Histoire des doctrines économiques/2-1-3-1

III

LES DOCTRINES PHYSIOCRATIQUES

Si nous cherchons à grouper les idées communes des physiocrates autour de quelques points principaux, nous les ramènerons aux suivants :

1° L’existence d’un ordre naturel des sociétés ;

2° La prépondérance de l’agriculture, considérée comme l’unique industrie productive ;

3° La justice et la nécessité du despotisme légal.

Mais est-il juste de les regarder comme les fondateurs de la théorie du libre-échange ? C’est ce que nous verrons, en étudiant leurs idées sur le commerce extérieur et les droits de douane.

Premier principe. — Ordre naturel des sociétés.

Il y a un certain ordre naturel qui doit être respecté, et les lois humaines, si elles le troublent, font le malheur des peuples.

Quesnay affectionnait cette maxime :

Ex natura jus, ordo et leges ;
Ex homine arbitrium, regimen et coercitio.

Dupont avait mis cet aphorisme comme épigraphe en tête de la Physiocratie. Les économistes y trouvaient une arme générale pour combattre les procédés administratifs des gouvernements de leur temps. Quesnay inscrivait presque à la première ligne de ses Maximes générales cette formule : « Que la nation soit instruite des lois générales de l’ordre naturel, qui constituent le gouvernement évidemment le plus parfait[1] » ; et Mercier de la Rivière intitulait son principal ouvrage : Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques.

Or, aux yeux des physiocrates, les institutions essentielles qui découlent ainsi de la nature sont :

I. — La société elle-même.

C’est la nature qui a fait l’homme sociable et qui impose les lois constitutives de toute société. « L’homme, dit Quesnay, ne peut pas plus constituer l’ordre naturel qu’il ne peut se créer lui-même. Les lois constitutives de la société ne sont pas d’institution humaine… Il n’y a donc point à disputer sur la puissance législative quant aux premières lois constitutives des sociétés, car elle n’appartient qu’au Tout-Puissant, qui a tout réglé et tout prévu dans l’ordre général de l’univers[2]. » Cette vérité là n’était sans doute ni bien originale, ni bien neuve, et il ne s’était pas trouvé un seul philosophe chrétien qui ne l’eût enseignée : cependant, au moment où Rousseau allait lancer son Contrat social après son Discours sur l’inégalité des conditions, il était bon de multiplier les affirmations contraires ;

II. — La propriété, considérée comme fondement de l’ordre social.

« Que la propriété des biens-fonds et des richesses mobilières, disait Quesnay, soit assurée à ceux qui en sont les possesseurs légitimes : car la sûreté de la propriété est le fondement essentiel de l’ordre économique de la société[3]. » Pour défendre la propriété, Quesnay insistait sans doute beaucoup, et d’une manière peut-être un peu exclusive, sur l’argument économique de l’utilité sociale ; mais cet argument ne perd rien de sa valeur propre, malgré le concours que d’autres arguments viennent lui donner.

Affirmer ainsi le caractère naturel et nécessaire de la propriété, c’était aller visiblement à l’encontre de la théorie de l’ancienne monarchie, où l’on ne craignait pas de proclamer « la propriété supérieure et universelle du roi sur toutes les terres[4] ». De plus, Quesnay, protégeant ainsi la propriété individuelle contre le domaine éminent du roi, ne la protégeait pas moins contre les exagérations de la fiscalité, en posant la règle que l’impôt ne doit pas être « destructif, ou disproportionné à la masse du revenu de la nation[5] », et cela, ne fût-ce qu’au point de vue des intérêts purement économiques.

C’est Mercier de la Rivière, tout particulièrement, qui dans son Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques a approfondi cette notion du droit naturel et abstrait de propriété[6]. Pour lui, la propriété de chacun sur sa « personne et sur les choses acquises par ses recherches ou ses travaux » est antérieure, au moins logiquement, à la société civile ; nous l’apportons dans cette société, sous la garde de laquelle nous la plaçons ; et les lois humaines, qui d’après la doctrine physiocratique sont faites pour garantir des droits, mais non pour en créer[7], doivent s’incliner devant la « nécessité de maintenir la propriété et la liberté dans toute leur étendue naturelle et primitive[8] ».

La propriété est le fondement de l’ordre social tout entier ; elle porte manifestement le caractère d’une « institution divine[9] ». Elle est de trois sortes : 1° la propriété personnelle », qui n’est autre que la disposition de nous-mêmes ; 2° la « propriété mobilière », qui porte sur les objets « produits ou acquis par nos recherches et nos travaux » ; 3° enfin la « propriété foncière », qui naît de ces travaux et des dépenses que nous faisons sur les terres, de telle manière que, « ces dépenses une fois faites, on ne peut plus enlever aux terres défrichées les richesses qu’on a consommées en les employant à ces opérations[10] ». La théorie de la propriété foncière fondée sur nos travaux et nos dépenses incorporés au sol tranche très nettement avec la théorie traditionnelle des jurisconsultes, qui, parlant avec raison de l’occupation, condition nécessaire du travail, n’avaient jamais attaché leur pensée à ce travail qui la suit[11]. Quant au respect du droit concret des autres, il naît du sentiment de notre droit abstrait de propriété sur nous-mêmes et sur les richesses mobilières ou foncières que nous sommes susceptibles d’avoir. Ainsi la terre, par l’institution de la propriété, nourrit des hommes en nombre naturellement croissant, tantôt parce que ces hommes la possèdent à titre de propriétaires fonciers, tantôt parce qu’ils la cultivent pour le propriétaire moyennant une part des fruits en nature ou bien moyennant un forfait en argent, tantôt enfin parce que « vos propres besoins — à vous propriétaires fonciers — besoins soit naturels, soit factices, assurent à cette troisième classe le droit de partager dans vos récoltes[12] ». Fondée ainsi sur la disposition de notre personne et de nos actes, sur la nécessité de pourvoir au présent et de prévoir l’avenir, l’institution de la propriété assure le plus possible de jouissances à l’humanité.

En tout cas les physiocrates, sur la, question de la défense de la propriété, se mettaient bien nettement en opposition avec Hobbes, qui proclamait le droit de tous à tout[13], et également en opposition avec J.-J. Rousseau, qui s’obstinait à ne voir dans la propriété qu’une institution purement arbitraire imposée par certains hommes, institution parfaitement funeste d’ailleurs à la masse de l’humanité[14]. Les physiocrates ont ainsi contribué puissamment à l’heureuse inconséquence de la Convention, dont la plupart des membres, disciples beaucoup trop serviles de Rousseau sur tous les autres points, ont cependant répudié ou passé dans l’ombre ce qu’il y avait eu de plus nettement socialiste dans l’œuvre du philosophe genevois[15]. C’est une justice qu’il faut savoir rendre ;

III. — La liberté économique.

Les physiocrates, à cet égard, réclamaient deux libertés qui manquaient plus ou moins à leur temps, c’est-à-dire la liberté des cultures et la liberté des échanges. Ainsi l’on voit Quesnay demander « que chacun soit libre de cultiver dans son champ telles productions que son intérêt, ses facultés, la nature du terrain lui suggèrent pour en tirer le plus grand profit possible[16], » et « qu’on maintienne l’entière liberté du commerce : car, ajoutait-il, la police du commerce intérieur et extérieur la plus sûre, la plus exacte, la plus profitable à la nation et à l’État consiste dans la pleine liberté de la concurrence[17] ». De là la fameuse maxime attribuée à Gournay : « Laissez faire, laissez passer », maxime qui peut bien remonter à d’Argenson[18] et qui autoriserait l’anarchie si on voulait la prendre en dehors des circonstances qui la faisaient alors adopter et en dehors du sens que les physiocrates lui donnaient.

Peut-être bien chez Quesnay cette liberté est-elle surtout regardée comme un procède pour faciliter l’écoulement des denrées, augmenter le produit net des terres et améliorer la condition du cultivateur[19]. Mais chez Mercier de la Rivière elle est certainement tout un principe ; et celui-ci découle de la liberté personnelle, comme le principe de la propriété des choses découlait aussi de la propriété de la personne. Par définition, le bien devait résulter du libre jeu des intérêts particuliers abandonnés à leur mutuelle concurrence.

« Le monde alors va de lui-même, dit Mercier : le désir de jouir et la liberté de jouir, ne cessant de provoquer la multiplication des productions et l’accroissement de l’industrie, impriment à toute la société un mouvement qui devient une tendance perpétuelle vers son meilleur état possible[20] ». « Plus on avance — disait aussi Dupont en 1771 — dans l’étude de l’ordre que la Sagesse suprême a donné à l’univers, et plus on est forcé d’admirer la réciprocité des rapports qui-unissent les diverses parties de cet assemblage immense. Rien n’y est isolé, tout s’y tient : toutes les causes sont effets, tous les effets sont causes. Les richesses, par exemple, font naître la culture ; la culture multiplie les richesses ; cette augmentation de richesses accroît la population ; l’accroissement de la population soutient la valeur des richesses mêmes. »

Ce tableau, dira-t-on, n’est qu’une description enthousiaste et poétique. Eh bien, Bastiat, en le reprenant avec des couleurs encore plus vives, y mettra plus de lyrisme et plus d’enthousiasme ; mais quant à nous, nous, croyons qu’il n’est pas moins facile de tirer du spectacle du monde économique que du spectacle de la création inanimée un hymne à la Providence et à la Sagesse infinie de Dieu. Cette croyance en une harmonie naturelle des relations est un des traits caractéristiques de la doctrine physiocratique, née d’ailleurs au milieu des bergeries sentimentales qui attendrissaient nos pères à la veille des égorgements de la Révolution.

Nous n’envisageons ici la liberté qu’au point de vue abstrait ; car il est impossible d’exposer et de discuter les théories physiocratiques sur le commerce extérieur, avant d’avoir étudié leurs théories sur le commerce en général. Nous y reviendrons un peu plus tard.

— Au fond, ce système n’avait-il pas avec lui ses exagérations, déjà dans la partie que nous venons d’en exposer ? Nous n’y contredisons point ; mais nous croyons qu’elles ont été exploitées contre lui avec plus de passion que de justice et d’impartialité. Les griefs soulevés sont les suivants :

1° L’inaction du gouvernement poussée jusqu’aux dernières limites.

On a voulu la trouver dans la maxime : « Laissez faire, laissez passer ». Il serait cependant plus juste de n’y voir que ce que les physiocrates y mettaient, c’est-à-dire une revendication énergique, mais nécessaire alors, de la liberté du commerce et de la liberté du travail.

En tout cas Quesnay, le véritable patriarche de la secte, pose en principe que le gouvernement doit favoriser une certaine orientation de l’activité et un certain emploi des revenus[21] ; il déclare que « l’autorité souveraine peut et doit instituer des lois contre le désordre bien démontré », en ayant soin, toutefois, de « ne pas empiéter sur l’ordre naturel de la société[22] » ; il consacre tout un long chapitre à ce qu’il appelle la « proscription de l’intérêt particulier exclusif[23] » ; enfin, il trace aux lois civiles positives un cadre qui nous semble laisser à l’État pleine liberté d’accomplir tout son devoir et de remplir toute sa mission[24].

Ce n’est pas tout, et il faut voir comment les physiocrates entendaient appliquer leurs maximes. Certes, l’administration de Turgot comme intendant du Limousin et les mesures énergiques qu’il y prit pour conjurer les malheurs de la famine, ne donnent pas prétexte aux prétendus interventionnistes pour l’accuser de mollesse, d’indifférence ou d’inertie en face des souffrances populaires. Un peu plus tard c’était lui aussi qui, au préambule du fameux édit du 6 février 1776, sur la suppression des corporations, plaçait sur les lèvres de Louis XVI cette belle pensée : « Nous devons à tous nos sujets de leur assurer la jouissance pleine et entière de leurs droits : nous devons surtout cette protection à cette classe d’hommes qui, n’ayant de propriété que leur travail et leur industrie, ont d’autant plus le besoin et le droit d’employer dans toute leur étendue les seules ressources qu’ils aient pour subsister[25] » ;

2° L’uniformité du système, qui, une fois tenu pour vrai, est réputé susceptible d’être appliqué partout indistinctement.

Ce second grief est beaucoup plus fondé que le premier. Les jugements et les procédés de l’école physiocratique sont en effet trop absolus ; c’est un code en un trop petit nombre d’articles ; c’est un formulaire ne s’appliquant pas à une assez grande variété de conditions. Mais ce défaut s’explique très bien chez les physiocrates, d’abord par l’esprit éminemment classique et simpliste des salons du XVIIIe siècle ; ensuite, par l’abus de la méthode métaphysique, vers laquelle toute science qui débute a toujours incliné beaucoup trop ; enfin, par la pénurie des observations économiques et par une connaissance insuffisante de la complexité des phénomènes. Même aujourd’hui, beaucoup des hommes qui accusent l’école physiocratique d’un dogmatisme exagéré, tombent dans le même défaut, en abordant les questions économiques, soit avec les déductions métaphysiques de Karl Marx, soit avec d’autres formules aprioristiques, qu’ils empruntent ordinairement à la morale et dont ils font des applications erronées et abusives.

Cependant, même avec les physiocrates, il faut bien noter qu’ils prétendaient légiférer seulement pour un peuple « agricole » : ce n’est, en effet, que pour un peuple « agricole » que Quesnay rédigeait les Maximes, et Mercier de la Rivière établissait très nettement le contraste (inexact d’ailleurs) des peuples agricoles et des peuples commerçants[26] ;

3° La confusion entre l’ordre économique et l’ordre moral, en ce sens que les lois morales ne tendraient qu’à assurer le bien-être du genre humain, et que la science morale deviendrait la subordonnée de la science économique.

« Les lois naturelles, disait par exemple Quesnay, sont ou physiques ou morales. On entend ici par loi physique le cours, réglé de tout événement de l’ordre naturel évidemment le plus avantageux au genre humain. On entend ici par loi morale la règle de toute action humaine de l’ordre moral conforme à l’ordre physique évidemment le plus avantageux au genre humain[27]. »

Des passages de ce genre ne nous semblent protégés contre la critique d’une saine philosophie que par l’obscurité qui les enveloppe et qui permet de disserter sans fin sur la véritable pensée de leur auteur. Mais en réalité, si les lois morales tendent certainement au bonheur des hommes en général et même de tous les hommes en particulier, c’est, avant toutes choses, dans la perspective des récompensés qui doivent en suivre l’accomplissement. En outre — à moins que par lois morales Quesnay n’ait entendu le rapport de succession entre un fait envisagé au point de vue de sa moralité et un autre fait dont le premier serait la cause — il semble bien y avoir chez les physiocrates une confusion manifeste entre les deux sens très divers du mot « lois », selon que l’on parle de lois morales proprement dites, qui commandent, ou bien de lois économiques, qui ne font que décrire et expliquer.

La confusion de l’économie politique et de la morale — ou plutôt le caractère subalterne de la morale à l’égard de l’économie politique — éclate surtout dans l’Abrégé des principes de l’économie politique. Cet Abrégé, paru en 1772, est un manifeste à forme bizarre, qui rappelle à la fois, suivant le mot de Dupont, tout ensemble « les arbres généalogiques et les inscriptions lapidaires ». Il est de Charles-Frédéric, margrave de Bade ; mais Dupont, soupçonné d’y avoir collaboré, doit au moins l’avoir inspiré, et en tout cas les physiocrates y ont bien reconnu leur esprit[28]. Ce qui est certain, c’est que Dupont félicite Quesnay d’être « parti de l’intérêt calculé des hommes pour arriver aux résultats que dicte sévèrement leur droit naturel, et d’avoir commencé à constater la sanction physique et impérieuse des lois naturelles — ce qui l’a conduit à en reconnaître la justice — », tandis que « les écrivains moraux et politiques, s’ils ont très bien fait sentir la justice de quelques unes de ces lois, ont toujours été embarrassés pour trouver la sanction physique de ces mêmes lois[29] ».

Mais en même temps que nous protestons ici contre la subordination de l’éthique à l’économique, nous n’acceptons pas davantage entre ces deux sciences un ordre inverse de hiérarchie. Nous maintenons donc la formule enseignée ailleurs par nous, à savoir que, si l’homme doit demander d’abord à la morale de lui dicter sa conduite, ce n’en est pas moins à l’économie politique seule, et non subordonnée à la morale, qu’il doit demander ensuite quelles vont être, dans l’ordre des prévisions humaines, les conséquences économiques que ses actes vont entraîner après eux ;

4° L’optimisme exagéré. Là encore, convenons-en, il y eut chez les physiocrates quelque chose de cette illusion et de cette ardeur communes à presque tous les auteurs de grandes découvertes et à tous les fondateurs de systèmes nouveaux. Mais — dirons-nous aussi — que ceux-là jettent la première pierre à l’école physiocratique, qui n’ont pas promis la régénération sociale et le bonheur de l’humanité par la mirifique vertu d’une formule de leur invention !

— De tout cela on a rejeté les thèses morales, l’exagération du laissez-faire et l’optimisme sans limites basé sur

  1. Maximes générales du gouvernement économique d’un royaume agricole et notes sur ces maximes, 1758, maxime II°. — Cependant, d’après M. Sauvaire-Jourdan [Isaac de Bacalan et les idées libre-échangistes en France vers le milieu du XVIIIe siècle, 1903, p. 21), « la notion d’ordre naturel n’apparaît qu’assez tard dans son œuvre économique (septembre 1765) ; elle ne tient aucune place, soit dans l’article Grains (1757), qui renferme déjà toutes les idées maîtresses de son système, soit dans le Tableau économique et dans les Maximes générales qui l’accompagnent ».
  2. Despotisme de la Chine, § 1.
  3. Maximes générales, IVe maxime.
  4. Ordonnance royale de 1692. — Voir aussi le Mémoire pour l’instruction du Dauphin, de Louis XIV.
  5. Maximes générales du gouvernement économique, Ve maxime.
  6. Dans les Physiocrates, édition Guillaumin, 1846, t. I, pp. 613 et s. — On peut voir tout simplement l’analyse que Dupont fit de cet ouvrage en 1768, sous le titre De l’origine et des progrès d’une science nouvelle (même volume p. 344).
  7. Mercier de la Rivière, op. cit., p. 616.
  8. Mercier de la Rivière, ibid.
  9. « Il ne nous est plus possible, dit-il, de ne pas reconnaître le droit de propriété pour être une institution divine, pour être le moyen par lequel nous sommes destinés, comme cause seconde, à perpétuer le grand œuvre de la création et à coopérer aux vues de son Auteur. Il a voulu que la terre ne produisît presque rien d’elle-même : mais il a permis qu’elle renfermât dans son sein un principe de fécondité, qui n’attend que nos secours pour la couvrir de productions » (Op. cit., p. 618). Il nous est donc impossible de comprendre que M. Charles Périn, de Louvain, ait pu reprocher aux physiocrates d’avoir fondé la propriété sur la liberté (Ch. Périn, les Doctrines économiques depuis un siècle, 1880).
  10. « Ainsi de même que la propriété personnelle devient une propriété mobilière par rapport aux effets mobiliers que nous acquérons par nos recherches et nos travaux, de même aussi elle doit nécessairement devenir une propriété foncière par rapport aux terres dans le défrichement desquelles nous avons employé les richesses mobilières que nous possédions. On voit ici que la propriété foncière n’est point une institution factice et arbitraire ; qu’elle n’est que le développement de la propriété personnelle, le dernier degré d’extension dont celle-ci soit susceptible ; on voit qu’il n’existe qu’un seul et unique droit de propriété, celui de la propriété personnelle, mais qui change de nom selon la nature des objets auxquels on en fait l’application » (Op. cit., p. 617).
  11. À rapprocher de ce passage de l’Encyclique Rerum novarum de Léon XIII (15 mai 1891), qui a transcrit Mercier de la Rivière sans en avoir le soupçon : «Il est permis de s’étonner comment certains tenants d’opinions surannées peuvent encore y contredire, en accordant sans doute à l’homme privé l’usage du sol, mais en lui refusant le droit de posséder à titre de propriétaire ce sol où il a bâti, cette portion de terre qu’il a cultivée. Ils ne voient donc pas par là qu’ils dépouillent cet homme du fruit de son labeur : car enfin ce champ remué avec art par la main du cultivateur a changé complètement de nature ; d’infécond il est devenu fertile ; ce qui l’a rendu meilleur est inhérent au sol et se confond tellement avec lui qu’il sérail en grande partie impossible de l’en séparer. »
  12. Droit naturel et essentiel des sociétés politiques, pp. 618-619. Mirabeau avait dit plus élégamment : « Regarde donc le riche comme un réservoir où les richesses se rassemblent pour être partagées à ceux qui travaillent… si le bassin était à sec, les plantes ne recevraient point d’eau quand la pluie manquerait » (Économiques, 1769, t. I, p. 18).
  13. Cette formule du droit de tous à tout est longuement discutée et combattue par Quesnay dans le Droit naturel (publié par le Journal de l’agriculture). — Voyez Droit naturel, ch. II, édition Oncken, pp. 366 et s.
  14. Infra, 1. IV, ch. III.
  15. Infra, 1. IV, ch. III, in fine.
  16. Maximes générales du gouvernement économique, XIIIe maxime.
  17. Ibid., XXVe maxime. — Voyez aussi XVIe et XVIIe maximes.
  18. L’action de d’Argenson n’a été révélée que récemment et l’on peut dire par M. Oncken, Die Maxime « laissez faire et laissez passer », ihr Ursprung, ihr Werden, 1886. — Voyez aussi M. Sauvaire-Jourdan, Isaac de Bacalan, 1903, pp. 27-28. — Mais rien de d’Argenson ne fut imprimé de son vivant, et son action ne put s’exercer que dans un cercle restreint.
  19. Sur le Libéralisme économique dans les œuvres de Quesnay, voyez un article de M. Truchy, dans la Revue d’économie politique, décembre 1899.
  20. Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, édition Daire, p. 617.
  21. Maximes générales, VIIIe maxime : « . Que le gouvernement économique ne s’occupe qu’à favoriser les dépenses productives et le commerce des denrées du crû, et qu’il laisse aller à elles-mêmes les dépenses stériles. » — XXe maxime : « Qu’on ne diminue pas l’aisance des dernières classes de citoyens.., » — XXIIe maxime : « Qu’on ne provoque point le luxe de décoration… » — XXVIIe maxime : « Que le gouvernement soit moins occupé du soin d’épargner que des opérations nécessaires pour la prospérité du royaume… » — XXVIIIe maxime : « Que l’administration des finances, soit dans la perception des impôts, soit dans les dépenses du gouvernement, n’occasionne pas de fortunes pécuniaires qui dérobent une partie des revenus à la circulation, à la distribution et à la reproduction. »
  22. Despotisme de la Chine, ch. VIII, § 6 (Oncken, p. 642).
  23. Ibid., ch. VIII, § 21 (Oncken, pp. 655 et s.).
  24. « Les lois positives sont des règles authentiques établies par une autorité souveraine, pour fixer l’ordre de l’administration du gouvernement, pour assurer la défense de la société, pour faire observer régulièrement les lois naturelles, pour réformer ou maintenir les coutumes et les usages introduits dans la nation, pour régler les droits particuliers des sujets relativement à leurs différents états, pour déterminer l’ordre positif dans les cas douteux réduits à des probabilités d’opinion ou de convenances, pour asseoir les décisions de la justice distributive » (Droit naturel, ch. v). — Item, Despotisme de la Chine, ch. VIII, § 2, éd. Oncken, p. 637).
  25. On peut rapprocher ces mots de Turgot du passage suivant de l’Encyclique Rerum novarum de Léon XIII (15 mai 1891), qui pourrait en paraître une traduction : « Les droits, où qu’ils se trouvent, doivent être religieusement respectés, et l’État doit les assurer à tous les citoyens, en en prévenant ou en en vengeant la violation. Toutefois, dans la protection des droits privés, il doit se préoccuper d’une manière spéciale des faibles et des indigents ». Ici, c’est le principe général, tandis que l’édit de 1776 se bornait à en faire une application au cas particulier qu’il visait, celui de la liberté de travailler. À cela près, où est la différence ?
  26. Ordre naturel et essentiel des sociétés, éd. Daire, p. 566. — Mercier de la Rivière se trompe en prétendant que « les peuples qui n’ont d’autres revenus que les salaires qui leur sont payés par d’autres nations qui se servent d’eux pour commercer entre elles…, ne forment point de véritables corps politiques…, et qu’un peuple de commerçants, quels que soient leurs profits, ne peut jamais former un État riche ».
  27. Droit naturel, ch. v ; Despotisme de la Chine, ch. VIII, § I (Oncken, p. 637). — « Physique », ici, désigne tout ce qui est naturel en dehors de l’idée de bien et mal moral.
  28. Voici à cet égard le passage le plus caractéristique de cet Abrégé (que nous dépouillons de sa bizarrerie de lignes et de caractères) : — « La connaissance de cette grande vérité (le point fixe d’unité d’intérêt entre les hommes ou l’intérêt général et commun des trois classes qui composent la société) est la science de la vie humaine, qui donne une vraie base à la morale, en offrant un point de réunion à des intérêts contradictoires en apparence. Son plan et ses résultats sont de montrer à l’homme que la plus vive ardeur de ses désirs et ses plus grands efforts pour l’extension de ses jouissances sont un bien, pourvu qu’il ne les porte jamais à attenter au droit d’autrui et que ce droit soit pour lui une barrière sacrée. Que s’il enfreint le moins du monde cette barrière sacrée posée par la justice éternelle et toute-puissante non seulement il fait l’injustice et le mal moral, mais il fait encore une folie, il opère son mal physique, il se blesse et se punit lui-même. Cette science montre en un mot que les peines et les récompenses commencent dès cette vie, qu’elles consistent d’abord en biens et en maux physiques toujours prompts, toujours exacts et calculés sur les effets de notre conduite. Elle montre ainsi : 1° nos devoirs envers Dieu… ; 2° nos devoirs envers nos semblables… ; 3° nos devoirs envers nous-mêmes, qui se réduisent à accroître nos droits par l’extension de nos devoirs, dont l’acquit sera toujours au profit de tous, c’est-à-dire que plus nous travaillerons, plus nous profiterons, plus nous ferons bien, plus nous nous trouverons bien ; et notre travail, notre profit, notre bien-faire ; notre bien-être tourneront constamment et réciproquement à l’avantage de tous et toujours à notre propre avantage » (Voyez les Physiocrates de Daire, 1.1, pp. 383-385).
  29. Dupont, Notice abrégée, 1769, dans le Quesnay de l’édition Oncken, p. 152. — Sur les fondements de la morale chez les physiocrates et chez Quesnay en particulier, on peut lire le R. P. Pesch, S. J., Die philosophischen Grundlagen