Histoire des fantômes et des démons/Le Revenant de circonstance

LE REVENANT DE CIRCONSTANCE.

L’auteur d’un ouvrage justement estimé : Paris, Versailles et les provinces au dix-huitième siècle, raconte, entre plusieurs anecdotes piquantes, une histoire de revenant, aussi originale que peu connue.

M. Bodri, fils d’un riche négociant de Lyon, fut envoyé à l’âge de vingt-deux ans, à Paris, avec des lettres instantes de recommandation de ses parens pour leur correspondant, dont il n’était pas connu personnellement. Muni d’une somme assez forte pour pouvoir vivre agréablement quelque temps dans la capitale, il s’associa pour ce voyage avec un de ses amis, aussi jeune que lui et extrêmement gai. En arrivant, M. Bodri fut attaqué d’une fièvre très-violents. Son ami, qui resta auprès de lui la première journée, ne voulait pas absolument le quitter, et se refusait d’autant plus aux instances qu’il lui faisait pour l’engager à se dissiper, que n’ayant fait ce voyage que par complaisance pour lui, il n’avait aucune connaissance à Paris. Mais M. Bodri l’engagea à se présenter sous son propre nom, chez le correspondant de sa famille, où il trouverait une société aimable, et à lui remettre ses lettres de recommandation, sauf à éclaircir comme ils le pourraient, l’imbroglio qui résulterait de cette supposition, lorsqu’il se porterait mieux.

Une proposition aussi singulière ne pouvait que plaire au jeune homme. Elle fut acceptée gaîment, et exécutée de même. Sous le nom de M. Bodri, il se rend chez le correspondant, lui présente les lettres apportées de Lyon ; joue très-bien son rôle, et est parfaitement accueilli. Cependant, de retour à son logement, il trouve son ami dans l’état le plus alarmant, sans espérance ; et, nonobstant tous les secours qu’il lui prodigue, il a le malheur de le perdre dans la nuit.

Malgré le trouble que lui occasionna ce cruel événement, il sentit qu’il n’était pas possible de le taire au correspondant de la maison Bodri. Mais, comment avouer, en une aussi triste circonstance, la mauvaise plaisanterie concertée entre les deux amis, n’ayant plus aucun moyen de la justifier ; ne serait-ce pas s’exposer volontairement aux soupçons les plus injurieux, sans avoir, pour les écarter, d’autre ressource que sa bonne foi, à laquelle on ne voudrait pas croire ? Ne risquerait-il pas même d’être victime de son aveu, jusqu’à ce qu’on eût eu le temps d’en éclaircir la vérité… ? Cependant il ne pouvait se dispenser de rester, pour rendre les derniers devoirs à son ami ; et il était impossible de ne pas inviter le correspondant à cette lugubre cérémonie.

Ces différentes réflexions, se mêlant avec le sentiment de sa douleur, le tinrent toute la journée dans la plus grande perplexité. Mais tout-à-coup, une idée originale, qu’il ne manqua pas de mettre sur-le-champ à exécution, vint fixer son incertitude. Pâle, défait par toutes les fatigues de la nuit et celles du jour, accablé de tristesse, il se présente à dix heures du soir chez le correspond, qu’il trouve au milieu de sa famille, et qui, frappé aussitôt de cette visite, à une heure indue, et du changement de sa figure, lui demande ce qu’il a ? s’il lui est arrivé quelque malheur ?… « Hélas ! Monsieur ; le plus grand de tous, répond le jeune homme, d’un ton solennel ; je suis mort ce matin, et je viens vous prier d’assister à mon enterrement, qui se fera demain » ; et, profitant de la stupeur que ces mots ont jetée dans la société, il s’échappe, sans que personne fasse un mouvement pour le retenir. Tout le mondé le regarde avec la plus grande surprise : on veut lui répondre, il a disparu. On se consulte, on décide que le malheureux jeune homme est devenu fou ; et le correspondant se charge d’aller, dès le lendemain matin, avec son fils, lui porter tous les secours qu’exigent sa situation.

Ils arrivent en effet de bonne heure à son logement, sont troublés d’abord en apercevant des préparatifs funéraires, et demandent M. Bodry. On leur apprend qu’il est mort la veille, et qu’il va être enterré ce matin… À ces mots, frappés de la plus grande terreur, ils ne doutèrent pas que ce ne fût l’âme du défunt qui leur eût apparu, et revinrent communiquer leur effroi à toute la famille, qui n’a jamais voulu revenir de cette idée.