Histoire des fantômes et des démons/Le lutin Orthon

LE LUTIN ORTHON.

Froissard rapporte ce trait dans sa Chronique :

Raymond, seigneur de Corasse, ayant un procès avec un clerc de Catalogne, pour les dîmes de l’Église, le perdit contre toute espérance, et en fut tellement outré, que lorsque ce dernier vint, avec les bulles du Pape, en prendre possession, il le força de retourner au plus vite à Avignon ; le clerc lui promit en partant que bientôt il aurait affaire à plus fort champion que lui, dont il ne fit que rire.

Mais environ trois mois après, on entendit pendant la nuit, dans le château de Raymond, un bruit effroyable : on frappait de grands coups aux portes et aux fenêtres ; et presque tous les meubles furent fracassés et rompus. Le seigneur de Corasse ne s’effraya point ; et la nuit suivante, les coups ayant redoublé à sa porte, il demanda hardiment : Qui frappe ainsi à cette heure ? — Moi, répondit-on. — Qui t’envoie ? — Le clerc de Catalogne, à qui tu fais tort. — Comment t’appelles-tu ? — Orthon. — Orthon, reprit le seigneur de Corasse, le service d’un clerc ne te vaut rien, et te donnera trop de peine ; laisse-le, et sers-moi : je t’en saurai bon gré.

Orthon, apparemment inconstant et facile à séduire, accepta la proposition ; et Raymond lui demanda de ne faire mal à personne. — Je n’en ai pas la puissance, dit le lutin, quoique je fasse beaucoup de bruits. Ainsi, sois tranquille ; mon service auprès de toi sera de te venir voir souvent, sans que tu me connaisses, et de t’apprendre tout ce qui se passe au loin.

Il tint parole : presque toutes les nuits, il venait rapporter au sire de Corasse, ce qui s’était passé la veille en Angleterre, en Hongrie ou dans tel autre lieu. Raymond en faisait son profit, et pendant cinq ans, on ne put concevoir par quel moyen il était instruit de tout.

Mise au bout de ce temps, il ne put s’en taire au comte de Foix, et lui parla de son messager ; celui-ci lui inspira le désir de le voir ; et la nuit suivante, Orthon apportant des nouvelles de Bohême, Raymond lui demanda comment il pouvait faire un chemin de soixante journées en une nuit, et s’il avait des ailes ? Orthon lui répondit de ne pas l’interroger davantage ; mais le sire de Corasse demandant instamment à le voir, il lui dit de prendre garde à la première chose qu’il apercevrait, le lendemain à son lever. Cependant le lendemain se passa sans que le curieux seigneur pût dire : voici Orthon. Le soir, il lui en fit reproche ; Orthon s’excusa, et dit : N’avez-vous pas vu ce matin, en sortant du lit, deux fétus qui tournoyaient ensemble sur le parquet ? — Oui, répondit Raymond. — Eh bien ! c’était moi.

Le sire de Corasse, non content de cela, demanda à Orthon de se faire voir sous une autre forme. Le lutin lui dit qu’il en demandait trop et, et qu’il risquait de le perdre pour toujours, par sa trop grande curiosité ; que pour cette fois, cependant, il consentait encore à se faire voir ; qu’il remarquât donc la première chose qu’il verrait le lendemain, en sortant de sa chambre.

En conséquence, le lendemain matin, Raymond fut se promener dans la basse-cour du château ; et jetant les yeux de tous côtés, il aperçut une truie d’une grandeur extraordinaire, maigre, hideuse, ayant les oreilles pendantes, le museau fort long, et le regard de travers. Le seigneur de Corasse, ne croyant pas encore que ce fût là son démon, fit lâcher ses chiens après cette truie, qui disparut aussitôt en jetant un grand cri.

Depuis lors, Orthon ne revint plus, et le seigneur de Corasse mourut dans l’année.