Histoire du Canada, tome IV/Livre XV/Chapitre II

Imprimerie N. Aubin (IVp. 167-182).

CHAPITRE II.




PREMIER PROJET D’UNION.

1823-1827.


L’Union des deux Canadas désirée par les Anglais de Montréal. — Ellice est leur agent. — Histoire de la fortune de ce marchand. — Le bill d’union amené secrètement devant le parlement impérial. — Parker donne l’alarme. — Sir James Macintosh et sir Francis Burdett avertis arrêtent le bill dans la chambre des communes. — Nature de ce bill. — Il est ajourné. — Sensation que la nouvelle de son introduction dans le parlement fait dans les deux Canadas. — Pétitions contre : M.M. Papineau et Neilson députés à Londres. Habile mémoire qu’ils présentent au gouvernement. — Les ministres abandonnent la mesure. — Paroles d’Ellice à M. Papineau. — Appréciation d’Ellice par sir James Macintosh. — Opinion de sir Francis Burdett sur l’union. — Entrevues de M. Papineau avec lord Bathurst. — Opinion des hommes d’état sur la durée de l’union des États-Unis. — Montant de la défalcation de Caldwell. — Affaires religieuses. — Lord Dalhousie passe en Angleterre et revient à Québec. — Refus des subsides. — Discours insultant de ce gouverneur en prorogeant le parlement.


L’Union avait été de tout temps la pensée secrète du parti anglais de Montréal, dont l’hostilité contre les anciens habitans augmentait tous les jours avec le désir de les dominer. L’avarice autant que l’ambition entretenait cette haine qui trouvait de la sympathie en Angleterre à la faveur des préjugés nationaux et des calomnies. Ce parti avait exclusivement l’oreille du peuple anglais ; le bureau colonial recevait toutes ses inspirations de lui, et les gouverneurs se jetaient presque toujours dans ses bras pour l’avoir pour ami et s’assurer de ses bonnes grâces à Londres, où les Canadiens étaient regardés comme des espèces d’étrangers. De là le motif de leur antipathie pour ces derniers et de leur chambre d’assemblée.

On a pu voir depuis l’arrivée du comte de Dalhousie que sa marche a été régulière et comme toute tracée d’avance. Son dernier mot est dit dans son premier discours aux chambres ; aucune concession n’est accordée, et les résolutions de l’assemblée ne sont recueillies que pour servir de pièces dans le grand procès qu’on se propose de lui intenter devant les communes d’Angleterre avant de la détruire. De là la situation des choses en 1822, refus des subsides et querelles avec le Haut-Canada.

De deux points et pour des motifs différens partaient des accusations contre l’assemblée où l’esprit, les sympathies et l’intérêt de l’ancienne population s’étaient réfugiés. Le parti britannique le plus exclusif avait toujours voulu l’union pour noyer la population française, et c’est pour ce motif que M. Lymburner protesta en son nom à la barre de la chambre des communes contre la division de la province en 91. Lorsque M. Papineau le vit en 1823, en qualité d’ancien ami de son père et d’homme instruit et lettré comme lui, pour l’intéresser aux requêtes des Canadiens, sachant qu’il avait changé d’opinion, il répondit à lui et à M. Neilson qui l’accompagnait : « J’ai plusieurs lettres de mes anciens amis en Canada, qui s’appuyant de ce que j’ai dit en leur nom comme au mien contre la division de ce pays en deux provinces. Cette division fut une erreur. L’amalgamation des deux populations eût été plus rapide sans elle. Mais il y aurait maintenant de l’injustice à la faire disparaître. Elle a fortifié des habitudes et des intérêts distincts, elle a donné naissance à une législation séparée. J’ai répondu que loin de les appuyer, je les opposerais et que j’emploierais mon influence auprès des hommes publics que je connaissais pour faire échouer leur tentative, parce que le gouvernement se mettrait par là en contradiction avec lui-même et se rendrait odieux en Amérique. » Si M. Lymburner était maintenant contre l’union, d’autres l’avaient remplacé dans son ancienne idée. On sait que la compagnie du Nord-Ouest jouissait d’une influence locale assez grande à Londres. Cette compagnie était dirigée en Canada par M.M. Richardson et McGill, deux des chefs les plus exagérés du parti anglais. M. Ellice, dont le père avait fait autrefois un grand commerce dans ce pays, et qui y avait acheté de la famille Lotbinière, la seigneurie de Beauharnois, avait été commis chez eux. Par le chapitre des accidens, Ellice était devenu un homme important à Londres. Du Canada, il était passé aux Îles. Là il avait épousé une des filles du comte Grey, veuve d’un officier de l’armée. Quelques années plus tard, lord Grey se trouvait l’homme le plus puissant du parti whig, et M. Ellice, par contre coup, quoique d’un esprit fort ordinaire, se trouvait par son alliance en possession d’une grande influence. Whig en Angleterre, il devint entremetteur des torys du Canada avec le ministère tory à Londres, pour détruire l’œuvre de Pitt, et il détermina le ministère à précipiter son projet et à présenter, en 1822, le bill d’union aux communes, qui étaient sur le point de l’adopter pour ainsi dire par surprise, la chose se faisant sans bruit, lorsque par hasard un M. Parker en eut connaissance.

Parker sans être un homme de talent ni d’influence, portait une haine mortelle à Ellice, qu’il accusait de diverses fraudes dans ses transactions commerciales avec lui et avec d’autres marchands. Il vivait retiré en Angleterre avec une fortune qu’il avait acquise dans le commerce canadien, lorsqu’il apprit que le bill d’union soumis au parlement, était plutôt l’œuvre d’Ellice que du ministère. Il courut aussitôt dire à Downing Street qu’ils étaient les dupes d’un fripon sans pouvoir se faire écouter. Il fut plus heureux auprès de sir James Macintosh, sir Francis Burdett et de quelques autres membres des communes. Une opposition se forma et arrêta le bill à sa seconde lecture. C’est à cette occasion qu’on entendit proférer ce langage singulier dans un pays libre, par un organe du cabinet, M. Wilmot. « Je vous supplie de passer ce bill immédiatement ; si vous attendez à l’an prochain, vous recevrez tant de pétitions pour protester contre la mesure, qu’il sera fort difficile de l’adopter quoiqu’utile qu’elle puisse être à ceux qui s’y opposent par ignorance ou par préjugé. D’ailleurs elle est indispensable pour faire disparaître les difficultés qui existent entre l’exécutif et l’assemblée. » Malgré cette supplication pressante, sir James Macintosh et ses amis persistèrent dans leur opposition et firent renvoyer le bill à l’année suivante.

Ce bill tranchait largement sur les libertés coloniales en général et sur celles du Bas-Canada en particulier. Il donnait à celui-ci une représentation beaucoup plus faible qu’au Haut. Il conférait à des conseillers non élus par le peuple le droit de prendre part aux débats de l’assemblée. Il abolissait l’usage de la langue française. Il affectait la liberté religieuse et les droits de l’église catholique. Il restreignait les droits des représentans touchant la disposition des impôts. Ce bill paraissait enfin dicté par l’esprit le plus rétrograde et le plus hostile. Il réduisait le Canadien français presqu’à l’état de l’Irlandais catholique. Le peuple libre qui se met à tyranniser est cent fois plus injuste, plus cruel, que le despote absolu, car sa violence se porte pour ainsi dire par chaque individu du peuple opprimant sur chaque individu du peuple opprimé toujours face à face avec lui.

La nouvelle de l’introduction secrète pour ainsi dire de ce bill dans les communes, fit une immense sensation en Canada. L’on cria à la perfidie, à la trahison ; et il ne resta plus de doute sur les motifs de la résistance du bureau colonial dans la question des subsides. On vit dès lors le but qu’il voulait atteindre. Mais il y avait encore quelque bienveillance pour nous en Angleterre.

Les journaux torys qui avaient gardé le silence jusque là, donnèrent, au mot d’ordre, le cri d’approbation, auquel les journaux libéraux répondirent en donnant l’éveil aux habitans, dont les institutions, les lois et la langue se trouvaient menacées d’une manière si inattendue. Toute la population s’agita d’un bout du pays à l’autre. On tint des assemblées publiques, on organisa des comités dans toutes les localités, pour protester contre la conduite du gouvernement de la métropole, et pour préparer des pétitions au parlement impérial et les faire signer par le peuple. Montréal et Québec donnaient l’exemple. Le jour de l’assemblée à Québec, les partisans de l’union se réunirent à Montréal sous la présidence de M. Richardson. Plusieurs assistans prononcèrent des discours dans lesquels ils s’abandonnèrent à tous les sentimens de haine qu’ils portaient aux anciens habitans, et que plusieurs avaient dissimulés longtemps, surtout ce même Stuart que la chambre avait désigné tant de fois pour être son agent en Angleterre, et qui vint donner le démenti à tous les sentimens qu’il avait professés avec ardeur jusque-là. « Les raisons des Canadiens, dit-il, ne peuvent être fondées que sur des préjugés qu’il faut extirper, ou sur des intérêts locaux qui ne doivent pas entrer dans la considération de la question, » comme si la langue, les lois, les institutions d’un peuple, « observait le Spectateur, pouvaient être mis au rang des préjugés. » Une partie des habitans des townships nouvellement établis sur les limites des districts des Trois-Rivières et de Montréal, sur la frontière américaine, imitèrent leurs compatriotes de Montréal. Mais il n’en fut pas de même dans le Haut-Canada. La majorité des habitans se prononça formellement contre l’union. Partout ils déclarèrent qu’ils étaient satisfaits de leur constitution, qu’ils désiraient la transmettre intacte à leur postérité, et que le bill introduit dans les communes anglaises, loin de les accroître restreignait leurs droits et leurs libertés. Ce langage déconcerta les unionnaires, qui commencèrent après quelque temps d’attente à perdre espérance.

Cependant les pétitions des Canadiens se couvraient de signatures. Bientôt elles en portèrent plus de 60,000 provenant des cultivateurs, des seigneurs, des magistrats, des ecclésiastiques, des officiers de milice, des marchands. Au contraire de celles de leurs adversaires, elles exprimaient dans un langage digne et modéré, qui faisait voir que l’on ne voulait s’appuyer que sur le nombre et sur la justice. Elles n’avaient besoin d’ailleurs que d’exposer la vérité avec le calme et la gravité que demandaient l’importance de leurs motifs, la sainteté de leur cause, pour porter la conviction dans le cœur des juges d’un peuple qu’on voulait proscrire sans l’entendre. Toutes ces adresses furent envoyées à Londres en attendant la réunion de la législature, qui devait parler à son tour au nom de tout le pays. Elles étaient portées par M. Papineau et M. Neilson, deux de ses membres les plus distingués et les plus populaires, qui furent chargés aussi de celles du Haut-Canada. Sans attendre le résultat des mesures du ministère, le gouverneur convoqua le parlement pour le commencement de janvier (1823,) et en l’absence de M. Papineau M. Vallières de St.-Réal fut porté à la présidence de l’assemblée, qui s’occupa aussitôt de l’union, contre laquelle elle passa les résolutions les plus énergiques.

M. Ogden, le chef et l’orateur de l’opposition, proposa un amendement en faveur de l’union. « Les Canadiens, disait-il, ne peuvent avoir aucun sentiment hostile contre des sujets d’un même souverain, par conséquent aucune répugnance à adopter la langue, les habitudes et le caractère de cette grande famille, et à former dans l’intérêt commun une seule province des deux. L’union de l’Angleterre avec l’Écosse avait eu un résultat fort heureux ; les intérêts des habitans des deux Canadas devaient être les mêmes. Il fallait détruire les préjugés mal fondés pour assurer la bonne harmonie. Il n’était pas nécessaire d’expliquer ce qui avait causé l’alarme produite par la mesure amenée devant la chambre des communes ; elle était connue du gouvernement. C’était la jalousie, c’était le manque de confiance dans l’honneur et la droiture du pouvoir, qu’on entretenait malheureusement avec trop de succès parmi les hommes ignorans et inconsidérés ; et il était quelquefois du devoir des législateurs de chercher le bonheur du peuple même malgré lui. » Les imprudens et les ignorans dans le langage de M. Ogden, c’étaient les Canadiens-français qu’il voulait régénérer comme l’avaient été ses pères. Celui qui prenait ainsi le langage de l’insulte, et qui taxait d’ignorance le sentiment de la nationalité si profondément gravé dans le cœur de tous les peuples, était le descendant d’un des deux Hollandais qui contractèrent en 1632 pour bâtir les murs d’une église à New-Amsterdam pour la somme de 1000 piastres. Ils ne pensaient pas, sans doute, qu’un de leurs descendans, chassé de leur pays, parlerait ainsi d’un peuple planté en Amérique par le grand roi Louis XIV, le terrible voisin de leurs ancêtres. L’amendement de M. Ogden, que le président refusa de recevoir parcequ’il était en opposition directe avec les résolutions qui venaient d’être adoptées, ne rallia que trois voix lorsque son auteur appela à la chambre de la décision du fauteuil.

Pendant que partout en Canada l’on se levait et protestait contre cette mesure, les townships de l’Est se plaignaient que leurs intérêts étaient négligés, excités par les affidés du château. Ils demandèrent à être représentés dans l’assemblée, et lord Dalhousie recommandait l’intervention du parlement impérial pour satisfaire leurs vœux. Il approuvait en même temps le conseil d’avoir rejeté le bill passé par la chambre, pour augmenter la représentation générale.[1] On ne savait enfin quel moyen prendre pour diminuer, pour neutraliser le nombre des représentans Canadiens et augmenter celui des Anglais, quoique la proportion de ces derniers fût déjà bien plus élevée que celle des habitans de leur origine, dans la population entière.

On s’attendait que la question des subsides allait revenir sur le tapis et amener la répétition des débats qui troublaient le pays depuis tant d’années ; mais contre l’attente de bien du monde, elle reçut une solution temporaire. Le gouvernement sépara dans les estimations qu’il transmit à l’assemblée, la liste civile des autres dépenses. Cette distinction déplut aux deux partis ; mais à l’aide de termes généraux susceptibles de différentes interprétations, on ménagea les prétentions hostiles et le bill des subsides passa. Le conseil à qui la main avait été forcé probablement par quelque influence supérieure, déclara qu’il n’y donnait son concours dans le moment qu’à cause des circonstances dans lesquelles se trouvait le pays ; mais qu’il ne le ferait pas à l’avenir. Ce corps recevait alors un terrible choc de la grande débâcle du receveur-général, l’un de ses chefs, dont la banqueroute jeta un moment l’épouvante et la confusion dans leur camp. Depuis longtemps la chambre soupçonnait sa défalcation par les grands travaux et le grand commerce de bois qu’il faisait, les nombreux moulins qu’il élevait partout et qui devaient entraîner des dépenses auxquelles ses propres capitaux n’auraient pu suffire. L’un des principaux motifs de l’assemblée en persistant dans sa résolution sur les subsides, était de forcer le gouvernement à mettre au jour la véritable situation des finances. L’opposition qui connaissait son but mettait tout en œuvre pour la faire échouer. Les chefs de cette opposition, amis intimes du receveur-général, partageant ses festins et son opulence, sans connaître peut-être ses vols, étaient portés par sympathie de caste à le soutenir dans ses prétextes et dans les raisons qu’il voulait bien donner pour refuser de fournir à l’assemblée les renseignemens qu’elle demandait. Mais chaque chose à son terme, et Caldwell fut obligé en 1822, de déclarer qu’il n’avait plus d’argent pour subvenir aux dépenses du reste de l’année. La chambre ne manqua pas une occasion qui venait si à propos pour justifier ses prétentions. Elle déclara que le receveur-général devait avoir au moins £100,000 entre les mains, et qu’elle ne pouvait sanctionner aucun remboursement pour favoriser des opérations inconstitutionnelles. Ce refus qui en toute autre occasion eut amené une crise, fut reçu presque sans mot dire par l’exécutif, qui voulait éviter un éclat et qui témoigna contre son ordinaire toute sa satisfaction du résultat de la session, résultat dit le gouverneur qui faisait honneur aux membres et qui serait utile au pays. Mais en même temps, il ôtait le titre de Gazette officielle au journal de M. Neilson fils, et le transférait à une nouvelle feuille qu’il faisait mettre sur pied, afin de punir le fils des indiscrétions du père, et d’avoir un organe de son choix et sur la dépendance duquel il put toujours compter, pour communiquer ses vues ou défendre ses mesures devant le public. On voulait imiter l’Angleterre ; mais à Londres le ministère qui a ses journaux pour soutenir sa politique, est responsable aux chambres, de sorte que ces journaux ne sont après tout que les organes d’un parti politique qui a la majorité et qui possède le pouvoir pour le moment. En Canada, la responsabilité n’existant pas, et le gouvernement n’étant ostensiblement soutenu par aucune majorité, le journal ministériel loin d’avoir de l’influence devait la perdre du moment qu’il défendait une politique qui ne s’accordait pas avec l’opinion publique, et c’est ce qui arriva.

Cependant MM. Papineau et Neilson étaient reçus à Londres avec tous les égards qu’une métropole peut accorder à une colonie. L’unanimité des Canadiens avait d’abord arrêté le cabinet, et l’avait engagé ensuite à retirer sa mesure. Dès la première entrevue de MM. Neilson et Papineau avec le sous-secrétaire des colonies, M. Wilmot, à Downing Street, ils en eurent l’assurance. Après quelques discussions, ces agens lui dirent qu’ils allaient voir le plus grand nombre possible de membres du parlement pour leur faire connaître l’opposition générale du pays. M. Wilmot feignant de balancer, leur dit enfin : « Restez tranquilles ; ne faites part à personne de ce que je vais vous annoncer ; le gouvernement ne veut pas de fracas dans le parlement au sujet de l’union ; elle ne sera pas amenée dans cette session. » Ils s’empressèrent d’aller communiquer cette réponse à sir James Macintosh, qui les félicita sur la tournure que prenait leur affaire, et qui leur dit qu’ils pouvaient s’en rapporter à la parole du cabinet.

Les agens avaient déjà sollicité l’appui du chef du parti appelé les Saints, composé de méthodistes et autres dissidens ; ils n’allèrent pas plus loin, et sur la demande du secrétaire colonial ils présentèrent un mémoire qui renfermait les raisons du Canada contre la mesure et réfutait celles de ses partisans.[2]

Nous nous étions flattés, disaient-ils, qu’il ne serait pas nécessaire de faire part au gouvernement de nos observations sur une mesure que les neuf-dixièmes des habitans et toutes les autorités constitutionnelles de la colonie répudient comme remplie des plus graves dangers. Nous prenons la liberté de remarquer, que quoique l’on ait demandé l’approbation du Haut-Canada, il l’a refusée comme le prouvent les requêtes de ses habitans, dont la majorité repousse l’union. La population du Bas-Canada est estimée à cinq cent mille âmes, celle du Haut à cent vingt mille. Le nombre d’hommes de seize à soixante ans dans les deux provinces est d’environ cent mille, dont près de soixante-dix mille ont réclamé contre la mesure. Si un petit nombre d’individus l’ont appuyée par leurs requêtes, on doit faire attention que personne dans l’une ni dans l’autre colonie, avant que l’on y eût appris l’existence du bill actuel, ne l’avait sollicitée, ni n’avait découvert les maux qui la rendent nécessaire selon ses auteurs.

Les agens s’étendirent ensuite sur la fidélité des Canadiens, qui avaient défendu l’autorité métropolitaine lorsque toutes les colonies anglaises de l’Amérique se révoltaient ; sur la différence qu’il y avait entre la société en Angleterre et la société en Canada ; sur les dangers de faire des changemens contre le gré des habitans. Ils exposaient qu’il était évidemment utile pour des législatures locales et subordonnées que leurs limites ne fussent pas trop étendues ; que la distance entre le golfe St.-Laurent et la tête du lac Huron était de plus de 500 lieues ; que le climat variait beaucoup dans cette vaste étendue de pays, et que par conséquent les communications étaient très difficiles et très dispendieuses surtout l’hiver, tandis que dans la même étendue de territoire, l’Union américaine comptait sept états distincts pour la facilité du gouvernement et de la législature.

Ce n’est pas seulement à cause des distances et des différences de climats et de saisons, ajoutaient-ils, que la mesure préjudicierait aux intérêts des Canadas. C’est un fait constant que non-seulement les lois qui règlent la propriété et les droits civils dans les deux provinces, mais les coutumes, les habitudes, la religion et même les préjugés différent essentiellement. Les habitans tiennent fortement à toutes ces choses, dont la jouissance leur a été solennellement garantie par la Grande-Bretagne. Le plus sage, le plus désintéressé, le plus savant législateur, pourrait à peine fondre leurs codes en un seul sans danger pour les propriétés acquises sous ces lois différentes. MM. Neilson et Papineau faisaient alors une revue des différens articles du bill d’union ; de la composition du conseil législatif et de la chambre d’assemblée, où le Haut-Canada devait avoir une représentation trois fois plus considérable que celle du Bas, eu égard à sa population ; de la qualification pécuniaire trop élevée des membres ; de la taxation inégale. La clause aussi qui autorisait le gouverneur à nommer des conseillers exécutifs qui auraient droit de siéger et de discuter mais non de voter dans l’assemblée, était à leurs yeux une déviation singulière de la constitution anglaise, et ils ajoutaient que celle qui proscrivait la langue française avait excité de vives réclamations. La langue d’un père, d’une mère, de sa famille, de ses amis, de ses premiers souvenirs, est chère à tout le monde disaient-ils, et cette intervention inutile dans la langue du peuple du Canada était vivement sentie dans un pays où cette langue avait été, sans contredit, une des causes qui avaient le plus contribué à conserver cette colonie à la Grande-Bretagne à l’époque de la révolution américaine.

Les députés protestèrent aussi contre la clause du bill qui tendait à faire nommer les curés catholiques par le gouverneur et l’évêque conjointement contre toute loi, contre tout usage même dans l’église protestante, et finissaient par demander que si l’on se proposait plus tard de reprendre la mesure, il fut ordonné au gouverneur de faire faire un recensement et de faire passer une loi dans le Bas-Canada pour nommer des commissaires chargés de venir en Angleterre soutenir la constitution canadienne. Le gouvernement cherchait toujours, comme on voit, à usurper le pouvoir ecclésiastique en s’emparant de la nomination des curés, et à mettre le clergé catholique dans sa dépendance. Mais la religion plus forte que les choses temporelles et la politique, mettait un obstacle infranchissable à l’ambition et aux préjugés du bureau colonial. Cette tentative indique encore une fois la source où sir James Craig puisait ses inspirations, et qu’en religion comme en politique, les désirs secrets de la métropole étaient toujours la destruction de toutes les anciennes institutions canadiennes.

En présence d’une opposition aussi générale quant à l’opinion, et aussi puissante quant à la logique et à la justice, le ministère dut retirer sa mesure. Mais n’osant plus se fier à lui après tout ce qui s’était passé, malgré ses assurances qu’elle serait laissée là pour la session, il fut convenu entre les deux agens que M. Papineau resterait à Londres jusqu’à la prorogation, de peur de quelque surprise.

C’est vers ce temps-ci, qu’un soir M. Papineau étant à table chez un ami avec M. Ellice et M. Stuart, l’agent des unionnaires, la conversation tomba sur le Canada. Ellice lui dit : « Vous avez l’air bien tranquille ; je crois savoir de bonne source que le cabinet vous a donné l’assurance que la mesure ne reviendrait pas sur le tapis ; mais elle y reviendra ; je déshonorerai les ministres, j’ai leur parole en présence de témoins. » M. Papineau et M. Neilson inquiets allèrent voir aussitôt sir James Macintosh, qui leur répondit de ne pas s’alarmer ; « que M. Ellice était un bavard (braggadocio) sans poids ni influence. Il n’osera jamais agir aussi follement qu’il a parlé. Par l’entremise de quelques uns de mes amis, je saurai refroidir son ardeur. Nous ne le voyons que parce qu’il est le gendre du comte Grey. »

Plus tard, M. Papineau rencontra chez M. Ellice sir Francis Burdett. La discussion ayant été ramenée sur le tapis, M. Papineau réussit à faire dire à sir Francis, que si la majorité en Canada était aussi grande et aussi hostile à l’union qu’il l’assurait, c’était compromettre le parti whig que de le faire agir contre ses professions si souvent répétées de respect pour les vœux des majorités, et qu’il fallait l’abandonner. « Non, dit Ellice, c’est une majorité ignorante, fanatisée par les prêtres. » Il attaqua violemment le séminaire de Montréal, les lods et ventes, et avoua qu’il s’occupait avec M. Stuart d’un bill pour changer la tenure seigneuriale, espérant tirer meilleur parti de sa seigneurie de Beauharnais sous un nouveau régime.

M. Papineau eut deux entrevues avec lord Bathurst lui-même. Le ministre des colonies se réjouissait de la probabilité de la dissolution de l’Union américaine. Son opinion était partagée par sir Francis Burdett, sir James Macintosh et M. Hume, mais ceux-ci pour s’en affliger ; l’histoire était là ; elle prouvait qu’un si vaste territoire n’avait jamais pu subsister en république. Lorsque les whigs remontèrent au pouvoir après la loi de réforme, M. Ellice devint un homme tout puissant pour le malheur du Canada. Il visitait Montréal en 1837 peu de temps avant les troubles, et avoua à M. Papineau qu’il était sollicité de reprendre le projet de l’union. Chaque fois, depuis le commencement du siècle, que le pays demandait une réforme on le menaçait de l’union, et l’on n’accordait rien. On attendait sans doute pour consommer ce pacte que la population anglaise du Haut-Canada réunie à celle du Bas, eût la majorité sur les Canadiens-français, afin de les noyer sans paraître faire d’injustice.

La décision de l’Angleterre semblait devoir calmer les esprits en Canada et ramener l’harmonie entre les différentes branches de la législature ; mais rien n’était changé au fond, et la cause des dissensions restait toujours la même. Aussi allons-nous voir bientôt les mêmes difficultés recommencer avec plus d’ardeur que jamais. L’insolvabilité du receveur-général était arrivée à propos pour faire condamner tout le système administratif. Le gouverneur qui prévoyait l’effet de cette catastrophe financière, n’avait levé qu’un coin du voile à la fois pour diminuer la sensation que cette nouvelle annoncée tout à coup eût pu produire. Ce qu’il avait fait connaître dans la dernière session annonçait que quelque chose n’était pas bien. Dans la session suivante, il informa la chambre que le déficit de ce fonctionnaire était de £96,000, sterling, somme qui égalait presque deux années du revenu public. Dès ce moment les mesures de la chambre touchant les subsides étaient justifiées, et l’administration restait convaincue de connivence sur les abus de ses créatures. Il y avait tant de négligence dans le département de M. Caldwell, qu’on ignorait s’il avait des cautions. On fit des recherches en Canada sans rien trouver. Le gouverneur écrivit à lord Bathurst pour demander des renseignemens de la trésorerie, qui avait nommé le défalcataire à la charge qu’il remplissait, et de laquelle on sut enfin qu’il avait dû donner un cautionnement de 10,000 louis en Angleterre et un pareil cautionnement en Canada, mais qu’il n’avait point fourni le dernier pour des raisons qu’on ignorait. Le receveur-général comme les officiers de douane étaient alors nommés par la trésorerie. La chambre voulut rendre la métropole responsable de ces détournemens, et députa un agent à Londres pour en réclamer le payement. Dans le même temps un autre agent comptable, M. Perceval, percepteur des douanes à Québec, était accusé d’exactions par le commerce, et la chambre qui demandait sa suspension, recevait pour réponse, que c’était un officier honnête, intègre, diligent, qui se conformait aux lois et à ses instructions, et que tout ce qu’on pouvait faire, c’était de transmettre les plaintes en Angleterre, quoique Perceval fût alors poursuivi devant les tribunaux et condamné à des restitutions.

Les estimations transmises aux chambres contenaient la même distinction entre les dépenses dont le payement était assuré par l’appropriation permanente, et celles qui avaient besoin d’un vote pour être liquidées ; et c’est à ces dernières qui s’élevaient à £34,00, que le gouvernement demandait à la législature de pourvoir. De quelque manière que l’on se tournât, l’on se trouvait toujours là où l’on était il y a deux ans. L’assemblée passa un bill de subsides avec les anciennes conditions, outre le retranchement d’un quart sur le salaire des fonctionnaires, ce qui le fit rejeter de prime abord par le conseil, auquel lord Dalhousie adressa encore des complimens en prorogeant le parlement. Ce gouverneur cherchait alors à faire revivre les querelles religieuses. Il transmettait au ministre un mémoire sur l’état du Bas-Canada, où il remarquait que depuis la conquête l’évêque catholique avait exercé tout le patronage ecclésiastique dans son clergé ; que l’on devait remédier à ce mal qui enlevait à la couronne une partie très importante de son influence, le roi étant le chef de cette église comme de toutes les autres. Dans une dépêche du 19 décembre 1824, il soutenait encore la prétention que la couronne devait jouir de toutes les prérogatives dont jouissait le roi de France en vertu des libertés de l’église gallicane, et demandait l’ordre nécessaire pour mettre fin au différend élevé entre l’évêque et les Sulpiciens. « L’évêque catholique actuel, dit-il, cherche à s’acquérir une influence indépendante, mais il n’est nullement trop tard pour reprendre les rênes, et une classe très notable de son clergé désire fortement que le gouvernement le fasse. » Il finissait par appeler l’attention du ministre au pamphlet de M. Chaboillez, d’où l’on voit que ses sympathies étaient pour les Sulpiciens contre l’évêque.

Le gouverneur passa à Londres après la session pour rendre compte de la situation des choses et recevoir les ordres du ministère. Sir Francis Burton tint les rênes du gouvernement pendant son absence. Les élections eurent lieu dans l’été et augmentèrent les forces du parti populaire ; mais l’assemblée ne voulut point entrer en querelle avec Burton. Elle connaissait ses bonnes intentions, elle savait que malgré les fonctionnaires élevés qui l’avaient fortement conseillé de remettre la convocation des chambres au dernier jour du délai légal, et surtout de ne pas confirmer l’élection de M. Papineau si elle le portait encore à sa présidence, il avait fait changer l’opinion du conseil exécutif à cet égard.[3] Dans les estimations qu’il transmit à la chambre, les dépenses publiques n’étaient point divisées en dépenses permanentes et en dépenses locales, de sorte que les subsides purent être votés dans une forme qui obtint le concours du conseil et l’approbation du chef du gouvernement. Tout le monde crut que la grande question des finances était réglée et que l’harmonie allait renaître. Burton se berçait lui-même de cette illusion. Mais il n’avait qu’un rôle temporaire et pour ainsi dire d’entre acte à jouer ; on lui laissait certaines libertés lorsqu’il avait les guides en main, en attendant qu’on les remit dans d’autres en qui on avait plus de confiance pour atteindre le but sur lequel on avait toujours les yeux. Lord Dalhousie était passé en Angleterre pour s’entendre avec les ministres sur ce qu’il y avait à faire après la déconvenue de leur projet d’union. La surprise des communes n’était plus possible ; il fallait changer de tactique et s’y prendre de plus loin pour assurer le succès et donner à sa cause une forme plus soutenable devant la législature. Le gouverneur reçut de nouvelles instructions, et de retour à Québec, il rouvrit les chambres dans le mois de janvier 1826. Il leur adressa un discours qui était de nature à continuer l’illusion qu’avait répandue Burton. La chambre y répondit dans le même esprit. Le gouverneur manifesta une vive satisfaction en voyant que ses sentimens s’accordaient si bien avec les siens, et déclara qu’il anticipait le résultat le plus heureux pour le bien public. À sa suggestion, la chambre vota une adresse au roi pour demander la révocation des lois passées par le parlement impérial et qui changeaient la tenure des terres en Canada et introduisaient les lois anglaises. Elle faisait observer que les motifs qui avaient engagé la métropole à donner une législature à ce pays, devaient suffire pour empêcher le parlement impérial de s’immiscer dans sa législation intérieure ; qu’il y avait péril pour lui de commettre des erreurs et des injustices graves, et que dans l’exercice de l’autorité suprême il devait mieux respecter son propre ouvrage en laissant les colons user des pouvoirs qu’il leur avait confiés tels qu’ils l’entendraient. Il ne s’était présenté encore aucune circonstance qui mît la dépendance du pouvoir législatif colonial dans une situation plus humiliante. L’on voyait agir l’influence de M. Ellice, sous le voile des argumens du bureau colonial. L’amour propre du colon en était froissé, et cependant il fallait s’y soumettre. Mais dans le moment où l’on croyait qu’il ne restait que la question de tenure à débattre avec la métropole, celle des finances surgit tout à coup plus menaçante que jamais. Aux paroles de paix que Dalhousie avait proférées en arrivant, ceux que l’approbation de Burton n’avait pas complètement convaincus, crurent que les difficultés financières étaient en effet finalement réglées. Mais il n’en était rien, et lord Bathurst niait toujours le droit de disposer d’une manière pleine et entière de tout le revenu, à l’assemblée qui transmit une nouvelle adresse au roi pour déclarer qu’elle persistait dans ses prétentions. En même temps le président de cette assemblée, M. Papineau, écrivait une longue lettre à sir James Macintosh pour lui exposer de nouveau les abus de l’administration : «  À la dernière séance du conseil législatif, 11 conseillers, disait-il, dont 9 officiers publics, ont déclaré que la résolution de la chambre qui rend le receveur général responsable des payemens faits sans autorisation de la législature, est un attentat contre la loi, et ont proclamé le principe que cet officier est tenu d’agir suivant les instructions qu’il reçoit de l’exécutif et non d’aucune des deux chambres. »

Les subsides furent votés dans la même forme que l’année précédente et furent refusés. Sir Francis Burton, que l’on avait blâmé d’avoir sanctionné un bill qui n’était pas conforme aux instructions transmises à Sherbrooke et à Dalhousie, et qu’on lui croyait entre les mains, avait écrit à lord Bathurst pour lui dire qu’il les ignorait et qu’elles ne s’étaient pas trouvées au secrétariat. Les représentans résolurent qu’ils étaient prêts à voter les subsides comme en 1825, mais que les estimations telles qu’elles leur avaient été fournies, ne leur permettaient point de le faire pour cette année. C’était provoquer un dénouement subit. Le refus des subsides était la censure la plus solennelle que le pays pût porter contre l’administration. Lord Dalhousie qui était l’agent de l’Angleterre dans les vues de laquelle il entrait d’autant plus qu’en général les gouverneurs, étrangers aux colonies, n’ont aucune sympathie pour elles, et sont des instrumens souvent passionnés par leur contact direct avec le colon, lord Dalhousie prorogea les chambres dès le lendemain. Il monta dans la salle du conseil, éperonné et l’épée au côté suivant l’usage militaire, accompagné d’une nombreuse suite couverte d’écarlate et d’or : « Je suis venu, dit-il, mettre fin à cette session, convaincu… qu’il n’y a plus lieu d’en attendre rien d’avantageux pour les intérêts publics. À vous, messieurs du conseil législatif, qui avez été assidus à vos devoirs,… j’offre mes remercîmens de la part de sa Majesté, en témoignage de l’intérêt que vous avez pris au bien-être de votre pays, et du respect que vous avez montré pour le souverain dont vous tenez vos honneurs. Il m’est bien pénible, messieurs de la chambre d’assemblée, de ne pouvoir vous exprimer mes sentimens en termes d’approbation et de remercîment… Des années de discussions sur des formalités et des comptes n’ont pu réussir à éclaircir et à terminer une dispute à laquelle la modération et la raison eussent promptement mis fin. » C’est ainsi que l’agent colonial parle d’un principe qui forme l’une des principales bases de la constitution d’Angleterre, le vote et le contrôle des dépenses publiques par les représentans du peuple. Il adressa ensuite une longue série de reproches à la chambre en forme de questions, avec toute l’audace insultante qu’un agent métropolitain peut avoir dans une colonie. Avez-vous fait ceci ? avez-vous fait cela ? « Ce sont des questions, dit-il, dont il faut que vous répondiez à vos consciences, comme des hommes liés par des sermens de fidélité à votre pays et à votre roi. » Il n’est pas étonnant qu’aussitôt qu’elles le peuvent, les colonies brisent le joug de métropoles qui leur envoient des agens frappés de pareille folie.

  1. Dépêche de lord Dalhousie au ministre, 5 avril, 1825.
  2. Ce mémoire rédigé par M. Neilson aidé de M. Papineau, est l’un de nos papiers d’état les plus noblement, savamment et philosophiquement pensés que l’on trouve dans notre histoire.
  3. Lettre de sir Francis Burton à lord Bathurst, du 28 mars 1825.