canadiens protestèrent, mais faiblement. Leur situation mal définie, la crainte des maîtres dont ils avaient perdu l’occasion de secouer le joug, paralysait leur voix et ôtait toute force à leurs protestations.

Au surplus, ce n’était encore là que le commencement des abus. Le gouverneur Carleton ayant demandé et obtenu son rappel, fut remplacé par un vieux militaire d’origine suisse, Haldimand, sorte de lansquenet impérieux et fantasque, excellent peut-être pour le commandement d’un camp, mais aussi mal préparé que possible, par son caractère et par ses façons, au gouvernement d’un peuple habitué à un régime légal. Entouré de provinces en révolution, il crut qu’il ne pourrait maintenir l’obéissance que par une rigueur inflexible. Les corvées redoublèrent et devinrent un vrai fléau pour les campagnes. Des plaintes s’élevèrent. Haldimand, les attribuant à l’esprit de révolte et aux menées des émissaires américains, n’en sévit qu’avec plus de rigueur, faisant emprisonner les citoyens par centaines, sans distinguer souvent entre l’innocent et le coupable.

Le secret des lettres était violé ; sur le soupçon le plus léger, sous le prétexte le plus frivole, des citoyens honorables étaient arrêtés et enfermés sous les verrous ; d’autres disparaissaient secrètement, et leurs parents n’apprenaient que longtemps après dans quels cachots ils étaient détenus. Cette tyrannie inquiète du gouverneur trouvait des complices malhonnêtes dans les magistrats des tribunaux qui dépendaient, comme tous les fonctionnaires, du bon plaisir de la couronne. Les accusés étaient atteints non seulement dans leur liberté individuelle, mais encore dans leur fortune, et plusieurs furent ruinés par des dénis de justice ou par des jugements iniques, rendus en violation de toutes les lois et de toutes les formes de la justice. On commença par les personnes de moindre condition pour remonter ensuite aux plus notables. C’est ainsi que MM. Joutard, Cazeau, Hay, Carignan, Du Fort, négociants, La Terrière, directeur des forges de Saint-Maurice, Pellion, d’autres encore, furent détenus à bord des vaisseaux de guerre à l’ancre à Québec, ou jetés dans les cachots, sans qu’on leur fît connaître le crime dont ils étaient accusés. On arrêta aussi un étranger qui fut renfermé mystérieusement dans la partie la plus inaccessible de la prison. Le bruit public le représentait comme un de ces gentilshommes français qui, depuis que La Fayette était en Amérique, faisaient, disait-on, des apparitions secrètes en Canada, pour y remplir des missions politiques, qui sont restées cependant un mystère jusqu’à ce jour. Bientôt les prisons ne suffisant plus, le couvent des Récollets fut ouvert pour recevoir les nouveaux suspects. Un ancien magistrat, nommé Du Calvet, qui avait été un moment le fournisseur des troupes américaines quand elles occupaient Montréal et qu’on soupçonnait d’entretenir avec les Américains une correspondance secrète, fut arrêté tout à coup, en son manoir de la Rivière David, par une troupe de soldats (27 septembre 1780), dépouillé de son argent et de ses papiers, conduit à Québec, détenu d’abord sur un vaisseau, puis dans un cachot militaire, et enfin transféré dans le couvent des Récollets. En vain il demanda sa mise en liberté provisoire sous bonne et sûre caution, en vain il réclama qu’on instruisît au moins son procès, on lui refusa tout. Après deux ans et huit mois de détention, il fut enfin remis en liberté, sans qu’on lui eût même dit quel était son crime[1].

Pendant que le Canada gémissait sous cette terreur, à laquelle, avec un peu plus d’énergie, ses citoyens auraient pu si facilement se soustraire, les Américains continuaient de faire échec aux armées anglaises. La capitulation de Saratoga avait eu un immense retentissement, non seulement aux États-Unis, mais en Europe, et particulièrement en France. Benjamin Franklin, envoyé par le Congrès à Paris, y fut reçu par le ministère avec bienveillance et par le peuple avec un véritable enthousiasme. Après divers pourparlers, le duc de Choiseul vint enfin à bout des scrupules monarchiques de Louis XVI et décida le roi de France à reconnaître la jeune république en signant avec elle un traité de commerce et d’alliance (1778). L’orgueil anglais chancela à cette nouvelle. On parla d’accommodement avec le congrès de Philadelphie. On alla jusqu’à proposer dans la Chambre des Lords de reconnaître l’indépendance des États-Unis d’Amérique. À cette nouvelle, le vieux lord Chatham, qui n’avait plus qu’un souffle de vie, se fit transporter dans la haute Chambre : « Aujourd’hui, s’écria-t-il, rassemblant les derniers éclats de sa voix, j’ai vaincu la maladie, je suis venu ici encore une fois, la dernière fois peut-être ; mais j’avais besoin d’épancher de mon cœur l’indignation que j’éprouve lorsque j’entends l’humiliante proposition d’abandonner la souveraineté de l’Amérique… Tant que la tombe ne se sera pas refermée sur moi, j’userai mes dernières forces à protester contre le démembrement de cette antique et noble monarchie ; je ne souffrirai pas que la nation se déshonore par l’ignominieux sacrifice de ses droits. »

Il fallait donc une dernière lutte pour briser cette chaîne que la métropole britannique voulait maintenir au cou de ses anciennes colonies. L’Angleterre fut particulièrement malheureuse dans ces dernières campagnes.

D’abord ses antiques alliés, les Iroquois, furent battus et chassés de leur pays par le général Sullivan qui marcha contre leurs cantons à la tête de cinq mille hommes. Refoulés au-delà des grands lacs, les débris de ces tribus qui avaient autrefois joué un si grand rôle dans les démêlés entre Anglais et Français, perdirent désormais toute importance et, affaiblis, dépouillés, se préparèrent avec résignation à cette lente disparition à laquelle semblent fatalement voués tous ces enfants des forêts qui n’ont voulu ou n’ont pu s’assouplir aux nécessités sociales d’une civilisation trop nouvelle et trop raffinée pour eux.

Privée du concours de ses sauvages alliés, l’Angleterre fut encore battue dans ses soldats el dans ses marins, sur terre et sur mer. Nos flottes, que Choiseul avait reconstituées, conquéraient sur l’Angleterre les îles de Grenade et de Saint-Vincent. Sur le continent américain, des alternatives de succès et de revers, la ville de Philadelphie prise et reprise disaient assez que les Américains n’avaient besoin que d’un renfort du dehors pour briser définitivement le joug anglais. Le comte de Rochambeau, venu de France à la tête de six mille hommes de troupes aguerries, leur amena ce renfort qui décida de l’issue de la guerre. L’Angleterre n’éprouva plus désormais que des défaites. Ses troupes, battues à Cowpens, Guildford, Entawsprings et Williamsburg, du côté de la Virginie et des Carolines, par les corps des généraux Morgan, Green et Lafayette, furent refoulées dans le cul-de-sac de Yorktown par l’armée de Washington et le corps français de Saint-Simon, et là, renouvelant la capitulation de Saratoga, 6,000 hommes de troupes régulières et 1,500 matelots furent obligés de poser les armes. Cette victoire assura définitivement l’indépendance des États-Unis. C’était la deuxième armée anglaise qui était faite prisonnière dans cette guerre : désastre presque inouï dans les fastes militaires modernes. Le général Cornwallis, qui commandait les Anglais, n’eût voulu rendre son épée qu’à Rochambeau et à Lafayette, mais ceux-ci le renvoyèrent à Washington, déclarant qu’ils n’étaient eux-mêmes que des auxiliaires (1781).

L’Angleterre fut accablée par la nouvelle de la capitulation de Yorktown et fléchit sous le poids de l’inéluctable nécessité. Le 3 septembre 1783 fut signé le traité mémorable par lequel l’Angleterre reconnaissait l’indépendance des États-Unis et l’Europe la première nation libre du Nouveau-Monde. Le Canada, qui n’avait fait aucun effort pour conquérir sa propre indépendance, ne fut naturellement pas compris dans le traité. À tort ou à raison, la population avait cru plus prudent de rester fidèle à sa nouvelle métropole que d’entrer dans une alliance dont elle entrevoyait surtout les dangers. Les Canadiens virent cependant le territoire que leur avaient légué leurs aïeux, échancré et diminué, du côté du Sud, par les stipulations du traité de paix. Tout ce qui, après la conquête de la Nouvelle-France, avait été détaché, aussi impolitiquement qu’injustement, de son territoire pour agrandir les provinces voisines, fut réclamé par les Américains, et le ministère britannique se vit contraint d’accéder à leurs prétentions. Qu’eût-il pu dire en effet ? À toutes les raisons qu’il pouvait invoquer, les Américains avaient réponse toute prête avec l’adage antique : Patere legem quam fecisti[2].

Par suite de cet abandon, les villes de Québec et de Montréal ne se trouvèrent plus qu’à quelques lieues de la frontière ; le Canada perdit le lac Champlain avec ses montagnes et ses défilés, qui lui servaient de barrière naturelle. Ses frontières rétrogradèrent aussi du côté de l’Ouest où plusieurs postes fondés par les Français et portant des noms français (Saint-Louis, Détroit, etc.) furent compris dans les limites de la république américaine. « Plus de la moitié des Canadiens de ces contrées éloignées, écrit Garneau, devinrent Américains sans cesser d’être Français. »

D’autre part, le Canada, restant soumis à la couronne britannique, dut à cette circonstance de devenir le lieu de refuge, la terre d’adoption de cette partie des Anglais ou colons anglais qui n’avaient pas voulu s’associer au mouvement de l’Indépendance et qu’on connaissait sous le nom de « Loyalists ». Plus de 25,000 de ces « Loyalists » quittèrent la république des États-Unis pour se fixer dans les limites laissées à la souveraineté britannique. Ils s’établirent principalement dans le Haut-Canada, dans la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick (ancienne Acadie). La conséquence de cette émigration fut de renforcer considérablement, dans ces territoires, l’élément anglais et d’y diminuer d’autant l’importance et l’influence de l’élément français. Sans le fait de cette émigration considérable, il est probable, nous l’avons dit, que la race et la langue française domineraient aujourd’hui en maîtresses dans toute l’étendue de la Confédération canadienne, du golfe du Saint-Laurent et des côtes de Terre-Neuve aux Montagnes-Rocheuses et aux rivages de l’Océan pacifique.


Toutefois, la paix rétablie procura, à ce moment, deux avantages au Canada : elle mit fin au régime d’état de siège qui pesait sur lui et elle accéléra l’établissement d’un gouvernement représentatif. Les partis qui avaient divisé le Canada, depuis la conquête, étaient maintenant unanimes au moins sur un point, savoir : la protestation contre le régime arbitraire et despotique du gouverneur Haldimand. Cet ancien magistrat qu’il avait fait arrêter et emprisonner sans autre forme de procès, Du Calvet, à peine relâché, se rendit à Londres où il remua ciel et terre pour tâcher d’obtenir la mise en accusation d’Haldimand. C’est à ce moment qu’il publia son pamphlet : Appel à la justice de l’État. Dans son rude mais éloquent langage, il décrit en traits ineffaçables le sort tragique de son peuple : « Qu’il est triste d’être vaincu s’écrie-t-il ! S’il n’en coûtait encore que le sang qui arrose les champs de bataille, la plaie serait bien profonde, bien douloureuse, elle saignerait bien des années, mais le temps la fermerait. Mais être condamné à sentir continuellement la main d’un vainqueur qui s’appesantit sur vous, mais être esclave à perpétuité du souverain constitutionnel du peuple le plus libre de la terre, c’en est trop ! Serait-ce que notre lâcheté à disputer la victoire, en nous dégradant dans l’esprit de nos conquérants, aurait mérité leur colère et leur mépris ? Mais ce furent les divisions de nos généraux qui les firent battre ; mais nous, nous prîmes leur revanche, et nous lavâmes l’année d’après, le 28 avril 1760, la honte de leur défaite sur le même champ de bataille !… »

Du Calvet n’obtint pas ce qu’il demandait, la mise en accusation d’Haldimand. Toutefois, l’Angleterre, pour donner quelque satisfaction à l’opinion publique, rappela l’autoritaire gouverneur (1785) et, après un court intérim, occupé par le colonel Hope, renvoya au Canada pour l’administrer, l’ex-gouverneur Carleton qui, par l’effet du contraste avec son successeur, était devenu presque populaire sur les bords du Saint-Laurent. Carleton, élevé à la pairie sous le nom de lord Dorchester, arriva à Québec le 21 octobre 1786. L’un de ses premiers soins, suivant les instructions qu’il avait reçues de son gouvernement, fut de nommer des commissaires chargés de recueillir toutes les informations possibles sur l’état de la province et sur les moyens de remédier aux maux du pays.

Ces maux étaient en grand nombre. Les justiciables se plaignaient d’avoir des juges, mais pas de justice, les juges appliquant, selon leur caprice ou l’occasion, tantôt les lois françaises, tantôt les lois anglaises, tantôt « l’équité naturelle ». Les marchands, qui pour la plupart étaient anglais (il eût été en effet bien difficile aux Canadiens français, sans relations avec le dehors, d’empêcher le commerce de tomber entre des mains anglaises) réclamaient l’introduction des lois anglaises dans toutes les matières de statut personnel, de négoce et de police. Les cultivateurs d’autre part, du moins certains d’entre eux, se prononçaient contre le système des tenures féodales, sans bien savoir encore par quoi le remplacer. L’emploi à faire des biens des Jésuites, dont le gouvernement s’était emparé en 1766, fournissait aussi matière à d’amples discussions.

L’écho de ces discussions et de ces plaintes commençait à parvenir régulièrement en Angleterre, où l’opinion et les journaux s’en saisissaient. Une agitation pacifique fut organisée pour réclamer l’introduction en Canada du régime représentatif, et une pétition signée par les habitants tant anglais que français fut adressée à la couronne pour demander une constitution et un parlement local. La grande intelligence de Fox avait parfaitement compris la légitimité de ces exigences venant d’un peuple qui croissait tous les jours en nombre et en force :

« Dans un pays, disait-il, où l’abondance des moyens de subsistance accroîtra rapidement la population, où le bas prix des terres rendra tous les citoyens propriétaires, il faut s’attendre à voir s’affirmer des prétentions égales à l’exercice du pouvoir. À ce peuple de pères de famille, tous propriétaires, ayant par conséquent des habitudes morales et paisibles, souvent inconnues des prolétaires, il faut accorder dans le gouvernement une action plus directe que celle que s’est réservée le peuple le plus libre de l’Europe… Le Canada, disait-il encore, doit rester attaché à la Grande-Bretagne par le libre choix de ses habitants ; impossible de le conserver autrement »


Cette sage opinion, qui, en laissant au Canada l’administration de ses propres affaires, eût épargné bien des difficultés à la métropole, ne prévalut pourtant pas, au moins complètement. La grande secousse de la Révolution française ébranlait alors dans tous les pays les institutions de l’ancien régime, suivant de près la guerre de l’Indépendance qui avait fondé les États-Unis et arraché ces colonies populeuses et industrieuses au joug de l’Angleterre ; cette double commotion, en inspirant au gouvernement anglais des craintes sur la solidité du lien colonial qui lui attachait encore le nord de l’Amérique, disposait fort peu ses hommes d’État à faire des concessions sérieuses à l’esprit libéral. On louvoya, on prit un moyen terme. Pitt introduisit devant le Parlement un bill qui devait, suivant lui,

« mettre fin à la rivalité existante entre les anciens habitants français et les émigrants qui vont au Canada de la Grande Bretagne et de ses colonies. »

Ce projet de loi divisait, pour la première fois, le Canada en deux provinces : le Bas-Canada (capitale Québec) peuplé presque exclusivement de Français, et le Haut-Canada, dont la principale bourgade était alors Kingston, sur l’emplacement de l’ancien fort Frontenac, et qui commençait à se peupler de loyalists anglais réfugiés des États-Unis. On gratifia le pays ainsi partagé d’un semblant de constitution libre. On accorda à chacune des deux nouvelles provinces un « Conseil législatif » sorte de Chambre haute dont les membres, nommés à vie par la couronne, ne verraient rien que par les yeux du gouvernement, et une Chambre basse ou « Chambre d’assemblée » élue, pour 4 années, par les francs tenanciers des villes. La Chambre du Bas-Canada devait compter cinquante membres et celle du Haut-Canada, seize.

Cette Constitution, connue sous le nom de Constitution de 1791, ne donnait au Canada français que l’apparence du self-government. En effet, la Chambre d’assemblée, procédant de l’élection, allait bien voir siéger sur ses bancs, dans le Bas-Canada, une majorité de Canadiens de race française, mais comme le concours des deux Chambres et du gouverneur, représentant le pouvoir exécutif, était nécessaire pour donner aux lois leur validité, et comme en fait la Chambre élective devait voir souvent ses décisions annulées par les gouverneurs, appuyés sur leur Chambre haute servile, les Canadiens ne gagnèrent guère à cette Constitution que d’échanger le joug des gouverneurs anglais contre celui d’une oligarchie bâtarde où l’élément anglais ne cessait pas d’avoir la prépondérance. On comprend que cette fiction de gouvernement parlementaire indisposa bientôt plus qu’elle ne ramena les esprits de nos anciens « regnicoles ».

Au moment où la nouvelle Constitution entra en vigueur, la population des deux Canadas pouvait être d’environ 135,000 âmes, dont 15,000 seulement dans le Haut-Canada, et dans ce chiffre la population anglaise entrait à peine pour 10,000 âmes. La population franco-canadienne s’était doublée tous les trente ans, depuis 1679, par le seul excédant des naissances sur les décès. Voici d’ailleurs la gradation suivie : En 1679, 9.400 âmes ; en 1720, 24,400 ; en 1734, 37,200. Il n’y eut d’interruption à ce doublement trentenaire que pendant la période qui s’écoula entre 1734 et 1765, à cause des guerres qui remplirent cette période et de l’émigration en France qui suivit la conquête. À partir de 1763, la population avait repris son mouvement ascensionnel si remarquable.

Si incomplète et si partiale que fût la Constitution de 1791, elle fut accueillie et fêtée par la plupart des Canadiens français comme le présage de jours meilleurs. Un banquet fut organisé à Québec sous les auspices du « Club constitutionnel » qui venait de se fonder dans cette ville.

« Nous nous réjouissons, dit le président, de ce que cette province, après avoir été, depuis la conquête, victime de l’anarchie, de la confusion et de l’arbitraire, prend enfin cet équilibre heureux, dont l’harmonie générale doit être le résultat. Nous nous réjouissons de ce qu’en donnant des enfants à la patrie nous aurons la douce satisfaction de lui offrir des hommes libres. Le nouvel acte qui règle cette province est un acheminement, j’espère, à quelque chose de plus avantageux pour elle. La politique a mis la première main à cet ouvrage ; la philosophie doit l’achever[3]. »

On reconnaît bien là le style et les idées du temps. Parmi les toasts portés à ce banquet, figurèrent les suivants : À la Révolution de France ! À la Révolution de Pologne ! À l’abolition du système féodal ! À la liberté de la presse ! À la liberté civile et religieuse ! etc. C’étaient les principes de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui passaient l’Océan et qui soulevaient dans la ci-devant Nouvelle-France les mêmes acclamations qui les avaient salués dans la France continentale.

La propagande des idées de la Révolution française avait, en effet, pénétré jusqu’aux extrémités du fleuve Saint-Laurent et éveillé dans plus d’un esprit des idées et des espérances nouvelles. Mais le clergé catholique, qui, depuis 1763 et par suite du retour en France de presque toute l’aristocratie et la bourgeoisie coloniales, avait pris la direction du parti français au Canada, s’unit, en cette occasion, comme il l’avait fait pendant la guerre de l’Indépendance, à l’administration anglaise pour combattre et étouffer ces premiers germes de l’esprit de liberté et d’égalité. Le curé de Québec, l’abbé Plessis, prononçant l’oraison funèbre de l’évêque Briand, se faisait, sans vergogne, l’interprète de ces sympathies nouvelles qui le jetaient dans les bras de l’Angleterre par crainte des idées révolutionnaires et peut-être aussi par l’espoir de coiffer la mitre épiscopale. « Nation généreuse, s’écriait-il, nation industrieuse qui avez fait germer les richesses que cette terre contenait dans son sein ; nation exemplaire qui, dans ce moment de crise, enseignez à l’univers attentif en quoi consiste cette liberté après laquelle tous les hommes soupirent et dont si peu connaissent les justes bornes ; nation compatissante, qui venez de recueillir avec tant d’humanité les sujets les plus fidèles et les plus maltraités de ce royaume auquel nous appartînmes autrefois ; nation bienfaisante, qui donnez chaque jour au Canada de nouvelles preuves de votre libéralité, — non, non, vous n’êtes pas nos ennemis, ni ceux de nos propriétés que vos lois protègent, ni ceux de notre sainte religion que vous respectez. Pardonnez donc nos anciennes défiances à un peuple qui n’avait pas le bonheur de vous connaître, et si, après avoir appris le bouleversement de l’État, et la destruction du vrai culte en France, et après avoir goûté pendant trente-cinq ans les douceurs de votre empire, il se trouve encore parmi nous quelques esprits assez aveugles ou assez mal intentionnés pour entretenir les mêmes ombrages et inspirer au peuple des désirs criminels de retourner à ses anciens maîtres, n’imputez pas à la totalité ce qui n’est que le vice d’un petit nombre. »

Les Canadiens entendaient avec un étonnement douloureux ces paroles tomber de ces chaires qu’ils étaient élevés à considérer comme les bouches mêmes de la vérité. Moins habitués que les prêtres de Rome à subordonner aux intérêts de l’Église les affections les plus légitimes, les liens de la patrie et du sang, ils allaient aussi moins loin qu’eux dans leurs anathèmes et ils s’obstinaient à conserver le culte des souvenirs et leur attachement pour cette noble France, berceau de leur race, qui à ce moment même, faisait reculer et trembler toute l’Europe monarchique et féodale. Ils n’avaient d’ailleurs sur tout ce grand drame que des perceptions confuses, et le clergé pouvait d’autant mieux réussir à les mettre en garde contre l’esprit de la Révolution que les seules nouvelles qui pénétrassent au Canada des événements de cette époque ne parlaient que des excès commis par les révolutionnaires, de l’échafaud de Louis XVI, de la guillotine en permanence, et laissaient dans l’ombre tout le côté glorieux et vraiment fécond de cette grande crise[4].

D’ailleurs, les questions intérieures vinrent bientôt absorber l’attention des Canadiens et les détourner des préoccupations d’ordre général et extérieur.

La nouvelle Constitution entra en vigueur le 26 décembre 1791. Quoiqu’ils disposassent d’une immense majorité dans les élections, les Canadiens français avaient, dans leur province du bas-Canada, élu seize Anglais sur cinquante membres, afin de témoigner de leur désir d’union et de conciliation. Loin de se montrer reconnaissants de ce procédé, les Anglais n’en conçurent que plus de confiance en eux-mêmes et plus de dédain de leurs commettants et, dès l’ouverture de la Chambre, ils mirent à nu leurs sentiments en demandant la nomination d’un président de leur origine et l’usage exclusif de la langue anglaise dans les débats. Ces propositions cavalières furent repoussées après des débats très animés (que soutinrent, du côté français, avec énergie et parfois avec talent, MM. Papineau père, Taschereau, de Lotbinière, de Rocheblave et Bédard. La majorité choisit comme président un de ses membres : Antoine Panet, et il fut décidé que les procès-verbaux de l’Assemblée seraient rédigés dans les deux langues, et que les députés feraient leur discours à leur gré dans celle qu’ils entendaient et parlaient le mieux.

Une des décisions importantes que prit cette première législature, fut sa déclaration que le vote des subsides appartenait d’une manière exclusive à la Chambre élective et qu’aucune loi d’appropriation ne pourrait être amendée par le Conseil législatif. Elle vola en même temps un impôt sur les boissons importées, afin de créer un revenu qui pût faire face aux dépenses, mesure nécessaire pour assurer sa propre indépendance, car le trésor anglais payait encore une forte proportion du budget du Canada. Dans les diverses sessions qu’il tint jusqu’en 1790, ce premier parlement canadien s’occupa encore de plusieurs questions d’importance diverse : la question de l’instruction et des écoles auxquelles il demandait qu’on attribuât les biens des jésuites, saisis par le gouvernement anglais peu de temps après la conquête : la question des rentes et autres charges seigneuriales dont certains seigneurs ou détenteurs de fiefs élevaient le taux outre mesure ; celle des routes et chemins ; celle du numéraire, etc.

Lord Dorchester (Carleton) repassa en Angleterre dans l’été de 1796. Son dernier acte fut d’organiser ou de donner l’ordre d’organiser, conformémenl à une suggestion de Du Calvet, un régiment canadien à deux bataillons. Mais ce corps fut licencié plus tard, la métropole jugeant sans doute qu’il n’était pas prudent d’enseigner l’usage des armes aux colons, et se rappelant que les États-Unis avaient préludé à la guerre de l’indépendance par celle du Canada où ils avaient fait leur apprentissage militaire[5].


Avec l’arrivée du nouveau gouverneur, le général Prescott, coïncidèrent presque les élections qui devaient renouveler la Chambre d’assemblée. Les électeurs de race française furent moins généreux ou moins naïfs cette fois que la première, et ils écartèrent les noms de plusieurs des députés sortants, à cause de leurs tentatives pour proscrire la langue française. D’autre part, le gouvernement, rassuré du côté des États-Unis, avec qui il venait de signer un traité d’amitié et de commerce, et déterminé à angliciser, bon gré mal gré, la population canadienne, allait prendre, vis-à-vis de la Chambre élue, une attitude d’hostilité et de défiance de plus en plus prononcée.

Le général Prescott ouvrit la seconde assemblée provinciale le 24 janvier 1797. Le gouverneur, sous prétexte que la République française envoyait partout des émissaires pour troubler la tranquillité des États, et que le Canada n’était pas à l’abri de ces dangereuses tentatives, demanda et obtint des lois de proscription contre ces émissaires imaginaires et contre les complices qu’ils pourraient avoir au Canada. La loi de l’habeas corpus protectrice de la liberté individuelle fut suspendue, et l’ordre fut donné à tous les juges de paix, à tous les capitaines de milice d’arrêter quiconque chercherait, par intrigues ou par discours, à troubler la tranquillité publique. De braves cultivateurs qui se plaignaient des nouvelles lois sur les chemins furent inquiétés. Un Américain enthousiaste, Mac Lane, qui avait pris au sérieux les craintes du gouvernement anglais, et qui croyait les Canadiens français tout prêts à s’insurger, vint à Québec et se fit passer pour un général français ayant mandat de l’ambassadeur de France aux États-Unis. Ce malheureux fut livré traîtreusement par son hôte, un sieur Black, et pendu, sur un jugement sommaire, comme coupable du crime de haute trahison. Le corps, détaché du gibet, fut livré au bourreau qui lui trancha la tête, la prit par les cheveux et la montra au peuple, en disant : « Voici la tête du traître. » Il ouvrit ensuite le cadavre, en arracha les entrailles, les brûla, et fit des incisions aux quatre membres, sans les séparer du tronc. Jamais pareil spectacle ne s’était encore vu au Canada. L’objet de ces hideuses barbaries était de frapper de terreur l’imagination populaire ; mais elles dépassèrent le but et ne servirent qu’à mieux montrer l’instabilité et les craintes des autorités anglaises.

Les gouverneurs se succédaient assez rapidement dans la colonie sans qu’aucun d’eux réussît à combler le fossé qui séparait toujours Canadiens français et Canadiens anglais, fossé que ces derniers étaient d’ailleurs les premiers à creuser, en circonvenant tous les nouveaux fonctionnaires et en leur persuadant que les Canadiens d’origine française passaient leur vie à des complots contre la couronne et les institutions britanniques. Au général Prescott (1797-1799), succéda sir Robert Shore-Milnes dont l’administration ne fut marquée par aucun fait bien saillant et qui lui-même céda la place, en 1805, au conseiller Dunn, en attendant l’arrivée de son successeur, sir James Craig.

Celui-ci arriva au mois d’octobre 1807. L’Angleterre était alors au plus fort de sa lutte contre Napoléon, et, dans ce conflit colossal, les sympathies des États-Unis étaient visiblement pour la France contre l’Angleterre. Une nouvelle guerre entre les États-Unis et leur ancienne métropole paraissait même à la veille d’éclater, et le Canada risquait d’être encore une fois le point de mire de la République voisine. Dans ces conjonctures, la tâche du nouveau gouverneur était des plus délicates et demandait bien des ménagements. Craig ne se mit pas en peine pour si peu, et s’inspirant des procédés les plus tyranniques d’Haldimand, sembla prendre à tâche de se faire redouter et haïr des Canadiens français. Les débats de la Chambre législative lui ayant déplu, il commença par proroger, puis s’enhardit à dissoudre cette assemblée. S’appuyant sur le principe de la liberté de la presse inscrite au frontispice de la loi britannique, un journal de langue française, le Canadien s’était fondé à Québec en 1806, et avait pris pour devise : « Nos institutions, notre langue et nos lois ». Ce journal défendait, avec beaucoup de réserve d’ailleurs et de ménagements pour les intérêts métropolitains, les idées de sa devise el le programme de la majorité de la Chambre. Le gouverneur Craig en prit ombrage ; il fit saisir les presses du Canadien et arrêter l’imprimeur, M. Lefrançois, sous inculpation de haute trahison. Trois jours après, plusieurs députés et citoyens notables, MM. Bédard, Papineau, Taschereau, Blanchet, etc., étaient arrêtés et jetés en prison. Ce coup d’État embarrassa bientôt son auteur. L’attitude ferme et digne des prisonniers contrastait étrangement avec sa propre attitude à lui, fantasque et brutale. Il finit par les relâcher les uns après les autres, sans leur faire subir de procès.

Craig essaya de mater le clergé catholique, comme il avait voulu faire de l’Assemblée législative, tout en remplaçant ici ses procédés de terreur par des moyens plus habiles et plus insinuants. Il eût voulu amener l’église canadienne à signer avec la couronne d’Angleterre une sorte de Concordat, le gouvernement promettant de reconnaître les titres et les bénéfices de l’évêque et du clergé catholique, si ceux-ci voulaient reconnaître à la couronne le droit qu’avaient autrefois les rois de France de nommer aux cures et aux évêchés. L’attitude soumise et servile de l’évêque Plessis qui avait été jusqu’à lire en chaire les proclamations du despotique gouverneur, avait fait croire à Craig qu’il ferait du prélat ce qu’il voudrait. Mais sur le terrain des intérêts de Rome, l’homme d’église retrouva la rigidité dont il faisait si bon marché sur le terrain de la politique nationale. Il répondit à Craig par un non possumus inflexible. « Si ses prédécesseurs et lui-même, dit-il, s’étaient montrés zélés pour les intérêts de l’Angleterre, au point de s’être mis à dos une partie de leurs compatriotes, c’est que l’Angleterre les avait laissés, depuis la conquête, diriger leur église en toute liberté. La collation, la juridiction et l’institution canonique ou le pouvoir donné aux prêtres de gouverner spirituellement leurs troupeaux, ne pouvaient venir que du pape seul. L’introduction d’un nouvel ordre de choses sur ce point serait capable, ajoutait-il, de mettre toute la province en feu. » Craig dut abandonner ses visées.

Plus le gouverneur devenait impopulaire auprès des Canadiens français, plus il était sûr d’être acclamé par l’élément anglais de la colonie. Mais celui-ci n’était encore qu’une faible minorité, et le gouvernement britannique sentait le besoin de s’appuyer sur la majorité d’origine française pour le cas d’une rupture probable avec la République voisine. Il rappela donc Craig et lui donna comme successeur le gouverneur de la Nouvelle-Écosse, sir Georges Prévost, suisse d’origine, homme sage, affable et conciliant. Le nouveau gouverneur manœuvra de façon à se concilier tous ceux que son prédécesseur avait irrités. Le député Bédard, que Craig avait fait jeter en prison, fut nommé juge des Trois-Rivières ; M. Bourdages, adversaire non moins ardent de la précédente administration, devint colonel de la milice. Le clergé catholique fut aussi l’objet d’avances nouvelles, auxquelles il répondit en assurant à nouveau la couronne anglaise de sa fidélité. Les Canadiens français avaient été si peu habitués jusque-là à des égards de la part de leurs conquérants, que le résultat presque immédiat de ces avances du nouveau gouverneur, fut de rallier autour de lui la presque unanimité des sympathies. Aussi, quand la guerre éclata de nouveau entre l’Angleterre et les États-Unis (1811), les habitants du Canada furent-ils, en quelques jours, tous debout pour défendre leurs frontières contre l’invasion qu’on redoutait. Les Chambres accordèrent au gouvernement tout ce qu’il demanda et même au-delà pour soutenir les frais de la guerre. Il se manifesta bien certaines hésitations parmi quelques jeunes députés, qu’avait plus particulièrement outrés la conduite de Craig. MM. Viger, L. J. Papineau, Borgia et autres, tinrent une réunion secrète à Québec pour examiner si les Canadiens ne devraient pas rester neutres et laisser au parti oppresseur qui dominait le Canada, le soin de se défendre comme il le pourrait ; mais M. Bédard et ses amis combattirent ces vues qui furent abandonnées.

Déjà, d’ailleurs, un souffle belliqueux avait passé sur tout le pays. Les villes et les campagnes retentissaient du bruit des armes ; les milices s’exerçaient sous la direction de leurs officiers ; « la population française était ressaisie par cette ardeur belliqueuse qui forme un des traits caractéristiques de la race[6]. »

Les troupes américaines devaient attaquer le Canada par divers endroits. Nous ne raconterons pas les nombreuses péripéties de cette guerre de deux ans, entremêlée de succès et de revers pour les deux armées. Il nous suffira de dire que les Franco-Canadiens ne déméritèrent pas, durant toute cette campagne, du renom de bravoure guerrière qu’ils tenaient de leurs ancêtres, et se montrèrent les dignes frères d’armes de nos pères, les Français d’Europe qui, en ce même temps, prenaient Moscou après des étapes marquées par les noms de tant de capitales. C’est notamment à la valeur de ses milices canadiennes que le lieutenant-colonel de Salaberry dut la belle victoire qu’il remporta sur le général américain Hampton, près des rives du Châteauguay, le 20 octobre 1812. L’armée américaine, forte de 7,500 fantassins, 400 cavaliers et deux batteries d’artillerie, s’était mise en mouvement pour opérer sa jonction avec un autre corps d’armée que commandait le général Wilkinson. Salaberry qui n’avait que 300 hommes sous la main, entreprit avec ce faible détachement de retarder sa marche. Il remonta la rive gauche du Châteauguay, et se retrancha dans une excellente position, à deux lieues environ au-dessous du confluent de la Rivière-des-Anglais. La gauche de sa petite armée était appuyée à la rivière ; la droite et le front étaient couverts par des abattis d’arbres. Le 26 octobre, Hampton porta en avant une forte colonne d’infanterie, et la bataille s’engagea vers les deux heures de l’après-midi. Les Canadiens, protégés par les abattis, accueillirent les troupes américaines avec un feu très-vif sur toute la ligne. Hampton eut beau concentrer ses forces et attaquer tantôt une aile, tantôt l’autre, toutes les tentatives furent inutiles. Le détachement du commodore américain Purdy qui s’était porté sur la rive droite du fleuve pour prendre la position à dos, arriva au moment où Hampton qui croyait avoir affaire à des forces considérables, battait en retraite. C’était un nouveau combat à engager, mais Salaberry, n’ayant plus rien à craindre du côté de Hampton, s’y offrit bravement avec ses Canadiens. Il prit les troupes de Purdy en flanc et les mit en pleine déroute. Dans l’espace de quatre heures, trois cents braves avaient remporté une brillante victoire sur une armée de 7,000 hommes[7].

L’affaire de Châteauguay, sans être bien sanglante, eut toutes les suites d’une grande victoire, en déterminant la retraite d’une armée nombreuse, et en faisant échouer le plan d’invasion le mieux combiné qu’eût encore formé la République américaine pour la conquête du Canada[8].

Cette guerre, qui dura trois ans sans être glorieuse ni pour les Anglais ni pour les Américains, se termina par un traité dont personne n’eut lieu non plus de se glorifier. La paix de Gand (1814) trancha le différend sur les bases du rétablissement du statu quo ante bellum. Seule, la question de la détermination de la ligne frontière entre l’État du Maine et le Nouveau-Brunswick (partie de l’ancienne Acadie) fut réservée à une commission nommée par les deux gouvernements. Le différend qui s’éleva tout d’abord entre les commissaires des deux pays se prolongea pendant fort longtemps. En 1831, le roi de Hollande, choisi pour arbitre, rendit une décision que les États-Unis refusèrent d’admettre, et ce n’est qu’en 1836 que la question fut définitivement résolue, conformément aux prétentions de la République américaine.

  1. Garneau. — Laverdière.
  2. Subis la loi que toi-même as faite.
  3. Gazette de Montréal, de Mesplet, citée par Garneau.
  4. Le Canada reçut, à la fin du siècle dernier, un certain apport de l’émigration française. Parmi les émigrés royalistes qui furent obligés de s’expatrier à la Révolution comme les Huguenots avaient dû le faire à la Révocation de l’Édit de Nantes, un certain nombre pensa à s’établir au milieu des Canadiens. Dans l’été de 1799, trente-huit gentilshommes s’embarquèrent pour le Canada et reçurent des terres dans les cantons ou townships de Windham et de Niagara. On cite parmi eux : le comte de Puisaye, le comte et le vicomte de Chalns, MM. d’Allègre, de Marseuil, Quéton de Saint-Georges, de Saint-Aulaire, de Farcy, de la Richerie et autres gentilshommes. (Archives canadiennes recueillies par M. Audet, sous la direction de M. Chapleau). Quelques représentants de ces familles existent encore, paraît-il, dans les provinces d’Ontario et de Québec.
  5. Garneau, T. III, p. 113.
  6. Garneau. T. III, p. 169.
  7. Garneau. — Laverdière.
  8. Un monument commémoratif de cette victoire a été élevé, le 7 juin 1881, à Chambly (province de Québec). La statue de Salaberry est l’œuvre d’un Canadien français, M. Hébert, et a été fondue dans les ateliers d’un autre Canadien français, M. L.-J. Bérard. Un des meilleurs poètes du Canada contemporain, M. Fréchette, a composé pour la circonstance une belle pièce de vers qui mérite d’être reproduite ici :


    Vous fûtes glorieux, jours de mil-huit cent douze,
    Quand nos pères, grands cœurs qui battaient sous la blouse,
          Oubliant d’immortels affronts,
    Sous les drapeaux anglais, en cohortes altières,
    La carabine au poing, se ruaient aux frontières
          En chantant avec les clairons !
    Gars à la joue imberbe, hommes aux mains robustes,
    Toujours prêts à venger toutes les causes justes
          Comme à braver tous les pouvoirs !
    Toujours prêts — ces vaillants — au premier cri d’alerte,
    À répondre, arme au bras et la poitrine ouverte
          À l’appel de tous les devoirs !
    Regardez-les passer, ces héros d’un autre âge,
    Conscrits dont le sang-froid, la gaîté, le courage.
          Font honte au soldat aguerri !
    Où vont-ils ? Au combat ! D’où viennent-ils ? De France !
    Comment s’appellent-ils ? Ils s’appellent vaillance !
          Demandez à Salaberry.
    Ce sont les Voltigeurs ! Ils sont trois cents à peine ;
    Mais, vainqueurs d’une lutte ardente, surhumaine,
          Ils vont de leur sang prodigué
    Sous des trombes de feu, riant des projectiles,
    Un contre vingt, inscrire auprès des Thermopyles,
          Le nom rival de Châteauguay.
    Avenir, saluez, saluez tous ces braves.
    Leur héroïsme a su, repoussant les entraves
          Qu’on forgeait pour nos conquérants,
    Rajeunir sur nos bords la légende de gloire,
    Qui dit que lorsque Dieu frappe fort dans l’histoire.
          C’est toujours par la main des Francs.