Histoire du Canada et des Canadiens français/Appendice


APPENDICE


LA LANGUE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISES AU CANADA[1]


Quel est aujourd’hui, après cent ans et plus de domination ou d’immixtion anglaise, l’état de la langue française au Canada ? Et quel jugement faut-il porter sur la façon dont la langue de Corneille, de Molière, de La Fontaine, de Voltaire et de Victor Hugo est parlée, dans cette France transocéanique, par les diverses classes de la société canadienne ? C’est ici le cas de dire :

Grammatici certant…

Il y a le banc des optimistes et celui des pessimistes. Les premiers ratifieraient encore aujourd’hui le jugement qu’ont porté d’Olivet, Chrétien Leclereq, Charlevoix et d’autres au siècle dernier : « Nulle part ailleurs, disait le P. Charlevoix, on ne parle plus purement notre langue : on ne remarque même ici aucun accent. » — « On peut, disait de son côté l’abbé d Olivet, envoyer un opéra en Canada[2], et il sera chanté à Québec, note pour note, et sur le même ton qu’à Paris : mais on ne saurait envoyer une phrase de conversation à bordeaux ou à Montpellier, et faire qu’elle y soit prononcée, syllabe pour syllabe, comme à la cour. »

« Quoiqu’il y ait ici un mélange de toutes les provinces de France, on ne saurait distinguer le parler d’aucune d’elles dans les (provinces) canadiennes », écrivait de son côté l’annaliste Baqueville de la Poterie.

Quelques auteurs contemporains partagent ce point de vue et parlent du Canada comme du dernier asile de la pure langue et de la bonne prononciation françaises. « Ce n’est pas le français du Canada qui a dégénéré, écrit l’un d’eux (le rév. J. Roy) ; c’est le français de Paris qui, pressé par l’influence croissante de l’accent des basses classes, a abandonné sa vieille prononciation pour en adopter une qui est encore plus éloignée que celle du Canada des sources du latin mérovingien et du latin des soldats de César… Au point de vue philologique, le français du Canada est plus pur que celui de Paris. »

D’autre part, à entendre le banc des pessimistes, il faudrait presque désespérer de l’avenir de notre langue au Canada. Frappés de certaines différences de prononciation qui existent dans le son de certaines syllabes dans la bouche du peuple ; choqués de certaines façons de parler triviales qui s’y sont introduites ; outrés des anglicismes qui ont, en trop grand nombre, pénétré dans le langage usuel, ils ne sont pas éloignés de juger la langue des Canadiens français comme un jargon demi-barbare, et de prophétiser qu’elle est vouée à disparaître devant sa rivale, la langue anglaise.

Nous ne saurions, pour notre compte, souscrire ni à l’un ni à l’autre de ces jugements trop exclusifs, mais nous nous élevons surtout contre le second, qui nous paraît non seulement excessif, mais injuste.

Il convient tout d’abord de distinguer, là-bas comme chez nous, entre la société cultivée et la masse des habitants. La langue de la première ne diffère pas de celle qu’on parle dans la société polie de notre pays, et elle est mieux protégée contre l’envahissement de cet argot parisien, dont la vague incessamment renouvelée finit toujours par déposer un peu de son limon sur les assises de l’idiome châtié des Malherbe et des Racine. Les salons canadiens français de Montréal et de Québec, les sociétés littéraires, la chaire (au moins certains prédicateurs), le palais, parlent, sans le moindre accent, un français incontestablement correct, où seules quelques tournures ou quelques expressions empruntées à leurs voisins anglais font tache de temps en temps : encore n’est-ce pas un défaut général et ceux qui se tiennent sur leurs gardes s’en prémunissent aisément.

J’ai assisté, pendant mon court séjour au Canada, à une audience de la « cour de circuit » à Montréal, et sauf un vieux magistrat qui rendit compte d’une affaire avec un accent bas-normand des plus prononcés, les juges et les avocats que j’entendis parlaient, sans le moindre accent, avec la plus parfaite aisance et souvent avec élégance une langue qui, — sauf peut-être quelques termes empruntés à la procédure anglaise, — n’eût point été déplacée au palais de justice de Paris.

Quant au peuple, il m’a semblé qu’à tout prendre il parle un français plus correct que la généralité de nos paysans, et je n’entends pas ceux du midi, de langue d’oc (ceux-là sont hors de cause), mais même ceux de langue d’oui, si l’on en excepte peut-être les gens de la Touraine et de l’Orléanais. Et combien leur accent n’est-il pas surtout plus correct, plus agréable à l’oreille, plus français, que le grasseyement pectoral populacier des ouvriers des faubourgs et de la banlieue de Paris !

Si l’on se rappelle que les colons de la « Nouvelle-France » furent surtout fournis par nos provinces de l’ouest : Normands, Malouins, Percherons, Poitevins, Saintongeais, on ne sera pas étonné de la parenté qui existe, par l’accent et par certaines particularités d’expressions, entre ce qu’on pourrait appeler le dialecte canadien populaire et les dialectes de l’ouest de la France.

Ce qui caractérise surtout pour le Français… disons plutôt pour le Parisien, qui arrive au Canada, l’accent canadien, c’est la façon généralement très ouverte dont est prononcé la diphtongue ai, et la façon, au contraire très fermée, dont est prononcée la diphtongue oi.

« Je disais », « j’allais », « je venais », se prononcent ou à peu près, au moins dans le peuple, comme si l’on écrivait : « je disas », « j’allas », « je venas ». Dans cette vieille chanson, que je me souviens d’avoir entendu chanter bien des fois en Saintonge et d’avoir chantée moi-même tout enfant et qui, transportée au Canada, y est devenue une sorte d’air national :

   À la claire fontaine
   J’allais me promener…

le refrain devient, en passant par la bouche des « habitants » canadiens :

   À la clare fontaine
   J’allas me promener.

Cette prédominance de l’a dans la diphtongue ai est un trait de certaines régions de l’ouest. Quant à la diphtongue oi, elle se prononce ou ouai, comme on le fait encore aujourd’hui dans les campagnes, non seulement de l’ouest de la France, mais de presque toutes les provinces de notre pays. Les habitants du Canada continuent de prononcer boîte et coiffe, comme le faisaient la cour de Louis XIV et les auteurs de ce temps, qui écrivaient toujours boëte et coëffe. S’ils n’écrivent pas, comme La Fontaine, étret et étrète pour étroit et étroite, ils ont cependant le sens de la rime dans ces vers qui, pour nous, ne riment pas plus désormais pour la vue que pour les yeux :

   Demoiselle Belette, au corps long et fluet,
   Entra dans un grenier par un trou fort étroit.

Molière n’aurait pas besoin non plus, pour être goûté d’eux, de changer l’assonance des rimes dans les deux vers suivants qu’il met dans la bouche de Philinte :

   Quand un homme vous vient embrasser avec joie,
   Il faut bien le payer de la même monnoie.[3]

M. de La Fayette, aussi récemment que 1830, prononçait encore ouéseau, rouéyaume, foué, loué, roué (oiseau, royaume, foi, loi, roi). Ainsi font encore les Canadiens, tandis que nous avons adopté, sans pouvoir peut-être nous justifier aussi bien qu’eux, la prononciation roua-yaume, oua-seau, foua, etc.

Dans certains mots pourtant, comme les mots poids, bois, mois, etc., la prononciation de l’oi semble toujours avoir été très ouverte en français. Aussi les Canadiens prononcent-ils poids, bois, mois, comme nous le faisons nous-mêmes. En revanche, le mot froid a gardé tout à fait, au Canada, le son qu’il a dans les dialectes normand et saintongeais : freid ou fret.

À son tour la diphtongue ei se prononce, dans le mot neige par exemple, d’une façon un peu plus fermée que chez nous et donne le son de l’é très aigu, au lieu du son d’un è moyennement grave.

On pourrait faire des observations analogues pour la diphtongue eu qu’on continue de prononcer u, comme le fait encore, et avec raison, le peuple en France dans les mots : Europe, Eugène, la rivière d’Eure, etc., et qui prend aussi un son aigu dans certains mots que nous prononçons au contraire d’une manière ouverte : beurre et peur, par exemple.

Un et ses composés : aucun, quelqu’un, chacun, se prononcent. comme dans toute la Saintonge et peut-être dans tout l’ouest : in, auquin, chaquin, quelqu’in.

On comprend combien ces différenees d’accentuations et de prononciation, en une matière aussi variable d’ailleurs et aussi flexible que le son des diphtongues et des voyelles, sont peu essentielles, combien elles compromettent peu notre langue, à laquelle elles gardent plutôt un parfum d’archaïsme. Il suffit au surplus, aux Canadiens instruits et prévenus, d’un peu de surveillance sur eux-mêmes pour perdre l’habitude de ces assonances locales et pour rendre aux mots où ces diphtongues sont employées le son qu’on leur donne actuellement en France[4].

Pour tout le reste, le langage des Canadiens nous a semblé extrêmement pur d’accent, et il n’est pas douteux pour nous qu’un Canadien de moyenne culture venant à Paris ne se mette plus facilement au ton du Théâtre français, qui passe à tort ou à raison pour être l’asile des traditions de la pure prononciation française, qu’un Picard ou qu’un Franc-comtois, pour ne pas parler des Gascons, des Auvergnats ou des Provençaux.

Quant à la langue elle-même, abstraction faite maintenant de la prononciation, le fond en est généralement pur, plus pur même, à certains égards, que le langage de notre présente génération, n’ayant point été infecté par l’abus des néologismes que les écrivains « romantiques » et « naturalistes », les journalistes, les traducteurs et les « politiciens » ont introduit de gré ou de force dans notre langue, ni par cet argot des ateliers, voire même des cabarets et des bouges, qui par le canal des « feuilletonistes » de notre « petite presse » s’introduit jusque dans le commerce des « honnêtes gens », comme on disait au grand siècle, et finit quelquefois par forcer la porte du dictionnaire de l’Académie lui-même.

Le signe distinctif de la langue qu’on parle au Canada serait plutôt un archaïsme de bon aloi. On y retrouve dans la conversation courante des mots à peu près perdus ou en train de se perdre chez nous, quoiqu’ils soient couverts de l’autorité de nos vieux auteurs et qu’on les conserve encore dans nos dialectes provinciaux. Par exemple, les mots : querir, qu’on prononce q’ri, comme dans tout l’ouest ; abrier (abriter, couvrir) très usité encore en Saintonge, en Berry, en Normandie et en Picardie, aveindre, que d’ailleurs l’Académie admet et que Littré recommande comme « très bon, employé à sa place » ; bavasser (synonyme expressif de babiller) qui a pour lui l’autorité de Larousse et de Bescherelle, sans parler de celle de Montaigne, au XVIe siècle : escousse qu’on trouve dans Mme  de Sévigné et qui est une autre forme du mot secousse ; mais que, avec le sens d’aussitôt que ; butin, employé dans une foule d’acceptions qu’il n’a pas ou qu’il a perdues chez nous.

Nous rangerons dans la même classe certains mots, très français par l’origine et par la construction, mais qui ne sont plus usités que dans les patois ou que les Canadiens ont fait passer abusivement du langage de la marine dans le style courant. Tels les mots ; « amarrer… une robe », « se gréer (qu’on prononce se greyer) pour sortir » ; paré (du latin ' paratus dans le sens de prêt ; espérer, dans le sens d’attendre (espérer la diligence) ; mouiller, avec le sens de pleuvoir (il mouille, pour il pleut, très usité en Saintonge) ; picotte, nom populaire de la petite vérole volante ; cassot, vase de bois ou d’écorce de bouleau (nous disons cassotte en Saintonge) ; écopeaux, épelures, siau, pour copeaux, pelures, seau ; badrer (pour ahurir) ; arbre, contracté en âbre ; secret, prononcé segret ; grenouille, changé en guernouille, comme dans le gosier des faubouriens de Paris.

D’autres locutions, de tournure plus suspecte, sont des termes d’argot populaire qu’on trouve également en France dans le parler des basses classes : flanquer des gnioles ; moucher quelqu’un (le battre) ; patine-toi (joue… des pattes), etc. Nous passons condamnation sur ces métaphores peu académiques, d’autant plus aisément que Littré (un académicien pourtant) les admet dans son dictionnaire. Nous ne saurions davantage être étonné ni choqué de retrouver sur les bords du Saint-Laurent, dans la bouche du bon populaire ou des enfants, les abréviations, les pataquès, voire même les « cuirs » et les « velours » qui fleurissent en touffes si drues sur les bords de la Seine : Qué qu’c’é qu’ça, ou (comme l’écrit Victor Hugo faisant parler Gavroche dans son livre des Misérables) Kekseksa ?Où’s que tu vas ?T’as pas d’honte ?V’la t’i pas !Quand’s qu’on vous voira ?

Ces incorrections, contre lesquelles il suffit que les maîtres préviennent les enfants, ne sont pas bien graves et ne risquent pas d’altérer la langue. Et en tout cas la vieille France a bien des motifs de dire à la nouvelle :

   Non ignara mali, miseris succurrere disco.

Quel est, d’entre nos contemporains, l’écrivain qui n’ait pas eu plus d’une fois maille à partir avec l’Académie et avec la syntaxe ? N’est-ce pas Honoré de Balzac qui écrivait au sujet d’un roman aujourd’hui oublié de M. de Latouche : « Un professeur trouverait de mille à quinze cents fautes de français dans les deux volumes. » N’est-ce pas Balzac encore qui donnait ainsi la férule à Alfred de Musset : « M. de Musset est un écrivain trop remarquable pour qu’on ne lui dise pas que fut ne se trouve à aucun temps du verbe aller. Il fait aussi la faute de aussi pour si : aussi veut une comparaison… » Et ce juge si sévère d’autrui ne confessait-il pas lui-même sa propre faillibilité quand il écrivait à son éditeur : « Mon cher Desnoyers, quant aux fautes de français qui nous échappent à tous en général et à moi en particulier, — car plus on écrit et plus on a de chance pour en faire, — il ne faut pas avoir de doutes sur la nécessité où vous êtes de les enlever[5]. »

Pour en revenir au Canada, nous devons être bons princes aussi pour certains idiotismes qui tirent leur légitimité de ce qu’ils désignent des êtres ou des objets propres au pays et qui souvent n’ont pas, dans notre langue, d’équivalents exacts. Les Canadiens distinguent, par exemple, la patate (pomme de terre douce) de la pomme de terre ordinaire. Les tourbillons de poussière de neige que soulève le vent d’hiver, par un phénomène très commun dans ces contrées, s’appellent poudrin aux îles Saint-Pierre et Miquelon, et poudrerie au Canada. On appelle battures les glaces stationnaires sur les bancs de sable ou les roches à fleur d’eau ; bordages, les glaces qui se forment sur le bord des rivières en hiver. Les mêmes circonstances fréquemment renouvelées, jointes à la nécessité d’avoir des vocables spéciaux pour des faits spéciaux, devaient nécessairement amener la création de ces mots nouveaux ; c’est ainsi qu’en Louisiane on appelle bayou ces coulées de terres basses et marécageuses que les Portugais désignent sous le nom d’arroyos et qui ailleurs portent les noms « d’estey » et de « ruisson. » Tout ce qu’on peut demander à ces termes spéciaux, c’est d’avoir une racine, ou tout au moins une tournure, une physionomie française, et c’est la condition que remplissent fort bien, outre les mots que nous avons cités plus haut, les mots suivants qui ont aussi conquis droit de cité dans le vocabulaire canadien : cage ou cajeu pour désigner un train de bois (le mot caiche, terme de marine qui désigne ou qui désignait un petit bâtiment ponté, a pu influer sur la formation de ce mot) ; cordon (quart de corde), mesure pour le bois ; demiard, nom d’une mesure de liquides ; traîne, grand traîneau ; germage, pour désigner une maladie des céréales qui, après avoir été fauchées et mises en javelles, germent sur le sillon ; manchonnier, pour désigner un faiseur de manchons, industrie commune au Canada.

Il y a lieu d’être plus sévère pour d’autres locutions, soit parce qu’elles ne font pas assez honneur à la politesse traditionnelle de notre race, — notamment le mot créatures, employé comme synonyme de femmes ou de jeunes filles, — soit parce qu’elles ont des équivalents plus exacts dans notre langue : embarquement, débarquement, pour désigner le lieu où l’on embarque et débarque, ce que nous appelons, d’une désinence empruntée aux Espagnols : embarcadère ou débarcadère.

Mais tout cela n’est rien, d’autant plus que tous les Canadiens instruits sont prévenus de ces idiotismes et n’ont qu’à s’observer pour en débarrasser leur langage. Rien de ce que nous avons relevé jusqu’à présent n’altère sérieusement le caractère de la langue française. Il en serait autrement et le danger serait bien plus grave si le voisinage des Anglais et le commerce habituel avec les Anglo-Américains venait à influer sur le langage des Canadiens français au point de lui imposer ses mots et ses tournures de phrases, et si par exemple on en venait à écrire du style de ce législateur canadien (M. de Lotbinière fils) qui traduisait ainsi (si l’on peut appeler traduction cette trahison de sa langue !) un texte de Blackstone :

« Les douze juges d’Angleterre sont seulement attendants à la chambre des lords, et au commencement de chaque parlement, ils reçoivent un writ de summons pour y assister[6]. »

Depuis longtemps l’attention des Français d’Amérique a été attirée sur ce danger, et les Canadiens lettrés ne sont pas les derniers à faire la police de leurs journaux et de leurs publications littéraires, pour en extraire et en dénoncer impitoyablement tous les mots qui méritent l’ostracisme.

« Un sage emploi de mots nouveaux, disait l’abbé Maguire (né à Philadelphie), et de mots anglais, lorsque la langue française n’en fournit pas l’équivalent, est permis, commandé même… Mais, hors ces cas extrêmes, l’emploi de mots et de constructions anglaises est un véritable fléau pour la langue. Déjà cet abus a envahi la portion instruite de notre société et y fait des progrès alarmants ; et pour comble de malheur, on porte quelquefois cette licence dans des écrits que d’ailleurs le génie ne désavouerait pas. Quant à l’emploi de mots anglais, là ou il y a des termes français qui leur répondent, c’est une manie insupportable, c’est le comble du ridicule ; et cependant combien de personnes, même d’éducation, qui tombent dans ce défaut ?… Telle dame ne peut manger sa soupe qu’au barley ; tel monsieur vous prie de lui passer un tumbler pour boire du brandy avec de l’eau ; celui-ci vous demande, sans perdre son sérieux, si ces « patates » sont cuites au steam ; celui-là, si vous avez oublié de payer une visite à madame une telle… Qui ne voit la barbarie de ces expressions, l’impertinence d’un tel langage ?… »

C’est surtout à l’égard des mots d’origine normande ou latine que l’anglais tient de la France, mais en les employant souvent dans une acception qui nous est étrangère, qu’il importe d’être sur ses gardes, car la pente est glissante et le terrain particulièrement scabreux. Comme le piège est moins apparent, plus d’un Canadien s’y laisse prendre. C’est ainsi qu’on entendra dans la conversation courante ou qu’on lira même dans les journaux de Québec et de Montréal des expressions comme celle-ci : « Tel avocat est à son office (le mot pris dans le sens d’étude, bureau ou cabinet). Tel orateur a délivré ( prononcé) un discours en adressant (s’adressant à) une large audience (un nombreux auditoire). M. X… a été appelé à la chaire (au fauteuil de la présidence). Un autre a payé la plus grande attention à ce qui était tombé du savant conseil du demandeur, etc.

« Le moindre inconvénient de cet usage regrettable, écrit avec raison M. Chauveau[7], c’est de perdre graduellement notre langue, et il est à craindre qu’on n’en vienne à parler bientôt, comme le font déjà certaines personnes, un langage hybride qui n’est d’aucun pays, d’aucune nation… »

Il est vrai qu’on peut répondre que, de ce côté-ci de l’Atlantique et de la Manche, nous ouvrons nous-mêmes trop largement la porte aux anglicismes et que, soit affectation, soit ignorance, nous nous engouons de tel mot anglais qui a fait son chemin jusqu’à nous sur le dos de quelque traducteur insuffisant, même lorsque nous n’aurions pas de peine à trouver dans notre vieille langue des équivalents qui le vaudraient bien. Nous ne buvons plus à la santé des gens : nous leur « portons des toasts. » Nous allons au steeple-chase en passant devant le Jockey-club. Nous prenons notre ticket, avant d’entrer sur le turf, et nous achetons les journaux illustrés du sport et du high-life, qui nous renseignent sur les jockeys et les bookmakers. Après avoir pris un lunch et mangé ' roastbeefs et beefsteaks au restaurant anglais, nous payons « l’addition » en bank notes. Nous retournons par le tramway ou nous montons en waggon, et nous suivons les rails qui s’engagent sous les tunnels !… Après quoi, contents de notre journée, nous rentrons nous mettre au lit, où nous nous endormons en lisant Paris-journal ou Paris-gazette ! Où irons-nous de ce train-là ? Ah ! grande et noble langue française, comme on t’outrage et te méconnaît, et comme nous souscrivons à ce qu’écrivait un jour Louis Veuillot sur ce sujet :

« Si cette langue transfigurée, qui après avoir eu pour type Rabelais et Marot, avait pu montrer avec un légitime orgueil, comme ses maîtres et ses docteurs, Bossuet et Racine, et derrière ces noms si splendides, une suite si belle de noms fameux ; si cette langue, aujourd’hui déchue, n’offre plus ni la majesté du grand siècle ni même la grâce, la prestesse et la fraîcheur dont l’école gauloise l’avait parée ; si elle n’est plus qu’obscure et fade chez les uns ; dévergondée, bâtarde et sans loi chez la plupart ; si ce grand et beau fleuve, à la fois profond et limpide, répandu maintenant sur les terres, n’est plus qu’un marais pestilentiel ; s’il nous faudra bientôt étudier le français de Bossuet comme une langue morte et celui de nos journaux comme on étudie l’allemand, plus ce malheur est déplorable, plus nous devons chercher à nous rapprocher du beau langage de notre ancienne France. Comme nous devons nous appliquer à bien savoir, il nous faut s’appliquer à bien dire. Cherchons le style ; je m’attache à cette idée. Avant l’invasion des philosophes matérialistes, des orateurs politiques, des journalistes, des traducteurs qui l’ont troublée entièrement, la majestueuse littérature française coulait dans son lit comme un fleuve… Quand la pensée n’est pas digne, elle se débarrasse d’une noble forme qui la gêne et qui ferait ressortir son abaissement ; elle prend le manteau vulgaire et l’allure des rues ; elle s’y fait, et bientôt ne sait plus se revêtir de l’insigne illustre de sa primitive majesté. »

Les Canadiens français pourraient nous donner, sur quelques-unes de ces hérésies de langage dont nous nous sommes laissé pénétrer, de sages et profitables leçons. Plus puristes que nous à certains égards, ils ne disent pas un square, mais un « carré ; » ils ont traduit waggon par « char », rail par « lisse », etc. Ils nous remémoreront, si nous l’avons oublié, que les mots : « désappointement », « retourner » un journal, des éditions « illustrées, » et tant d’autres expressions qu’on emploie journellement à Paris dans la conversation, dans les journaux et dans les livres, sont autant d’anglicismes d’importation récente et qu’une langue châtiée devrait proscrire.

Mais que les Canadiens français nous permettent de le leur dire : cette invasion est beaucoup plus dangereuse pour eux que pour nous. Ce qui n’est chez nous qu’une manie ridicule et vraisemblablement passagère, est pour eux, s’ils n’y prennent garde, un danger permanent. Qu’ils bannissent donc impitoyablement de leur conversation tous les mots anglais qui s’y sont subrepticement glissés et qui deviendraient peu à peu les maîtres de la place. La Fontaine dirait de ces intrus :

Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.

Pourquoi dire : Side-board, tea-board, tea-pot, quand vous avez à votre disposition les mots buffet, plateau, théière, qui sont à la fois très français et très euphoniques ? Pourquoi parler de store, quand nous avons étage, de state-room, quand nous avons salon ? Stool vaut-il mieux que tabouret et préfèrerons-nous slippers à pantoufles ? Dans une satire publiée jadis dans l’Aurore, ce défaut était vertement relevé par un versificateur canadien, qui ne ménageait pas les verges aux délinquants :

La paresse nous fait négliger notre langue.
Combien peu, débitant la plus courte harangue,
Savent bien conserver l’ordre et le sens des mots,
Commencer et finir chaque phrase à propos !
Très souvent, à côté d’une phrase française
Nous plaçons sans façon une tournure anglaise.
Présentment, indictment, empeachment, foreman,
Shérif, writ, verdict, bill, roastbeef, warrant, watchman.
Nous écorchons l’oreille avec ces mots barbares…

Ce ne seraient là que bagatelles ou même élégances, s’il fallait en croire un écrivain français qui a passé au Canada plusieurs années de sa vie, M. Émile Chevalier, et qui concédait aux Canadiens la large licence dont il entendait sans doute user pour lui-même :

« En dépit des puristes, écrivait-il, nous ne craignons pas de dire que l’idiome vernaculaire (?) en Canada, tout altéré qu’il paraisse, a sur les langues vierges un avantage marqué — il formule plus laconiquement et plus exactement. Or, comme la linguistique n’est pas, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, douée d’immutabilité ; comme la progression est une loi universelle, nous ne saurions blâmer ces emprunts que se font journellement des langues sœurs. Quand ils sont judicieux, l’usage ne tarde pas à les légitimer ; quand ils sont vicieux, un ostracisme a promptement fait justice de leur production adultérine. Ne laissez point frelater l’essence de notre langue, mais n’ayez point peur de l’enrichir de parfums exotiques, surtout quand vous y pouvez verser une expression concrète. »

Malgré ce qu’il y a d’ingénieux et ce qu’il peut y avoir de partiellement juste dans cette opinion, nous nous permettrons de donner à nos collatéraux d’Amérique un conseil tout contraire. Qu’ils se défient, par-dessus tout, de ces prétendus « parfums exotiques » qui empoisonneraient leur langue maternelle et qui brouilleraient leurs idées sur la grammaire, la syntaxe et la rhétorique. Qu’ils s’adonnent à la lecture et à l’étude de nos meilleurs auteurs, et parmi nos contemporains nous citerons, tout en craignant d’en omettre : Paul-Louis Courier, ce connaisseur si raffiné de notre vieille langue, Ch. Nodier, Sainte-Beuve, Vinet, Augustin Thierry, Guizot, Thiers, M. Edmond About, M. Marc Monnier, etc. Qu’ils fondent parmi eux, comme c’est, croyons-nous, l’intention des jeunes littérateurs du Canada, des académies qui auront là-bas, comme l’Académie française chez nous, la tâche d’être les gardiennes de la langue et les régentes du bien dire et du bien écrire. Il ne se peut pas, après tout, que deux millions d’hommes qui tiennent à leur origine française comme à une noblesse, et qui savent que noblesse oblige, laissent mutiler ou défigurer la langue de leurs pères, surtout quand cette langue est, de l’aveu des étrangers mêmes, le plus beau véhicule qu’ait eu la pensée humaine depuis les temps de la Grèce et de Rome.

C’est ici ou jamais qu’il faut de « l’intransigeance ». Et comme en pays ennemi les sentinelles d’une armée sont tenues à plus de circonspection et de vigilance dans le service des grand’gardes, ainsi la discipline littéraire doit être plus étroite encore au Canada qu’en France, si l’on veut y préserver la langue immortelle du « grand siècle » des envahissements et des empiétements de la langue voisine. Un alliage hybride serait pour elle la pire des calamités, et mieux vaudrait pour les Canadiens se mettre tout à fait à l’école des Anglais, pour tâcher d’apprendre d’eux les secrets de leur idiome, que de se contenter d’un anglo-français bâtard que renieraient également les compatriotes de Shakespeare et ceux de Corneille.

Mais nos amis du Canada sont sur leurs gardes et font soigneusement, surtout depuis quelques années, l’échenillage de leur langue. Les journaux mêmes, qui, à cause du caractère trop hâtif de leur rédaction et parce qu’ils dépendent des feuilles et des agences anglo-américaines pour mainte source d’informations, étaient trop souvent l’asile de graves incorrections et de choquants anglicismes, commencent à réagir contre cet abus et à exercer les uns sur les autres le contrôle d’une critique d’ailleurs courtoise et attique. À Montréal et à Québec on a fondé des sociétés, des instituts littéraires qui sont comme autant d’hôtels de Rambouillet où se discutent doctement et amicalement des questions de correction et d’élégance littéraires. La plupart des paroisses ont des bibliothèques publiques où se trouvent rassemblés tout au moins les ouvrages de nos écrivains classiques. Le beau succès qu’a obtenu un poète canadien, M. L.-H. Fréchette, qui a remporté, il y a quelques années, le prix de poésie au concours annuel ouvert par l’Académie française, a très heureusement encouragé les jeunes auteurs et stimulé leur effort pour retrouver et employer tous les secrets de leur belle langue nationale. Une courageuse émulation s’est emparée de tous les esprits, et dès à présent on peut augurer que la langue française vivra au Canada autant que notre race elle-même, et qu’elle enrichira le répertoire de notre littérature de productions qui égaleront ou dépasseront même (ce qui ne sera pas toujours bien difficile) les œuvres de nos auteurs contemporains les plus prisés.

Ne vaut-elle pas les sonnets les mieux polis et les quatrains les plus finement ciselés de nos « parnassiens » du jour, cette strophe ailée, d’un essor facile et large, que nous empruntons à un poème de M. L.-H. Fréchette, intitulé : La voix d’un exilé :

Ô ruisseau gazouillant, ô brises parfumées,
Accords éoliens vibrant dans les ramées,
Soupirs mélodieux, sons suaves et doux,
Trémolos qui montez des frais nids des fauvettes,
Voluptueux accords qui bercez les poètes,
   Chants et murmures, taisez-vous !

Nous pourrions citer par centaines des strophes aussi belles, tirées de l’œuvre de ce poète, d’ailleurs jeune encore et qui n’a pas dit son dernier mot. Autour de lui, formant avec lui ce qu’on pourrait appeler la pléiade poétique du Canada contemporain, se range toute une phalange d’inspirés de la muse dont quelques-uns mériteraient de voir leurs noms connus et leurs ouvrages répandus en France : L.-P. Lemay, harmonieux et facile ; Elzéar Labelle, spirituel et caustique ; François Mons ; W. Chapman, dont nous avons lu dans la Patrie plusieurs pièces d’une facture correcte et d’un grand style Octave Crémazie, sans égal pour évoquer, dans une langue d’un rythme sonore et pathétique, ce qu’il appelle lui même :

« Tout ce monde de gloire où vivaient nos aïeux. »

M. Fréchette dit de ce dernier, enlevé trop tôt au culte des lettres : « Son défaut était la négligence. Il ne travaillait pas assez son sujet. De là des faiblesses, des répétitions, une certaine monotonie dans la forme. Mais quelles images ! quelle ampleur de style ! quels coups d’aile magnifiques ! On respire, en le lisant, je ne sais quel parfum de sauvage grandeur. Tantôt sa strophe roule comme un char pesant d’artillerie ; tantôt elle éclate comme une fanfare de cuivre. Parfois elle gronde comme le vent d’hiver dans les forêts du nord, et parfois on croirait entendre les accords majestueux de l’orgue soufflant sous les piliers des vieilles cathédrales. Il y a des pages qui, à elles seules, suffiraient pour faire la réputation d’un poète[8]. »

Si nous voulions, après cette courte nomenclature des principaux poètes canadiens, passer en revue les historiens, les publicistes, les romanciers ou nouvellistes qui, sur les sujets les plus divers, ont manié, avec une parfaite aisance et une dextérité souvent originale, l’admirable instrument de la prose française, ce ne sont plus des alinéas qu’il nous faudrait, mais des chapitres ou même des volumes. On trouvera dans l’ouvrage de M. Lareau : Histoire de la littérature canadienne[9], un catalogue aussi complet et une étude aussi consciencieuse que possible de tous les auteurs qui occupent une place, grande ou petite, au foyer des lettres canadiennes. D’après ce que nous pouvons en juger, à distance et dans l’ignorance où nous sommes d’un trop grand nombre de leurs ouvrages, les plus originaux, parmi les auteurs les plus dignes de figurer au panthéon de la littérature française universelle, sont, pour nous en tenir au présent siècle : dans l’histoire : Michel Bibaud, souvent incorrect et touffu, mais qui a eu l’honneur d’ouvrir le chemin à ses successeurs ; Jacques Viger « appelé le Saumaise ou le bénédictin du Canada » ; Joseph Bouchette, qui en serait le Strabon ; G.-B Faribault, érudit patient et investigateur laborieux qui a laissé un catalogue raisonné et annoté d’ouvrages sur l’histoire de l’Amérique en général et du Canada en particulier ; Garneau, dont l’Histoire, avec des inégalités et des incorrections de style, renferme des beautés de premier ordre et qui gardera le titre que la reconnaissance de ses concitoyens lui a décerné « d’historien national » du Canada ; Maximilien Bibaud, souvent touffu et broussailleux comme son père, mais vif, original et d’une érudition aussi riche que variée ; J.-G. Barthe, auteur d’un livre curieux : Le Canada reconquis par la France, qui a mis en lumière, avec beaucoup de patriotisme, la nécessité de rétablir des relations suivies entre le Canada et son ancienne métropole ; l’abbé Ferland, méthodique et correct, mais sec, froid et souvent partial ; l’évêque, aujourd’hui archevêque, Taché, de qui nous avons des travaux intéressants sur le nord-ouest canadien ; l’abbé Casgrain, auteur de plusieurs biographies ou monographies dont le défaut ordinaire est une emphase qui outre et grossit démesurément les proportions de ses héros ; L.-P. Turcotte, dont l’ouvrage : Le Canada sous l’Union, fournit beaucoup de détails précieux sur la période de l’histoire du Canada qui va de 1840 à 1866 : J.-M. Lemoine ; l’abbé Laverdière, à qui l’on doit une réédition des œuvres de Champlain ; M. Doutre : M. Paul de Cazes ; enfin, M. Benjamin Sulte, qui publie en ce moment même une Histoire des Canadiens français, très riche en documents de toute nature et rédigée dans un esprit de sage libéralisme et d’intelligent éclectisme[10].

Dans la science, ou plutôt dans certains domaines de la science, quelques Canadiens se sont fait une réputation méritée : l’abbé Provancher par ses études sur la botanique et la flore canadienne ; le docteur J.-A. Crevier par ses travaux de météorologie ou d’histoire naturelle. Citons encore : François Joseph Perrault, auteur d’un Traité d’agriculture adapté au climat du Canada, qui est classique en la matière ; le Dr  Meilleur, l’un des maîtres de la science pédagogique au Canada. MM. des Rivières-Beaubien, Jacques Crémazie, Beaudry, Loranger, Doutre, E. de Montigny, Girouard, etc., ont publié des traités estimés de droit et de jurisprudence. M. Étienne Parent, connu surtout comme journaliste, a laissé sa plume incisive et vigoureuse s’exercer sur les sujets les plus divers, mais son goût naturel le portait de préférence vers les questions d’économie politique.

Le roman, le conte, la « nouvelle », ont au Canada comme en France leurs représentants attitrés. Les romanciers canadiens, disons-le à leur honneur, ne sacrifient pas au goût malsain de tant de nos romanciers de ce côté de l’Océan, qui, sous prétexte de peindre la nature ou les réalités de la vie, entraînent trop souvent leurs lecteurs dans les ruisseaux des halles ou dans les boues des égouts.

Le roman canadien est honnête, ce qui est une première, et chez nous trop rare qualité. Il a pour horizons les vastes étendues de l’Amérique, pour cadre les forêts de la Nouvelle-France aux poétiques aspects, pour thème ordinaire les légendes ou les histoires du temps passé, les aventures des coureurs de bois et des voyageurs des « pays d’en haut », les mœurs des guerriers indiens et les ordinaires intrigues d’amour sans lesquelles il n’est guère de fiction romanesque. On cite parmi les plus féconds ou parmi les plus inventifs dans ce genre d’écrits : MM. Joseph Doutre, P.-J.-O. Chauveau, H.-Émile Chevalier, que son séjour de plusieurs années au Canada avait presque naturalisé canadien, C.-B. de Boucherville, J.-C. Taché, Aubert de Gaspé, Lajoie, Napoléon Bourassa, Faucher de Saint-Maurice, Charles Deguise, Joseph Marmette, R. Legendre, A.-B. Bouthier, Chartrand (ce dernier actuellement lieutenant aux zouaves dans notre armée d’Afrique), etc.

Mais, comme on doit s’y attendre dans un pays neuf, écrit M. de
Lamothe, la plus grande partie des écrivains canadiens français se sont adonnés au journalisme qui a pris, eu égard au chiffre de la population, des proportions tout américaines. » (Le journalisme, comme le barreau, n’est souvent d’ailleurs qu’un tremplin pour parvenir aux hautes situations politiques et parlementaires.) « L’Évènement de Québec, écrit encore M. de Lamothe, a pour rédacteur M. Hector Fabre, aujourd’hui sénateur fédéral, et certainement l’un des plus charmants esprits du Canada. La verve toute gauloise, mélangée d’une pointe de scepticisme railleur, avec laquelle il sait fustiger ses adversaires politiques, sans jamais descendre jusqu’à l’injure brutale et violente, si familière, hélas ! à la plupart des journalistes de son pays, lui assure une place à part dans la presse politique canadienne et dans le parti libéral auquel il appartient.
Le Journal de Québec était rédigé en 1873 par M. Cauchon, écrivain quelquefois dur et incorrect, mais d’une grande énergie. M. Cauchon, vrai fils de ses œuvres, jadis l’un des chefs du parti conservateur, et depuis rallié aux libéraux, a joué et joue encore un grand rôle dans l’histoire parlementaire de son pays[11].

Il y a lieu de citer encore parmi les publicistes ou les journalistes canadiens de marque : du côté libéral, M. Louis Dessoulles, l’un des principaux fondateurs de « l’Institut canadien » qui fut longtemps le principal centre du libéralisme au Canada ; M. Étienne Parent, que nous avons déjà nommé ; M. Michel Darveau ; M. H. Beaugrand, directeur de la Patrie ; M. L.-O. David, rédacteur de la Minerve ; M. Aubin ; M. Arthur Buies ; M. L.-H. Fréchette, car ce poète est doublé d’un journaliste du meilleur aloi ; du côté catholique ou ultramontain : l’abbé J.-S. Raymond, M. de Bellefeuille, le Dr  Hubert Larue, M. Villeneuve, etc. En dehors de cette classification en partis politiques, on peut citer encore M. Stanislas Drapeau, connu par ses études sur les questions d’immigration et de colonisation, M. J.-C. Marchand, M. Joseph Royal et M. Provencher ; M. Dansereau, fondateur du Journal du Commerce et du Journal du Dimanche ; M. J.-C. Langelier, auteur d’une Esquisse sur la Gaspésie et de quelques autres études intéressantes ; M. Elzéar Gérin, ancien collaborateur du Journal de Paris ; M. Ernest Gagnon, à qui l’on doit un recueil de chansons populaires du Canada ; M. Oscar Dunn, « écrivain très français et très patriote, malgré l’apparence saxonne de son nom (dit de lui M. Lamothe) et qui, dans une excellente publication pédagogique, le Journal de l’instruction publique, fait une guerre incessante aux locutions hasardées ; » MM. D.-H. Sénécal, Turcotte, Adolphe Ouimet, Deulles, Mousseau, Alph. des Jardins, Letendre, Renault, Levasseur, Lusignan, Gelmas, ces derniers directeurs ou collaborateurs des principales feuilles locales de la province de Québec.

On le voit par cette longue liste d’auteurs, que nous aurions pu faire plus longue encore, le Canada français ne manque ni de journaux, ni de brochures, ni de romans, ni de pièces de théâtre (M. Fréchette à lui seul en a composé plusieurs), ni d’ouvrages de longue haleine ou de docte érudition. Sans vouloir surfaire les écrivains que nous avons nommés et qui sont les premiers à reconnaître leurs défauts, on peut dire qu’ils soutiennent dignement, de l’autre côté de l’océan, le bon renom des lettres françaises. Pour assurer l’avenir de la langue française dans l’Amérique septentrionale, il était indispensable qu’une littérature indigène s’y formât, et ce n’est même pas un mal que cette littérature ait un goût ou un parfum de terroir qui la distingue, à son avantage, des excentricités et des vulgarités où se complaît le « naturalisme » de tels et tels de nos écrivains du jour, corrupteurs de la langue et du goût, quand ce n’est pas tout d’abord de la morale. Cette littérature existe dès à présent au Canada ; elle a tous ses organes ; et quoiqu’elle doive longtemps encore, selon toute apparence, être tributaire de la France pour l’étude de nos inimitables classiques et le choix des plus parfaits modèles dans tous les genres littéraires, elle a déjà une vie propre et indépendante, une inspiration souvent originale et prime-sautière. Rien ne dit même que cette région lointaine de la France d’Amérique ne sera pas quelque jour, si le flambeau de notre génie national s’obscurcissait et si des souffles pestilentiels venaient à l’éteindre, le foyer où se ravivera, plus étincelante et plus lumineuse, la flamme de notre littérature immortelle.


  1. Cette étude a déjà paru dans la Bibliothèque universelle et Revue Suisse (Livraison d’août 1883). Mais nous avons pensé qu’elle offrirait quelque intérêt pour les lecteurs de notre Histoire du Canada et nous la reproduisons ici.
  2. L’usage prévaut aujourd’hui en France de dire : « aller au Canada, séjourner au Canada, » comme nous disons : aller au Japon, séjourner au Brésil. Cependant l’expression : « en Canada », usitée couramment encore par les Canadiens français, nous paraît également correcte et peut être défendue, non seulement par l’exemple de d’Olivet, de Champlain, de Lescarbot et des autres auteurs du XVIIe siècle qui écrivaient : « retour en Canada », « arrivée en Hochelaga », etc., comme ils disaient : « aller en Alger » ; mais par les locutions analogues qui sont encore employées en France, même pour des noms de pays masculins. Rien n’empêche, en effet, qu’on n’écrive aujourd’hui : « aller en Danemark, voyager en Portugal, en Haïti », etc.
  3. Fables, livre III, fable XVII.
  4. Cette réflexion s’applique à l’abus qui consiste à faire sentir les consonnes finales dans les noms propres et dans un certain nombre de noms communs : a l’endroit, prononcé a l’endroite.

    Mais en France même, la règle est-elle bien établie pour ce qui regarde la consonne finale, et la tendance générale n’est-elle pas de prononcer, comme on écrit : un filsss, des oursss, des cerfffs, au lieu de dire un fi, des our’, des cer’, comme faisaient nos pères et comme on devrait encore faire aujourd’hui, d’après le conseil de Littré.

    Ce qui est plus grave à la charge des Canadiens, c’est de dire icite pour ici et même pour ci : ce mois-icite, cette année-icite. Mais ne soyons pas implacables ! on en entend bien d’autres dans nos provinces et à Paris même.

  5. L’auteur du Cousin Pons et des Parents pauvres avait plus raison qu’il ne pensait, car c’est par centaines qu’on pourrait relever les incorrections dans ses ouvrages. Un écrivain canadien, M. Maximilien Bibaud, a fait ce travail pour quelques-uns de ses romans. Il a trouvé dans la Vieille fille : « … Tant elle craignait de laisser apercevoir dans son regard le sentiment qui la poignait. — L’abbé de Sponde avait sourdement moyenné ce mariage. — Cette pensée lui becqueta bien le cœur. — Consulte donc avec lui sur ce qu’il faut faire. — Dubousquet, ce grossier républicain, animé par une volonté drue. » Dans la Fille d’Ève : — « Jamais une des femmes qui souhaitait quelque malheur à Vendenesse, ne faillait à lui répondre. — Sa robe de voyage en stoff commun ». etc.
  6. Cité par Maximilien Bibaud, dans la brochure intitulée : Le mémorial des vicissitudes et des progrès de la langue française en Canada. Montréal, 1879. Cette curieuse brochure est un trésor où nous avons puisé à pleines mains pour enrichir cette étude.
  7. Ci-devant ministre de l’instruction publique de la province de Québéc ; aujourd’hui membre du conseil des ministres de la « Puissance du Canada. »
  8. Cité par Edmond Lareau : Histoire de la littérature canadienne. Montréal, 1874.
  9. Montréal, 1874.
  10. Montréal. Wilson et Cie. L’ouvrage est orné de lithographies. Il formera, complet, une quarantaine de livraisons à 60 centins (3 fr.). Les trente premières sont en vente. La presse cléricale du Canada a vivement attaqué M. Benjamin Sulte à l’occasion de quelques-uns de ses jugements ; mais notre confrère a eu facilement raison de ces attaques de ses détracteurs.
  11. Cinq mois chez les Français d’Amérique, page 34.