Histoire du Canada et des Canadiens français/Introduction


INTRODUCTION


Au lendemain de la fatale guerre de 1870-71, la France s’est, pour un temps, repliée sur elle-même, tout entière à la sensation amère de son désastre. La plaie était vive, douloureuse. La gloire de ses armes, sa prépondérance militaire jusque-là presque incontestée en Europe, ses prétentions à l’hégémonie de l’Occident, sa confiance en l’avenir, sa mission civilisatrice, tout semblait s’être effondré du même coup. Loin qu’elle eût pu réaliser le rêve caressé par plus d’un patriote et ressaisir les limites de la vieille Gaule, — ces frontières du Rhin et des Alpes qu’elle ne retrouva un moment, pendant la Révolution, que pour les perdre presque aussitôt par l’effet de l’ambition effrénée de Napoléon, — le sabre des Tudesques vainqueurs faisait une échancrure sanglante dans sa frontière deux fois séculaire. Le traité de Francfort nous enlevait le trente-septième de notre territoire et le vingt-quatrième de nos hommes. Dure expiation — sans parler de la fleur de notre jeunesse fauchée dans les batailles — pour les erreurs et les abdications dont notre peuple acquérait, mais un peu tard, conscience ! Ce qu’on a appelé « la libération du territoire », honneur du gouvernement restaurateur de Thiers, n’était qu’une libération incomplète, et Victor Hugo, interprète puissant du sentiment national, pouvait, peut encore s’écrier :

Non, remparts, non clochers superbes, non jamais
Je n’oublierai Strasbourg et je n’oublierai Metz.
L’horrible aigle des nuits nous étreint dans ses serres.
Villes ! nous ne pouvons, nous Français, nous vos frères,
Nous qui vivons par vous, nous par qui vous vivrez,
Être que par Strasbourg et par Metz délivrés.
Toute autre délivrance est un leurre… et j’estime
Que Verdun est aux fers, que Belfort est victime
Et que Paris se traîne, humble, amoindri, plaintif,
Tant que Strasbourg est pris et que Metz est captif.

Mais, en attendant cette suprême libération du territoire, la France avait mieux à faire qu’à se vouer aux gémissements stériles. Un peuple qui s’abandonnerait piteusement aux regrets de son étoile assombrie et s’envelopperait dans son désespoir comme dans un linceul, serait un peuple décrépit, indigne de connaître une fortune meilleure. C’est par de viriles résolutions, par des actes et par des efforts constants, par un examen sérieux de conscience, et par les réformes qui s’ensuivent : morales, religieuses, sociales, qu’on peut préparer les revanches efficaces de l’avenir. Grâce à Dieu, la France était blessée, mais non moribonde. Un sang rouge, généreux, circulait encore dans ses veines, capable de cicatriser ses blessures et de rendre à tous ses membres la souplesse et l’énergie. L’œuvre de relèvement national, commencée dès 1872 et poursuivie au milieu de circonstances souvent difficiles, ne s’est jamais arrêtée depuis. C’est d’abord par l’état prospère de ses finances, sous la charge d’impôts presque doublés, que la France, riche du travail accumulé de ses générations économes, a prouvé l’étendue et l’élasticité de ses ressources ; la rançon même des cinq milliards qu’il lui a fallu verser à ses vainqueurs, couverte par une souscription de quarante-deux milliards de francs, lui a fourni l’occasion d’apprécier cette merveilleuse vitalité financière et de reprendre confiance dans l’avenir. Les ruines de la guerre et de la Commune ont été relevées, les maisons détruites rebâties, les pendules volées remplacées ; la charrue a creusé de nouveau les entrailles inépuisables du sol, et en a fait sortir les moissons d’or. Le fléau du phylloxéra, qui a ruiné tant de riches vignobles et menace de tarir l’une des sources les plus fécondes de notre richesse nationale, n’a pu que ralentir, sans l’arrêter, le flux toujours croissant de cette prospérité. Les travaux publics ont reçu une vigoureuse impulsion qui ne cessera que lorsque le réseau de nos voies ferrées aura été complété de manière à atteindre jusqu’au moindre bourg et à rendre aussi faciles que promptes les communications du centre aux extrémités, dans cette étendue de 53 millions d’hectares qui forme aujourd’hui la superficie territoriale de la France. Le rendement des recettes publiques, chaque année supérieur aux prévisions budgétaires du législateur, a rendu possibles quelques légers dégrèvements d’impôts, tout en permettant de doter largement et le budget de l’instruction devenue désormais obligatoire, et le budget de la guerre grâce auquel nous entretenons et exerçons une armée forte, au besoin, d’un million d’hommes, pour la défense de la patrie.

Tels sont, vus en gros, quelques-uns des résultats acquis pendant ces douze dernières années. Et vraiment, comment désespérer d’un peuple qui a donné de tels exemples, — d’un peuple qui, au milieu des crises trop souvent violentes et des erreurs trop nombreuses de son histoire, finit toujours par retrouver sa route à l’avant-garde de la civilisation de l’Europe ; qui, nouveau venu à la vie politique dans les conditions d’une démocratie égalitaire de dix à douze millions d’électeurs, a su tirer de ce mécanisme si difficilement maniable du suffrage universel, le rouage admirable d’un gouvernement libéral et parlementaire, réalisant l’alliance si longtemps et si vainement attendue de l’ordre et de la liberté, et faisant tour à tour triompher l’ordre contre les attentats des communards et la liberté contre les pièges et les menées du « gouvernement de combat » et des Égéries cléricales qui l’inspiraient ? La République, dont le nom n’est plus comme autrefois synonyme de Révolution et de Terreur, s’impose désormais à tous les vrais conservateurs qui ne séparent pas l’ordre du respect de la loi constitutionnelle et qui admettent que la liberté est la dignité d’une nation. La liberté de conscience, la liberté de réunion sont plus larges chez nous, en ce moment, qu’elles ne l’ont jamais été à aucune époque de notre histoire et elles entrent de plus en plus dans nos mœurs sans avoir entraîné après elles aucun de ces désordres, aucun de ces excès graves que prophétisaient les esprits chagrins. Par ce véhicule puissant de la liberté, il n’est aucune des réformes nécessaires à notre peuple qui ne puisse venir à son heure et trouver son chemin dans les esprits. La réforme religieuse elle-même, sans laquelle aucune autre réforme, à notre sens, ne saurait être profonde ni durable, est aujourd’hui étonnamment facilitée par les dispositions de notre peuple ; et si l’athéisme matérialiste trouve malheureusement trop de primeurs et trop d’adeptes parmi cette masse d’esprits qui cherche sa voie hors des sentiers de plus en plus désertés de l’Église du Syllabus, la prédication du pur Évangile du Christ a toutes facilités pour étendre partout ses conquêtes et les Églises de la Réforme se réjouissent de voir leur venir de tous côtés

Des fils que dans leur sein elles n’ont pas portés.

Sans doute il ne faut pas nous exagérer les triomphes déjà remportés sur l’ignorance, la routine ou l’erreur, ni nous complaire dans une hâtive admiration de nous-mêmes. Une quiétude béate serait le pire de tous les pièges, et c’est bien ici qu’il faut dire que rien n’est fait tant qu’il reste quelque chose à faire. Or, il nous reste beaucoup à faire encore pour mettre la France sur le pied qu’elle doit occuper pour être digne de son passé et reprendre son rang dans le monde. Tous les périls ne sont pas conjurés, ni tous les obstacles surmontés. Nos partis politiques semblent séparés par des divisions implacables et leurs hostilités leur font trop souvent perdre de vue les intérêts supérieurs du patriotisme. L’étranger constate, non sans raison, hélas ! les ferments de démoralisation qui pullulent dans notre littérature, dans nos romans, dans notre théâtre, et qui insinuent dans l’esprit des jeunes générations leur virus délétère. Nos familles, où ce poison s’introduit trop souvent, ne sont pas aussi unies qu’elles devraient l’être ; et trop souvent, par un calcul d’égoïsme mal entendu, elles ne sont pas non plus aussi fécondes qu’il le faudrait. Ce n’est pas sans inquiétude qu’on voit la population de notre pays rester stationnaire ou décroître, tandis que dans les pays qui nous avoisinent, l’excédant des naissances sur les décès accroît incessamment le chiffre des jeunes hommes en état de porter les armes. L’émigration toujours plus forte des campagnes vers les villes est aussi un symptôme inquiétant, car si elle peut se justifier au point de vue économique, elle entraîne d’ordinaire des conséquences fâcheuses au point de vue moral et physique. L’attrait des plaisirs, la soif de l’argent, l’appétit des honneurs, relèguent trop souvent au second plan le véritable honneur, la soif de la justice, l’esprit de sacrifice, les devoirs austères. Il faudrait à nos esprits trop légers et frivoles quelque chose de cette forte et solide trempe dont étaient faits les esprits des Huguenots et des Jansénistes. Toutefois, ne désespérons de rien ! Il y a beaucoup de ressources dans notre peuple, et son génie national, fait tout à la fois d’enthousiasme et de bon sens, n’a pas dit son dernier mot. Notre histoire est pleine de défaillances irrémédiables en apparence et qui ont été toujours suivies de magnifiques relèvements. Quand le « roi de Bourges », comme on appelait Charles VII, voyait tout son royaume, sauf une ou deux provinces, entre les mains des Anglais, qui eût osé prédire qu’il suffirait du saint enthousiasme d’une fille du peuple pour délivrer le royaume, couronner le roi à Reims et renvoyer l’Anglais dans son île ? Et lorsque le roi Henri bataillait, à la tête de sa petite troupe de Huguenots fidèles, contre la Ligue formidable, maîtresse de Paris, soutenue par toutes les grandes villes du royaume, appuyée de tout le clergé de France et par surcroît des forces espagnoles alors si redoutables, qui aurait prévu non seulement qu’Henri IV tiendrait bientôt tout son royaume uni sous sa loi, mais que la France verrait, sous son trop court règne, ses finances rétablies, sa marine relevée, son agriculture encouragée, son commerce florissant, ses armées en mesure d’affronter l’Espagne et l’Autriche coalisées ? Enfin, quand toute l’Europe monarchique, au lever de la Révolution, prenait les armes contre la France, qui se fût aventuré à prédire que les bandes mal équipées, rassemblées à la hâte par l’Assemblée et la Convention législatives, battraient à Valmy les vieilles troupes du duc de Brunswick, résisteraient à quatorze armées et commenceraient cette étonnante Iliade qui devait conduire les soldats français dans toutes les capitales de l’Europe ?

Tous ces souvenirs nous disent d’espérer. C’est ce que nous dit aussi le tableau que nous avons esquissé des progrès faits chez nous durant les douze années qui viennent de s’écouler. La France, relevée de son oreiller de misère, a pu reprendre sa tâche quotidienne. Qu’elle la continue avec persévérance, sans forfanterie comme sans faiblesse ; qu’elle encourage tous ses enfants, agriculteurs, artisans, commerçants, colons, voyageurs, missionnaires, instituteurs, savants, marins, soldats, chacun dans la carrière qui s’ouvre devant lui, à déployer une activité suivie et opiniâtre pour étendre le lot des conquêtes communes et fortifier le faisceau national. Que la France offre le spectacle d’une grande ruche ordonnée et laborieuse où, suivant la devise du peuple suisse, chacun travaille pour tous et tous pour chacun. Ainsi, nous mériterons que « Dieu protège la France » et nous pourrons de nouveau, suivant le mot du poète,

Goûter les longs espoirs et les vastes pensers.

Au premier rang de ces « vastes pensers » que nous permet le sentiment de nos forces restaurées et de notre énergie renaissante, il faut ranger la légitime ambition d’une plus grande expansion coloniale. L’un des signes les plus frappants et les plus remarquables du réveil de la France a sûrement été la faveur, à certains égards, nouvelle, que trouvent depuis quelques années chez nous les projets et les entreprises de colonisation. Jamais l’esprit colonisateur, — cet esprit qu’on a refusé aux Français sur des apparences en effet spécieuses (mais c’est un procès à instruire de nouveau) — n’a reçu une plus vigoureuse impulsion, n’a pris un plus haut essor que depuis ces dix dernières années. Il semble que le pays, voyant se dresser, sur sa frontière du nord-est, comme un mur de fer qu’il se sentait incapable, au moins pour un temps, de franchir, ait regardé aux autres points de l’horizon pour voir de quel côté pourraient s’ouvrir des perspectives et se présenter des débouchés pour son activité et pour ses pacifiques conquêtes.

L’Algérie a reçu, dans ces douze années, plus de colons qu’il ne lui en était venu pendant les quarante premières années écoulées depuis la conquête. En 1841, il n’y avait encore dans toute l’Algérie que 87,000 colons européens ; on en comptait 218,000 en 1866. Le nombre en était de 345,000 en 1876, dont 189,000 français. Au recensement de 1882, il s’est trouvé de 460,000, dont 270,000 français. Sous la pression des intérêts nouveaux créés par cette population, le gouvernement militaire a été remplacé par le gouvernement civil, et les Algériens ont maintenant, comme les Français de ce côté de la Méditerranée, leurs députés et leurs sénateurs au Parlement, leurs conseils généraux et municipaux. La zone des plantations et des défrichements a été de beaucoup élargie, et l’on peut prévoir qu’un temps viendra où la charrue ; des colons conquerra de vastes espaces sur le désert et où les palmiers arrosés par l’eau des puits artésiens, que creusent partout nos ingénieurs, feront reculer le Sahara. En attendant, une longue ligne de chemin de fer court de l’ouest à l’est et, quand la voie entre Ménerville et Sétif sera achevée, mettra en communication les frontières du Maroc avec le golfe de Tunis, en projetant dans la direction du sud saharien de nombreux embranchements. Des projets gigantesques : création d’une mer intérieure dans le bassin des chotts, chemin de fer transsaharien, attestent qu’au moins par l’audace de leurs ingénieurs, les Français sont les dignes héritiers des vainqueurs de Carthage.

Carthage n’est encore aujourd’hui, comme au temps de Marius, qu’un monceau de ruines ; mais sur son emplacement et sur toute la contrée qui l’environne flotte désormais, grâce à la décision du gouvernement républicain, le drapeau de la France. Il était dans la force des choses et dans la nécessité de notre situation en Afrique que l’Algérie française entraînât un jour ou l’autre la Tunisie dans son orbite, l’expédition qui a assis notre protectorat sur toute la régence de Tunis s’est faite presque sans coup férir et sans sang verser. L’empire de l’Afrique du Nord nous est dès à présent assuré, et dès à présent aussi cette nouvelle France d’Afrique, en y comprenant sa part du Sahara, fait plus que doubler, en superficie, la vieille France d’Europe.

Même impulsion sur les côtes du Sénégal. Nos pauvres comptoirs, si longtemps décriés, de Dakar et de Saint Louis, deviennent, en projet du moins, et seront quelque jour, il faut l’espérer, les têtes de ligne d’un réseau de routes de fer et d’eau qui amèneront sur nos navires et par eux en Europe les produits de cette immense et fertile région du Soudan, qui donne à profusion le coton, l’arachide, le béraf, l’indigo, la gomme, l’ivoire, etc. Si rien n’entrave l’exécution du chemin de fer commencé qui doit unir Boufalabé, sur le fleuve Sénégal, au Niger, les Français, maîtres de l’accès de ce vaste bassin, exerceront de droit et de fait la domination sur toute cette partie de l’Afrique centrale.

Outre le bassin du Niger, celui du Congo peut aussi devenir pour nos descendants un immense champ de découvertes et d’échanges commerciaux : les expéditions hardies de M. de Brazza dans l’intérieur des terres et les succès qu’y ont remportés ses pacifiques missions promettent à la France, déjà maîtresse du Gabon depuis 1842. la garde et la tutelle de ces vastes contrées, peuplées de nègres enfants.

A Madagascar, le gouvernement de la République a osé faire enfin valoir les droits que tous les traités, depuis deux siècles, nous reconnaissaient. Par les créoles de l’ile Bourbon, par ceux qui viendraient de « l’île sœur » comme on appelle encore là-bas l’ancienne Ile de France (Maurice), la France peut espérer constituer sur les côtes de cette grande île un noyau de population blanche assez forte pour en entreprendre la colonisation et pour tenir en échec les Hovas qui ont si longtemps opprimé les tribus sakalaves, nos alliées. Il n’est pas démontré d’ailleurs que les Hovas, tribu de noirs intelligents et énergiques, ne s’accommoderont pas eux-mêmes quelque jour du protectorat de la France, surtout si celle-ci évite de se faire là-bas la protectrice exclusive des jésuites et si elle est assez sage pour traiter avec équité, comme elle l’a fait à Tahiti, ceux des indigènes qui professent le culte réformé.

En Asie, nous avons étendu notre influence dans l’extrême Orient. Si, de l’immense empire colonial de l’Inde que Dupleix nous avait presque mis en mains et que la honteuse mollesse du gouvernement de Louis XV nous a fait perdre, il ne nous reste plus que des débris : — cinq villes avec leur banlieue, — nous avons du moins repris pied dans la péninsule voisine, et nous dominons dès a présent sur une vaste partie de l’Indo-Chine par la possession de la Cochinchine française, par le protectorat que nous exerçons, depuis 1864, sur le Cambodge, par celui que nous venons d’imposer à l’empire d’Annam et que nous exercerons surtout sur sa plus riche province, le Tonkin. Si la Chine, de ce côté, consent à vivre avec nous en bonne voisine, il ne pourra résulter que du bien, au point de vue de la prospérité et de la civilisation générale, de ce contact plus intime entre la race blanche et la race jaune.

En Océanie, la Nouvelle-Calédonie, française depuis 1853, après avoir attiré l’attention comme lieu de déportation des condamnés de la Commune, la retient encore aujourd’hui, depuis surtout qu’une nouvelle loi a décidé d’en faire le centre de relégation des récidivistes. La douceur de son climat n’est égalée que par sa salubrité, et on pourrait prédire un bel avenir à la colonisation de cette île fortunée, si les hommes y étaient moins indignes de la nature. Mais là, comme à l’île des Pins, comme aux île Loyauté, dépendances de la Nouvelle-Calédonie, comme aux Nouvelles-Hébrides qui devraient nous appartenir aussi, comme dans cette riante Tahiti, la perle des mers, et dans les archipels circonvoisins dont quelques-uns (îles de la Société, Marquises, Touamotou, Gambier. etc.) arborent le pavillon de la France, la corruption de notre civilisation avancée est plus mortelle encore aux tribus indigènes que leur ancienne barbarie qui, chez quelques-unes, allait, va encore jusqu’au cannibalisme. Climat égal formant un éternel printemps, végétation luxuriante qui fait de ces îles autant de corbeilles de fleurs et de fruits, on dirait d’un paradis sur la terre : man only is rite[1]. C’est pour avoir trop oublié les devoirs et les hautes responsabilités qu’entraîne toute domination d’un peuple sur un autre que la France a mérité de perdre sa magnifique colonie de Saint-Domingue. Haïti, devenue République indépendante entre les mains des noirs et des mulâtres qui s’y disputent trop souvent par le fer et le feu un pouvoir toujours éphémère, a du moins conservé de ses anciens maîtres l’instrument de la pensée, la langue, et si cette langue descend souvent, dans la bouche des noirs de l’intérieur, au rang d’un jargon enfantin, elle est assez claire encore pour leur permettre de communiquer avec la France, au besoin, et avec ces nombreuses Antilles où résonne, dans la bouche des blancs et des noirs, le français créole : Saint-Barthélemy (à nous rétrocédée par la Suède en 1878), Saint-Martin, la Guadeloupe, la Désirade, Marie-Galante, les Saintes, la Martinique et la Dominique même qui, quoique placée sous pavillon anglais, continue de parler notre langue.

Avec la Guyane, riche en métaux précieux, mais torride et insalubre, et où la colonisation pénitentiaire n’a pas mieux réussi que la colonisation libre (celle-ci tentée sur une large échelle en 1763-64[2]) : avec les îlots de Miquelon et de Saint-Pierre, proches de Terre-Neuve, ces quelques petites Antilles sont tout le lot de la France en Amérique, les seuls débris qui lui restent de ce vaste empire colonial (vaste au moins par l’étendue du territoire qu’elle a un moment possédé dans le Nouveau-Monde et qu’il n’eût tenu qu’à elle de maintenir, de telle façon que l’Amérique se fût trouvée partagée par portions presque égales entre les trois races et les trois langues : la française prévalant au nord et à l’ouest

de l’Amérique septentrionale : l’anglaise, à l’est ; l’hispano-portugaise occupant, comme elle le fait aujourd’hui. par le Brésil et par les républiques sorties des vice-royautés espagnoles, l’Amérique du Sud et l’isthme central.

Tout cœur français ne peut manquer de se serrer en pensant au rang ; que sa patrie eût pu tenir dans l’œuvre de conquête et de civilisation du Nouveau-Monde, et dont elle a déchu par sa faute, ou plutôt par la coupable impéritie et par la légèreté, plus coupable encore, de ses gouvernants. Car des côtes du Labrador, des anses du Cap-breton et de la presqu’île d’Acadie jusqu’aux Montagnes Rocheuses, et de l’embouchure du Mississipi jusqu’à l’Océan Pacifique, tout cet immense territoire, que peuplent aujourd’hui plusieurs millions d’hommes et qui, avant la fin de la présente génération, en comptera peut-être une centaine, appartenait à la France par droit de découverte et de première occupation. Par l’étroitesse de Louis XIV refusant d’ouvrir aux Huguenots qu’il chassait de France l’asile qu’ils sollicitaient dans la Nouvelle France d’Amérique, celle-ci ne reçut pas l’afflux de colons qui lui eût été nécessaire pour contrebalancer l’émigration puissante que les querelles religieuses de la Grande-Bretagne déversaient, vers le même temps, sur les rivages de la Nouvelle-Angleterre, de la Pensylvanie, du Maryland, de la Virginie et des Carolines. Le honteux gouvernement de Louis XV précipita la décadence et enfin l’écroulement de notre empire colonial. Après l’Acadie, Terre-Neuve, le Canada et ses dépendances tombèrent successivement entre les mains des Anglais, et tout cet empire de l’Amérique française fut perdu pour nous, en même temps que nous était ravi l’empire de l’Inde, fondé par le génie de Dupleix. La race anglo-saxonne, qui ne possédait à l’origine que les rivages de l’Atlantique et dont le domaine s’arrêtait, à l’ouest, aux monts Alléghanys, a pu dès lors s’étendre à loisir sur tout ce vaste continent ; et dans le creuset de la race dominante sont venues se fondre toutes les nationalités que le flot de l’émigration européenne chasse chaque année sur ses rivages et qui vont s’enfoncer dans les profondeurs du Far-West. Allemands, Irlandais, Scandinaves, Français, Italiens, Belges, tous ces éléments mélangés et fondus ensemble dans le moule américain oublient là-bas leur langue maternelle respective pour apprendre l’anglais, la langue officielle, langue dominante des Etats-Unis. Notre bel et magistral idiome qui, dans d’autres circonstances, eût pu devenir, ayant tous les droits pour cela, la langue reine, la langue des relations sociales et commerciales dans la plus grande partie de l’Amérique du Nord, n’est plus guère parlé aujourd’hui que dans la province de Québec, dans quelques cantons du Nouveau-Brunswick et de la Nouvelle-Ecosse, dans les colonies canadiennes de quelques cités d’Amérique, dans le vieux quartier de la Nouvelle Orléans et dans quelques familles de Mobile, de Bâton-Rouge, de Saint-Louis, de Détroit, toutes villes de noms français et qui doivent, en effet, aux Français leur fondation et leurs premiers développements. Quelle pitié que cette défaillance coloniale de la France au siècle dernier, véritable banqueroute de notre peuple aux promesses et aux gloires de son passé, au courage de ses explorateurs et de ses pionniers !

Qui des nôtres racontera comme il convient cette histoire, avec l’accent ému de la reconnaissance et de la tendresse liliales, qu’il s’agisse de ces hardis découvreurs et explorateurs : les Cartier, les Alfonce de Saintonge, les Mons, les Roberval, les Champlain, les Cavalier de la Salle, les Joliet, les Marquette, ou de ces défenseurs du sol acquis, de ces champions obstinés de la France, trop souvent ingrate ou distraite, héros commandant des phalanges minuscules mais intrépides : les Frontenac, les frères Le Moine, les Montcalm et les Lévis, — avec l’accent vengeur d’une sainte indignation, quand l’inexorable déroulement de l’histoire amène au bout de la plume les noms de l’intendant Bigot, du commandant de Ramesay, du triste roi et des tristes ministres qui, la Pompadour regnante, signèrent, au traité de Paris de 1763, l’abandon du Canada et la honte de la France ?... Les descendants des soixante mille Canadiens, de pure race française, que nous abandonnions ainsi au bon plaisir des Anglais, ne se sont pas, grâce à Dieu, abandonnés eux-mêmes. Ils ont lutté, cent ans durant, pour reconquérir leur indépendance politique et nationale. Ils l’ont enfin, surtout depuis 1867, conquise de fait, sinon encore de titre. L’Angleterre n’exerce plus depuis lors au Canada qu’une suzeraineté purement nominale et qui même le devient de moins en moins tous les jours. En fait, les Canadiens français sont un peuple, qui s’administre comme il l’entend, dont la langue a rang de langue officielle au Parlement de la Confédération canadienne, comme le français dans la Confédération suisse. Dans le Bas Canada, qui forme une province (la province de Québec), presque aussi grande, à elle seule, au point de vue territorial, que la France entière, le français est la langue de l’immense majorité de la population. Enfin, les 60,000 Français du temps de la conquête anglaise sont devenus la souche de deux millions d’hommes environ, dont les trois cinquièmes sont fixés au Canada et le reste est disséminé dans les États-Unis, tous entretenant avec un soin jaloux les souvenirs, le culte pourrait-on dire, de leur origine française.

On nous reproche là bas, — les descendants de ces braves, — de ne pas savoir cette histoire, d’avoir oublié les grands noms des preux qui fondèrent et de ceux qui défendirent si longtemps contre les Anglais la « Nouvelle France » d’Amérique. On nous reproche d’ignorer les efforts faits, depuis 1763, par nos frères séparés, pour maintenir contre l’invasion anglo-saxonue, leurs traditions, leur langue, leur nationalité : d’ignorer le puissant développement de ce rejeton de notre race aussi fécond là-bas que notre vieux tronc ici parait stérile ; d’ignorer la jeune littérature qui a refleuri sur les ruines de cette Sion française exilée aux rives d’une Babylone étrangère ; d’ignorer les ressources que nous offrirait, au point de vue même de nos intérêts matériels, un commerce actif de relations et d’échanges repris avec ce peuple sorti des flancs du nôtre. On s’étonne que, parcourant les terres et les mers pour y créer des débouchés à notre commerce et à notre industrie, et trouvant moyen d’envoyer des essaims de colons à La Plata ou à l’Uruguay, où ils sont voués à l’absorption dans la nationalité espagnole, nous négligions ce débouché tout trouvé, cette colonie toute faite que nous avons en face de nos côtes, à la latitude du Havre et de Saint-Nazaire, dans un pays qui nous appelle, qui nous aime, qui est nôtre par le sang, par la langue et par le cœur de ses habitants, et où nos émigrants renforceraient heureusement, pour la lutte contre l’hégémonie anglo-saxonne, le noyau de la nationalité franco-canadienne.

C’est pour enlever à ces griefs ce qu’ils peuvent avoir de fondé ; c’est pour faire connaître à notre génération oublieuse et trop souvent frivole quelques-uns de ces noms de la jeune France d’Amérique qui ont le droit de figurer au Livre d’Or de nos plus pures gloires nationales : c’est pour rendre hommage à la vaillance des uns, à la fermeté des autres, à la fidélité de tous ; c’est pour contribuer, dans la mesure de mes forces, en dissipant quelques ignorances et quelques préjugés, au rapprochement plus intime des deux peuples frères, que j’ai entrepris cet ouvrage. J’aurais voulu qu’un plus habile et qu’un plus érudit que moi recueillit pieusement tous les souvenirs de ce passé, souvent glorieux, les tressât avec art, en fit une couronne de prix et sur cette couronne écrivit : La France d’Europe, la vieille France, à son enfant toujours fidèle, même quand il était assis, hélas ! au foyer de l’étranger ; à cet enfant trop longtemps sevré de son amour et de ses étreintes ! A défaut d’autres, je me suis offert pour ce travail et je l’ai entrepris et conduit avec tout mon cœur. Mais je sais mieux que personne tout ce qui manque à mon livre pour être digne de ce grand sujet. Il m’a coûté de longues recherches et de nombreuses lectures ; mais j’en aurais pu et dû faire davantage. Il est incomplet : on y trouvera sans doute, — les Canadiens instruits surtout, — des erreurs de détail. Ou pourra me reprocher aussi, selon les points de vue, trop ou trop peu de citations et une assimilation incomplète de mes lectures. Certains de mes jugements, certaines de mes vues, notamment en matière religieuse, pourront déplaire aussi à telle ou telle catégorie de lecteurs. Sur ce dernier point, je prie qu’on me prenne tel que je suis : « Car me voici, je ne puis autrement. » Quant aux erreurs que j’ai pu commettre, ou aux omissions que j’ai pu faire de faits qu’il conviendrait de noter sans détruire la proportion d’une étude qui s’est proposée d’être plutôt un précis court et vivant qu’une histoire ex professo, si le public fait à cette première édition l’honneur de l’acheter et de la lire, je tâcherai de les corriger, — au moins celles qui me seront signalées, — dans une édition subséquente. Tel quel, je soumets mon livre à l’attention bienveillante du public heureux s’il contribue à fortifier le courant d’affection et de sympathie qui doit unir notre vieille France d’Europe à cette terre du Canada qui fut si longtemps appelée « la Nouvelle France » et qui est encore aujourd’hui (et sera probablement toujours) en dehors de la mère-patrie, l’agglomération la plus importante d’hommes de notre langue et de notre sang !


    indigènes, combat heureusement les dangers que notre civilisation porte avec elle et qui conduiraient bien vite à la disparition de ces peuples enfants.

  1. La Société des missions évangéliques de Paris a de belles stations à Tahiti et dans les îles voisines ainsi qu’à Maré (îles de la Loyauté) et l’influence de l’Evangile, là où il a été reçu par les
  2. Voir au chap. 1er de la seconde partie, le récit de cette malheureuse tentative.