Histoire des papes, rois, reines, empereurs à travers les siècles - Pascal II


Medaillon de Pascal II
Medaillon de Pascal II

Pascal II - 165ème pape modifier

Histoire des Papes
Dock de la Librairie (2p. 11-27).

Caractère du douzième siècle. — Origine de Pascal. — Élection du pontife. — Conquêtes des croisés. — Suite du schisme causé par l’antipape Guibert et par l’empereur Henri. — Querelle des investitures. — Conciles de Poitiers et de Rome. — Lettre du pape au métropolitain de Guesne. — Nouveau concile à Rome. — La comtesse Mathilde renouvelle l’acte de donation de ses biens au saint-siége. — Réponse d’Ives de Chartres aux plaintes portées contre lui. — Révolte du jeune Henri contre son père. — Henri IV fait sa soumission au saint-siége. — Lettre infâme du pape. — Réponse du clergé de Liége. — Préparatifs d’une nouvelle croisade. — Le pontife vient en France. — Église d’Orient. — Démêlés du pape et du roi de Germanie. — Le pape est fait prisonnier. — Révolte des Romains. — Pascal accorde les investitures. — Il est remis en liberté. — Couronnement de l’empereur. — Le pape est accusé d’hérésie. — Il veut renoncer au pontificat. — Conciles de Latran, de Cépéran et de Beauvais. — Nouvelles séditions contre le pape. — L’empereur entre dans Rome à la tête d’une armée. — Le pape s’enfuit. — Mort de Pascal II. — Caractère du pontife.



L’histoire de l’Église au douzième siècle offre une longue suite de crimes horribles et de corruptions infâmes : le cardinal Baronius, zélé défenseur des papes, avoue lui-même qu’il semblait alors que l’Antechrist gouvernât la chrétienté. Saint Bernard, qui vivait dans ces temps déplorables, écrivait à Gaufrid : « Ayant eu depuis plusieurs jours le bonheur de voir le pieux Norbert et d’entendre quelques paroles de sa bouche, je lui ai demandé quelles étaient ses pensées sur l’Antechrist ; il m’a répondu que cette génération serait certainement exterminée par l’ennemi de Dieu et des hommes, car son règne avait commencé. »

Bernard de Morlaix, moine de Cluny, leur contemporain, écrivait également : « Les siècles d’or sont passés ; les âmes pures ne sont plus ; nous vivons sous le dernier des temps ; la fraude, l’impureté, les rapines, les schismes, les querelles, les guerres, les trahisons, les incestes et les meurtres désolent l’Église. Rome est la ville impure du chasseur Nemrod ; la piété et la religion ont déserté ses murs ; hélas ! le pontife ou plutôt le roi de cette odieuse Babylone foule aux pieds l’Évangile et le Christ, et se fait adorer comme un dieu. »

Enfin, Honorius, prêtre d’Autun, s’exprime sur le clergé avec plus d’énergie encore : « Regardez, s’écrie-t-il, ces évêques et ces cardinaux de Rome ! ces dignes ministres qui entourent le trône de la bête ! ils sont toujours occupés de nouvelles iniquités et ne se lassent point de commettre des crimes. Non-seulement ces infâmes s’abandonnent avec les jeunes diacres à toutes sortes de dépravations ; mais encore ils veulent forcer le clergé des provinces à les imiter. Aussi dans toutes les églises les prêtres négligent le service divin, souillent le sacerdoce par leurs impuretés, trompent les peuples par leur hypocrisie, renient Dieu par leurs œuvres, se rendent le scandale des nations, et forgent un réseau d’iniquités pour asservir les hommes. Ce sont des aveugles qui se précipitent dans l’abîme et entraînent avec eux les simples qui les suivent.

« Regardez aussi ces moines, la fourbe et l’hypocrisie s’abritent sous leurs capuces ; le froc couvre tous les vices, la gourmandise, la cupidité, l’avarice, la luxure et la sodomie. Regardez enfin les couvents de nonnes ! la Bête a dressé son lit dans ces dortoirs dont toutes les couches sont maculées des plus horribles débauches. Ce n’est plus la Vierge que ces filles abominables prennent pour modèle ; c’est Phryné et Messaline : ce n’est plus devant le Christ qu’elles se prosternent, c’est devant une idole de Priape. Le règne de Dieu est fini, et celui de l’Antechrist a commencé : un droit nouveau a remplacé l’ancien droit ; la théologie scolastique est sortie du fond de l’enfer pour étouffer la religion ; enfin il n’y a plus ni morale, ni dogme, ni culte, et voici venir le dernier temps annoncé par l’Apocalypse ! !… »

Pascal II était digne d’occuper le trône apostolique à cette époque déplorable ; avant d’être pape il se nommait Rainerius ou Reginerus ; l’Italie était sa patrie, et son père habitait Blède en Toscane, à huit lieues de Rome. Dans son enfance on l’avait envoyé pour s’instruire des saintes Écritures, à l’abbaye de Cluny, où plus tard il avait embrassé l’état ecclésiastique. À l’âge de vingt ans, il fut chargé par sa communauté de se rendre à Rome pour traiter une affaire importante avec le pape ; Grégoire VII, qui régnait alors, surpris de l’adresse et de la ténacité du jeune moine, voulut le retenir à sa cour et se l’attacha en qualité de scribe ; quelque temps après il l’ordonna prêtre cardinal ; enfin le jeune Rainerius devint abbé de la riche abbaye de Saint-Paul sous le pontificat d’Urbain II.

Après la mort de ce pape, les cardinaux, les évêques, les autres ecclésiastiques et les notables de la ville s’étant assemblés dans la basilique de Saint-Clément pour procéder à une nouvelle élection, choisirent d’un accord unanime le cardinal Rainerius. Celui-ci, selon l’habitude des successeurs de l’apôtre, s’échappa aussitôt de l’église pour se faire ramener en triomphe dans rassemblée. Le protonotaire de Saint-Pierre cria à trois fois différentes : « Pascal est pape ! » et les assistants répondirent par les mêmes acclamations. Ensuite on le revêtit de la cape d’écarlate, de la tiare, et on le conduisit à cheval jusqu’à la porte méridionale du palais de Latran.

Alors il mit pied à terre, monta les degrés du parvis, et fit son entrée dans la salle où se trouvaient les deux sièges de porphyre ; on lui attacha autour du corps une ceinture à laquelle étaient suspendues sept clés et sept sceaux, qui indiquaient les sept dons spirituels par lesquels le pape peut lier ou délier sur la terre et dans le ciel. On le plaça alternativement et à demi couché sur chacun des siéges, pour montrer publiquement les indices de sa virilité ; lorsque toutes les épreuves eurent été remplies, on lui donna le bâton pastoral, et il prit possession du trône apostolique. Le lendemain, Pascal fut sacré par Odon, évêque d’Ostie, assisté des prélats d’Albane, de Lavici, de Nepi et de Préneste.

Berthold affirme que cette élection lut miraculeuse et divine, et qu’elle avait été révélée dans plusieurs visions à un grand nombre d’ecclésiastiques, de religieuses et de moines.

Quelques mois après son élection, le saint-père reçut de la Palestine une lettre qui était adressée à tous les fidèles, et dans laquelle les croisés faisaient un récit détaillé de leurs conquêtes, depuis la prise de Nicée jusqu’à celle de Jérusalem. Pascal leur écrivit une longue épître où il s’étend principalement sur la découverte de la sainte lance qui avait percé le Sauveur, et qu’on avait trouvée miraculeusement au siège d’Antioche ; il réclamait de leur piété le don de plusieurs reliques très-précieuses et d’une grande partie de la vraie croix, qu’on avait déterrée à Jérusalem ; il les prévenait également du départ du légat Maurice, évêque de Porto, qui devait les rejoindre muni des pouvoirs nécessaires pour régler les intérêts du saint-siége dans les Églises qui avaient été conquises sur les infidèles.

Dès le commencement de son pontificat, Pascal entreprit de continuer la politique de ses prédécesseurs, et de poursuivre Henri IV, roi de Germanie, et l’antipape Guibert, créature de ce monarque ; ce qu’il put faire avec d’autant plus de succès, qu’il se trouvait appuyé par le comte Roger, qui lui avait envoyé sept mille onces d’or et une armée bien aguerrie, en échange de la souveraineté spirituelle et temporelle de la Sicile.

Bientôt l’antipape fut assiégé dans la ville d’Albane, sa résidence ; et il allait tomber au pouvoir de son compétiteur lorsqu’il parvint à s’échapper ; mais dans sa fuite, l’infortuné Guibert fut empoisonné par l’un de ses domestiques, gagné par l’or de Pascal.

La mort de Guibert ne put néanmoins abattre les schismatiques, et ils élurent un nouveau pontife appelé Albert. Mais la trahison vint encore au secours de Pascal ; l’antipape fut enlevé le jour même de son élection, et enfermé dans les cachots du monastère de Saint-Laurent. Le roi Henri fit nommer le prêtre Théodoric pour remplacer Albert : trois mois après sa consécration, le nouvel antipape fut également enlevé par les agents du saint-siége et enfermé à l’abbaye de Lave. Les obstinés schismatiques élurent encore le prêtre Maginulfe, qui parvint à se soutenir quelques jours ; Pascal le fit chasser de Rome par ses séides ; l’infortuné mourut en exil.

Enfin la paix paraissait rendue à l’Église et à l’Italie sous le gouvernement de Conrad, lorsqu’une mort subite enleva ce jeune prince. Cet événement malheureux devint le signal de nouveaux désordres : Pascal fit publier que Conrad avait été empoisonné par son père ; il excita le peuple à venger le martyr, et ordonna aux citoyens de prendre les armes ; mais cette nouvelle sédition fut promptement étouffée par le roi de Germanie ; et Pascal fut contraint de lui écrire pour le supplier de rendre la paix à l’Église en assistant au concile qu’il avait convoqué à Rome.

À cette époque, l’Angleterre était en proie à de violentes dissensions qui avaient été soulevées par l’archevêque Anselme au sujet des investitures. Ce prélat, dévoué au saint-siége, avait excité ces querelles pour se venger du roi Guillaume le Roux, qui s’était refusé à reconnaître Urbain II comme légitime pontife. À son tour, le prince avait puni le métropolitain en lui enlevant la primatie de la Grande-Bretagne et en le dépouillant des immenses bénéfices dont il s’était emparé.

Anselme s’était rendu à Rome pour obtenir par ses intrigues une bulle qui contraignît le roi, sous peine d’excommunication, à le réintégrer dans tous ses honneurs, et à le rétablir dans la jouissance des revenus du siége de Cantorbéry, et des églises ou des monastères dépendants de cet archevêché, dont il avait investi d’autres évêques par ordonnances royales. Pascal, fidèle à sa politique, approuva la conduite du prélat, et dans un concile tenu à Rome, il prononça l’anathème contre tous les laïques qui donneraient les investitures ecclésiastiques, ou qui recevraient des présents pour les confirmer.

Malgré la déclaration du saint-père, Guillaume fut inébranlable dans sa détermination, et Anselme ne put retourner en Angleterre qu’après la mort de ce prince. Son successeur, Henri Ier**, ayant également refusé de se soumettre aux décisions de la cour de Rome, le métropolitain se déclara hautement contre les rois normands ; il menaça Henri de l’anathématiser en vertu des canons du dernier concile de Rome ; il réclama au nom du pape le denier de Saint-Pierre, et souleva contre le trône la plus grande partie du clergé anglais.

Pascal, instruit par l’archevêque des progrès que faisait l’insurrection, lui écrivit pour le féliciter de sa vigueur apostolique, ajoutant : « Robert, duc de Normandie, nous a porté ses plaintes contre le roi de la Grande-Bretagne, son frère, qui s’est emparé de la couronne à son détriment, en donnant aux peuples une constitution qu’il appelle charte des libertés. Vous n’ignorez pas que nous devons aide et protection à Robert, qui a travaillé à la délivrance de l’Asie : c’est pourquoi nous vous engageons à soutenir les justes droits de ce prince contre Henri…. » Le roi apprit en effet que le duc de Normandie voulait tenter une descente en Angleterre, espérant être secondé dans son projet par les nobles et par les prêtres.

Alors le rusé Henri fit appeler à la cour le métropolitain Anselme, et par de brillantes promesses il le détermina à se rattacher à son parti. L’archevêque, gagné par les présents du monarque, travailla dans ses intérêts, raffermit dans le devoir les ecclésiastiques dont la fidélité était chancelante, et fit rentrer dans l’armée de Henri les nobles qu’il en avait détachés : aussi lorsque Robert débarqua en Angleterre, les esprits qui naguère étaient disposés en sa faveur se montrèrent opposés à ses prétentions, et il fut obligé d’accepter une rente de trois mille marcs d’argent, que son frère s’engagea à lui payer chaque année pour sa renonciation à la couronne.

Telle fut la fin de cette guerre, qui menaçait la Grande-Bretagne d’une nouvelle révolution : dès que le calme fut rétabli, Anselme vint réclamer de Henri le prix de son dévouement et des services qu’il lui avait rendus ; mais le monarque, qui n’avait plus besoin de l’archevêque, lui répondit durement qu’il n’avait qu’à se retirer au plus tôt dans son diocèse, s’il voulait éviter le châtiment qu’avaient mérité sa trahison et sa félonie. En même temps il le souffleta devant toute la cour, et lui jeta au visage une lettre qu’il venait de recevoir de Rome. La missive qui avait excité si fort l’indignation de Henri était conçue en ces termes : « Anselme nous a instruit que vous vous arrogiez le droit d’établir les évêques et les abbés par l’investiture, et que vous attribuiez à la puissance royale une autorité qui n’appartient qu’à Dieu seul ; car le Christ a dit : « Je suis la porte. » Donc un roi ne saurait être la porte de l’Église ; et les ecclésiastiques qui entrent dans le sacerdoce par la volonté des souverains ne sont point des pasteurs, mais des larrons insignes.


« Vos prétentions sont indignes d’un chrétien, et le saint-siége ne saurait les approuver. Ne savez-vous donc pas que saint Ambroise aurait souffert le dernier supplice plutôt que de permettre à Théodose de disposer des dignités et des biens de l’Église ; et ignorez-vous qu’il fit cette réponse à l’empereur : « Ne croyez pas, César, que vous ayez quelques droits sur les choses divines ; les palais appartiennent aux princes et les églises au pape.... » L’archevêque de Cantorbéry, furieux de l’affront sanglant qu’il avait reçu, quitta la cour et retourna à son siége pour soulever de nouveaux ennemis contre le roi.

De son côté, Henri poursuivit le métropolitain et ses partisans avec la plus grande rigueur, et menaça de refuser l’obédience au pape et d’empêcher le prélèvement du denier de Saint-Pierre dans ses États, si on ne reconnaissait pas à la couronne le droit des investitures ecclésiastiques. Dans cette extrémité, Anselme convoqua un concile provincial où assistèrent les commissaires du roi, et dans lequel il fut décidé qu’on enverrait à Rome des députés pour s’entendre avec le pape et pour terminer enfin ces querelles déplorables. Les ambassadeurs étant arrivés dans la ville sainte, furent admis en présence de Pascal pour lui expliquer le sujet de leur voyage et les intentions du roi.

D’abord le pape ne trouva aucune parole pour leur répondre, tant sa colère était violente ; ensuite il se leva de son siége, le renversa à terre avec force, et s’écria avec d’affreux blasphèmes : « Non, quand il s’agirait de ma tête, les menaces d’un roi ne me forceront pas à céder une seule des prérogatives du trône apostolique ! Retournez vers votre maître, et dites-lui qu’il redoute d’affronter la sainte colère du vicaire de Dieu ! » Ensuite il fit écrire à l’archevêque de Cantorbéry, pour l’engager à résister plus vigoureusement encore que par le passé aux prétentions du monarque.

Henri, irrité de l’insolence du pape, réunit aussitôt à Londres les seigneurs de son royaume, et fit comparaître devant eux l’archevêque Anselme, la cause de ces dissensions, afin qu’il entendît la sentence royale qui l’exilait de la Grande-Bretagne. Le métropolitain n’éleva aucune plainte, et s’embarqua le même jour pour l’Italie.

Cette soumission apparente de l’orgueilleux prélat fit craindre au monarque une nouvelle trahison ; et pour déjouer les machinations d’Anselme auprès de la cour de Rome, il envoya immédiatement en Italie, et par terre, Guillaume de Varevast, muni de pleins pouvoirs, pour terminer tous les différends qui existaient entre la couronne et le saint-siége. L’ambas- sadeur fit une telle diligence, qu’il arriva dans la


 
Prise de Jérusalem par les croisés
Prise de Jérusalem par les croisés


ville sainte un mois avant l’archevêque d’York, et qu’il eut le temps de gagner au parti du roi un grand nombre de prêtres et de cardinaux. Enfin Anselme fit son entrée dans la ville apostolique ; dès le lendemain Pascal convoqua en concile les évêques, les cardinaux et les prêtres de toute l’Italie, afin d’entendre les accusations du métropolitain de Cantorbéry contre Henri, et pour juger les réclamations que ce prince adressait au pape par l’organe de son député.

Guillaume de Varevast présenta la cause de son maître avec une grande habileté et déploya une rare éloquence qui excita les applaudissement de toute rassemblée : Anselme et le pape demeuraient seuls impassibles, sans rien laisser pénétrer de leurs sentiments. Guillaume, interprétant le silence du pontife, ainsi que les applaudissements des autres ecclésiastiques, comme des marques certaines d’une victoire sur Anselme, ajouta avec assurance : « Il faut que l’Italie entière apprenne que le souverain mon maître ne souffrira jamais qu’on lui ôte les investitures, quand il devrait, pour défendre ce droit, perdre son

 
Henri IV de Germanie fit amende honorable
Henri IV de Germanie fit amende honorable


royaume. » A ces dernières paroles, le pontife se leva tout à coup, et regardant l’ambassadeur d’un air fier et impérieux, il répondit : « Sachez aussi, mandataire de Henri, que le pape Pascal, dût-il lui en coûter la vie, et nous le jurons devant Dieu ! ne permettra jamais à un laïque de gouverner l’Église. » Il n’en fallut pas davantage pour faire changer les esprits, et les Pères se levant tous ensemble, excommunièrent le roi ainsi que les seigneurs qui élevaient des clercs aux dignités ecclésiastiques.

Malgré cette victoire, Anselme ne put retourner en Angleterre ; il fut obligé de venir en France, où il choisit pour sa résidence la ville de Lyon. Il avait résolu de ranimer la vieille haine du duc de Normandie contre son frère, et de l’exciter à faire une seconde descente sur les côtes de la Grande-Bretagne, pour chasser le prince de ses États.

Par ses intrigues, en effet, la guerre se ralluma plus violente qu’auparavant entre Henri et Robert ; et comme le roi craignait qu’une seule défaite ne le renversât du trône, il se décida à envoyer un ambassadeur en Italie, avec de fortes sommes d’argent, pour entrer en arrangement avec la cour de Rome. Le prince promettait encore à Pascal de décharger les Églises d’Angleterre du cens que Guillaume le Roux leur avait imposé ; il s’engageait à ne recevoir aucune offrande à titre d’investiture, à ne pas exiger la taxe des curés, et à faire lever régulièrement le denier de Saint-Pierre.

Anselme obtint également la permission de rentrer dans son diocèse de Cantorbéry ; il recouvra tous ses bénéfices et fut déclaré légat a latere du saint-siége. En cette qualité, il reçut, en présence des grands et des évêques du royaume, un décret de Henri, dans lequel il était dit qu’à l’avenir personne en Angleterre ne recevrait l’investiture d’un évêché ou d’une abbaye, par la crosse ou par l’anneau, au nom d’un seigneur ou du roi lui-même. De son côté, Anselme déclara qu’il ne refuserait la consécration à aucun des prélats qui auraient fait hommage à leur souverain. Ensuite on s’occupa de pourvoir d’ecclésiastiques les églises de la Grande-Bretagne, qui étaient presque toutes sans pasteurs depuis plusieurs années. Ainsi finit en Angleterre la querelle des investitures.

Mais en Allemagne la guerre s’était ranimée plus terrible que jamais. Vers la fin du mois de mars 1102, le pape avait convoqué un concile où se trouvèrent réunis les députés de l’Italie, de la France et de la Bavière ; l’empereur de Germanie seul manqua à l’appel qui lui avait été fait pour renouveler sa soumission au saint-siége. Son absence passa pour un crime irrémissible, et les Pères décrétèrent cette formule de serment contre les schismatiques, ou plutôt contre les partisans de ce prince : « Nous anathématisons toute hérésie, principalement celle qui trouble aujourd’hui la chrétienté et qui enseigne qu’on doit mépriser l’anathème et les censures de la cour de Rome. Nous promettons une obéissance illimitée au pape Pascal et à ses successeurs, en présence de Jésus-Christ et de l’Apôtre ; acceptant sans examen tout ce que l’Église affirme, et condamnant ce qu’elle condamne ; promettant de sacrifier pour sa défense richesses, amis, parents, et même notre vie, si nous en sommes requis. » On renouvela l’excommunication prononcée contre Henri IV par Grégoire VII et par Urbain II son successeur. Le pape Pascal monta lui-même sur le jubé de l’église de Latran, le jeudi saint, 3 avril de la même année, et en présence d’une foule innombrable de fidèles de toutes les nations, il rendit la sentence en employant des imprécations bizarres pour imprimer de la terreur aux hommes grossiers de cette époque, qui ne jugeaient de la valeur des choses que par leurs apparences.

Dans cette même assemblée, la comtesse Mathilde accusa le roi de Germanie d’avoir fait enlever par ses agents l’acte de la donation de tous ses biens qu’elle avait souscrit en faveur du saint-siége. Cette femme implacable, après dix-huit années écoulées au milieu des luttes et des combats, voulait encore venger Grégoire VII, son amant, du prince Henri, qu’elle accusait de sa mort. Elle fit une déclaration solennelle dans laquelle, déshéritant à tout jamais sa famille, elle instituait le saint-siége seul et unique légataire de ses immenses domaines.

Nous traduisons cet acte singulier où la comtesse se fait gloire de son titre de concubine : « Au temps de l’illustre pontife Grégoire VII, notre très-aimé et très-cher, celui dont nous étions la plus grande joie, je donnai à l’Église de Saint-Pierre tous mes biens présents et à venir, et j’écrivis de ma main dans la chapelle de Sainte-Croix, au palais de Latran, une charte qui constituait cette donation. Depuis, ce diplôme a été anéanti par les ennemis du saint-siége et par les miens ; aussi, craignant que mes volontés ne soient révoquées en doute après ma mort, je déclare aujourd’hui, avec les formalités usitées en pareil cas, que j’abandonne tous mes biens à l’Église romaine, sans que ni moi ni mes héritiers puissions jamais revenir contre ma présente volonté, sous peine d’une amende de quatre mille livres pesant d’or et de dix mille livres d’argent. »

Pendant que la pontife triomphait en Angleterre et en Italie, il soumettait également la France à son autorité, et il envoyait comme légat, à la cour du roi Philippe, l’évêque d’Albane, qui devait absoudre le prince et l’infâme Bertrade de l’excommunication qu’ils avaient encourue, sous le règne d’Urbain II, au concile de Clermont.

Voici la relation que nous a laissée Ives de Chartres de cette cérémonie, et telle qu’il l’écrivait à Rome : « Nous faisons savoir à Votre Paternité que les prélats de la province de Sens et de celle de Reims, convoqués par Richard, votre légat, se sont assemblés au diocèse d’Orléans, dans une ville appelée Beaugency, pour relever le roi Philippe et Bertrade, sa femme, de l’anathème prononcé contre eux. Les deux coupables se sont présentés dans l’assemblée nu-pieds et couverts de cilices, pleurant et criant merci, et jurant qu’ils renonceraient à toute intimité nuptiale, et même à se parler, si votre légat mettait cette condition à leur absolution. Ensuite ils ont placé leur main sur l’Évangile et ils ont fait le serment, au nom de la sainte Trinité, de ne jamais tomber dans le péché de fornication l’un avec l’autre. Après quoi, l’anathème a été levé.

« Je dois aussi, très-saint Père, vous informer d’une accusation qui a été portée contre moi dans le concile de Baugency, et dont je tiens à me justifier : il est faux que jamais je me sois rendu coupable de simonie ; ce crime est à mes yeux l’une des plaies les plus hideuses de notre clergé, et depuis que je suis évêque je l’ai poursuivi autant qu’il m’a été possible de le faire dans toute l’étendue de ma juridiction. Cependant je dois convenir que, malgré mes recommandations, le doyen, le chantre et d’autres officiers qui sont chanoines de Chartres reçoivent de l’argent des clercs et des laïques ; ils prétendent qu’ils sont dans leur droit et qu’ils suivent les usages de l’Église romaine, où vos camériers et les ministres de votre palais se font donner de riches présents à la consécration des évêques ou des abbés, sous le nom d’offrandes et de bénédictions. Ils affirment que la cour de Rome ne donne rien gratis, et fait payer jusqu’à la plume et au papier. À cela je n’ai pu leur opposer que ces paroles de l’Évangile : « Faites ce que le pape commande et non ce qu’il fait. »

Pascal, dont la politique avait le caractère de perfidie de celle d’Urbain et le caractère de violence de celle de Grégoire, seconda les projets de vengeance de Mathilde, et envoya des prélats en Allemagne et en Saxe pour publier le décret d’anathème rendu contre Henri IV, et pour exciter le jeune Henri à une révolte contre son père, à l’exemple de son frère Conrad.

D’abord les légats remuèrent le peuple par des prédications furibondes ; ils représentèrent le roi comme un renégat qui s’était refusé à se joindre aux fidèles dans la glorieuse entreprise des croisés ; ils l’accusèrent d’avoir soulevé des schismes sanglants depuis son avénement au trône, et d’avoir désolé l’Église par des persécutions dignes du siècle de Dioctétien. Par contraste, ils exaltèrent le mérite et la piété de son fils ; ils répandirent l’or à profusion, et lorsque le jeune Henri, à leur instigation, eut levé l’étendard de la révolte, un parti formidable vint se ranger autour de lui pour combattre le roi de Germanie.

Alors Gébehart, légat du saint-siége, l’âme de toutes ces intrigues, désirant augmenter l’influence pontificale par l’éclat d’une cérémonie extérieure, convoqua tous les grands et tout le clergé dans une basilique. Au jour fixé, en présence d’une foule immense, il conduisit le jeune Henri à l’autel du Christ, lui donna, au nom du pape, le pouvoir de combattre son père, de le détrôner et de le faire expirer dans les supplices.

Après cette cérémonie, Henri entra dans la Saxe, à la tête de la noblesse de Bavière, de Souabe, du haut Palatinat et de la Franconie ; il fut reçu avec des transporta d’allégresse par les Saxons, qui étaient fatigués de la tyrannie de son père. Mais le jeune chef, cachant sous une apparente modestie l’ambition qui le dévorait, déclara qu’il n’avait point pris les armes par le désir de régner, et qu’il ne souhaitait point que son seigneur et père fût déposé. « Au contraire, ajoutait-il, dès que le roi se sera déterminé à obéir à saint Pierre et à ses successeurs, nous déposerons aussitôt le glaive pour nous soumettre à notre père comme le plus humble de ses sujets ; mais s’il persiste dans sa désobéissance aux ordres du vicaire de Jésus-Christ, comme nous nous devons à Dieu avant tout, nous le frapperons de mort de notre propre main, s’il le faut, pour défendre la religion, ainsi que le pontife Pascal nous l’a ordonné. »

Le roi de Germanie se voyant presque entièrement abandonné de ses troupes, n’osa pas marcher contre les rebelles, et se retira dans ses provinces du Nord : ensuite il se détermina, pour faire cesser tout prétexte de révolte, à replacer le royaume teutonique sous l’autorité du saint-siége et à faire sa soumission au pape. À cet effet un ambassadeur fut dépêché à Rome avec la lettre suivante : « Les pontifes Nicolas et Alexandre nous ont honoré de leur amitié en nous traitant toujours comme leur fils ; mais leurs successeurs, animés d’une fureur dont la cause est inexplicable, ont soulevé contre nous nos peuples et même notre fils Conrad ; aujourd’hui encore, le seul enfant qui nous reste est infecté du même poison ; il s’élève contre nous au mépris de ses serments, poussé dans la révolte par des fourbes, par des hypocrites, qui cherchent à augmenter leurs richesses au détriment de notre couronne.

« Plusieurs de nos sages conseillers nous ont exhorté à le poursuivre sans délai par les armes ; mais nous avons préféré suspendre les effets de notre colère, afin que personne, soit dans l’Italie, soit dans l’Allemagne, ne nous impute les malheurs d’une semblable guerre. D’ailleurs on nous a assuré que vos légats excitaient eux-mêmes nos sujets à la rébellion en nous accusant de troubler la paix de l’Église. Ainsi nous vous adressons un de nos fidèles pour connaître vos intentions, pour savoir si vous désirez notre alliance, sans préjudice de nos droits, tels que les ont exercés nos ancêtres, et à la charge de vous conserver la dignité apostolique, comme la possédaient vos prédécesseurs. Enfin, si vous voulez agir paternellement avec nous, envoyez-nous un homme de confiance chargé de vos lettres secrètes, et qui nous instruira de vos volontés ; alors de notre côté nous vous adresserons des ambassadeurs qui termineront avec vous cette grande affaire. »

Toutes ces marques de soumission furent inutiles ; Pascal continua ses menées sourdes ; il acheta même la trahison des officiers qui entouraient Henri IV, et le vieux roi de Germanie fut livré à son fils au château de Bighen. Enfin il se jeta aux pieds de l’évêque d’Albane, légat du saint-siége, implorant l’absolution des censures de l’Église, il fut dépouillé des insignes de la royauté et forcé d’abdiquer le trône en faveur de Henri V, son fils. Ensuite on l’envoya chargé de chaînes à Ingelheim, où il fut soumis aux plus cruels traitements.

Ces barbaries soulevèrent l’indignation générale : les seigneurs, ainsi que les populations des villes en deçà du Rhin, se déclarèrent en sa faveur et refusèrent de reconnaître Henri V. D’un autre côté, Henri de Limbourg, qui possédait le duché de la basse Bretagne, ayant été averti secrètement que la cour de Rome avait résolu de faire étrangler le vieux roi, s’empressa de l’en informer. Par l’entremise de ce généreux ami, l’empereur parvint à sortir furtivement d’Ingelheim, où il était étroitement gardé, et il descendit le Rhin jusqu’à la ville de Cologne, d’où il se rendit ensuite à Liége. De là il adressa des messages à tous les princes de la chrétienté, et particulièrement au roi de France, pour implorer leur assistance, dans l’intérêt général des souverains, dont les papes avaient violé la majesté dans sa personne.

Mais l’indigne Pascal, furieux de l’évasion de l’empereur et du manifeste qu’il avait lancé dans toutes les cours contre le saint-siége, écrivit aussitôt aux évêques, aux seigneurs et aux princes de France, d’Allemagne, de Bavière, de Souabe et de Saxe, et au clergé de Liége : « Poursuivez partout et de toutes vos forces Henri, chef des hérétiques, et ceux qui le défendent, leur disait-il, exterminez ce roi infâme ! Jamais vous ne pourrez offrir à Dieu de sacrifice plus agréable que la vie de cet ennemi du Christ, qui veut arracher aux papes leur suprême puissance Nous vous ordonnons, ainsi qu’à vos vassaux, de le faire expirer dans les tortures les plus cruelles ; et si vous exécutez fidèlement notre volonté, nous vous accorderons la rémission de vos péchés, ceux accomplis et ceux que vous ferez dans l’avenir, et vous parviendrez après votre mort à la Jérusalem céleste. »

Cet ordre sanguinaire révolta les ecclésiastiques eux-mêmes, et l’évêqu e de Liége adressa cette réponse au saint-siége : « En vain nous avons fouillé tous les textes des saintes Écritures et des Pères ; nous n’avons trouvé aucun exemple d’un commandement semblable à celui que vous nous envoyez. Nous avons appris au contraire dans ces livres sacrés que les papes ne peuvent sans examen lier ni délier personne : d’où vient donc cette nouvelle loi au nom de laquelle vous condamnez un chrétien à expier dans les supplices une erreur dont il n’est pas même convaincu ? D’où vient au saint-siége le pouvoir de commander un meurtre comme une œuvre méritoire dont la sainteté effacerait non-seulement les crimes passés, mais encore donnerait à l’avance l’absolution des incestes, des vols et des assassinats ? Commandez de tels crimes aux infâmes sicaires de Rome ; quant à nous, nous vous refusons obéissance !

« Existait-t-il autrefois dans l’ancienne Babylone une confusion plus horrible que ce mélange monstrueux de barbarie, d’orgueil, d’idolâlrie et d’impuretés qui règne aujourd’hui dans la ville sainte ? Hélas ! déjà se sont réalisées ces paroles de l’Apôtre : « Une vision épouvantable, venant d’une terre horrible, frappe mes esprits ; je vois s’élever de Rome un tourbillon impétueux qui bouleverse le monde, et dans lequel le prince des ténèbres s’agite avec ses infernales cohortes !... »

Malgré la courageuse fermeté de l’évêque de Liége, l’infortuné roi de Germanie ne put se soustraire à la vengeance pontificale ; il mourut empoisonné par les agents du saint-père, pendant que son fils assiégeait la ville. Les Liégeois n’ayant plus à défendre l’empereur, et redoutant les horreurs d’un siège, envoyèrent des députés au camp de Henri pour lui annoncer la mort de son père et lui faire leur soumission. Ce monstre osa exiger que le corps du vieux roi fût livré au bourreau pour qu’on lui fît subir les supplices effroyables portés sur la sentence rendue par le pontife ; et après avoir commis cet horrible sacrilège, il ordonna que les lambeaux du cadavre seraient déposés dans un sépulcre de pierre qui resta pendant cinq ans devant le parvis de la cathédrale, avec cette inscription : « Ci-gît l’ennemi de Rome. »

A cette époque, des bandes de pillards parcouraient les provinces de la Gaule, tantôt sous la conduite de seigneurs ruinés, tantôt sous les ordres d’aventuriers sans famille ; et souvent même sous le commandement de moines débauchés qui avaient été chassés de leurs monastères. On raconte que le fameux Robert d’Arbrissel commandait une de ces troupes, lorsque, frappé par une inspiration du ciel, il résolut de cesser eette existence de crimes et de se retirer dans une pieuse retraite avec les hommes et les femmes de sa bande, pour vivre du travail de leurs mains. Il fit partager ses sentiments à tout son monde, et s’arrêta à l’extrémité du diocèse de Poitiers, à deux lieues de Cande en Touraine, près d’un ravin inculte, couvert de ronces, et qu’on appelait Frontevrault. D’abord il fit élever des cabanes et une chapelle ; ensuite il défricha les terres ; et lorsque la jeune colonie eut pris de l’accroissement, Robert sépara les hommes d’avec les femmes, destinant les unes à la prière et les autres au travail des champs. Cependant il leur permit de conserver des relations intimes les dimanches de chaque semaine : telle fut l’origine de la célèbre abbaye de Fontevrault. Pascal confirma la fondation de cet établissement, ainsi que la règle qui permettait à cette multitude d’hommes et de femmes de vivre dans la même enceinte.

Au commencement de cette année, le saint-père résolut de parcourir l’Italie, la France et l’Allemagne, afin de consolider sa domination sur ces trois royaumes. Il se rendit d’abord à Florence, où il convoqua un concile pour se faire attribuer les droits de régales de cette Église ; mais l’évêque de cette ville fit échouer ses espérances en soutenant dans l’assemblée, en présence du pape et d’une foule de prêtres et de laïques, qu’il avait eu une révélation, et que Dieu l’avait instruit que l’Antechrist était né et qu’il voulait s’emparer du trône de l’Église. Cette opinion, par l’application qu’on en faisait au pape, souleva un tumulte si violent, qu’on ne put ni décider la question ni terminer le concile ; et Pascal fut obligé d’abandonner Florence, pour éviter d’être lapidé par le peuple. Le saint père se rabattit alors sur la Lombardie, et tint un synode général à Guastalla : on décréta que la province entière d’Émilie, avec les villes de Parme, de Modène, de Plaisance, de Reggio et de Bologne, ne serait plus soumise à la métropole de Ravenne, qui ne conserva que la Flaminie.

Pascal voulait ainsi diminuer l’influence de l’archevêché de Ravenne, dont les titulaires, depuis deux cents ans, s’étaient continuellement montrés hostiles à l’Église romaine. Le concile renouvela les censures prononcées contre les laïques, qui prétendaient avoir le droit de donner l’investiture des bénéfices ecclésiastiques. Ensuite les députés du roi Henri V jurèrent au pape fidélité et obéissance filiale au nom de leur maître, et demandèrent que sa Sainteté lui confirmât authentiquement la dignité d’empereur.

De Guastalla, le pontife se rendit à Parme, où il consacra la cathédrale de cette ville en l’honneur de la Vierge, d’après l’invitation des citoyens ; lorsque la cérémonie fut achevée, il déclara la nouvelle Église dépendance du saint-siége, et la vendit au cardinal Bernard, prêtre cruel et sodomite, qui était en exécration dans toute l’Italie. Enfin Pascal prit la route de la Bavière, où il était attendu pour les fêtes de Noël ; mais ayant été instruit dans sa route que le peuple n’était pas disposé à confirmer les décrets contre les investitures, et que l’empereur n’était pas aussi docile qu’il l’avait laissé paraître, il changea tout à coup de résolution, et se dirigea vers la France, se contentant d’instruire Henri par une simple lettre de son nouveau projet, et lui disant qu’il se rendait en France parce que la porte de l’Allemagne ne lui était pas encore ouverte.

Le saint-père, arrivé au monastère de Cluny avec une suite nombreuse d’évêques, de cardinaux et de seigneurs romains, trouva le comte de Rochefort, sénéchal du roi de France, qui lui était envoyé pour le conduire dans tout le royaume. Après avoir visité les couvents de la Charité et de Saint-Martin de Tours, Pascal se rendit à Saint-Denis, où il fut reçu avec de grands honneurs par l’abbé Adam, qui gouvernait alors cette abbaye ; il fit son entrée, revêtu des ornements pontificaux et la tiare au front, au milieu de ses cardinaux, couverts de leurs chapes violettes, et de ses évêques, portant la crosse et la mitre.

Ce qu’il y eut de plus extraordinaire, dit l’abbé Suger, qui était présent à cette cérémonie, « c’est que le pontife, dont l’avarice sordide était connue de tout le clergé, n’enleva ni l’or, ni l’argent, ni les pierreries de ce monastère, comme les moines le redoutaient ; il daigna à peine regarder toutes ces richesses, et vint se prosterner humblement devant les précieuses reliques du saint. Ensuite il se leva le visage baigné de larmes, et demanda d’une voix suppliante aux bons religieux qu’ils voulussent lui abandonner une partie des vêtements teints du sang du bienheureux martyr. « Ne faites pas difficulté, disait-il, de nous rendre quelque peu des ornements épiscopaux de celui que notre siège apostolique vous a envoyé libéralement pour apôtre. »

Philippe et son fils vinrent le lendemain rendre


 
Les pillards sont organisés en bandes par les nobles
Les pillards sont organisés en bandes par les nobles


leur visite au pape et lui baisèrent les pieds. Pascal les releva, et conféra familièrement avec eux des affaires de l’Église, les priant pathétiquement de la protéger, à l’exemple de Pépin et de Charlemagne et de résister courageusement aux ennemis du saint-siége, et particulièrement au roi de Germanie. Les deux princes jurèrent au pontife une soumission sans bornes ; et comme il exprimait des sujets de crainte relativement à la conférence qu’il devait avoir avec les ambassadeurs de Henri à Châlons-sur-Marne, ils lui promirent de mettre à sa disposition une escorte nombreuse de gens à pied et à cheval, capable de le défendre contre toute entreprise.

En effet, lorsque le saint-père fut arrivé dans la ville de Châlons, il trouva les envoyés du roi d’Allemagne, les prélats de Trèves, d’Halberstadt et de Munster, ainsi que plusieurs comtes germains et le terrible duc de Guelfe. Ce seigneur ne marchait jamais sans qu’un héraut d’armes portât devant lui sa longue épée ; la hauteur de sa taille, sa stature imposante et jusqu’au timbre formidable de sa voix, tout dans sa personne semblait indiquer qu’il avait été envoyé plutôt pour intimider le pontife que pour conférer avec lui. L’escorte des Français était heureusement composée de guerriers redoutables, et, grâce à leur présence, les négociations purent commencer sans entraves. L’archevêque de Trèves, qui connaissait la langue romane, prit la parole au nom de son maître, et offrit de se soumettre au saint-siége, sauf les droits de la couronne impériale, qui consistaient à donner la crosse et l’anneau au pape élu par le clergé et par le peuple, et dont la nomination avait été approuvée par l’empereur.

L’évêque de Plaisance repoussa cette proposition, et répondit au nom du saint-père : « L’Église, rachetée par le précieux sang de Jésus-Christ, a conquis sa liberté par le martyre de l’apôtre Pierre et par celui d’un grand nombre de ses successeurs. Nous ne permettrons point qu’elle retombe en servitude ; ce qui arriverait si nous ne pouvions nommer notre chef sans consulter l’empereur. Vouloir la contraindre à un semblable assujettissement, c’est commettre un attentat de lèse-divinité ! Donc, je déclare anathème au prince qui veut s’arroger l’investiture du trône sacré de l’Apôtre ! Et malédiction à l’ecclésiastique qui recevrait la crosse et l’anneau d’un roi dont les mains sont ensanglantées par l’épée ! Nous repoussons de telles prétentions. »

Les ambassadeurs allemands comprirent par cette réponse qu’il était inutile de continuer les négociations ; et le duc de Guelfe s’écria d’une voix tonnante : « Ce n’est pas ici par de vains discours, mais c’est à Rome, à coups d’épée, qu’il faut vider cette querelle. » Après ces paroles, tous se retirèrent sans même prendre congé de l’assemblée.

Pascal, quoique d’un caractère impétueux, sut dompter sa colère, et il envoya même quelques-uns de ses plus habiles conseillers vers Adalbert, chancelier de Henri, pour le prier de vouloir entendre paisiblement les représentations du saint-siége. Mais on ne put rien conclure, parce que les ambassadeurs avaient ordre de ne faire aucune concession opposée au droit d’investiture réclamé par l’empereur. Les conférences furent donc entièrement rompues, et les députés retournèrent à la cour d’Allemagne. Alors le saint-père, qui comptait sur l’appui du roi de France, saisit avec empressement l’occasion qui se présentait de rallumer la guerre en Germanie ; et à l’exemple de ses trois prédécesseurs, il résolut d’agir contre le fils comme ceux-ci avaient fait contre le père. Pascal se rendit à Troyes en Champagne, et tint un concile où la liberté des élections ecclésiastiques fut décrétée, et la condamnation des investitures confirmée.

De son côté, Henri avait prévu les intentions du pape ; et ses ambassadeurs vinrent déclarer en présence de tout le clergé français, que les empereurs possédaient le droit d’investiture depuis Charlemagne, à qui Adrien Ier** l’avait confirmé par un acte authentique dont ils étaient prêts à montrer le diplôme à l’assemblée. Comme le pontife ne voulait pas se soumettre à la teneur de cette charte, il affirma par serment qu’elle était apocryphe, et ordonna aux Pères de passer outre. Les Allemands protestèrent que leur maître ne ratifierait aucune détermination qui serait prise par des juges assez iniques pour refuser la vérification d’une pièce authentique ; et ils menacèrent le pape de toute la colère du souverain. Enfin Pascal, intimidé par cette opposition énergique, leva la séance, et accorda une année entière pour que le roi pût lui-même plaider sa cause à Rome dans un concile général.

Henri était indigné contre le saint-siége : néanmoins il dissimula son ressentiment, étant occupé à soumettre la Flandre, la Pologne, la Hongrie et la Bohême ; mais lorsque la tranquillité fut rétablie dans ses États, et qu’il se vit délivré d’un adversaire redoutable, Philippe étant mort, et le roi Louis le Gros, qui lui avait succédé, ayant trop d’affaires sur les bras pour s’opposer à ses projets, il convoqua une assemblée générale des États à Ratisbonne, et déclara qu’il avait pris la résolution d’aller à Rome, afin de recevoir la couronne impériale des mains du pontife, selon la coutume de ses prédécesseurs. En conséquence, il ordonna aux princes, aux ducs, aux comtes, à toute la noblesse, et aux évêques même, de venir se joindre à sa cour avec leurs plus riches équipages, pour rendre son cortège plus imposant et pour le suivre en Italie.

Pascal, informé des dispositions hostiles de Henri se rendit aussitôt dans la Pouille, où il convoqua les ducs italiens, le prince de Capoue et les comtes de ces provinces ; il leur fit jurer de le secourir contre le roi d’Allemagne ; ensuite il revint à Rome, et fit prêter le même serment aux grands et au peuple. Toutes ces démarches furent inutiles ; l’empereur entra dans la Lombardie, à la tête d’une armée puissante, et se fit couronner roi d’Italie par l’archevêque de Milan.

Après la cérémonie, Henri s’empressa d’envoyer des ambassadeurs au saint-siége, pour proposer un accommodement ou plutôt pour gagner du temps, car ses troupes continuaient leur marche, ruinant sur leur passage les villes qui refusaient de reconnaître son autorité.

Enfin les mandataires de Henri et ceux du pontife se réunirent, le 5 février 1111, au parvis de Saint-Pierre, dans l’église de Notre-Dame de la Tour, et ils posèrent les bases d’un traité sur les propositions suivantes : Le jour de son couronnement, l’empereur devait renoncer par écrit à toutes les investitures ecclésiastiques, et en déposer l’acte entre les mains du saint-père, en présence du clergé et du peuple ; il devait s’engager à laisser aux Églises toute liberté, ainsi que les oblations et les domaines qui ne relevaient pas directement de la couronne ; il devait restituer au saint-siége toutes les donations qui lui avaient été faites par Charlemagne, par Louis le Débonnaire et par les autres empereurs ; il ne devait contribuer ni par ses conseils ni par ses actions à faire perdre au pape le pontificat, la vie, les membres ou la liberté. Cette dernière promesse s’étendait aux fidèles serviteurs qui avaient garanti l’exécution du traité au nom de l’Église romaine. En outre, l’empereur était tenu de fournir en otages Frédéric son neveu et douze des principaux seigneurs d’Allemagne.

De son côté, Pascal prenait l’engagement de rendre au roi, le jour du couronnement, les terres et les domaines qui appartenaient à l’empire aux temps de Louis, de Henri et de ses autres prédécesseurs ; il promettait de publier une bulle qui défendrait aux évêques, sous peine d’anathème, d’usurper les régales, c’est-à-dire les villes, les duchés, les marquisats, les comtés, les juridictions, les monnayeries, les marchés, les terres et les châteaux qui ressortaient des priviléges du trône.

Ce traité accordait à Henri une des deux choses qu’il avait demandées, l’abandon des grands biens que les prêtres possédaient dans ses États, en échange du droit d’investiture ; mais, prévoyant que les prélats refuseraient d’obéir au pontife lorsqu’il leur ordonnerait de se dessaisir de leurs richesses, et qu’ils soutiendraient hautement que nulle puissance ne pouvait leur ôter les domaines qu’ils possédaient, le prince prit une détermination extrêmement adroite afin de ne pas se trouver dépouillé lui-même, et pour se mettre à couvert des reproches qu’on pourrait lui faire s’il était forcé de retenir les investitures ; il ratifia le traité, mais en ajoutant pour clause indispensable que l’échange qu’il faisait du droit des investitures avec les régales ou les biens que les prêtres tenaient de la couronne, serait approuvé et solennellement confirmé par tous les princes des États de Germanie.

Après ces préliminaires, il vint camper auprès de Rome : dès qu’il fut près des murs de la ville, le pontife envoya à sa rencontre les principaux officiers du palais de Latran, les magistrats, les écoles, cent jeunes religieuses couvertes de leurs voiles, portant des flambeaux, et une multitude d’enfants qui jetaient des fleurs sur son passage. Lorsque Henri eut pénétré dans Rome, tous les ecclésiastiques l’entourèrent en chantant des hymnes à sa louange, et le conduisirent triomphalement à la basilique de Saint-Pierre, où il trouva le pape qui l’attendait sur le parvis. Le prince se prosterna devant le pontife et lui baisa humblement les pieds ; ensuite ils entrèrent dans le temple par la porte d’argent, aux bruyantes acclamations du peuple.

Pascal salua Henri empereur d’Occident, et l’évêque de Lavici prononça la première oraison du sacre ; lorsqu’elle fut terminée, et avant de continuer la cérémonie, le saint-père réclama du prince le serment par écrit de sa renonciation aux investitures. Henri répondit qu’il était prêt à remplir sa promesse ; mais que sa conscience lui faisait un devoir de consulter les évêques allemands, qui avaient un puissant intérêt dans cette affaire. Il entra en effet avec ses prélats dans la sacristie pour délibérer sur les exigences du pape : la discussion fut longue et orageuse. Pascal, impatient de connaître le résultat de leur délibération, envoya demander à l’empereur s’il voulait enfin exécuter la convention qu’il avait consentie. Cette démarche du pape décida la question ; les prélats se levèrent aussitôt de leurs sièges, protestant qu’ils ne souffriraient jamais qu’on les dépouillât de leurs biens, et ils se dirigèrent en tumulte vers la salle de la Roue de porphyre, où le pape siégeait en les attendant. Le pontife essaya de les calmer en leur adressant un long discours pour leur représenter,« Que l’on devait rendre à César ce qui lui appartenait ; que celui qui se dévouait à Dieu ne devait point s’engager dans les intérêts du siècle, et que, selon saint Ambroise, les prêtres mondains étaient indignes du sacerdoce. » Mais ceux-ci l’interrompirent brusquement en lui disant : « Très-saint Père, nous voulons jouir des biens de nos évêchés comme vous du patrimoine du saint-siége, et nous ne souffririons pas que l’Apôtre lui-même nous enlevât la moindre parcelle de nos revenus. »

Pendant cette discussion, le duc de Guelfe, dominant toutes les voix, cria au saint-père : « À quoi servent tous vos discours, prêtre de Satan ? Nous n’avons que faire de vos sottes conditions ! Nous voulons que vous couronniez notre empereur, ainsi que ses prédécesseurs l’ont été par les vôtres, sans que vous entrepreniez de rien innover ni d’ôter à lui ou à nos évêques ce qui leur appartient. »

Henri prit alors le ton d’un maître, et dit à son tour : « Très-saint Père, nous voulons que toutes ces divisions finissent et que vous accomplissiez à l’instant même la cérémonie de notre sacre. » Pascal, humilié dans son orgueil, répliqua : « La plus grande partie du jour est passée ; l’office sera long, et nous n’aurons pas le temps de vous couronner aujourd’hui. » L’empereur, indigné de cette obstination, fit environner le sanctuaire par des gens armés, afin de réduire le pape à l’obéissance. Celui-ci ne manifesta aucune crainte ; il monta lentement à l’hôtel de saint Pierre et acheva l’office divin ; après quoi il voulut retourner au palais de Latran. Mais les gardes de l’empereur lui présentèrent la pointe de leurs glaives et lui interdirent le passage : il revint alors sur ses pas, et s’assit silencieusement devant la Confession de l’Apôtre.

Tout à coup un bruit épouvantable éclata dans l’église ; les prêtres, qui s’étaient mêlés à la foule, crièrent : « Aux armes ! on en veut à la vie du pontife ; » et à leur voix, les fidèles s’étant rassemblés, chargèrent avec fureur les troupes allemandes. Celles-ci, obligées de se défendre, mirent l’épée à la main, frappèrent indistinctement les prêtres, les femmes, les hommes, en tuèrent bon nombre et refoulèrent tout le reste de ces fanatiques hors de l’église. L’empereur demeura maître du terrain, et pendant la nuit il fit conduire le pape dans une forteresse, dont il confia la garde à Othon, comte de Milan.

Les cardinaux de Tusculum et d’Ostie, qui s’étaient échappés de Saint-Pierre pendant le tumulte, parcoururent les rues en excitant les citoyens à punir l’infâme trahison de l’empereur : chacun courut aux armes, et on fit main basse sur tous les Allemands qu’on rencontra dans les rues. Le lendemain, à la pointe du jour, toutes les compagnies des Romains s’avancèrent en bon ordre sous la conduite de leurs capitaines, franchirent les ponts, et attaquèrent les impériaux avec tant d’impétuosité, qu’ils en tuèrent un grand nombre et mirent le reste en déroute. Henri lui-même fut renversé à terre, blessé au visage ; et il aurait été infailliblement massacré, si Othon ne lui eût donné son cheval et ne se fût dévoué pour le sauver. Les Romains s’emparèrent du comte, et pour le punir de son généreux sacrifice, ils le hachèrent en morceaux devant le palais de Latran, et firent dévorer par des chiens les tronçons sanglants de son cadavre.

Henri regagna son camp, où il trouva les prisonniers qu’il avait fait partir en avant sous bonne escorte ; le lendemain il se rapprocha de Rome et en commença le siége : ses troupes dévastèrent la campagne, pillèrent les couvents et les églises, violèrent

 


Robert d’Arbrissel fonde le couvent de Fontevrault


les nonnes, incendièrent les domaines du saint-siége et massacrèrent les cultivateurs.

De son côté l’évêque de Tusculum, chargé de défendre Rome, ne restait pas dans l’inaction, il encourageait le peuple dans sa résistance, et ses émissaires parcouraient l’Italie pour engager les princes à venir au secours de l’Église ; mais tous ses efforts furent inutiles ; l’empereur pressait chaque jour la place plus vivement ; et les cardinaux ainsi que les autres prélats qui étaient prisonniers, se voyant menacés du dernier supplice, ou de la mutilation des membres, s’ils refusaient de se soumettre aux volontés du prince et des évêques allemands, se déterminèrent à confirmer à la couronne le privilège des investitures ecclésiastiques, et conjurèrent Pascal d’accorder à l’empereur les droits qu’il réclamait, puisqu’il ne leur restait plus aucun espoir d’être secourus ni de sortir de captivité. Enfin, vaincu par leurs instances et par leurs larmes, le pontife fit dire à Henri qu’il se soumettait à sa volonté : « Je

 
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sauverai mes enfants, ajoutait-il ; mais je prends Dieu à témoin que je fais pour eux et pour la paix de l’Église une action que j’aurais voulu éviter au prix de mon sang. »

On dressa le traité qui accordait les investitures à l’empereur ; et dans l’acte le pontife s’engagea solennellement à ne prononcer jamais d’anathème contre le roi, et à ne jamais l’inquiéter pour les violences que ses soldats avaient exercées dans les États de l’Église. Il était spécifié en outre, « Que les droits du trône seraient confirmés par un privilège contenu dans une bulle en bonne forme, et portant défense aux clercs et aux laïques de s’opposer à leur exercice, sous peine d’excommunication ; de plus, que l’empereur investirait, comme par le passé, en donnant la crosse et l’anneau aux évêques et aux abbés qui auraient été élus canoniquement, sans simonie et de son consentement ; que les métropolitains et même les évêques pourraient librement ordonner les prélats que le roi ou ses successeurs auraient investis de la sorte ; mais que le prétendant ne pourrait être consacré qu’après l’autorisation de son souverain. » Enfin, il fut arrêté que le pape couronnerait sans retard Henri, et qu’il l’aiderait de bonne foi à conserver ses États et l’empire.

De son côté, le prince s’engagea à mettre le saint-père en liberté, ainsi que tous les évêques, les cardinaux, les seigneurs et les otages qui avaient été arrêtés avec lui ; il promit de garder la paix avec le peuple romain, de restituer immédiatement les patrimoines et les domaines de l’Église, et de jurer obéissance au pape Pascal, sauf les droits et l’honneur du royaume et de l’empire, comme les empereurs catholiques avaient fait envers les chefs du saint-siége. Ces conditions furent signées par le pape et par le prince, et confirmées solennellement sur l’évangile et sur le Christ.

Cependant Henri, qui se défiait avec raison de la sincérité du pontife, ne voulut pas le délivrer avant la promulgation de la bulle qui devait lui assurer le droit des investitures. En vain le pontife protesta du sa bonne foi, et affirma que le sceau du saint-siége étant resté au palais de Latran, il ne pouvait sceller le diplôme que l’empereur réclamait, car au même instant un secrétaire vint lui présenter le sceau qu’on avait découvert dans sa chambre ; on dressa la bulle, et le pape fut obligé de la souscrire. Le visage de Pascal était blême de colère de voir sa fourberie démasquée ; il signa, néanmoins, et voici la teneur de cet acte : « Nous vous accordons et confirmons la prérogative que nos prédécesseurs ont accordée aux vôtres, savoir : que vous donniez l’investiture de la crosse et l’anneau aux évêques et aux abbés de votre royaume, élus librement et sans simonie, et que nul ne puisse être consacré s’il n’a reçu l’investiture par votre autorité ; et cela parce que vos ancêtres ont donné de si grands biens de leur couronne aux Églises, que les prélats doivent contribuer les premiers à la défense de l’État. Les clercs ou laïques qui oseront contrevenir à la présente concession seront anathématisés et perdront toutes leurs dignités. »

Ensuite l’empereur et le pape firent leur entrée dans Rome ; ils se rendirent à Saint-Pierre en se tenant par la main, au milieu d’une triple rangée de soldats allemands, qui garnissaient toutes les avenues, afin d’empêcher une tentative de sédition. Pascal couronna Henri, et célébra solennellement l’office divin ; après la consécration, il prit l’hostie, la rompit en deux parties, et se tournant vers l’empereur, il lui dit : « Prince, voici le corps du Christ, je vous le donne en consécration de la paix que nous avons faite et de la concorde qui doit régner entre nous. Mais, ainsi que cette partie de l’Eucharistie a été divisée de l’autre, que celui qui cherchera à rompre l’union soit séparé à jamais du royaume de Dieu. » La messe étant finie, le pontife sortit de la basilique avec ses cardinaux, et se rendit au palais de Latran.

Dès le lendemain Henri leva son camp et reprit la route d’Allemagne, plein de confiance dans les serments solennels du pape ; mais il apprit bientôt combien les prêtres sont fourbes, et comment ils se jouent des choses les plus saintes et des cérémonies les plus augustes de la religion. Les cardinaux qui étaient à Rome pendant la captivité de Pascal condamnèrent ouvertement la cession des investitures qui avait été faite à Henri, et refusèrent de la ratifier, la déclarant contraire aux lois de l’Église. Fra Paolo rapporte que les prélats étaient excités à cette résistance par le pontife lui-même, qui se rendit à Terracine pour qu’ils pussent condamner ses actes. En effet, pendant l’absence du pape, ils se réunirent sous la présidence de Jean, évêque de Tusculum, et lancèrent un décret contre le saint-père et contre sa bulle.

Pascal leur adressa aussitôt une lettre qu’il rendit publique, et dans laquelle il promettait d’annuler ce qu’il n’avait fait que pour éviter la ruine de Rome et de toute la province. « J’ai failli, mes Pères, écrivait l’hypocrite Pascal, mais je suis prêt à subir la pénitence de ma faute et à réparer le mal que j’ai pu faire. »

Brunon, évêque de Segni, qui présidait le concile, répondit à sa lettre au nom des prélats : « Mes ennemis publient, très-saint Père, que je ne vous porte aucune affection et que mes paroles vous accusent ; ils me calomnient, car je vous aime comme mon père et comme mon seigneur ; mais je dois aimer plus encore Celui qui a été immolé sur la croix pour nous racheter de la mort et de l’enfer. En son nom, je vous ai déclaré que nous n’approuvions point la bulle accordée par votre Sainteté à l’empereur, parce qu’elle est contraire à la religion. Aussi votre aveu nous a t-il rempli de joie, lorsque nous avons reconnu que vous la condamniez également. En effet, quel serait le prêtre capable d’approuver un décret qui détruirait la liberté de l’Eglise, qui fermerait au clergé la seule porte par laquelle on puisse entrer légitimement dans le sacerdoce, et qui ouvrirait plusieurs issues secrètes aux voleurs ? Les apôtres condamnent ceux qui obtiennent un siége ou un titre par la puissance séculière, parce que les laïques, quelque grandes que soient leur piété et leur puissance, n’ont aucune autorité pour disposer des Églises ; les constitutions que vous avez faites vous-même précédemment condamnaient les clercs qui recevaient l’institution de la main qui a porté le glaive ; ces décrets sont lancés, et tout homme qui s’oppose à leur exécution n’est pas catholique. Confirmez donc vos anciennes ordonnances et proscrivez la pensée qui veut les détruire, parce qu’elle est une infâme hérésie. Vous verrez aussitôt la tranquillité reparaître dans l’Église, et tous les ecclésiastiques se prosterner à vos pieds. En vain vous opposeriez la sainteté du serment que vous avez prononcé ; vous devez le violer si l’intérêt de la religion le commande, et aucun homme n’a le droit de condamner un pape qui manque à ses serments par l’ordre de Dieu. »

Pascal revint alors à Rome, et convoqua un synode pour décider sur les mesures qu’il convenait de prendre pour rompre avec l’empereur : l’assemblée ouvrit ses séances dans l’église de Latran, le 28 mars 1112 ; on comptait parmi les Pères douze métropolitains, cent quatre évêques et un grand nombre d’autres ecclésiastiques. Le saint-père prit le premier la parole et dit : « J’ai fait jurer par les évêques et par les cardinaux que je n’inquiéterais plus l’empereur au sujet des investitures, que je ne prononcerais point d’anathème contre lui ; je tiendrai cette promesse. Mais quant à la bulle que j’ai faite par contrainte, sans les conseils de mes frères et sans leur souscription, je déclare qu’elle est entachée d’hérésie, et je demande qu’elle soit corrigée par l’assemblée, afin que ni l’Église ni mon âme n’en souffrent aucun préjudice. » Ensuite Girard, prélat d’Aquitaine, s’étant levé, lut le décret suivant : « Nous tous, Pères de ce saint concile, nous condamnons par l’autorité ecclésiastique et par le jugement du Saint-Esprit le privilége que le roi Henri a arraché au pontife Pascal ; nous le déclarons nul, et défendons sous peine d’excommunication aux clercs et aux laïques de s’y conformer. » Tous répondirent : « Amen, amen ! »

Alors le pape se leva, déposa la tiare et la chape, se déclara indigne du pontificat, et pria le concile de le déposer en lui infligeant la pénitence la plus sévère, pour le punir d’avoir failli devant le glaive d’un roi. L’assemblée refusa de condamner le saint-père, et rejeta tout le blâme sur Henri, qui fut déclaré ennemi de Dieu et de l’Église, et hérétique comme son père ; enfin on prononça l’anathème contre lui et contre ses partisans.

Pascal écrivit aussitôt à Guy, métropolitain de Vienne, légat du saint-siége, pour l’instruire des décisions du synode et pour l’exhorter à les faire exécuter. « Demeurez ferme, ajoutait-il, et résistez aux caresses et aux menaces de l’empereur excommunié ; publiez notre sentence dans toute l’Allemagne, en ayant soin d’éviter qu’on rejette le blâme sur moi, et qu’on ne m’accuse d’avoir trahi les serments prononcés sur l’hostie et sur l’Évangile. Déclarez aux fidèles que les traités faits au camp où j’avais été conduit prisonnier par la plus odieuse des trahisons, sont nuls de plein droit..... »

Guy suivit fidèlement les instructions du saint-père, et fulmina, contre le roi de Germanie un anathème terrible. A sa voix les Saxons se révoltèrent, et les seigneurs ambitieux, se servant du prétexte de l’excommunication, prirent les armes et refusèrent obéissance à l’empereur.

Cependant le pape, désirant conserver les apparences de la justice envers le prince, lui envoya de paternels avertissements ainsi conçus : « La loi divine et les saints canons défendent aux prêtres de s’occuper des affaires séculières, ou d’aller dans les cours des souverains, excepté lorsqu’ils y sont appelés pour délivrer les condamnés ou pour obtenir la grâce des malheureux opprimés. Malgré les défenses de l’Église, dans votre royaume, les ministres de l’autel sont devenus les ministres du trône ; les évêques et les abbés se revêtent, d’une cuirasse et marchent à la tête de leurs hommes d’armes pour dévaster les campagnes, pour piller et pour massacrer les chrétiens. Ils ont des duchés, des marquisats, des provinces, des cités et des châteaux qui appartiennent à l’État. De là est venue la coutume déplorable de ne point sacrer les prélats avant qu’ils aient reçu l’investiture de la main du roi. Ces désordres ont été justement condamnés par les papes Grégoire VII et Urbain II, et nous confirmons le jugement de nos prédécesseurs, ordonnant que les ecclésiastiques vous rendront à vous, notre cher fils, tous les droits royaux qui appartenaient précédemment à l’empire sous les règnes de Charles, de Louis et d’Othon, vos prédécesseurs. Toutefois les Églises avec leurs oblations et leurs domaines, demeureront libres comme vous l’avez promis à Dieu, au jour de votre couronnement. »

Malgré toute l’adresse que le pontife employait pour ne pas se déclarer en hostilité ouverte avec l’empereur d’Allemagne, Henri avait pénétré les desseins de la cour de Rome, et s’était déterminé à passer une seconde fois en Italie.

Pendant les préparatifs de cette expédition, Pascal assemblait un concile à Cépéran pour juger le métropolitain de Bénévent, qui avait excité une sédition contre Landulfe, connétable, que le saint-siége avait envoyé dans cette ville. A l’ouverture du synode, le pape accusa l’archevêque de s’être emparé des régales de Saint-Pierre et des clés de la ville de Bénévent ; d’avoir porté ]e casque et le bouclier, et enfin d’avoir obligé le préfet Foulques à prêter serment aux Normands, qui s’étaient introduits dans la place. Le prélat répondit fièrement qu’il n’avait reçu les régales que pour en verser le produit dans le trésor de Saint-Pierre ; qu’il n’avait jamais eu en son pouvoir les clés de Bénévent, et que l’officier qui les gardait était toujours fidèle à la cour de Rome ; qu’enfin il était faux qu’il eût introduit les Normands dans la ville, et que si Foulques leur avait prêté serment ainsi que le peuple, c’était de leur propre mouvement et non par ses ordres.

Pascal, exaspéré par cette réponse, s’emporta contre l’archevêque et voulut le faire juger comme coupable de haute trahison. En vain le duc Guillaume, le comte Robert, Pierre Léon, et un grand nombre d’évêques, qui assistaient au concile, voulurent implorer la clémence du saint-père pour qu’il ne déshonorât, pas publiquement le chef du clergé de Bénévent ; en vain offrit-il lui-même, quoique innocent, d’aller en exil hors de l’Italie ; Pascal se montra inflexible, et déclara qu’il voulait que le coupable fût jugé et condamné selon toute la rigueur des canons. Les Pères du concile, qui tous redoutaient la colère du pontife, furent obligés de condamner le vénérable prélat, et ils prononcèrent contre lui une sentence de déposition quoiqu’ils eussent reconnu son innocence. L’archevêque de Bénévent, indigné de tant de lâcheté, se leva de son siège, arracha ses vêtements sacerdotaux, et sortit du concile en chargeant le pape d’imprécations.

Quelques mois après, Conon, évêque de Palestrine et légat de l’Église romaine, convoqua à Beauvais un synode dans lequel on excommunia Henri. Cette nouvelle bulle fut confirmée par un grand nombre de seigneurs et de prélats allemands réunis à Cologne sous la présidence de Thierri, cardinal légat. Le roi, irrité de cette manifestation inconvenante envoya l’évêque de Wurtzbourg avec ordre de dissoudre le concile, et de poursuivre comme rebelles ceux qui refuseraient de sortir de Cologne à l’instant même. Cette mission eut un résultat déplorable ; le synode refusa de recevoir l’envoyé du souverain excommunié, et rendit un décret qui déclarait anathématisés et interdits tous ceux qui demeuraient au service du prince ; l’ambassadeur, effrayé, abandonna lui-même Cologne, sans oser reparaître à la cour. Cependant la crainte de perdre son évêché le détermina à se rendre auprès du prince, et il célébra encore une fois la messe en sa présence ; mais dès le lendemain il en éprouva un si grand remords** qu’il s’enfuit de la capitale.

Henri, redoutant les conséquences d’un anathème sur l’esprit superstitieux de ses peuples, revint en Italie à la tête d’une armée qu’il fit camper dans les environs de Pavie ; néanmoins, avant de reprendre les hostilités, il voulut tenter encore la voie des négociations, et députa au pape le célèbre Pierre, abbé de Cluny. Pascal convoqua son clergé en concile au palais de Latran, pour répondre à l’ambassadeur. À l’ouverture de la séance, le saint-père prit ainsi la parole : « Nous vous avons fait venir, mes frères, à travers les plus grands périls, par mer et par terre, pour traiter de la paix de l’Église et du trône. D’abord nous déclarons en votre présence que c’est pour délivrer la ville sainte des pillages, des incendies et des massacres excités par les soldats barbares du roi de Germanie, que nous avons signé un traité condamnable ; nous avons commis cette faute parce que le pontificat ne donne point le privilège d’infaillibilité, et parce qu’un pape est composé de poussière comme les autres hommes. C’est pourquoi nous vous supplions tous de prier Dieu qu’il nous pardonne cette action ; et nous anathématisons avec vous cette bulle infâme, dont la mémoire doit être odieuse à tous les chrétiens. »

Ensuite le pape renouvela le décret de Grégoire VII, qui défendait les investitures aux princes sous peine d’excommunication.

Les agents de Henri voyant que le synode évitait même de soulever la question d’accommodement entre le prince et le pape, cherchèrent à exciter un soulèvement populaire contre Pascal, et profitèrent de la mort de Pierre, préfet de Rome, pour faire déclarer son fils son successeur à cette charge importante. Ce jeune homme, qui sortait à peine de l’enfance, paraissait facile à séduire, et l’on espérait qu’il entrerait aisément dans un projet de révolte contre le saint-siége. En effet, le jeudi saint, pendant que le pape disait la première oraison de l’office divin, les chefs de la faction impériale pénétrèrent dans l’église avec le jeune préfet, et vinrent sommer Pascal de confirmer la nomination du peuple ; le saint-père ne répondit point et continua l’office. Alors ils élevèrent la voix, et prenant Dieu à témoin, ils menacèrent le pontife d’une prochaine révolution.

Le lendemain les séditieux ameutèrent le peuple ; et après s’être engagés par serment à ne déposer les armes qu’après la victoire, ils se dirigèrent vers la cathédrale, et attaquèrent le clergé pendant une procession solennelle à laquelle assistait le pape. Plusieurs cardinaux furent grièvement blessés ; Pascal lui-même reçut des coups de bâton, et il eût été assommé sur la place s’il ne s’était engagé formellement à ratifier l’élection de Pierre pour la semaine suivante. Cette promesse ne satisfit pas entièrement le préfet ; il donna l’ordre d’abattre les maisons des seigneurs qui s’étaient déclarés contre lui, et menaça d’envahir le palais de Latran, si le pontife ne procédait immédiatement à son installation.

Pascal, craignant de ne pouvoir résister aux séditieux, jugea prudent de quitter Rome et s’enfuit à Albane. Son absence ne suspendit pas néanmoins la guerre civile ; on continua à se battre avec fureur dans les rues de la ville sainte ; tous les partisans du pape furent chassés, les couvents furent pillés, les églises brûlées, et les massacres ne se ralentirent dans les campagnes qu’à l’époque des moissons. Lorsque Henri eut appris le succès de ses menées, il envoya de riches présents au nouveau préfet et aux chefs de sa faction, les prévenant qu’il se rendrait à Rome pour les récompenser de leur zèle aussitôt qu’il aurait achevé la conquête des États de la comtesse Mathilde, qui venait de mourir. En effet il s’avança bientôt vers la ville sainte à la tête d’une nombreuse armée, ravageant les campagnes et forçant sur son passage toutes les petites places et les châteaux qui tenaient pour le pape.

A son entrée dans Rome, le roi de Germanie fut reçu en triomphe par le préfet et les barons romains ; il se rendit ensuite à Saint-Pierre et demanda la couronne aux ecclésiastiques, protestant qu’il n’avait d’autre désir que de la recevoir des mains du pontife, dont il regardait l’absence comme un malheur qui le privait de sa bénédiction. Alors il reçut la couronne impériale devant le tombeau de l’Apôtre, des mains de Maurice Bourdin, métropolitain de Braga, qui avait été envoyé à sa cour quelques mois auparavant en qualité de légat, et régla les principales affaires politiques avec le sénat et avec le préfet ; après quoi il repartit pour la Toscane, afin d’éviter les chaleurs excessives, promettant toutefois de revenir à la fin de la saison, et laissant dans Rome, par une sage précaution, un corps nombreux de troupes allemandes.

Peu de jours après le départ de Henri, les Normands firent une tentative contre la ville à l’instigation du saint-père. Cette première expédition échoua complètement. Néanmoins Pascal ne perdit pas courage ; au contraire, la colère doubla son énergie ; il fit une seconde tentative, pénétra dans Rome à la faveur d’une nuit obscure ; et le lendemain, ses ennemis furent tellement épouvantés de son audace, qu’ils vinrent lui faire leur soumission. Le pape chassa les Allemands de la ville, et s’occupa aussitôt de faire construire des machines pour faire assiéger les forteresses où ils s’étaient retirés.

À la suite de toutes ces tribulations, Pascal tomba sérieusement malade ; et comprenant que sa fin approchait, il réunit les cardinaux et les évêques au palais de Latran, et les exhorta à se défier de la faction de l’empereur dans la nouvelle élection d’un pape. Il mourut dans la même nuit, le 18 janvier 1118.

Son corps, embaumé et revêtu des ornements pontificaux, fut porté, selon le cérémonial usité, par les cardinaux à Saint-Jean de Latran, et déposé dans un sépulcre de marbre admirablement travaillé.

Pascal était d’un caractère perfide, vindicatif et implacable ; son avarice était extrême, et sans aucun doute il eût vendu à Henri le droit des investitures, s’il n’eût su que ce prince n’avait pas assez de richesses pour le payer.

On rapporte aux dernières années de ce règne la conversion miraculeuse de saint Norbert. C’était, dit la chronique, un jeune seigneur du pays de Clèves qui vivait en grand honneur à la cour de Henri, où il était considéré non-seulement à cause de sa noblesse et de ses grands biens, mais encore à cause de l’élégance de ses manières, de sa bonne mine, de son esprit et de sa politesse. Toujours occupé du soin de plaire aux dames, il avait négligé de s’occuper des devoirs de religion ; et si parfois au milieu de ses plaisirs il songeait à la vie future, c’était pour appeler les croyances religieuses des rêves insensés et des fables ridicules. Mais un jour, comme il traversait une prairie, par un ciel sans nuage, son cheval s’arrêta tout à coup, et il lui fut impossible de le faire avancer ; alors il entra dans une affreuse colère et blasphéma le nom de Dieu. A peine avait-il prononcé ces horribles paroles, que la foudre tomba avec un bruit effroyable à ses pieds, et ouvrit devant lui un abîme qui exhalait une odeur de soufre. Norbert fut désarçonné et resta comme mort pendant quelques heures ; enfin il revint à lui-même, et il lui sembla qu’il sortait d’un profond sommeil. Il entendait en lui-même comme une voix qui l’appelait  : « Que voulez-vous que je fasse, Seigneur ? » lui répondit-il mentalement. « Quitte le mal et fais le bien, » reprit la voix. Il se leva aussitôt, et n’apercevant rien autour de lui, ni l’abîme ni le coursier qui l’avait porté jusque dans la prairie, il se rendit à l’instant auprès de l’archevêque de Cologne, le priant de l’ordonner prêtre. Le prélat, persuadé qu’une conversion aussi extraordinaire ne pouvait provenir que de l’inspiration divine, se crut autorisé, dans une circonstance aussi solennelle, à violer les canons qui défendaient de conférer plusieurs grades dans le même jour, et il l’ordonna prêtre immédiatement. Norbert, depuis ce moment, devint un chrétien aussi fervent qu’il s’était montré débauché ; il se retira au chapitre d’Aix-la-Chapelle, où il mena une vie exemplaire jusqu’à sa mort.


 
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