Histoire des doctrines économiques/2-1-3-2
l’harmonie nécessaire de tous les intérêts. En général, au contraire, on a eu la sagesse de garder la croyance à des lois économiques naturelles, qu’on a cherché depuis lors à mieux connaître et qu’on a vues un peu autres que les « économistes » d’antan n’avaient cru les trouver ; puis on a gardé, dans la pratique contemporaine universelle, la liberté du travail, de la production et des échanges, que les physiocrates avaient puissamment concouru à nous donner.
Deuxième principe. — Productivité de l’agriculture seule.
L’agriculture est la seule industrie qui produit : le travail subséquent transforme sans produire ; aussi les manufacturiers, commerçants, ouvriers quelconques des industries non agricoles composent-ils une classe stérile.
Cantillon avait déjà exprimé, comme une définition qui dominait tout, cette idée que « la terre est la source ou la matière d’où l’on tire la richesse[1] » : mais, avec cela il regardait aussi le travail de l’homme comme la « forme qui produit la richesse ». Ce n’est donc bien que chez les physiocrates que cette idée de la production par la seule agriculture a pris corps et qu’elle est devenue un axiome, base pour ainsi dire de la science tout entière. On peut voir dans cette doctrine une réaction toute naturelle, soit contre les exagérations et les erreurs du système de Law, soit contre l’industrialisme quelque peu exclusif de Colbert[2]. C’était aussi un retour raisonné vers les principes que Sully avait appliqués dans son administration.
N’était-ce point également un retour inconscient à la vieille thèse d’Aristote, qui condamnait l’acquisition chrématistique, et à celle de la théologie scolastique, qui bien certainement ne voyait pas de sources de production en dehors de la terre et du travail ? Eh bien, non. Assurément, ce n’est pas devant une autorité péripatéticienne ou théologique que les physiocrates auraient consenti à s’incliner : mais ce n’est pas tout, et leur thèse est bien intrinsèquement différente : car le travail lui-même ne leur apparaît pas comme un agent producteur — « la forme qui produit », disait Cantillon — et leur attention se concentre à tel point sur la nature que les industries de transformation — et non point seulement le commerce — se voient infliger la qualification de stériles, à quoi, jusque là, l’on n’avait point songé.
Cette productivité de l’agriculture, en contraste avec l’improductivité des industries de transformation, revient pour ainsi dire à chaque ligne dans les Maximes de Quesnay[3]. « Que le souverain et la nation, dit-il, ne perdent jamais de vue que la terre est l’unique source des richesses et que c’est l’agriculture qui les multiplie[4]. » L’agriculture doit recevoir nécessairement des avances pour conserver et accroître sa productivité[5] ; et l’État doit encourager ces « dépenses productives », aux dépens des « fortunes pécuniaires[6] ».
Le Tableau économique tracé un an plus tard, en 1758, renferme sur ce sujet la quintessence de la doctrine physiocratique, montrant comment les « dépenses du revenu » circulent sans fin dans la société pour alimenter d’une part les « dépenses stériles relatives à l’industrie » et d’une autre les « dépenses productives relatives à l’agriculture[7] ».
Quesnay distingue trois classes dans la nation : 1° la classe productive ou des cultivateurs ; 2° la classe des propriétaires ; 3° la classe stérile, qui comprend tout le surplus de la population — marchands, industriels, fonctionnaires, etc. — La classe productive tire de la terre un produit brut ; elle retient sur ce brut sa nourriture, les salaires de ses ouvriers et les frais reproductifs tels que semences et renouvellement du matériel. Le surplus constitue le produit net : il est versé aux propriétaires. La classe des propriétaires fait trois parts de ce produit net : une première part retourne aux cultivateurs en achat de denrées alimentaires ; une deuxième va à la classe stérile en achat de marchandises manufacturées ; une troisième — s’il y a un excédent — est employée à titre d’économies. La classe des propriétaires, ajoutons-le, se subdivise à son tour en trois sous-classes : le souverain, les possesseurs des terres et les décimateurs[8]. La classe stérile emploie, soit en achat de denrées alimentaires, soit en achat de matières premières, ce qu’elle vient de recevoir de la classe des propriétaires. Mais elle ne produit pas, à proprement parler ; tout au plus doit-on lui savoir gré de faire des choses utiles en procurant des richesses qui, telles que des maisons, survivent à l’effort présent et se conservent pour l’avenir.
Tel est le processus de la production et de la matière produite ; et Quesnay n’hésita pas à essayer de représenter par des chiffres l’évolution et la répartition du produit brut telles qu’il les envisageait. Il supposait, par exemple, un produit agricole brut de cinq milliards, sur lesquels deux milliards représentaient les avances à faire à la reproduction et l’entretien en nature de la classe productive. Restait un produit net de trois milliards. Alors « les trois milliards, que la classe productive a reçus pour les ventes qu’elle a faites aux propriétaires du revenu et à la classe stérile, sont employés par la classe productive au paiement du revenu de l’année courante, de deux milliards, et en achat d’un milliard d’ouvrages qu’elle paye à la classe stérile[9]. »
Comment expliquer logiquement cette thèse de la productivité exclusive de l’agriculture et de la stérilité essentielle de l’industrie et du commerce[10] ? Pour répondre à la question, il faut peut-être se souvenir que les récoltes semblèrent naître de la terre et pour ainsi dire être créées par elle, aussi longtemps que la chimie n’eut pas démontré que les végétaux sont une vivante transformation des éléments de l’atmosphère et du sol. Quesnay disait « qu’une production est une richesse renaissante[11] » ; et encore un demi-siècle plus tard Jean-Baptiste Say, qui tient aux physiocrates par plus d’un côté[12], écrivait que « le champ est comme un creuset dans lequel vous mettez du minerai et d’où il sort du métal et des scories », en ajoutant que « si un fonds de terre s’usait, il finirait, au bout d’un certain nombre d’années, par être consommé tout entier[13]. » De là pour les physiocrates la différence entre la production et le gain. L’industriel et le négociant peuvent gagner : mais il n’y a que l’agriculteur qui produit, car la production est une création de matière utile, plutôt qu’une addition d’utilité sur une matière préexistante. Dès le début, la philosophie économique de Quesnay se place sur ce terrain[14]. Tout au plus « les travaux d’industrie contribuent-ils à la population et à l’accroissement des richesses, pourvu qu’ils n’occupent pas des hommes au préjudice de la culture des biens-fonds », car en ce cas ils seraient doublement nuisibles, en préjudiciant tout ensemble à l’enrichissement et au développement de la population[15].
Il y avait beaucoup à répliquer. Rendons même à Quesnay cette singulière justice que, dans le-temps où les physiocrates se réfutaient eux-mêmes pour se donner l’occasion de discuter et pour forcer le public à s’occuper d’eux, lui-même s’est combattu très fortement dans son Mémoire sur les avantages de l’industrie et du commerce et sur la fécondité de la classe prétendue stérile[16]. Là, Quesnay a fort bien établi que « la classe stérile est réellement, la classe productive de la valeur vénale qui donne à ces productions (de la classe agricole) la qualité de richesses » ; et il ajoute non moins justement que « c’est au commerce des transports que la classe des cultivateurs doit, pour la plus grande partie, le prix de la vente de la première main des productions qu’elle fait naître[17] ». Et Dupont de reconnaître en note — comme rédacteur en chef du Journal de l’agriculture — que « ce mémoire est peut-être le plus fort, le plus suivi, le plus serré » qui ait été fait contre le système du Tableau économique. Tout cela, il est vrai, pour mieux amorcer le public !
Que restait-il à riposter ? Quesnay se chargea de réfuter son pseudonyme sous un autre pseudonyme[18]. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser que la réplique ne vaut pas l’objection. L’adversaire disait que « la classe stérile contribue au moins à la valeur vénale des productions qu’elle achète de la classe productive » : Quesnay lui répond que la classe stérile « n’y contribue pas plus que la classe productive ne contribue à la valeur vénale de ce qu’elle achète à la classe stérile ; et que ses achats se contrebalancent de part et d’autre, de manière que leur effet se réduit de part et d’autre à des échanges de valeur pour valeur égale » ; il répond qu’il faut « distinguer la valeur des productions renaissantes de la valeur des dépenses purement en frais, car une dépense n’est pas une production…, et que la classe stérile, ne vendant que des valeurs de pures dépenses en frais, n’est pas productive du prix de ces ventes[19] ». Aussi la classe stérile, « comme elle ne produit rien et qu’elle ne travaille que pour la consommation, ne peut subsister que par les richesses de la nation, c’est-à-dire par les richesses que la classe productive fait naître[20]. ». Dupont appelait l’objection le sophisme de la source et de la corde, « parce que la corde sert à puiser l’eau que la source produit et parce que les esprits faux ne savent pas discerner si c’est la corde ou bien si c’est la source qui donne l’eau[21].
Partant de là, Quesnay faisait résulter le bien-être général d’une augmentation du produit net des terres, parce que cette augmentation allait fournir plus largement aux dépenses des deux autres classes et particulièrement à celles de la classe stérile. Autrement dit, par l’accroissement du produit net, la classe stérile allait transformer davantage : on la verrait tout ensemble davantage consommer et faire consommer[22].
Ainsi un prix raisonnable du blé, « un bon prix, comme dit Quesnay, qui procure de si grands revenus à l’État, n’est point préjudiciable au bas peuple[23]. » Cependant dans la cherté il faut distinguer celle qui est constante et régulière, d’avec celle qui n’a pour cause que le manque de liberté et qui alterne d’une manière très funeste avec les avilissements des prix.
Nous pouvons bien nous expliquer ces vœux que les physiocrates faisaient pour renchérissement du blé ; car les prix alors étaient bas, les campagnes étaient pauvres, et Quesnay, réel connaisseur en matière agricole, parlait de variations entre 10 à 30 livres le setier (environ de 8 fr. 30 à 24 fr. 90 les 100 kilos) et d’une moyenne de 17 livres 8 sous le setier (14 fr. 45 les 100 kilos)[24], alors que, suivant l’estimation commune, l’agriculture était en perte si le froment ne se vendait pas de 15 à 18 livres le setier (de 12 fr. 45 à 14 fr. 90 les 100 kilos)[25].
Il faut tout sacrifier à cette recherche du produit net le plus élevé, et cela non point par égoïsme, mais tout simplement par le sentiment du bien général à procurer.
Par conséquent il ne suffit pas de recommander l’économie dans les frais de culture ; il faut aussi ne pas reculer devant l’emploi de la main-d’œuvre étrangère — les Savoyards, disait Quesnay, s’ils coûtent moins que les Français — car la hausse du produit net fera faire de nouvelles avances à l’agriculture ; partant de là, elle provoquera l’abondance des récoltes et l’accroissement de la population même nationale[26].
Toutefois, par un contraste assez curieux, ces agrariens d’autrefois demandaient à la liberté le relèvement de l’agriculture, tandis que ceux d’aujourd’hui le demandent à la protection. Il est vrai que dans cet intervalle les réglementations n’ont pas moins changé que les situations[27].
La théorie de la productivité exclusive de l’agriculture a entraîné, d’autre part, deux conséquences doctrinales très remarquables, l’une au point de vue de l’impôt, l’autre au point de vue de la liberté du commerce extérieur.
Pour les physiocrates, c’est un axiome que les impôts, quels qu’ils soient, retombent sur l’agriculteur, de même que toute chose utile et toute production procèdent de lui. Par conséquent les impôts indirects doivent être condamnés ; ils entraînent des répercussions indéfinies ; ils nécessitent des armées de fonctionnaires et enchérissent le recouvrement ; bref, comme dit Quesnay, ils coûtent au pays plusieurs fois plus qu’ils ne rapportent au souverain, et si le souverain les élève pour en retirer les sommes nettes dont il a besoin, l’écart va toujours grandissant entre les sommes nettes qu’il perçoit et les sommes brutes arrachées au premier obligé[28]. Voilà encore pourquoi l’élévation du produit net des terres sera si avantageuse : c’est que le souverain pourra lever plus d’impôts[29]. N’y a-t-il pas là, par des arguments tout nouveaux, un écho pour ainsi dire de la correspondance de Colbert avec les intendants, lorsque celui-ci autorisait la sortie des blés pour que les paysans pussent payer la taille au roi[30] ?
Bref, les physiocrates proclament nécessairement arbitraire tout impôt indirect sur les choses « commerçables » et sur les personnes[31] ; ils ne tiennent pour rationnel que l’impôt direct sur les : fonds, impôt proportionnel au produit net moyen de la terre[32]. Mirabeau, après sa conversion à la physiocratie, avait consacré toute sa Théorie de l’impôt (1760) à la démonstration et à l’application de cette thèse. À cet égard, les physiocrates n’étaient pas même d’accord avec Vauban, qui non seulement avait admis des impôts sur d’autres revenus que ceux des biens-fonds et admis en outre des contributions indirectes et des taxes de consommation, mais qui aussi, en atteignant la terre, avait voulu l’atteindre dans son revenu brut et proportionnellement à lui[33]. Or, si défectueux que soit le procédé des physiocrates, il est cependant sur ce point là moins injuste que celui de Vauban. Quesnay estimait le produit net agricole de la France à 3 milliards et croyait qu’on aurait pu en prendre les 2/7 à titre d’impôt : l’impôt foncier aurait donné ainsi 850 millions par an, soit 28 %, charge qui aurait été évidemment ruineuse pour l’agriculture. Mais le « salaire des hommes » aurait été expressément affranchi, ainsi que toute la classe stérile et toute celle des fermiers des biens-fonds[34].
La Constituante fit d’assez larges emprunts à cette partie de la théorie physiocratique ; elle y a pris entre autres la définition du revenu net dont elle a fait l’article 2 de la loi du 1er décembre 1790 et le point de départ de l’impôt foncier réel et proportionnel[35].
Par une conséquence assez inattendue, la théorie de la productivité exclusive et unique de l’agriculture fournissait un argument contre le système mercantile. En effet, la crainte de la sortie du numéraire ne doit pas empêcher la circulation des marchandises — pas plus à l’entrée qu’à la sortie — s’il est vrai qu’il n’y ait pas d’autres richesses véritables que les produits de la terre fécondée par les avances et le travail de l’homme[36]. L’essentiel, c’est d’encourager la reproduction ; et en quoi le courant de la balance du commerce vient-il y aider ou bien directement y faire obstacle ?
Dans un autre sens, au contraire, on doit craindre la sortie, des revenus. En effet, il ne faut pas, dit Quesnay dans ses Maximes, « qu’une partie de la somme des revenus passe chez l’étranger sans retour, en argent ou en marchandises » ; il faut également éviter « la désertion des habitants qui emporteraient leurs richesses hors du royaume[37] », et c’est bien, paraît-il, à l’intérieur de la nation que doit se vérifier cette autre maxime : « Que la totalité des sommes du revenu entre dans la circulation annuelle et la parcoure dans toute son étendue ; qu’il ne se forme point de fortunes pécuniaires ou du moins qu’il y ait compensation entre celles qui se forment et celles qui reviennent dans la circulation[38] ».
Surtout il y avait en tout ceci plus de dédain que de faveur pour le commerce international. Les physiocrates proclamaient bien haut que « les avantages du commerce extérieur ne consistent pas dans l’accroissement des fortunes pécuniaires » ; que « celles-ci ne mesurent pas les richesses d’une nation », et que la balance du commerce ne révèle pas davantage le degré de la prospérité d’un peuple[39] — et en cela ils étaient bien les adversaires du mercantilisme : — mais dans le fond ils se souciaient fort peu de développer le commerce extérieur et les transformations opérées pour le compte de l’étranger.
Mercier de la Rivière est fort instructif sur ce point. Pour lui, tout commerce n’est qu’un « échange de marchandise pour marchandise… », afin de « parvenir à une consommation » ; On ne doit donc pas « se laisser séduire par les dehors imposants des ventes qui se succèdent les unes aux autres » : cependant, « comme la consommation est la mesure de la reproduction, et comme le commerce intérieur est le moyen par lequel la consommation s’opère ; la liberté dont il jouit est tout à l’avantage de la reproduction[40] ». Nous reviendrons plus loin sur la question du commerce extérieur et du libre-échange.
L’industrie n’est pas autrement traitée[41]. Même la vente faite à l’étranger à un prix plus élevé que le « prix nécessaire » ne serait pas un gain pour la nation, parce que ce prix ferait loi pour le commerce intérieur et parce que, dans ce cas, la nation — essentiellement composée de la classe productive — serait « mise à contribution par l’ouvrier vendeur[42] ». Et telle était bien dans son ensemble la doctrine avérée de l’école, comme le prouvent les axiomes de Quesnay et l’adhésion de Dupont.
C’était donner beau jeu aux mercantilistes. La Gazette du commerce publia[43] la lettre d’un « habitant de Nîmes » sur la question suivante : « Dix fabricants de Nîmes achètent aux Italiens de la soie pour un million de livres ; avec cette soie ils font fabriquer des bas à Nîmes et ils les revendent deux millions et demi de livres, partie aux Allemands et partie aux Portugais. On demande si ces manufacturiers n’appartiennent pas à la classe productive ; on demande si ce travail n’augmente pas les ressources et le nombre des consommateurs, ainsi que la quantité et la valeur des denrées nationales ». L’objection était grave. Quesnay se chargea d’y répondre. Il le fit assez péniblement, et beaucoup plus en contestant la vraisemblance de l’hypothèse qu’en réfutant la logique des conclusions[44].
Ne quittons pas ce sujet sans appeler l’attention sur la théorie des avances à la culture. Celles-ci comprennent : 1° les avances foncières, c’est-à-dire la formation même du terrain cultivable ; 2° les avances primitives, telles que bâtiments, matériels, etc., avances qui ont besoin d’être entretenues à peine de dépérissement ; 3° les avances annuelles ou dépenses de culture proprement dites[45].
On peut voir dans cette distinction quelque chose d’analogue à celle du capital fixe et du capital circulant d’Adam Smith. Smith n’a fait que généraliser pour toutes les industries une théorie que les physiocrates n’avaient énoncée que pour l’agriculture : encore Karl Marx accuse-t-il Adam Smith de « retomber, dans l’application, loin derrière Quesnay[46] », sans doute au point de vue du processus de circulation et de production[47].
À mesure qu’on arrive un peu plus tard, le mot « capital » fait lui-même son apparition : avec Le Trosne, par exemple, dans l’Intérêt social publié en 1777[48].
Telle est, dans son ensemble et ses principales conséquences pratiques, la théorie de la productivité de l’agriculture et de sa prédominance absolue, sur les autres branches du travail.
Mais ce système ne garda pas longtemps de défenseurs aussi intransigeants que ceux que nous avons vus jusqu’à présent. Quelque excuse qu’il pût trouver alors dans l’importance relativement plus considérable de l’agriculture comparée, aux manufactures, au commerce et aux transports, on s’aperçut bien vite qu’une pareille doctrine était inadmissible.
Dès 1766, Turgot écrivait déjà à Dupont : « Vous êtes les protecteurs de l’industrie et du commerce, et vous avez la maladresse d’en paraître les ennemis ». Pourtant, avant d’abandonner entièrement la classification physiocratique, on essaya de faire disparaître l’appellation de « classe stérile », en la remplaçant par quelque autre nom qui fût moins évidemment impropre et qui n’eût pas le même caractère odieux. Turgot, dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses, se mit à dire « classe stipendiée[49] », et Dupont proposa l’expression de « classe subordonnée ». Tous ces mots avaient le même, tort ; ils niaient ou dissimulaient la productivité incontestable, et dès lors incontestée, de l’industrie manufacturière, des transports et même du commerce.
Nous abordons un dernier sujet.
Ici, nous intervertissons un peu l’ordre que nous avions indiqué plus haut, et nous allons discuter si les
- ↑ Essai sur la nature du commerce en général, 1. I, ch. I. — "Voir plus haut, p. 156.
- ↑ Cette cause est présentée par Adam Smith, Richesse des nations, 1. IV, ch. IX (édition Guillaumin, t. II, pp. 309 et s.).
- ↑ Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et notes sur ces maximes (édition Oncken, p. 329).
- ↑ Ibid., IIIe maxime.
- ↑ Ibid., VIe maxime.
- ↑ Ibid., VIIe, VIIIe, XXIIe, XXIXe et XXXe maximes.
- ↑ On avait cru longtemps que le Tableau économique était perdu, et on ne le connaissait que par l’Analyse du tableau économique, rédigée
- ↑ Baudeau subdivise la classe propriétaire en deux sous-classes seulement : 1° le souverain ; 2° les propriétaires fonciers (Introduction à la philosophie économique, ch. III, édition Daire, p. 669).
- ↑ Analyse du tableau économique, édition Oncken, p. 311.
- ↑ Consulter sur ce problème le très bon travail de M. Louis Pervinquière, Contribution à l’étude de la notion de productivité dans la physiocratie, 1906.
- ↑ Mémoire de « l’ami de M. H. » (Oncken, p. 390).
- ↑ L’industrie manufacturière ou commerçante, — dit-il, par exemple — qui fonde ses revenus sur la consommation étrangère, est de toute la plus précaire, la plus dépendante des hommes et des événements… Elle ne voit dans les autres peuples que les profits qu’on en peut tirer » (Traité d’économie politique, 1re. édition, 1. I, ch. XXI).
- ↑ Lettres à Malthus de J.-B. Say (Œuvres, édition Guillaumin, t. II, pp. 451-452).
- ↑ Voyez en particulier les Maximes de gouvernement économique (qui sont avec l’article Grains de 1757) et surtout la première maxime (éd. Oncken, p. 233). Ces Maximes de gouvernement économique (au nombre de quatorze ) ne doivent pas être confondues avec les Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole (au nombre de trente-six) qui avaient accompagné le Tableau économique (Voir Oncken, pp. 329 et s.).
- ↑ Ibid., IIe et IIIe maximes (édition Oncken, pp. 234 et 235).
- ↑ Gazette et Journal de l’agriculture, nos de novembre 1765, sous les initiales M. H. (voyez Oncken, pp. 378 et s.).
- ↑ Ibid., pp. 381-382.
- ↑ Journal de l’agriculture, janvier 1766, sous le pseudonyme du « meilleur ami de M. H. » (voyez Oncken, pp. 384 et s.). — C’est Dupont, dans sa Notice abrégée de 1769, qui a révélé ces pseudonymes.
- ↑ Op. cit., Oncken, p. 389. — Item, Du commerce, premier dialogue entre M. H. et M. N., Oncken, p. 453.
- ↑ Ibid., p. 391.
- ↑ Dupont, Notice abrégée, année 1769.
- ↑ Cette même idée reparaît dans l’école américaine actuelle : la hausse des salaires encourage et active l’industrie, en développant le pouvoir d’achat des salariés. Turgot dira plus tard dans ses Observations sur le mémoire de M. Graslin ; « L’homme salarié, s’il gagne moins, consomme moins ; s’il consomme moins, la valeur vénale des productions du sol est moindre ». (voyez infra, à propos de Turgot).
- ↑ Article Grains, édit. Oncken, p. 247. « Les villes et les provinces d’un royaume où les denrées sont chères, dit-il, sont plus habitées que celles où toutes les denrées sont à trop bas prix, parce que ce bas prix éteint les revenus, supprime les gains de toutes les autres professions, les travaux et les salaires des artisans et manouvriers ; de plus, il anéantit les revenus du roi » (Ibid.). — Voyez Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, éd. Daire, p. 571.
- ↑ Article Grains, éd. Oncken, p. 197.
- ↑ Voyez les témoignages du temps cités dans Afanassiev, le Commerce des céréales en France au XVIIIe siècle, p. 213 en note. — En 1771, selon l’intendant du Lyonnais, il fallait 18 livres 14 sous pour que l’agriculteur pût « se retrouver » ; et la même année celui du Roussillon voulait 24 livres le setier (eod. loc.).
- ↑ Dupont, Origine et progrès d’une science nouvelle, § 4 (dans Physiocrates de Daire, pp. 345 et s.) — Item, Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (éd. Daire, pp. 460 et s.).
- ↑ Sur ce contraste apparent, voyez l’Introduction d’Oncken aux Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay, pp. X-XI.
- ↑ Second problème économique (déterminer les effets d’un impôt indirect) et particulièrement pp. 713 et s. de l’éd. Oncken.
- ↑ Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, éd. Daire, pp. 463 et s.
- ↑ Supra, pp. 114 et 118.
- ↑ Mercier de la Rivière, op. cit., pp. 473 et s.
- ↑ « Les propriétaires, le souverain et toute la nation ont un grand intérêt que l’impôt soit établi en entier sur le revenu des terres immédiatement ; car toute autre imposition serait contre l’ordre naturel, parce qu’elle serait préjudiciable à la reproduction et à l’impôt et que l’impôt retomberait sur, l’impôt même… L’impôt, de quelque manière qu’il soit imposé dans un royaume qui tire sa richesse de son territoire, est toujours payé par les biens fonds. Aussi la forme d’imposition la plus simple, la plus réglée, la plus profitable à l’État et la moins onéreuse aux contribuables, est celle qui est établie proportionnellement au produit net et immédiatement à la source de richesse continuellement renaissante » (Analyse du tableau économique, éd. Oncken, p. 312 ; — Notes sur les maximes générales, ibid., p. 339).
- ↑ Supra, p. 135.
- ↑ « Que… l’impôt soit établi immédiatement sur le produit net des biens-fonds, et non sur le salaire des hommes, ni sur les denrées, où il multiplierait les frais de perception, préjudicierait au commerce et détruirait annuellement une partie des richesses de la nation. Qu’il ne se prenne pas non plus sur les richesses des fermiers des biens-fonds : car les avances de l’agriculture d’un royaume doivent être envisagées comme un immeuble qu’il faut conserver précieusement pour la production de l’impôt, du revenu et de la subsistance de toutes les classes de citoyens » (Maximes générales du gouvernement économique, Ve maxime). — Le raisonnement est un peu puéril : car la mise de l’impôt à la charge du fermier ou du propriétaire peut-elle pratiquement aboutir à autre chose qu’à une diminution ou à une augmentation nominale du fermage ? Ce seul trait suffirait à montrer ce qu’il y a de superficiel dans certaines analyses économiques de Quesnay.
- ↑ « Le revenu net est ce qui reste au propriétaire, déduction faite, sur le produit brut, des frais de culture, semences, récoltes et entretien. — Le revenu imposable est le revenu net moyen, calculé sur un nombre d’années déterminé » (Loi du 1er décembre 1790, art. 2 et 3).
- ↑ « Qu’on ne soit pas trompé par un avantage apparent du commerce réciproque avec l’étranger, en jugeant simplement par la balance des sommes en argent, sans examiner le plus ou moins de profit qui résulte des marchandises mêmes que l’on a vendues et de celles que l’on a achetées. Car souvent la perte est pour la nation qui reçoit un surplus en argent ; et cette perte se trouve au préjudice de la distribution et de la reproduction des revenus » (Maximes générales du gouvernement économique, XXIVe maxime).
- ↑ Maximes générales du gouvernement économique, Xe et XIe maximes.
- ↑ Ibid., VII.
- ↑ Quesnay, Maximes de gouvernement économique avec l’article Grains, éd. Oncken, p. 239.
- ↑ Mercier de la Rivière, Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, éd. Daire, pp. 537, 538, 539.
- ↑ « L’illusion, par rapport aux effets de l’industrie manufacturière, n’est pas moins inconcevable que celle qui nous a trompés sur les effets de l’industrie simplement commerçante : le manufacturier a naturellement le même intérêt, le même système que les commerçants, et il tient nécessairement la même conduite » (Ibid., p. 593). — « La seule objection que vous puissiez me faire, c’est que si l’industrie ne multiplie point les valeurs pour cette partie de ces ouvrages qui se consomment dans l’intérieur d’une nation, cette multiplication paraît du moins avoir lieu pour l’autre partie des mêmes ouvrages qu’elle vend aux étrangers. C’est, en effet, cette illusion si universellement accréditée qui a fait regarder le commerce de ces ouvrages comme propre à enrichir un État » (Ibid., p.590. — Voyez encore pp. 594, etc.).
- ↑ Ibid., p. 588.
- ↑ Numéro du 24 décembre 1765.
- ↑ Les trois articles de Quesnay (dont deux portent les pseudonymes M. N. et M. H.) sont donnés dans l’édition Oncken, pp. 396, 409 et 440.
- ↑ Quesnay, Analyse du tableau économique, etc. — Pour trouver une explication bien claire de cette division tripartite (très souvent on oublie les avances foncières), il faut voir l’Explication du tableau économique par l’abbé Baudeau, ch. I,.§§ 2-8, édition Daire, pp. 823 et s.
- ↑ Karl Marx, Capital, t. II, tr. fr., p. 193.
- ↑ Au fond, le processus de circulation de Marx n’est pas sans analogie avec celui de Quesnay (Voyez K. Marx, op. cit., t. II, pp. 399 et s.).
- ↑ « Au moyen de la durée plus ou moins grande des ouvrages de main d’œuvre, si une nation possède un fonds considérable de richesses — indépendant de sa reproduction annuelle — qui forme un capital accumulé de longue main… qui s’entretient et s’augmente toujours » (Intérêt social, ch. iv, § 8, édition Daire, p. 928).
- ↑ Op. cit., § 15.
des œkonomischen Liberalismus, Fribourg-en-Brisgau, 1899 (ch. II, § 2, pp. 77 et s.). Toutefois il faut être prévenu que le P. Pesch, qui appartient aux catholiques sociaux et qui est un adversaire décidé de l’économie libérale contemporaine, est naturellement porté à l’injustice à l’égard des physiocrates.
probablement par le marquis de Mirabeau et publiée en juin 1766 dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, puis publiée de nouveau par Dupont en 1767 dans la Physiocratie. Mais l’original manuscrit du Tableau économique a été retrouvé par M. Stephan Bauer, en 1889, aux Archives départementales de Seine-et-Oise. Le mémoire comprenait en réalité : 1° le Tableau économique proprement dit ; 2° les Maximes générales du gouvernement économique. Il avait été présenté au roi en décembre 1758, puis tiré à petit nombre en 1759, d’après Mirabeau (voyez Oncken, op. cit., p. 125). Dupont, dans son livre Origine et progrès d’une science nouvelle, donne cependant la date de 1758 (éd. Daire, p. 339). L’Analyse est insérée, soit dans les Physiocrates de Daire, soit dans les Œuvres économiques et philosophiques de Quesnay d’Oncken ; mais ce dernier ouvrage contient, en fait d’œuvres économiques de Quesnay, le double à peu près de ce que Daire avait donné précédemment. — Quant au Tableau économique, on en trouve un fac-similé, entre autres endroits, dans Denis, Histoire des systèmes économiques et socialistes, en appendice à la fin du t. I.