Histoire des relations entre la France et les Roumains/La guerre de Crimée et la fondation de l'Etat roumain

Texte établi par préface de M. Charles BémontPayot et cie (p. 224-266).


CHAPITRE XI

La guerre de Crimée et la fondation de l’État roumain.


Lorsque l’Empire français commença la guerre de Crimée, l’opinion publique ne pouvait pas consentir à la reconnaître uniquement comme une action politique destinée à raffermir les bases branlantes de la Turquie dégénérée. Formée par la noble propagande idéaliste des romantiques, elle exigeait des vainqueurs, qui avaient dressé le drapeau de l’Europe future, plus libre, plus juste et plus durable, le relèvement des nationalités abaissées par les conquêtes et les annexions. Les souffrances de l’Italie et de la Pologne, à une époque où un auditoire considérable se passionnait aux leçons vibrantes d’Adam Mickiewicz et où le credo de Mazzini était sur les lèvres de toute la jeunesse républicaine, trouvaient des âmes en état de comprendre ce qu'un peuple en détresse peut demander en sa faveur à la conscience universelle. Kossuth lui-même rencontrait en Angleterre des partisans enthousiastes de la liberté magyare et en France des amis personnels et des auxiliaires de ses efforts dans les cercles les plus influents qui entouraient l'Empereur ; on sait que plus tard l'ancien dictateur républicain consentit à faire reconnaître le prince Napoléon comme roi de la nouvelle Hongrie. Mais cette Hongrie, aussi bien que l'Italie délivrée, ne pouvaient résulter que d'une guerre victorieuse, d'une grande guerre absolument victorieuse contre l'Autriche, qui n'était pas encore l'ennemie. Pour séparer la Pologne de l'Empire russe, il aurait fallu un autre succès que celui de Sébastopol et surtout le consentement de l'Autriche et de la Prusse, qui craignaient de perdre la part qu'elles s'étaient attribuée à la curée. Puisqu'il fallait cependant nécessairement une satisfaction à ces intellectuels, assoiffés de délivrances nationales, à ces bourgeois dont l'âme était dominée par un idéal supérieur aux combinaisons politiques provisoires et passagères, on se vit obligé de créer la Roumanie,

Les Principautés, occupées par la Russie au début du conflit avec le Sultan, avaient subi ensuite une nouvelle prise de possession par les Autrichiens, à la suite d'une entente diplomatique avec la Turquie. L'empereur François-Joseph espérait pouvoir même les annexer à ses domaines, en vertu de leurs anciens rapports de « vassalité » avec la Hongrie du moyen âge, Rien ne fut ménagé dans cette intention : les commandants des troupes impériales furent des Italiens comme le comte Coronini, qui s'était adjoint comme aide-de-camp Grégoire Brancoveanu (Brancovan) ; on fit de splendides promesses aux boïars, alors qu'on faisait miroiter aux yeux la classe laborieuse la solution de la question paysanne. On n'oublia pas d'intéresser les banques et Je crédit public, en parlant d'entreprendre de grands travaux techniques afin de mettre en valeur ce pays arriéré. Le résultat fut qu'on aboutit à créer une aversion générale.

Telle était la situation des esprits à Bucarest aussi bien qu'à Jassy, lorsque le traité Je Paris, accordant à la Moldavie un lambeau de la Bessarabie méridionale, établit un nouvel état de choses pour les Principautés. Elles devaient former, sous la garantie des grandes Puissances, un bloc politique de défense contre la Russie, qui avait perdu, en même temps que le droit d'entretenir une flotte dans la Mer Noire, le protectorat acquis par de longs et opiniâtres efforts. Une conférence devait se réunir ultérieurement pour régler les détails de cette réorganisation.

Il avait été question, un moment, d'ajouter un corps auxiliaire roumain aux troupes françaises, anglaises, piémontaises et turques qui combattaient à Sébastopol, Certains des représentants de la jeunesse l'auraient désiré chaleureusement. Il n'y eut cependant que quelques officiers qui servirent sous les ordres des chefs ottomans ; c'est en vain que les révolutionnaires de 1848, comme Rosetti et les Golesco, accoururent de Paris pour solliciter l'honneur de combattre, avec les paysans de l'Olténie, qu'ils espéraient pouvoir mettre en mouvement, contre toute domination étrangère, qui, aux dépens des Turcs, se serait établie sur le territoire de leur patrie ; on les vit à Vidin et à Galatz même, en Moldavie, mais leurs offres furent repoussées. Le souvenir de leur action perturbatrice et surtout les appréhensions de l'Autriche planaient sur ces fauteurs de troubles, capables de renouveler les désordres de jadis ; de là des ajournements et enfin le refus définitif d'Omer-Pacha, commandant en chef des troupes du Sultan. Il n'employa pas davantage Eliad et ses adhérents, qui s'étaient rendus, pleins d'espérance, à son quartier-général. Les deux groupes d'émigrés faisaient, du reste, tout leur possible pour se perdre eux-mêmes dans l'opinion des Turcs, sans se rendre compte du mal qu'ils faisaient ainsi à la cause qu'ils désiraient et prétendaient servir.

Il ne restait qu'un seul moyen d'agir : la propagande faite dans les milieux politiques de l'Occident, à Paris et à Londres surtout. Les émigrés s'y consacrèrent entièrement, avec une infatigable activité qui est aussi leur titre de gloire envers la postérité. D'autre part, ceux parmi les membres de la nouvelle génération qui étaient restés dans le pays trouvèrent bientôt l'occasion de contribuer essentiellement à la création du nouvel ordre de choses. Pour connaître les vrais désirs des « Moldo-Valaques » on avait décidé de les consulter eux-mêmes ; des assemblées consultatives, réunies par des lieutenants princiers, siégèrent pendant quelques mois dans les deux capitales pour émettre les vœux dont avait besoin la conférence pour pouvoir se prononcer sur l'avenir des Roumains. Comme on tenait à garder en tout la note turque, pour ne pas froisser un « suzerain » dont on amoindrissait en fait le pouvoir ou, au moins, auquel on interdisait l'espoir de pouvoir former un Etat unitaire turc aux dépens de toutes les autonomies historiques, les lieutenants furent qualifiés de caïmacams et les assemblées portèrent le nom bizarre, mi-turc, mi-latin, de « Divans ad hoc ».

Les adversaires de cette union des Principautés, qui était dans les cœurs de tous les patriotes, ont reproché à ces assemblées de s'être érigées en Constituantes, d'avoir débattu des questions sur lesquelles on n'avait pas demandé leur avis, d'avoir tenu à proclamer des principes généraux dont l'énonciation sur les bords du Danube ne pouvait servir à rien de réel ni de pratique. Pour comprendre leur attitude, il faut tenir compte, non seulement des besoins urgents du pays, que la diplomatie européenne ne soupçonnait même pas. du désir naturel de mettre les réformes inévitables sous la sauvegarde du monde occidental entier, mais aussi de l'état d'àme de ces législateurs constitutionnels qui, dans leurs vœux, procédaient comme s'il s'agissait de donner des lois et des règlements au nom d'un pouvoir reconnu. Ainsi avaient fait les députés aux États Généraux en 1789; pas plus que les Moldaves et Valaques de 1857 ; ils n'avaient le droit de se considérer comme les représentants indiscutables d'une nation qui voulait se constituer d'après les idées d'une nouvelle philosophie politique; les uns comme les autres étaient également convaincus que toute représentation réelle du peuple a la mission de donner, en vertu d'un droit élémentaire, supérieur au droit écrit, une forme nouvelle à la société. L'esprit aussi bien que le ton des « Divans ad hoc » était celui de la France.

Les vœux de la nation roumaine communs aux deux Principautés comprenaient avant tout la formation d'un seul État. Napoléon III était un partisan de ce projet ; la nouvelle Roumanie aurait défendu les bouches du Danube contre tout empiètement futur ; en outre elle aurait été la première création politique de l'Empire restauré, dont le chef avait déjà posé les principes dans les écrits de sa jeunesse.

L'œuvre devait se heurter aux plus grosses difficultés. Pouvait-on espérer Vaincre rapidement l'opposition de la Porte à la réalisation d'un tel projet? Loin d'admettre la possibilité d'un seul État roumain tributaire, elle croyait pouvoir arriver avec le temps à faire de ces principautés, qui n'avaient été jamais soumises à une administration directe, de simples provinces dont l'autonomie, reconnue formellement, serait traitée dans la pratique selon les intérêts de la nouvelle Turquie.

A ses côtés se trouvaient l'Angleterre et l'Autriche. La première restait fidèle à sa conception que l'Empire ottoman doit vivre, dans ses limites actuelles et sans aucun danger pour son développement à l'avenir. Pour elle, l'intégrité de la Turquie était un dogme et, selon l'expression de ses ministres, elle ne consentait même pas à le discuter. Non seulement les diplomates, mais les journalistes — le Times en première ligne —, les auteurs d'articles sur l'Orient, les voyageurs qui exposaient l'état des choses et le mouvement des esprits en Orient étaient infatigables dans la défense de cet État déchu dont la rénovation n'était qu'une simple illusion de façade. Quant à l'Autriche, elle ne paraissait pas avoir abandonné définitivement ses anciennes visées sur la vallée du Danube infé

rieur ; en tout cas, elle redoutait d'avoir dans cette Roumanie unique un danger perpétuel pour sa domination sur des millions de sujets appartenant à la même race et participant à la même civilisation nationale.

Les projets de l'Empereur étaient, en outre, soutenus très mollement par sa propre diplomatie. Thouvenel, son ambassadeur à Constantinople, n'était guère enchanté du rôle, qui lui était attribué, de combattre sans cesse son collègue, anglais Stratford Canning, personnage tout-puissant et particulièrement tyrannique, pour faire plaisir à des gens qui lui apparaissaient un peu comme un tas de boïars turbulents et rien de plus. On ne pourrait découvrir un seul personnage de marque dont l'influence se fût ajoutée à la ferme volonté de Napoléon III de mener à bonne fin l'œuvre de l'unité roumaine.

Il semblait donc que, pour réaliser l'union, les Roumains ne pussent compter que sur eux-mêmes. Il fallait avoir d'abord des « Divans » réellement élus par le pays, et non par la police des caïmacams, dont ceux qui administrèrent la Moldavie, Théodore Bals et Nicolas Vogoridès, étaient de simples agents dé l'Autriche et de la Turquie. Le pays lui-même était, en outre, trop peu développé encore pour qu'une conscience nationale toute-puissante fût en état de briser les obstacles et d'imposer des candidats favorables à l'union. Vogoridès, qui était rompu aux pratiqués de la diplomatie, sut s'arranger de manière à avoir une assemblée composée pour la plupart dé ses créatures. En présentant le résultat de ses manœuvres éhontées, il se gardait bien de paraître comme Autrichien ; alors qu'il portait avec ostentation à Jassy un beau fez rouge à gland bleu, il faisait savoir à Paris [1] qu'il était né dans le pays ; à sa naissance son père, Etienne, était caïmacan, ce qui faisait de lui presqu'un prince ; non seulement il avait épousé la fille du poète Conachi, mais il avait hérité de toute sa fortune et de son nom même ; il nourrissait des sympathies spéciales pour la France et sa femme était la protectrice la plus dévouée de la civilisation française dans ces régions de l'Orient. Un certain Doze, a qui l'ondoit une brochure intitulée : Six mois en Moldavie, payé pour soutenir les droits à la couronne moldave du jeune et beau Grec, montrait qu'il serait en état de rendre un grand service a la France impériale en fondant une dynastie destinée à toujours servir les intérêts de celle des Napoléonides. D'autres panégyristes faisaient l'éloge d'Alexandre Ghica, devenu caïmacam de Valachie (1), et de tel autre de ses concurrents. Il ne faut pas oublier que ces intérêts personnels étaient représentés à Paris par des hôtes bien connus, comme Grégoire Ghica, fils du prince valaque de 1822 et époux d'une dame Amélie Soubiran, qui a publié un opuscule sur La Valachie devant l'Europe, ou bien comme sort homonyme moldave — marié, lui aussi, à une Française, — qui avait régné de 1849 à 1856. Le premier fut tué dans un accident de voiture en 1858 [2] . L' autre, persécuté dans sa retraite par ses adversaires, qui avaient obtenu aussi l'appui de Bataillard, se suicidait dans son château de Mée.

Cette propagande active n'eut pas l'effet attendu. L'Empereur considérait comme une question de son prestige en Orient l'annulation des élections moldaves. Malgré son mauvais vouloir, Thouvenel dut employer jusqu'aux dernières armes de la diplomatie contre la morgue et le défi de Réchid-Pacha, qui occupait alors les fonctions de Grand-Vizir. Il fit ses préparatifs officiels de départ et ordonna d'amener son pavillon sur le navire qui devait le ramener en France. Il ne fallut pas moins que cette menace de rupture pour faire céder la Porte ; il fut procédé à de nouvelles élections dont le résultat ne pouvait plus être douteux. On a montré un peu plus haut quels furent les vœux que l'Assemblée moldave exprima en 1857.

Mais Napoléon n'était guère disposé à sacrifier son alliance permanente avec l'Angle terre, qui était devenue la base même de sa politique. Il fallut bien en arriver à un compromis. A Osborne, où se rendit l'Empereur pour conférer avec la reine Victoria, fut conclue une entente verbale qui concédait aux Roumains seulement une forme imparfaite de l'union, avec deux princes, deux assemblées, deux armées, mais une législation commune qui devait être établie par une seule commission siégeant à Focsani, sur la frontière, et avec des insignes de l'union sur les drapeaux. Pendant ce temps, en Moldavie même, l'agent d'Autriche et le commissaire de la Porte trouvèrent devant eux l'opposition acharnée du consul de France à Jassy, Victor Place. Il encouragea les efforts de la jeunesse patriote, qui exerçait une influence de plus en plus prédominante sur le pays, et il fut un des premiers à acclamer le succès définitif de cette lutte opiniâtre. Lorsque les commisaires des Puissances parurent à Jassy, Talleyrand, celui de la France, fut accueilli par des ovations enthousiastes. A un moment donné, on eut — ajouterons-nous — à Bucarest, la visite de Blondel, ministre de Belgique à Constantinople ; à l'en croire, il se présentait en simple voyageur passionné de sciences ; mais en réalité avec mission réelle de préparer l'union pour donner un trône en Orient au comte de Flandre. A Bruxelles, paraissait l'organe français du parti de l'Union, l' Étoile du Danube, inspiré par M. Kogalniceanu et rédigé par Nicolas Ionescu. Le 5 février 1859, le colonel Cuza, déjà élu, une dizaine de jours auparavant, prince de Moldavie, sous le nom d'Alexandre-Jean Ier, devenait aussi prince de Valachie, et cette double élection tournait les difficultés soulevées contre l'union en donnant aux deux Principautés un seul prince capable par son énergie indifférente aux risques et par sa franchise conquérante, de forcer les derniers retranchements de l'opposition turque et de faire de sa situation si heureusement exceptionnelle quelque chose de plus : la couronne des Principautés Unies, puis de la Roumanie unitaire.

Ancien élève des établissements universitaires de Paris, Cuza se considéra toujours comme le protégé de la France, à laquelle il devait son trône. Son secrétaire politique était Baligot de Beyne, qui avait rempli des fonctions de confiance auprès des dignitaires turcs. Il accueillait avec empressement tout représentant de la France. Comme presque tous ses contemporains de la noblesse roumaine, il écrivait mieux le français que sa propre langue et le parlait de préférence. Des officiers de la mission militaire française organisèrent son armée.

Mais surtout il représenta, d'un bout à l'autre d'un règne fécond en grandes réformes telles que la création d'une propriété paysanne personnelle et libre et la sécularisation des biens fonds appartenant aux Lieux Saints d'Orient, le système napoléonien, dans tout ce qu'il avait de factice. Malgré ses fréquents conflits avec les assemblées qu'il ne pouvait pas dominer, mais auxquelles il n'entendait pas non plus obtempérer, il resta le maître, tout en faisant semblant d'observer les formes de la démocratie parlementaire.

Pour résister aux boïars ambitieux et intrigants, qui possédaient dans les Principautés une force politique aussi énergique et envahissante qu'en France la classe des riches bourgeois et des avocats éloquents, il s'appuya sur les paysans, qui n'oublièrent jamais le grand bienfait dû à sa résolution. Usant de coups d'Etat contre des députés qui préféraient abandonner leurs propres principes et déserter les meilleures causes, uniquement pour faire acte d'opposition à la personne du « tyran », il n'oublia pas de soumettre sa nouvelle constitution, qu'il nomma le « Statut », d'après celui que Victor Emmanuel II avait octroyé au jeune royaume d'Italie, à la ratification d'un plébiscite préparé par l'administration.

La partie de l'opposition qui était de fait républicaine, avec C. A Rosetti à sa tête, n'avait pas cependant rompu les relations avec le parti avancé de l'opposition française ; Bataillard lui reprochait même de s'appuyer néanmoins sur cet autre tyran, bien plus pernicieux à leur avis, qui était Napoléon III lui-même. Certains d'entre les mécontents s'étaient abrités à Paris, où ils publiaient des pamphlets envenimés contre le prince ; ils s'évertuaient surtout, pour le discréditer dans les milieux politiques français, à dénoncer ses rapports avec la Russie. Cuza aurait voulu en effet obtenir d'elle, pour lui succéder, ce « prince étranger » depuis longtemps demandé par le pays, un des ducs de Leuchtenberg, qui était petit-fils de Nicolas Ier, par leur mère, la Grande-Duchesse Marie.

Aussi, lorsqu'une conspiration militaire eut mis fin, le 24 février 1866 (ancien style), au règne du prince qui avait été élu avec un si grand et pur enthousiasme sept ans auparavant, la France officielle, dont le consul avait cependant offert ses services au prince déchu, ne protesta pas ; d'autre part, la France libérale applaudit, voyant dans ce triomphe des hommes de la liberté un prodrome heureux de ce qu'elle voulait accomplir elle-même contre le régime impérial.

Il fut question un moment de reprendre entre les représentants des puissances garantes les débats concernant la forme définitive qui conviendrait le mieux aux Principautés, car l'union était considérée comme liée au sort du prince qu'elles s'étaient donné et qui venait de prendre maintenant le chemin de l'exil. Une révolte fut fomentée à Jassy pour demander le rétablissement de la Moldavie séparée ; le gouvernement provisoire l'étouffa dans le sang. La Turquie parlait d'une intervention armée. La France elle-même pensait à échanger ces pays roumains, qui paraissaient être ingouvernables, contre les provinces autrichiennes de l'Italie délivrée en 1859 et qui réclamait ses frontières naturelles à l'Est. Il en fut question aussi à l'entrevue de Salzbourg entre Napoléon III et François-Joseph. Doit-on reprocher cette politique à l'Empereur des Français ? Représentant du principe des nationalités, n'avait-il pas le droit d'établir une gradation entre ceux qui se réclamaient de ses sympathies? N'était-il pas naturel qu'il inclinât vers les Italiens épris d'unité, capables de sacrifices pour la conquérir et la maintenir et, en plus, voisins immédiats de la France, plutôt que vers ces Roumains, perdus dans la lointaine perspective de l'Orient, agités par l'esprit de faction et oublieux, au milieu des tumultes et des conspirations, des grands intérêts de leur nation, qui demandait encore des efforts immenses ? Mais la guerre entre l'Italie et l'Autriche, correspondant à celle que le roi de Prusse fit à l'empereur de Vienne, donna bientôt un autre pli à l'affaire. Le royaume de Victor-Emmanuel II fut complété sans qu'il fût besoin de payer son agrandissement par l'abandon d'un autre pays latin, dont les meilleurs fils n'étaient pas responsables des excès politiques commis par une classe dominanteen décadence, celle des derniers vrais boïars et celle aussi des arrivistes qui cherchaient à les imiter, sans avoir au moins leurs belles traditions.

La Roumanie resta donc entière, telle que l'avaient faite la prudence et le courage du prince Cuza. On avait proposé en France, prétend un auteur assez bien informé, un nouveau chef dans la personne de ce prince Napoléon qui n'avait pas réussi à devenir roi de Hongrie. Un premier plébiscite, à la mode napoléonienne, offrit cette couronne de risques et de dangers à l'ancien candidat qui avait été le comte de Flandre. Mais celui qui, après avoir été élu avec une majorité formidable, accepta définitivement, fut Charles de Hohenzollern-Sigmaringen. Il devint, en mai i866, Carol Ier, prince régnant de Roumanie.

Ce n'était pas un Allemand de pur sang. Son père, Charles-Antoine, était parent du roi de Prusse, dont il avait été le ministre, d'ailleurs très libéral ; mais à un degré si éloigné qu'il est difficile de le déterminer exactement. D'autre part, Charles-Antoine, fils de Marie-Antoinette Murat, sœur du brillant et infortuné roi de Naples, Français dont les origines, on le sait, étaient fort modestes, avait épousé une Beauharnais qui s'appelait Joséphine, comme la première femme de Napoléon Ier. Cette Joséphine était fille à son tour de Stéphanie de Beauharnais, grande-duchesse de Bade, que l'Empereur avait adoptée et qu'il entoura toujours d'une sympathie particulière. Si la sœur de Murât ne joua jamais un grand rôle, Stéphanie de Bade remplit l'époque de sa personne ; elle se dépensait en mouvements, en conversations, en projets et en actions politiques. Restée très Française, allant sans cesse dans le milieu social de la France, où elle faisait de fréquentes apparitions (elle devait mourir à Nice), Stéphanie conçut le projet de marier sa fille, Carola, avec Napoléon III, qu'elle avait connu dans les jours d'isolement et de mélancolie d'Arenenberg, Joséphine était bien une Allemande, mais elle n'avait pas négligé ses parents français auxquels de nouveau le sort avait souri ; il fut question d'un mariage entre l'Empereur et sa fille Stéphanie, qui épousa quelques années plus tard le roi de Portugal Pierre V (1858) pour s'éteindre bientôt à Lisbonne.

Les alliances latines de la famille ne se bornèrent pas là. Après la mort de la belle et bonne reine Stéphanie (1859), Léopold de Hohenzollern, fils aîné de Joséphine de Bade, épousait dona Antonia, fille de la reine de Portugal, dona Maria II da Gloria, et de Ferdinand de Saxe-Cobourg, qui descendait du maréchal de Saxe ; le fils de cette princesse de Bragance et de Bourbon est le roi Ferdinand, qui règne aujourd'hui sur la Roumanie et mêle ses efforts et ses souffrances à celles de» soldats qui combattent pour l'utilité nationale.

Charles de Hohenzollern lui-même avait paru en France, où une amie de Joséphine, la sœur de lait de Napoléon, Mme Hortense Cornu, femme très intelligente et d'une grande influence, avait guidé ses pas. À cette cour brillante de l'Empereur, il apprit à connaître la seconde fille du prince Lucien Murat, descendant elle-même par sa grand'mère des Napoléon, et il demanda la main d'Anne Murat : mais, à ce que prétend un auteur roumain, l'Empereur posa comme condition du futur mariage que le jeune prince entrât dans l'armée française, et il préféra ne pas quitter le drapeau sous lequel il avait servi jusque-là. Le puissant courant national qui agitait fiévreusement alors la jeune Allemagne contribua sans doute à cette résolution devant laquelle l'amour abdiqua ; les Hohenzollern de Sigmaringen, princes catholiques rhénans, se plaisaient à rappeler à toute occasion que le roi de Prusse est aussi le chef de leur Maison. Quant à Anne Murat, elle devint plus tard Mme de Noailles, duchesse de Mouchy.

Le souvenir de Napoléon III resta d'ailleurs toujours puissant chez le souverain de Roumanie. Il avait, comme son modèle, le goût des discours solennels, des pompes militaires, des grands travaux techniques ; comme lui, il avait le culte du prestige ; c'était un esprit libéral avec une tendance vers un despotisme actif et souvent bienfaisant. Plus d'un moment de son règne rappelle, avec moins d'éclat, certaines pages du second Empire.

Quant à la direction politique de Charles Ier, ce prince trouva une société élevée à la française, connaissant parfaitement les décors brillants de Paris, s'intéressant aux derniers produits de cette littérature, parfois très frivole, qui distingue les derniers temps de l'époque impériale. Elle ignorait l'Allemagne et l'Angleterre, même l'Italie ; elle ne voulait pas connaître la Russie et nourrissait un mépris plus ou moins justifié, mais stérile en tout cas et destiné à devenir pernicieux, pour les petits peuples des Balcans. Une seule politique était possible au début, celle qui continuerait à rattacher le sort de la Roumanie à celui de l'Empire protecteur.

Si, malgré les aspirations persistantes — et si légitimes ! — des Roumains qui voulaient compléter leur unité nationale en s'annexantleurs a frères » de Transylvanie, du Banat et de la Bucovine, un rapprochement eut lieu avec l'Autriche, c'est la diplomatie française qui en fut l'auteur et la cause essentielle. L'antagonisme avec la Russie persistait, et, comme l'Autriche était la rivale traditionnelle de l'influence russe dans les Balcans, c'est Paris qui montra à Bucarest le chemin qui menait à Vienne. Le prince de Roumanie fit donc le voyage recommandé pour nouer des relations d'amitié avec François-Joseph, et dès ce moment les revendications nationales tombèrent au second plan ; car le monde officiel déclara à plusieurs reprises, et d'une manière solennelle, qu'il renonçait à les poursuivre, se bornant de temps en temps à réclamer amicalement — mais sans aucun fruit — un meilleur traitement pour les peuples de même race et de même langue vivant sous la Couronne de saint Etienne. Ceci n'empêcha pas cependant le duc de Grammont, ambassadeur de France à Vienne, d'entamer des négociations avec le prince Cuza, qui refusa noblement de s'appuyer sur l'étranger pour regagner une situation injustement perdue.

Quatre ans plus tard, la candidature du prince Léopold, frère de Charles Ier, au trône d'Espagne, amena la guerre entre la Prusse et la France, et l'Empire en fut brisé. La troisième République, préoccupée de graves problèmes intérieurs dut restreindre son action au dehors ; elle laissa détendre ses relations avec le lointain pays latin du Danube, qui devait tant aux efforts faits par le souverain déchu pour le triomphe de sa cause nationale. Néanmoins, pendant ses moments les plus difficiles, la France ne trouva nulle part peut-être de sympathies plus réelles et plus profondes qu'en Roumanie. Des manifestations pour la France vaincue se produisirent dans le Parlement de Bucarest, et M. P. P. Carp, qui ne nourrissait pas encore les sentiments qu'on lui connaît, déclarait, comme ministre des Affaires Etrangères, que <( là où flotte le drapeau de la France se trouvent les sympathies des Roumains ». L'ambassadeur de l'Empereur à Constantinople reconnaissait la gratitude que, au risque de s'attirer la colère et les représailles du vindicatif Bismarck, ce pays avait su montrer, tout seul, pour la grande nation latine de l'Occident.

Lorsque les événements de 1877 demandèrent à la Roumanie vassale de prendre une décision à l'égard de la Porte, elle s'adressa à la France pour lui demander conseil et appui. L'accueil fait par le duc Decazes ne fut pas très chaleureux. Si vous vous décidez à agir, fit-il répondre, nous en sommes bien aises : le rôle des Puissances garantes est terminé, et vous porterez la responsabilité entière. Il fallut bien aller. Tout ceci n'empécha pas Kogalniceanu de manifester sa profonde conviction que cependant, au moment décisif, le concours de la France ne manquerait pas aux Roumains.

Après la participation héroïque de l'armée princière aux combats livrés autour de Plevna, où l'avait amenée l'appel du Tzar Alexandre II, le congrès de Berlin s'ouvrit au mois de juillet 1878. M. Waddington y représentait la France. Il ne fit aucune opposition aux cessions territoriales imposées à la Roumanie victorieuse et, comme tous les autres membres du Congrès, il lui imposa l'admission au droit de cité des étrangers sans protection d'État.

Le commerce français en Roumanie subissait presque chaque année une diminution, qui s'expliquait par l'envahissement des produits, mauvais et très bon marché, venant d'Allemagne. L'importation de ceux qui formaient un vrai monopole de la France en Orient : parfumeries, articles de mode, soieries, tissus de luxe, fut atteinte par l'adoption toujours croissante de la pacotille de Vienne ou de la contrefaçon de Berlin. D'autre part, le blé roumain avait trouvé de nouveaux marchés en Occident.

Les représentants de la France en Roumanie, dont certains, comme Engelhardt et Coutouly, ne l'ont pas oubliée facilement, avaient plutôt un rôle politique de second ordre ; ils n'étaient pas encouragés à soutenir un commerce qui pouvait être largement rémunérateur et une influence de civilisation qui était à l'honneur et à l'avantage de leur pays. Les agences consulaires qui existaient dans les districts dès 1830 disparurent peu à peu, et le consulat, jadis florissant, de Jassy fut confié à un vice-consul qui n'était pas même un diplomate de carrière ; c'était un simple gérant, vivant d'autres occupations qui l'amoindrissaient, au milieu d'une société éblouie par la richesse et le luxe.

Cependant, à cette époque, des voyageurs et autres écrivains français, sans compter un Belge, Emile de Laveleye, consacrent des pages de sympathie au nouveau royaume roumain, proclamé en 1881. Sur les traces de Saint-Marc-Girardin, Elisée Reclus, qui" visita Bucarest en 1883, constate l'origine latine des Roumains, leur importance civilisatrice dans le sud-Est européen où ils occupent la première place, en attendant qu'ils l'obtiennent dans une Confédération balcanique future, la distinction physique et la noble fierté du paysan, la grâce des femmes et le droit que possède cette nation de former un seul État comprenant tous ses membres [3] . Des pages plus superficielles sont consacrées par Edmond About à son voyage en Valachie.

Un Français, Ulysse de Marsillac, occupait en 1870 la chaire de littérature française à l'Université de Bucarest. Il publia une très bonne histoire de l'armée roumaine et rédigea pendant quelques années le Journal de Bucarest, une des meilleures feuilles qui eussent paru en Roumanie. A la même époque, parurent des traductions d'Alexandri, un peu éloignées du texte, mais d'une grande ampleur et d'un noble essor, d'une belle harmonie ; elles sont dues à un certain Rucareanu, de son vrai nom Antonin Roques, professeur de français dans la capitale roumaine. Le passé des Roumains intéressait ce poète d'un talent réel, aussi bien que l'inspiration populaire qui animait les vers de son modèle, et, comme il était arrivé à écrire couramment notre langue, il fit représenter une pièce en roumain, dans laquelle il exploitait, à grand fracas romantique, les tragiques malheurs du prince valaque Constantin Brancoveanu, exécuté par les Turcs, avec sa famille entière, en 1714.

Le Journal de Bucarest ayant cessé de paraître, d'autres hôtes français, Emile Galli et Frédéric Damé, publièrent en 1877 une nouvelle feuille française, l'Indépendance Roumaine, qui eut ses vicissitudes. Galli rentra en France ; Damé fut ensuite rédacteur d'un des journaux roumains, Cimpoiul (la « zampogna » italienne), qui donna, entre autres, une bonne traduction du Quatre-vingt-treize de Victor Hugo ; on a de lui surtout un grand Dictionnaire roumain-français, d'une réelle valeur lexicographique. Mais l'Indépendance Roumaine, aussi bien que les autres feuilles françaises, l'Étoile Roumaine, la Roumanie, la Politique, ne furent que des organes de parti, destinés à plaire aux étrangers vivant en Roumanie, au « beau monde » préférant la feuille française, et à favoriser la propagande de certains intérêts particuliers au-delà des frontières ; les numéros du dimanche ne contiennent que la reproducton de fragments quelconques tirés de la littérature française la plus récente. Un essai, tenté tout dernièrement par un groupe de professeurs, pour faire connaître à la France et à l'étranger en général la vie nationale elle-même, n'eut pas de succès : la Revue Roumaine de Bucarest ne vécut pas même une année. Les conférences faites par des Roumains au « cercle » bucarestois de la revue parisienne les Annales ne contribuèrent guère à faire mieux connaître le public de Roumanie ni l'esprit français dans ce qu'il a de plus noble et de plus utile à d'autres nations, ni aux Français de passage à Bucarest ce que la vie roumaine recèle d'original et d'intéressant. Pour atteindre les deux buts, il fallait s'y prendre de tout autre manière.

Pendant ce temps, Paris cessait d'être en faveur auprès des étudiants roumains vraiment désireux de s'instruire, tandis que l'influence allemande s'exerçait, au moyen de la revue Convorbiri literare (ce Entretiens littéraires »), par des jeunes gens revenus des Universités impériales, comme M. T. Maiorescu, qui fit cependant aussi des études à Paris, et M. P. P. Carp. La civilisation tout entière des Roumains continua cependant à subir une influence française, qui se mélangeait de plus en plus heureusement au propre fonds national, plein d'originalité et de vigueur. Si le plus grand poète de cette génération, Michel Eminescu, n'a rien de français dans ses morceaux lyriques si profondément vibrants ni dans ses envolées philosophiques — il a traduit cependant du français sa pièce Laïs, — si la seule note populaire distingue les nouvelles du grand conteur Jean Creanga et de Jean Slavici, le principal dramaturge de l'époque, Jean L. Caragiale, fut, jusque vers la fin de sa vie, un lecteur passionné des modèles français, auxquels il emprunta sa délicate analyse psychologique, son inimitable sens de la précision et de la mesure. Les nouvelles de Maupassant, si riches d'humanité, trouvèrent de nombreux imitateurs, et contribuèrent sans doute à l'essor heureux que prit ce genre dans notre littérature plus récente. Dans les différentes branches de la science, il y eut peut-être une influence encore plus profonde.

Il ne faut pas oublier ensuite que, pour les arts, l'inspiration est française dès le début et se maintient jusqu'à ce jour. C'est à Paris que firent leurs études nos premiers peintres, un Georges Lecca, un Tatarescu, un Lapati, élève d'Ary Scheffer, qui essaya vers 1850 de fixer dans un tableau qui ressemble à l'ébauche d'un sculpteur la grande figure du Voévode libérateur, Michel-le-Brave. Théo doreAman, fils d'un marchand de Craïova, se forma sous des maîtres français, à l'époque dé la guerre de Crimée, dont il présenta des scènes aux salons de Paris, où elles furent bien accueillies. Nicolas Grigorescu, qui découvrit, avec le charme des paysages roumains dans la montagne, où, il habita jusqu'a la fin de sa vie, les conditions spéciales du milieu atmosphérique, les particularités du plein air roumain, avait commencé, à l'époque où un Millet, un Corot révolutionnaient l'art français par de longues études patiente dans la forêt de Fontainebleau et dans les villages de Normandie. Son œuvre entière, si elle est pour les Roumains une splendide révélation de leur patrie, doit être comprise, sous le rapport de la conception générale et des moyens techniques, dans le chapitre de cette peinture française des derniers temps de l'Empire à laquelle il ajouta un idéalisme naïf et rêveur.

Il ne faut pas oublier non plus que notre meilleur compositeur, Georges Enescu, appartient à la France presqu'aussi, intimement qu'à la Roumanie.

Cependant, alors que les traductions des poètes et des prosateurs français forment toute une riche branche de la production lit»» téraire en Roumanie, presque rien de la littérature roumaine n'a pénétré en France, où, depuis l'époque d'Ubicini, l'intérêt pour l'âme de cette nation-sœur n'a cessé de diminuer. Et cependant, depuis 1890 surtout, les littératures étrangères, même celles des nations moins développées, ont trouvé en France, non seulement des interprètes laborieux, mais aussi un public enchanté de découvrir ces nouvelles sources de poésie.

La faute en est en première ligne aux Roumains eux-mêmes. Pendant que M. Emile Picot donnait un nouvel essor aux études roumaines par son cours à l'Ecole des langues orientales vivantes, par son édition de la chronique d'Ureche et par d'intéressants travaux d'érudition, pendant que des milliers d'étudiants se succédaient sur les bancs des hautes écoles françaises et qu'une colonie nombreuse de gens cultivés et riches passait son temps à Paris, il ne se trouvait parmi eux personne pour raviver un intérêt qui paraissait devoir s'éteindre complètement. Après 1850, un Valaque de l'Olténie, Grégoire ou —ainsi qu'il croyait préférable de signer—, Grégory Ganescu (Ganesco), après avoir commencé par traduire les Aventures du dernier des Abencerrages de Chateaubriand, et composé un livre sur la Valachie, dans lequel il posait la candidature au trône de deux Cantacuzène, père et fils, et une étude sur le principe national, publiait des journaux de polémique violente contre les mœurs du second Empire : le Courrier du Dimanche, le Nain Jaune, qui lui créèrent une notoriété. Avec le temps, il parvint, à force de patience et de labeur, à se former un style français d'une verve particulièrement mordante, et certaines de ses pages ont une véritable valeur littéraire. Un de ses collaborateurs fut un fils de boïar, Jean Floresco. Mais après ces frondeurs qui ont inscrit leurs noms à côté de ceux d'un Aurélien Scholl, d'un Prévost-Paradol et même d'un Barbey d'Aurevilly dans l'histoire de la réaction contre la dissolution littéraire et morale de l'époque, personne ne vint pour représenter un apport d'âme roumaine à la littérature française. Les beaux vers de Mlle Hélène Vacarescu, d'une si robuste facture, dans lesquels vibrent les accents, les éclats d'une passion si profonde, n'ont que très rarement des notes dues à la sensibilité douloureuse et parfois mystique qui nous est propre. Nous ne parlerons pas des imitateurs, parfois heureux, de la poésie française contemporaine; ils appartiennent par leur sang parfois à la nationalité roumaine, mais par leur éducation entière et par tout le milieu social à la France parisienne.

Cependant les ouvrages de M. Alexandre D. Xénopol, qui donna une grande Histoire des Roumains en deux volumes, trouvèrent un très bon accueil auprès du public français qui discuta aussi avec intérêt ses Principes fondamentaux de l'histoire. M. Xénopol, très connu en France, est membre étranger de l'Académie des Sciences morales et politiques. Il y avait été précédé par Georges Bibesco, fils du prince régnant, qui combattit en 1870 dans les rangs de Tannée française à côté d'autres Roumains, — un Constantin Pilat, qui abandonna son siège de député, un Saguna, parent du grand Métropolite des Roumains de Transylvanie —; il donna à la littérature française des pages très remarquables, transcrites par Zola lui-même, sur la campagne du Mexique aussi bien que sur la guerre contre l'Allemagne [4] . Des renseignements sur la civilisation roumaine au XVIII* siècle et à l'époque de la renaissance nationale ont été donnés par un ancien élève, de son vivant professeur de littérature française à Bucarest Le meilleur ouvrage de géographie consacré à la Roumanie est celui de M. Emm. de Martonne, la Valachie. L'auteur, qui est venu lui-même chercher dans le pays, avec un zèle infatigable, ses matériaux, connaît le roumain ; il porte un intérêt réel à un peuple auquel il n'entend pas prodiguer seulement de ces éloges incompétents, odieux à ceux mêmes qui en sont l'objet.

Il y a quelques années, alors qu'on nous croyait encore en France complètement inféodés à la politique allemande et que le plais hardi n'aurait osé espérer que nous pourrions un jour entreprendre une lutte pleine des plus douloureux sacrifices et des risques les plus graves aux côtés de la France, un de nos anciens maîtres, M. Charles Bémont, l'un des directeurs de la Revue historique, se trouvait de passage, comme membre d'une croisière scientifique, à Bucarest. Après avoir vu les monuments d'art ancien conservés alors dans le Musée de cette ville : pierres sculptées, boiseries ornementées, vases d'église d'un énergique et noble travail, chasubles et rideaux d'autel brodés d'or sur les doux fonds d'azur, de rouge pâle, de vert fané, exprimait dans quelques mots le sentiment que lui avait produit ce premier contact avec un art nouveau : « Le pays qui a donné ces œuvres ne mérite pas seulement d'être cité dans une histoire de l'art, mais il y mérite un chapitre spécial ». Il paraissait s'adresser ainsi, devançant le jugement de profonde admiration de M. Strzygowski, à ses compatriotes, à ces Français qui, quand ils le veulent, ont une si délicate compréhension pour toutes les formes nationales que peuvent revêtir l'originalité et la sincérité humaines [5] .

Quelques moments plus tard, il était question, avec le même visiteur distingué, d'un mouvement populaire qui avait éclaté en Roumanie contre les membres de la société riche qui voulaient représenter sur la scène du Théâtre National de Bucarest une comédie légère, empruntée au répertoire de certains , établissements parisiens. Nous cherchions à lui en expliquer les vrais motifs, qui n'avaient rien à voir avec la profonde admiration que nous portons tous au génie créateur de la France dans tout ce qu'il a de plus sain et de plus durable, et M. Bémont s'exprimait — nous nous le rappelons bien — dans ces termes : « Vous avez raison. Ce qui peut nous être agréable, ce n'est pas de singer notre civilisation, mais bien de l'employer utilement pour provoquer ou hâter l'éclosion d'une civilisation nouvelle ». Cette fois, c'est à nous autres qu'il s'adressait.

A cette heure, où nous glorifions cent mille Roumains qui ont versé leur sang — morts à tout jamais inoubliables, blessés aux nobles cicatrices — pour la même cause qui a demandé leur sang à plusieurs millions de soldats armés pour la défense du sol français et de l'honneur national, qu'on nous permette de souhaiter que les appréciations formulées par un homme dont chaque parole représente une profonde conviction, soient désormais les lignes directrices dans les relations entre la grande nation latine de l'Occident et sa sœur cadette du Danube.

Élevés à l'école française pour devenir d'autant plus nous-mêmes, nous sentons le devoir de remercier nos maîtres et éducateurs par le don le plus beau que puisse faire une nation : des sources de nouvelle inspiration jaillissant des profondeurs mêmes de son âme.