Histoire du Canada et des Canadiens français/Partie 1/Chapitre 6


CHAPITRE VI


Du traité d’Utrecht au traité d’Aix-la-Chapelle
(1713 — 1747)


Quel était, au lendemain de la paix d’Utrecht, l’état intérieur de notre colonie du Canada ? Une lettre écrite par M. de Vaudreuil au ministre Pontchartrain, dans le courant de 1714, va nous le faire connaître.

« Le Canada, écrivait donc M. de Vaudreuil, n’a actuellement que 4,484 habitants en état de porter les armes, depuis l’âge de quatorze ans jusqu’à soixante. Les vingt-huit compagnies des troupes de la marine que le roy y entretient ne font en tout que 628 soldats. Ce peu de monde est répandu dans une étendue de cent lieues. Les colonies angloises ont 60,000 hommes en état de porter les armes, et on ne peut douter qu’à la première rupture ils ne fassent un grand effort pour s’emparer du Canada, si l’on fait réflexion qu’à l’article XII des instructions données par la ville de Londres à ses députés au prochain Parlement, il est dit qu’ils demanderont aux ministres du gouvernement précédent pourquoi ils ont laissé à la France le Canada et l’île du Cap-Breton ».

Le P. Charlevoix, qui était au Canada, dans le courant de l’année 1720, n’y comptait guère, à cette époque, que trente mille âmes, dont sept mille à Québec, et signalait la rapidité inconcevable avec laquelle disparaissait la race indigène. Il emprunte ensuite à un mémoire rédigé par MM. Naudot père et fils, intendants de la colonie, l’explication de l’état de souffrance commerciale dans laquelle elle était plongée. D’après ces deux fonctionnaires, les Canadiens s’occupaient trop exclusivement de la recherche des pelleteries : « Les Anglois, disaient-ils, ont tenu une conduite bien différente. Sans s’amuser à voyager loin de leurs établissements, ils ont cultivé leurs terres, ils ont établi des manufactures, installé des verreries, ouvert des mines de fer, construit des navires, et ils n’ont jamais regardé les pelleteries que comme un accessoire sur lequel ils comptoient peu ».

Notons cependant une circonstance qui contribua, dans une certaine mesure, à développer l’industrie manufacturière de la colonie. Vers la fin de l’année 1704, un chargement, qui se composait en grande partie de toiles de lin et de chanvre, article que les Canadiens tiraient tout entier de France et payaient fort cher, tomba entre les mains d’une flotte anglaise et fut perdu à tout jamais. La perte de ce chargement donna l’idée aux Canadiens de semer du chanvre, du lin et de fabriquer de grosses étoffes de laines. Quoique restreinte, par des édits de la métropole, aux objets de première nécessité, cette branche de fabrication fit bientôt de rapides progrès qui montrèrent tout le bon effet qu’on aurait pu attendre de la liberté de l’industrie dans une contrée si admirablement douée pour la culture des textiles et de tant d’autres matières premières. Mais les vues économiques du temps n’étaient pas pour la suppression des entraves en matière de colonisation et, pendant longtemps encore, la Nouvelle-France dut rester tributaire de la métropole pour tout ce qui regardait la plupart des objets de consommation et d’habillement.

La paix conclue avec l’Angleterre et maintenue pendant trente ans, de 1713 à 1744, devait favoriser, semblait-il, l’essor de nos colonies. Il était temps encore de les asseoir sur un pied solide, car si nous avions perdu une grande ligne de côtes, il nous restait les deux grandes artères fluviales d’Amérique, le Saint-Laurent et le Mississipi. Armer et protéger solidement l’entrée de ces fleuves, s’étendre sur leurs deux rives, s’établir solidement dans le voisinage de leurs sources, dans ce qu’on appelait les Pays d’en Haut, et pour lutter contre la supériorité numérique des Anglais, envoyer un peuple de colons, tel était le programme indiqué de notre politique coloniale.

On fit bien quelque chose dans ce sens, mais combien au-dessous de ce qu’il eût fallu ! Le plus grand effort du gouvernement de la Régence fut pour l’île du Cap-Breton et pour la Louisiane. On sait combien l’histoire de cette dernière colonie est intimement liée, à l’époque où nous sommes parvenus, au nom et au « système » de Law. Nous n’avons pas l’intention de refaire ici l’histoire si connue de l’engouement fantastique, puis des désillusions cruelles qui suivirent la grandeur et la décadence de la trop fameuse « Compagnie des Indes. » Nous ne retiendrons que ce qui touche à l’impulsion que la colonisation de la Louisiane reçut de la fièvre d’agiotage qui s’empara à ce moment de tout Paris. « Le Mississipi était devenu un centre où toutes les espérances, toutes les combinaisons se réunissaient. Des hommes riches, puissants, et dont la plupart passaient pour éclairés, ne se contentèrent pas de participer au gain général du monopole ; ils voulurent avoir des propriétés particulières dans une région qui passait pour le meilleur pays du monde. Pour l’exploitation de ces domaines, il fallait des bras. La France, la Suisse et l’Allemagne fournirent avec abondance des cultivateurs qui, après avoir travaillé trois ans gratuitement pour celui qui avait fait les frais de leur transportation, devaient y devenir citoyens, posséder eux-mêmes des terres et les défricher[1] ».

Un premier convoi d’émigrants partit de La Rochelle au printemps de 1718 ; il comprenait huit cents colons, parmi lesquels des gentilshommes et d’anciens officiers. Une partie de cette troupe se dirigea vers la Nouvelle-Orléans que venait de fonder Lemoine de Bienville, neveu d’Iberville et son successeur en qualité de gouverneur. D’autres remontèrent plus haut le long du Mississipi. Law qui s’était fait concéder une terre de quatre lieues carrées, avec titre de duché, dans l’Arkansas, y envoya une colonie de quinze cents hommes, Provençaux ou Allemands ; il se proposait de faire suivre cette première émigration par 6,000 Allemands du Palatinat, lorsqu’en 1720 croula sa puissance éphémère et avec elle l’échafaudage de ses ambitieux projets. Le contrecoup de cette grande débâcle financière, qui avait encore été sans seconde chez les modernes, ébranla profondément la jeune colonie, et l’exposa aux désastres les plus déplorables. Des colons rassemblés à grands frais, plus de mille furent perdus avant l’embarquement à Lorient. Les vaisseaux qui portaient le reste ne firent voile des ports de France qu’en 1721, un an après la disgrâce du ministre qui ne put donner lui-même aucune attention à ce débris de sa fortune. Sa concession fut transportée à la compagnie. Celle-ci ne donna point d’ordre pour faire cesser l’acheminement des colons sur la Louisiane. Une fois en route, ces malheureux ne pouvaient s’arrêter et la chute du « système » les laissait sans moyens d’existence. On les entassa sans soin et sans choix dans des navires et on les jeta sur la plage de Biloxi ; d’où ils se transportèrent, comme ils purent, aux différents lieux qui leur étaient destinés. Plus de cinq cents personnes moururent de faim. L’ennui et les fatigues du climat, extrêmement chaud en été, en conduisirent beaucoup d’autres au tombeau. Une compagnie de troupes suisses qui avait reçu l’ordre de se rendre à la Nouvelle-Orléans, déserta et passa, officiers en tête, chez les Anglais de la Caroline[2]. Plus tard, (en novembre 1729), les Indiens Natchez massacreront, par surprise, 200 personnes de tout âge et de tout sexe. Bref, tous les malheurs semblaient s’être donnés rendez-vous sur ce coin de terre. Et néanmoins, par toutes ces racines qu’elle jetait dans un sol abreuvé de larmes, la nouvelle colonie prenait pied en Amérique ; plusieurs des établissements fondés alors, au milieu de toutes ces épreuves, subsistent encore aujourd’hui et quelques-uns sont devenus des villes considérables. Il est vrai que la Louisiane a été, depuis lors, perdue pour la France, mais la cession qui en a été faite aux États-Unis par Napoléon n’a pas rompu les liens d’affection des plus vieilles familles louisianaises avec l’ancienne métropole, et la langue, les arts, les traditions de la France ont encore un asile sacré dans des quartiers entiers de la Nouvelle-Orléans, de Mobile, d’Iberville, de Plaquemine, de Bâton-Rouge, de Saint-Louis et de mainte autre localité dont les noms attestent assez l’origine toute française.

Les efforts qui furent faits dans le même temps, pour s’établir solidement dans l’île du Cap-Breton, sont une autre preuve que le gouvernement de la Régence eut l’intelligence nette des vrais intérêts de la France, quoiqu’il ait manqué de la persévérance qui seule permet aux grandes entreprises de réussir.

Le traité d’Utrecht qui nous enlevait l’Acadie et Terre-Neuve et livrait ainsi l’entrée du Canada aux Anglais, nous avait du moins laissé les îles du golfe Saint-Laurent : l’île Saint-Jean, aujourd’hui île du Prince-Édouard, les îles de la Madeleine, Anticosti, les îles de Saint-Pierre et de Miquelon et la plus importante de toutes, l’île du Cap-Breton ou, suivant le nom qu’on lui assigna alors, « l’île Royale ». La position de cette dernière île nous offrait un moyen de protéger encore contre les Anglais l’accès du Saint-Laurent et les communications entre Québec et la métropole. Dès l’année 1706, l’intendant Raudot avait, dans un mémoire circonstancié, appelé l’attention du ministère sur l’importance et les avantages de cette île, comme entrepôt du commerce entre la France et ses colonies d’Amérique. Mais c’est seulement à la paix qu’on commença à appliquer sérieusement les idées de Raudot. On fonda, sur la côte orientale, sur un beau port connu jusqu’alors sous le nom de « Hâvre à l’Anglais », la ville de Louisbourg dont on projelait de faire une grande place forte, le Dunkerque de l’Amérique. D’autres centres de population furent établis au Port-Dauphin, au Port-Toulouse, etc. Mais il eût fallu, pour donner de la solidité à ces divers établissements, pouvoir y déverser tout d’abord une population importante ; et les Acadiens qu’on avait espéré d’y attirer en foule ne fournirent qu’un faible contingent de colons. La persécution et l’ostracisme dont ce peuple intéressant fut la victime, ne devaient sévir contre eux que plus tard ; pour le moment, les gouverneurs anglais d’Annapolis les laissaient parfaitement tranquilles dans leurs domaines héréditaires et leur accordaient une complète indépendance, sous la seule condition qu’ils n’entreprissent rien contre le service de l’Angleterre. Dans ces conditions, on ne saurait s’étonner si la plupart d’entre eux ne jugèrent pas à propos de laisser leurs belles terres de Port-Royal, des Mines, de Beaubassin, pour aller défricher un sol bien inférieur. En sorte qu’il n’y eut guère que les habitants français de Terre-Neuve qui consentirent, pour fuir la domination anglaise, à venir se fixer dans l’île Royale, « où ils formèrent de petits villages dispersés, sans ordre, sur le rivage, chacun choisissant le terrain qui lui convenait pour la culture ou la pêche. »

La ville de Louisbourg, bâtie en bois sur une langue de terre qui s’avance dans la mer, atteignit une demi-lieue de longueur dans sa plus grande prospérité. Les rares maisons de pierre qu’on y voyait appartenaient au gouvernement. On y construisit des « cales », c’est-à-dire des jetées qui s’étendaient au loin dans le port, pour charger et décharger les navires. Comme le principal objet du gouvernement, en prenant possession de l’île, était de s’y rendre inexpugnable, on fit, à partir de 1820, de grands travaux de fortification. Les sommes qu’on y dépensa dépassèrent trente millions de livres[3]. Et néanmoins, avec ce chiffre énorme pour l’époque, les fortifications ne furent jamais complètement achevées. Cette circonstance, jointe à l’insuffisance de la garnison, devait par la suite ruiner les espérances qu’on avait attachées à la fondation de cette place de guerre.

Le Canada, — tout en jouissant, plus qu’à aucune autre époque peut-être de son histoire, des avantages de la paix, et en s’adonnant avec une nouvelle ardeur aux travaux de l’agriculture, source la plus sûre de sa prospérité[4], — ne négligeait pas non plus de se mettre en état de défense, en vue d’une reprise possible des hostilités.

Instruit par l’expérience des années précédentes et préoccupé des dangers d’une invasion anglaise, M. de Vaudreuil songea à entourer Québec et Montréal de fortifications régulières, capables de soutenir un siège. Il commença en 1620 l’exécution de ce projet et confia à l’ingénieur Chaussegros de Léry la direction des travaux auxquels les habitants furent appelés à contribuer de leurs bras et de leur argent. Mais la mort le saisit, (10 octobre 1725), avant qu’il eût eu le temps de mener ses projets à bonne fin. Il emporta la réputation d’un gouverneur expérimenté, prévoyant et énergique. Sa préoccupation constante, comme celle de la plupart de ses prédécesseurs, avait été d’accroître la population du Canada en provoquant l’envoi de nouveaux colons. Il eût au besoin accueilli des galériens qu’il eût distribués comme valets aux anciens colons, et il adressa même au ministre une proposition dans ce sens. Ses derniers jours furent attristés par une fâcheuse nouvelle. Un vaisseau royal, le Chameau, qui était parti de France, chargé d’hommes pour le Canada, fut jeté par une tempête sur les récifs du Cap-Breton, où il se brisa, entraînant la perte de l’équipage et des passagers (août 1725).

Ce fut un bâtard de Louis XIV, le marquis de Beauharnais, qui fut nommé gouverneur général du Canada en remplacement de M. de Vaudreuil. Nous passons sur quelques disputes intérieures qui s’émurent, sous son administration, et qui mirent aux prises l’intendant et le gouverneur, le conseil supérieur et le chapitre diocésain. À l’inverse de ce qui se passait sous Frontenac, c’était, cette fois, le gouverneur qui favorisait le clergé, et l’intendant (Dupuy) qui voulait mettre un frein à ses empiètements. Aussi, cette fois, ce fut l’intendant qui fut brisé. Le cardinal de Fleury, qui avait remplacé l’autre « cardinal », le trop fameux Dubois, à la tête du ministère, envoya un ordre de rappel de l’intendant et enjoignit au conseil supérieur de lever la saisie par lui ordonnée du temporel des chanoines et du curé de la cathédrale. Ainsi, et sans vouloir entrer dans le fond du débat, on voit que le parti clérical sut toujours manœuvrer, sous l’ancienne monarchie, de façon à avoir le dernier mot dans tous les débats où il fut mêlé.

L’administration du marquis de Beauharnais fut marquée par une expédition heureuse contre les Outagamis de nouveau soulevés et contre leurs alliés les Malhomines ou Folles-Avoines (1728). Les travaux de fortifications commencés sous M. de Vaudreuil furent poursuivis. De nouveaux forts, dont le gouvernement de la métropole consentit à faire les frais, furent élevés sur divers points de l’extrême frontière : le fort Beauséjour, sur l’isthme de Shédiac, aux portes de l’Acadie ; le fort Frédéric (Crown-Point) sur le lac Champlain ; le fort Niagara, sur le lac Ontario, en vue de conserver la domination des lacs contre les Anglais qui venaient de franchir les monts Alléghanys et avaient élevé, sur un territoire où nous avions plus de droits qu’eux, le fort Chouégen ou Oswégo.

Des mesures non moins importantes, mais d’un autre ordre, marquèrent encore cette administration. Il est vrai que l’honneur en revient aux intendants, et notamment à l’intendant Hocquart, plus encore qu’au gouverneur. De grands travaux de défrichement et de viabilité furent entrepris. C’est ainsi qu’à partir de 1734 on put remonter en voiture de Québec à Montréal, ce qui ne s’était pas encore fait. L’industrie de la construction des navires reçut à cette époque quelques encouragements. Le roi offrit une prime de 500 francs par vaisseau de 200 tonneaux et de 150 francs par bateau de 30 à 60 tonneaux, vendus en France ou dans les îles, et il fit établir en outre, à Québec, des ateliers de construction pour la marine militaire. — L’exploitation des mines de fer commença aux Trois-Rivières, vers 1737, et les forges de Saint-Maurice fournissaient déjà, deux ans plus tard, six cents mille livres de fer par année. Les pelleteries, le poisson salé, les huiles de loup-marin et de marsouin, et enfin les céréales formaient les principaux articles d’exportation du Canada. En 1734, la colonie produisit 738,000 minots de farine, outre 63,000 minots de pois, 5,000 de maïs et 3,400 d’orge. L’importation qui, sauf la contrebande, venait tout entière de France, atteignait aussi un chiffre considérable, (un auteur parle de huit millions pour l’année 1755). Malgré les idées erronées du temps et la répugnance ordinaire des métropoles à permettre l’établissement de manufactures dans leurs colonies, la fabrication des toiles et des étoffes fut tolérée, parfois même encouragée au Canada. Les impôts de consommation étaient presque nuls, et, sans les vins et les eaux-de-vie qui payaient un droit de dix pour cent et le tabac du Brésil grevé de cinq sous par livre, aucun article ne fut imposé dans la colonie avant 1748. Québec et Montréal avaient été dotées, dès 1717, d’une bourse pour le commerce. Les plus grandes difficultés, pour celui-ci, venaient de l’insuffisance du numéraire en argent, que ne compensait pas suffisamment l’usage presque général du papier-monnaie, soumis aux fluctuations et aux dépréciations trop communes à cette époque. L’introduction des messageries et des postes pour le transport des voyageurs et des correspondances date de l’année 1745.

Pendant toute cette période de paix et de prospérité relative, la population du Canada s’accrut assez vite tant par l’effet des naissances de plus en plus nombreuses que par l’émigration de France qui devenait, elle-même plus importante. De 25,000 habitants qu’elle comptait en 1721, la population s’éleva en quelques années au point d’atteindre, en 1744, le chiffre de 50,000 âmes. Dans l’espace d’une dizaine d’années, (1732-42), il n’y eut pas moins de trente concessions de fiefs ou de seigneuries, car le régime féodal formait toujours la base des exploitations agricoles.

Pour empêcher la dissémination extrême des habitations et pourvoir à la sécurité des habitants, un édit royal défendit qu’on construisît une maison sur une terme ou terre de culture, qui aurait moins d’un acre et demi de front sur quarante acres de profondeur. Dans un autre ordre d’idées, notons encore l’édit royal qui interdit aux jésuites et aux autres ecclésiastiques de posséder des biens de mainmorte. Signalons enfin la réforme introduite dans les couvents de femmes, « où la discipline et les mœurs s’étaient singulièrement relâchées[5] » et les efforts faits par le gouverneur pour répandre l’instruction dans les campagnes et pour les pourvoir de maîtres d’écoles empruntés à l’institut des frères ignorantins (1737).

Mais le meilleur titre peut-être du gouvernement de M. de Beauharnais fut le concours qu’il prêta aux explorateurs désireux de pénétrer dans les « pays de la mer de l’Ouest », dans la direction de l’Océan Pacifique. La plus notable de ces explorations est celle de Varenne de la Vérendrye, qui, parti de Montréal en 1731, parcourut, durant un voyage qui ne dura pas moins de douze ans, et au prix de fatigues et de dangers sans nombre, la région du haut Missouri, les Montagnes Rocheuses et tout le pays compris entre ces montagnes et les lacs Winnipeg et Supérieur. Plusieurs forts, élevés au cours de ces explorations, sur le lac Bourbon ou Winnipeg, nous rendirent les maîtres incontestables de tout ce vaste bassin où s’enfoncèrent bientôt les coureurs des bois, pères des vaillants métis qui peuplent aujourd’hui toute cette région.

La guerre de la succession d’Autriche (1741-48) mit fin à la paix dont jouissait l’Amérique depuis 1713 et amena une nouvelle lutte entre la France et l’Angleterre. Les flammes projetées par cette nouvelle conflagration européenne n’allaient pas tarder à allumer sur le continent américain un nouvel embrasement. L’agression partit des Français. La nouvelle de la déclaration de guerre avait été reçue à Louisbourg plusieurs jours avant d’être parvenue à Boston. Plusieurs corsaires furent aussitôt armés, prêts à fondre sur tous les bâtiments anglais ou américains qu’ils rencontreraient. En même temps, un détachement de 8 à 900 hommes fut débarqué à Canceau, au nord de l’Acadie, et, après avoir repris ce poste aux Anglais, marcha contre Annapolis (Port-Royal) qui aurait probablement subi le même sort, si cette marche avait été opérée avec plus de rapidité et sans laisser le temps à la garnison anglaise de recevoir des renforts.

Mais déjà l’alarme était donnée dans toute la Nouvelle-Angleterre. On y avait reçu, presque en même temps que l’annonce de la rupture de la paix, la nouvelle de l’irruption des Français en Acadie et des déprédations commises par nos corsaires à Terre-Neuve et ailleurs, et de toute part, des milices avaient été levées pour la défense du sol. Sur ces entrefaites, le bruit de désordres qui se produisaient dans la garnison de Louisbourg (désordres trop réels et qui avaient leur source dans les malversations de Bigot, le commissaire-ordonnateur de la place et de quelques officiers, ses complices), fit concevoir au gouverneur du Massachussets, un avocat du nom de Shirley, le plan d’une entreprise des plus hardies, mais que l’événement ne justifia que trop complètement. Il ne s’agissait de rien de moins que de prendre Louisbourg, dont la renommée publique avait fait une forteresse presque imprenable et qui l’eût été en effet, au moins pour la force qui s’avançait, contre elle (4,000 colons, laboureurs, ouvriers, conduits par un marchand, Pepperel) si la garnison avait été plus nombreuse ou si, même avec son chiffre de 600 soldats, elle n’avait pas été à l’avance démoralisée par les dissensions auxquelles nous avons fait allusion et qui mettaient aux prises, dans une défiance mutuelle, officiers et soldats. La sédition durait encore quand l’ennemi se présenta : il arrivait (30 avril 1746) fortifié par une escadre de quatre vaisseaux de guerre envoyée d’Angleterre sous les ordres du commodore Warren et qui, bloquant Louisbourg du côté de la mer pendant que les Anglo-Américains l’attaquaient par terre, devait contribuer puissamment au succès de l’entreprise.

À l’approche des Anglais, le gouverneur, Duchambon, fit un énergique appel au patriotisme des soldats et réussit à faire rentrer les séditieux dans le devoir : néanmoins, il demeura entre les officiers et les soldats une méfiance qui paralysa la défense. Il eût suffi de quelques sorties vigoureuses pour chasser, la baïonnette dans les reins, les miliciens de Pepperel, fort inexpérimentés dans l’art de la guerre, au point qu’ils s’avançaient à découvert et en ligne contre les batteries de la place ; mais les officiers, craignant que la garnison ne profitât d’une sortie pour déserter, se renfermèrent dans l’enceinte, et, après une défense insuffisante, quoiqu’elle eût duré quarante-neuf jours, Duchambon capitula le 10 juin. Les habitants de Louisbourg et du Cap-Breton partagèrent le sort de la garnison et furent, en vertu de la capitulation, conduits en France et débarqués sur la côte de Brest, et l’on imagine l’étonnement dont parle Voltaire à cet arrivage subit et inattendu d’une colonie de 2,000 Français.

La prise de Louisbourg eut en France un douloureux retentissement et elle y assombrit la joie qu’avait causée la victoire de Fontenoy et la conquête des Pays-Bas autrichiens. Il y allait de l’honneur de nos armes de ne pas rester sous le coup de cette capitulation, et il faut rendre cette justice au gouvernement d’alors qu’il fit tout ce qu’il put pour reprendre Louisbourg et venger sur les Anglo-Américains l’injure faite à notre drapeau. Malheureusement, le ministère du cardinal Fleury avait commis la grande faute que lui reproche justement Voltaire « de négliger la marine, indispensable pour les peuples qui veulent avoir des colonies. » Cette faute était difficile à réparer. La marine est un art et un grand art. « On a vu quelquefois de bonnes troupes de terre formées en deux ou trois années par des généraux habiles et appliqués ; mais il faut un long temps pour se procurer une marine redoutable[6]. »

Au surplus, les éléments semblèrent, à ce moment, s’être conjurés contre nous. Une grande expédition navale, commandée par le duc d’Anville et composée de onze vaisseaux et trente bâtiments de transport chargés de 11,000 hommes — le plus grand effort que la France eût encore fait pour ses colonies — fut assaillie par des tempêtes et des épidémies, traversée par mille contre-temps, dispersée des côtes d’Acadie aux Antilles, finalement réduite à rien, sans avoir pu exécuter une seule partie de son vaste plan qui était de reprendre Louisbourg, de reconquérir l’Acadie, de détruire Boston et de ravager les côtes de la Nouvelle-Angleterre (1746). Les Puritains d’Amérique crurent voir dans leur succès de Louisbourg et dans les désastres de notre flotte une marque visible de la protection de la Providence à leur endroit, et ils bénirent le Dieu de leurs pères qui avait détourné d’eux un orage si redoutable. Et il faut bien dire, quoiqu’il en puisse coûter à notre patriotisme de Français, que si l’austérité et la probité des mœurs sont, dans la balance des arrêts divins, un des poids qui inclinent vers le succès, les colonies puritaines du Massachussets et du Connecticut, « le petit bataillon de Gédéon » comme les appelaient leurs ministres, méritaient de vaincre « les Madianites », le roi corrompu du Parc-aux-Cerfs, les forbans et les maltôliers de Louisbourg.

Un nouvel armement fut préparé l’année suivante (1747). Le marquis de la Jonquière reçut le commandement de six vaisseaux de ligne chargés d’escorter au Canada un convoi de trente bâtiments, chargés de troupes, de provisions et de marchandises. Arrivée à la hauteur du cap Finistère, en Galice, cette flotte fut rencontrée par une escadre anglaise de dix-sept vaisseaux, que commandaient les amiraux Anson et Warren. M. de la Jonquière se battit héroïquement pour sauver les transports, mais accablé par le nombre, il fut forcé d’amener son pavillon, fait prisonnier, et une partie du convoi qu’il protégeait tomba entre les mains de l’ennemi.

Il ne restait plus aux Français sur l’Atlantique que sept vaisseaux de guerre. On les mit sous le commandement de M. de l’Estanduère « pour escorter les flottes marchandes aux îles de l’Amérique. » Ils furent rencontrés, près de Belle-Île, par quatorze vaisseaux anglais (14 octobre 1747). On se battit, comme à Finistère, avec le même courage et la même fortune. Cette fois encore, le nombre l’emporta, et l’amiral Hawke amena dans la Tamise cinq vaisseaux des sept qu’il avait combattus. La France n’eut plus alors que deux vaisseaux de guerre[7].

La terre était heureusement plus propice à la France que l’Océan. Le maréchal de Saxe ne cessait d’être victorieux dans les Pays-Bas. Dupleix et La Bourdonnaye se distinguaient dans l’Inde et battaient le parti des Anglais. D’autre part, les Français du Canada se battaient comme des lions. Le combat de Grandpré, en Acadie, fut un de leurs plus beaux exploits (11 février 1747). Les Anglais furent ce jour-là battus de front, tournés par un détachement, écrasés et obligés de se rendre à discrétion à une force inférieure en nombre et fatiguée par une marche de soixante lieues sur la neige. D’autres expéditions partielles dirigées contre les frontières de la Nouvelle-Angleterre (on n’en compta pas moins de vingt-sept en trois ans), harcelaient et harassaient les Anglo-Américains, qui avaient fini par évacuer leurs forts avancés, sans se mettre à l’abri des incursions et des ravages.

Ainsi la paix était également désirable pour tous les pays, et tous en sentaient également le besoin. Malheureusement, Louis XV, qui pouvait en dicter les conditions, mit une sotte gloire à défendre les intérêts de ses alliés plus que ceux de la France même. « Mon maître, avait dit le marquis de Séverin, le plénipotentiaire français au Congrès d’Aix-la-Chapelle, veut la paix, non en marchand, mais en roi. » Celle belle fierté nous fit abandonner les villes de Flandre que nos armes avaient conquises. « Le roi de Prusse fut celui qui retira les plus grands avantages ; il conserva la conquête de la Silésie, dans un temps où toutes les puissances avaient pour maxime de ne souffrir l’agrandissement d’aucun prince[8]. » En échange de Madras rendu aux Anglais, la France recouvra Louisbourg et l’île du Cap-Breton. Tout fut donc remis, en Amérique, sur le même pied qu’au trailé d’Utrecht, l’Acadie restant aux Anglais, mais sans qu’on prît le soin d’en préciser les limites, ce qui devait être l’occasion de la prochaine guerre. Pour cette cause et pour d’autres, le traité d’Aix-la-Chapelle ne procura donc, comme on l’avait dit du traité de Saint-Germain sous la Ligue, qu’une paix « boîteuse et mal assise. » Un peu plus de gloire militaire acquise ne compensait pas notre marine entièrement détruite, et cette destruction ne laissait que trop à prévoir le sort fatal qui attendait nos colonies, tant de l’Inde que de l’Amérique.

  1. Raynal, t. VII, p. 221.
  2. Raynal. — Garneau. — Gayarré.
  3. Garneau. t. II, p. 68.
  4. Consulter, sur toute cette période, Benj. Sulte, Hist. des Canadiens français, t. VI, chap. 2 à 7, Montréal, 1882.
  5. Frédéric Lacroix. Les possessions anglaises de l’Amérique du Nord.
  6. Voltaire, Siècle de Louis XV, chap. 28.
  7. Cf. Voltaire, qui ne compte qu’un vaisseau sauvé, tandis qu’en réalité il y en eut deux : le Tonnant et l’Intrépide qui se défendirent et échappèrent glorieusement.
  8. Voltaire, Siècle de Louis XV, ch. 30.