Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion Chrétienne/1

HISTOIRE DES CHOSES
memorables, ſur le faict de la Religion
Chrestienne, dites & executees és
pays & Royaumes des Indes
Orientales, par ceux de la
compaignie du nom
de Ieſus, depuis
l’an 1542.


Dv temps qu’Ignace de Lojola, premier fondateur & Pere de la compagnie du nom de Iesvs, ſe rendit, auec ſes compagnons à Rome, pour exhiber & iurer obeïſſance au Sainct Pere, qui lors eſtoit Paul troiſiéme de ce nom : le feu Roy de Portugal Iean troiſiéme, y entretenoit auſſi le ſeigneur Pierre Maſcarenes pour Embaſſadeur, lequel apres s’eſtre bien & au vray enquis de la vie, & maniere de faire de ces perſonnages, ſuyuant le mandemẽt qu’il en auoit receu de ſon Prince, bien informé deſia par les aduertiſſemens & lettres de ſes amis, de leur vertu & religion : pratiqua & feit inſtance à ſa Saincteté, qu’aucuns d’iceux fuſſent enuoyés aux Indes, pour y annocer Ieſus Chriſt & ſon Euangile, car l’vn des plus grans deſirs de ce bon & Catholique Roy, eſtoit de veoir ceſte ſi eſloignee Prouince renoncer à toute idolatrie, & embraſſer la foy & religion Chreſtienne. Si n’en furent toutesfois enuoyés que deux, de dix qu’ils eſtoyent (ainſi le voulut Ignace à qui noſtre ſainct Pere s’en eſtoit entieremẽt remis) François Xauier Nauarrois l’vn, & Simon Roderic Portugalois l’autre, deſquels non ſeulement l’arriuee à Liſbone l’an 1540. fut au Roy chere & fort agreable : mais auſſi tandis qu’ils attendoyent la ſaiſon ordinaire, & le tems pour s’embarquer, ils donnerent vn tel effay de leur diligence, & pieté, par pluſieurs ſainctes actions, & bons offices, qu’ils rauirent chacun en admiration, & les appelloit on communement Apoſtres (comme lon faict encores maintenant en Portugal) iaçoit que contre leur gré, & que ſelon leur humble modeſtie, ils reiettent ce tiltre là, comme mal ſeant ce leur ſemble, à la petiteſſe de laquelle ils font profeſſion. Ce tant beau & bien heureux ſuccés, feit preſque oublier le Roy de ſes Indes, & entrer en deliberation d’attirer en ſon Royaume, les autres huit demeurés à Rome, plus toſt que de ſouffrir que ces deux premiers pourſuiuiſſent leur voyage : mais eux qui n’auoyent rien tant à cœur, que de faire reluire la clarté de l’Euangile en ces païs Barbares, & tant eſloignez de nos contrees, & voire auec le danger de leur vie, & au hazard de tout endurer pour l’amour de Ieſus Chriſt, executer leur premiere entreprinſe, feirent tant que le Roy ſe reſolut de mettre es mains de François Xauier la prouince des Indes, & de retenir en Portugal, contre ſon gré, Simon Roderic, tant pource qu’Ignace auoit acquis deſia beaucoup de compagnons, comme a fin qu’il fuſt chef du college que ſa maieſté pretendoit d’eriger en ſon vniverſité de Coimbra, pour eſtre comme vn ample, & bien opulẽt ſeminaire de ceux qui de ceſte congregation ſeroyent à l’aduenir deſtinés pour les Indes. Et de faict le Roy a ſi bien fondé ce College, qu’eſtant renté ſeulement de ſa premiere inſtitution, pour l’entretenement & nourriture de cent perſonnes : le nombre à puis apres eſté redoublé, & y eſt vne grande quantité d’hommes de ceſte profeſſion inſtituee en toutes ſciences, & bonnes lettres.

Ainſi François Xavier partit de Liſbone, pour paſſer es Indes, auec Martin Alfonſe Soſa, lieutenant pour le Roy en ces païs : l’an de grace 1541. ayant choiſi pour ſon Compagnon vn perſonnage fort excellent de ſa congregation, nommé Paul, & diligenta ſi bien, qu’il meit fin à ce premier voyage l’annee ſuyuante, durant lequel il teint vne maniere de viure, qui fut comme vn gage, & pronoſtic aſſeuré de ce qu’il feit à gloire tout le demeurant de ſon eage. Car des le iour qu’il s’embarqua, il ſe monſtra ſi diligent, ſi courtois & debonnaire, enuers les malades & ſouffreteux, tant de ſon vaiſſeau, que de l’iſle de Mozambique, là où la flotte paſſa l’hyuer, & les ſecourut auec telle gayeté, & bonne grace, que chacun l’eſtima des lors homme de ſi grande ſaincteté & perfection, que ceux qui ſe trouuerent preſens à ce voyage, ne ſcauroyent aſsés hautement à leur aduis, parler de ſes belles actions. Arriué qu’il fut à Goa, d’vn coſté il ſe meit à bon eſcient, à inſtruire les Infideles en la foy de Ieſus Chriſt : & de l’autre il s’employa à reformer, & façonner les mœurs des Chreſtiens qui deſia y eſtoyent habitués, & à les bien aſſeurer & confermer en la religion Catholique. Et non cõtent de ce, il alloit viſitãt les malades & les priſonniers, il eſtoit ſouuent és hoſpitaux, ains s’y logeoit en perſonne, pour mieux ſecourir les poures patiens, auſquels iour & nuict il ſe rendoit merueilleuſement ſuget, enſeueliſſant, & enterrant de ſa main les corps morts, & celebrãt puis apres la meſſe pour leurs ames, choſe qu’il garda fort eſtroitemẽt tout le tẽs qu’il fut és Indes. Si ne laiſſoit il pas pourtãt auec toutes ces belles & grandes occupations, d’ouir les confeſsions de pluſieurs, de faire les predications ordinaires, de donner conſeil en particulier à ceux qui pour leurs difficultés ſpirituelles s’addreſſoyent à luy, d’appaiſer pluſieurs differens & querelles entre les parties : bref de continuer beaucoup de tels & autres bons offices : ce qui le rendoit merueilleuſemẽt agreable à tout le peuple, duquel il eſtoit grandement reſpecté & honoré.

Or apres qu’il eut ainſi ſeiourné quelques mois à Goa, non ſans fruict ineſtimable de toute la Chreſtienté de l’Iſle, il s’achemina vers la coſte de Commorin, diſtant de là enuiron trois cens lieuës, païs fort abondant en pierreries que le Roy faict peſcher en mer, & qui fut iadis inſtruit en la foy de Ieſus Chriſt par ſainct Thomas Apoſtre, mais pour lors n’auoyent retenu que le ſeul tiltre, & comme l’ombre toute ſimple de Chreſtienté : car quant Xauier leur demandoit conte de leur foy & croyance, ils alleguoyent ſeulement, pour toute reſponſe, qu’ils eſtoyent Chreſtiens. Ayant donc ce bon perſonnage rencontré ceſte vigne de Dieu toute en friche, abaſtardie & ſauuage, delibera de n’eſpargner ſa peine & ſon induſtrie, pour la bien beſcher & cultiuer, appuyé de la faueur diuine, au moyen delaquelle, tout le tems qu’il y demeura, auança tellement ſa beſongne, qu’il cõuertit à Ieſus Chriſt vne grãde multitude de peuple, duquel au raport de ceux qui luy ont ſuccedé de main en main, l’ame, & la conſcience eſt ſi bien inſtruicte, & confermee en noſtre religion que ceſte Egliſe là ſe pourroit d’elle meſme bien & ſeuremẽt maintenir en la verité Catholique, & perſeuerer en icelle, quand bien les Portugois l’abandonneroyent. L’on faict conte qu’il y a en ceſte Coſte vers la marine plus de cent trente mille Chreſtiẽs, deſquels le nombre croiſt tous les iours inceſſamment, ce qui doit eſtre apres Dieu, raporté au trauail & diligẽce de ce bon Xauier, qui ne ſe contenta pas de labourer ceſte partie de vigne du Cap de Commorin, mais paſſa plus outre iuſques à Tranancor, Royaume qu’il acquit preſque tout à Ieſus Chriſt, luy gaignant au ſurplus tant en icelle contree, qu’entre les païs de Bringan, & Permanel, plus de dixſept bourgades. Et s’il eſtoit accort, & vigilant au profit & ſalut d’autruy, il n’eſtoit rien moins ſoigneux & diligent enuers ſa propre conſcience : car il menoit vne vie, qui declaroit aſſés, que tout ſon but, & deſſein n’eſtoit autre que la gloire de Dieu, & l’edification de ſon Egliſe. Et de faict les trauaux incroyables qu’il enduroit, l’integrité de vie qui eſtoit en luy, & neantmoins les outrages & perſecutions qu’il ſouffroit patiemment, tant pour la cõuerſion des Barbares, que pour le bon reiglement qu’il mettoit entre les Chreſtiens Portugois & autres, luy donnerent tel credit à Goa, quand on les entendit, que chacun ne parloit d’autre choſe, auec vne admiration extraordinaire, voire des Maures & Payans, qui pour ces hauts faicts en telle modeſtie & patience l’appelloyent le ſainct Pere. Ce bruit venu iuſques en Portugal, le Roy Iean en fut auſſi aduerti, par le rapport de perſonnes aſſeurees, du viuãt du bon Xauier, mais beaucoup plus amplemẽt apres ſon decés, & conuié d’vne choſe ſi notable, & induict par des actes ſi illuſtres, commanda par ſes lettres patentes à ſon Viceroy des Indes, de s’enquerir diligemment, & en toute fidelité de la vie, & miracles de François Xauier, & luy en enuoyer l’entiere information, & ce qu’il en auroit peu apprendre. La teneur des lettres Royaux, la où l’on veoit à l’œil quelle opinion ce bon Roy auoit de ce ſainct Pereſonnage, eſt telle :

Lettres de Iean troiſieme, Roy de Portugal, à ſon viceroy des Indes.



Viceroy mõ amy, ie vous deſire ſalut. La vie & les œuures de François Xauier ont eſté ſi exemplaires, qu’il me ſemble eſtre bien fort neceſſaire de les mettre en euidence, & faire veoir à tout le monde la gloire de noſtre Seigneur & createur. Et à fin que l’hiſtoire qu’on en dreſſera, ſoit de plus grande autorité, & mieux receüe de tous comme veritable, ie veux, & vous ordonne que vous faciés vn recueil en toute diligẽce, la part ou vous pourrez finer teſmoins dignes de foy, de tout ce qu’il a pleu à Dieu faire de beau, & d’admirable par le moyen de ce ſainct perſonnage, tant en ſa vie qu’apres ſon decés, & le tout eſtant autentiquement enregiſtré, le me facies tenir le pluſtoſt que faire ſe pourra, & vous me ferés choſe treſagreable. Et combien que ie ne vous baille charge que d’en dreſſer les chartres & inſtrumens publiques, faictes neantmoins que toutes les procedures ſoyent bien & par ordre publiquement enregiſtrees. Or vous ferés les enqueſtes en ceſte ſorte. Vous apellerés les teſmoins qui pourront ſainement dire, & depoſer de ce qu’ils ſcauront auoir eſté faict par François Xauier, és terres & païs d’Infideles, là où il a veſcu & demeuré, enſemble de ſa vie, & de ſes mœurs, & les ferés preſter le ſerment de vous reſpondre en verité. L’enqueſte faicte, les pieces eſcrites par vn greffier public : appellé auſſi à ceſte acte l’auditeur general, ſignees de voſtre main, & ſeellees de voſtre ſeau, me ſeront enuoyees par trois diuers meſſagiers : à Dieu. Donné à Liſbonne, le 27 de May 1556.

Receües que furent ces lettres du Roy, ſa Mageſté fut incontinent obeye, & feirent ſes officiers grand deuoir de luy faire tenir ce qu’ils auoyent peu ſcauoir au vray, des faicts & dits de Xauier en ſi grãd nombre, que ie ſerois trop long à les reciter par le menu, i’en diray ſommairement quelque partie. Ce pendant que Xauier eſtoit en la coſte de Commorin enſeignãt le Catechiſme, & inſtruiſant ſes auditeurs en la religion Chreſtienne, il obſeruoit l’ordre qui s’enſuit. Le matin apres auoir dict ſes heures, il s’en alloit auec vn enfant, portant vne croix, parmy les ruës de la ville, s’enquerant s’il y auoit quelque malade, ou quelqu’vn qui fuſt treſpaſsé, & s’il y auoit point d’enfans, ou d’autres deſia aages, qui vouluſſent eſtre baptiſez. Si quelque ſemblable choſe ſe preſebtoit, alors leuant les yeux & les mains au Ciel, comme s’il euſt voulu preſcher, il prononçoit fort deuotement & à haute voix le ſymbole des Apoſtres, & les dix commandemens de la Loy, ce qui ſoudain luy attiroit vne grande multitude de peuple. Si ſa priere eſtoit pour vn malade, il la finiſſoit par quelque Euangile, mais quand c’eſtoit pour vn mort, il recitoit touſiours à la fin quelques Pſeaumes funebres, ou diſoit meſmes les nocturnes pour les treſpaſsés. Ayant ainſi continué ſon trauail iuſques à midy preſque, quoy qu’il fuſt bien las, & haraſſé, ſi ne paſſoit il pas vn ſeul iour pourtant, ſans faire vne leçon du Catechiſme, aux petis enfans. Si toſt qu’il auoit prins ſon repas, il donnoit audience à tous les Chreſtiens, appointant leurs differens, reſpondant à leurs queſtions, mettant la paix entre eux, & coupant toutes occaſions de noiſes, & de diuiſions : & ſur le ſoir, voire parfois de nuict, il alloit trouuer les perſonnes qu’il auoit aſſemblés quelque part, pour les inſtruire & preſcher. Mais tous ces labeurs deuenoyent encores plus aſpres, & difficiles à ſupporter, à cauſe des chaleurs exceſſiues du païs, & pour la grande poureté auſſi qu’il gardoit eſtroictemẽt, & la careſſoit tellement, qu’en tous ſes ſi longs voyages & peregrinations ſi eſtranges, il ne porta onq auec ſoy, ny bourſe, ny pannetiere. Ce qu’il monſtra meſmes aſſez clerement à Goa au Threſorier du Roy, ne voulant rien prendre pour ſouſtenir les frais de ſon voyage, de tout ce qu’il luy preſenta fort liberalemẽt, & luy renuoya ce qu’il luy auoit faict preſenter de ſa part, s’embarquant ſans porter autre bagage ſur la mer, que ſon breuiere, vn autre petit liure, & vn ſurpelis, & viuãt des aumoſnes qu’on luy faiſoit tout le tems de ſa nauigation. Au reſte il ſouſtenoit courageuſement les Cõmorinois par luy baptiſez, contre les oppreſsions de quelques Roys barbares, & d’autres tels perſecuteurs, mettant ſouuẽt en danger ſa vie pour l’amour d’eux, & de la querelle de Dieu.

Or il y a au Royaume de Biſnague, certaine maniere de gens nommee communement Badagaas, qui auoit forcé le Royaume de Tranancor, en grand nõbre à fin d’y ſaccager & meurdrir les Chreſtiens nouuellement baptiſés : dequoy eſtant aduerti Xauier, qui demeuroit en vne autre ville, ſe ietta en Tranãcor, & ſans aucune crainte de mort, ains armé d’vn cœur & courage admirable, reprint aigremẽt la cruauté & felõnie des ennemis, & s’eſlanca au milieu des poures innocens, à fin que pour l’eſpargner, ils pardonnaſſent auſsi aux autres qui reſtoyent encores à occire. Et neantmoins il eſtoit ſi ordinairement pourſuiuy des Barbares, & pourchaſsé à mort, qu’il fut contrainct vn iour pour ſe ſauuer, grimper ſur vn arbre, & s’y nicher toute la nuict, bruſlant d’vn ſi grand zele de veoir tous les infideles conuertis à la foy Chreſtienne, qu’il ne repoſoit ny iour ny nuict. Il y a certaines Iſles appellees del Moro, és païs de Malucco, là où il feit ſeiour quelque tems, ſans aucune ayde ou ſecours humain, ains ſe trouuoit ordinairement en danger d’eſtre tué, ou empoiſonné, n’ayant iamais voulu vſer ny receuoir les contrepoiſons que ſes amis luy preſentoyent deuant que de s’y acheminer, & beaucoup moins acquieſcer aux remonſtrances qui luy faiſoyent de n’aller en païs ſi Barbare, & là où par pluſieurs annees il n’y auoit eu ny paſteur, ny preſtre, d’autant que leur couſtume eſtoit comme choſe familiaire de s’en defaire par poiſon. Et s’appuyant du tout en la faueur divine, il eſcriuit vn iour de ce ſien voyage en Portugal, à ſes compaignons, en ceſte ſorte : I’ay bien ſceu bon gré à mes amis, & les ay remercié des cõtrepoiſons qu’ils m’ont voulu faire prendre, mais ne les ay eſconduis pourtant en les refuſant, de peur de me mettre moy meſmes en trop grande peine de ma ſanté, & ne rien diminuer de l’eſperance que i’ay en Dieu, lequel s’ils prioyent pour moy deuotement me ſeruiroit d’vn ſeul & treſſuffiſant remede contre toutes poiſons. Eſcriuit auſſi en vne ſienne lettre à Rome aux ſiens de pluſieurs difficultez de ſon voyage, & de l’aſſiete, condition & diſſette du païs, en ceſte maniere.

Ie vous ay eſcrit toutes ces choſes ainſi par le menu, à fin que vous entendiez de quelle conſolations Dieu nous ſoulage en ces Iſles barbares, car ces labeurs & dangers que nous endurons pour ſon honneur & gloire, ce ſont autant de threſors, pleins de toutes ioyes ſpirituelles, de façon, que ceſte Prouince eſt propre pour y perdre les yeux, à force de pleurer, pour les douceurs, & contentemens ineſtimables que l’ame y reçoit. Car quant à moy ie n’eu onques tant de conſolation, & de plaiſir en mon eſprit, qu’en ces païs cy, là où ie ſuis en continuelle allegreſſe, prenant fort gayement, & ſans aucun ennuy, tous les trauaux & labeurs du corps qui s’y preſentent plus qu’ailleurs, encores que les ennemis ne ſoyent pas loing de nous, & que les habitans du païs ne m’ayment gueres, & la contree tellement ſterile & poure, qu’il n’y a pas deqnoy viure, tant s’en faut que l’on y puiſſe trouuer ce quis eſt requis pour le ſoulagement des malades : qui eſt ſeule cauſe ſuffiſante, à mon aduis, de nommer ces Iſles icy pluſtoſt de Diuine eſperance, que del Moro. Et s’il y a vne eſpece de garnemens en ce païs, qu’on appelle Iauares, qui s’eſtimẽt les plus heureux du monde quand il peuuent couper la gorge à vn homme, & de faict ils en maſſacrent beaucoup, & meſmes de ceux qui croyent en Ieſus-Chriſt.

En ces païs donc, & auec ces nations ſi farouſches, Xauier ſeiourna trois mois entiers, tantoſt faiſant comme vne reueüe des Chreſtiens qui y demeuroyent, & qui n’auoyent eſté viſités des pieça, fuſt ou pour ce qu’ils ſont eſloignés des Indes plus de mille lieües, ou pour n’auoir aucun Paſteur & Prelat : ayant meurdri celuy qui les gouuernoit auparauant, & tantoſt s’employant à la conuerſion des Barbares, ſi heureuſement, qu’en vne ſeule ville, nommee Tolo, il baptiſa plus de vingtcinq mille perſonnes, de tous aages, l’an 1547. depuis lequel tems le nombre a eſté grandement augmenté par ſes ſuceſſeurs. Or apres qu’il eut ainſi ſagemẽt acheué ce pris-faict, il fut auerti que les Iſles de Maluco, & d’Amboino eſtoyent ſans Docteur & maiſtre, qui les conduiſt à Ieſus Chriſt, il feit tant qu’il y arriua, comme homme qui ne ſçauoit iamais eſtre ſans quelque beſongne en main, & ſitoſt qu’il y eut bien rangé les affaires de la foy Chreſtienne, il s’en alla en vn autre Royaume, là ou en vn mois il acquit à noſtre Seigneur, & baptiſa plus de dix mille Chreſtiẽs, & feit entendre par ſes lettres, l’eſpoir qu’il auoit que deuant l’an reuolu il y feroit plus de cent mille Chreſtiens. Dreſsé donques, & formé qu’il eut en ces quartiers là, pluſieurs Egliſes qui ſont ſoubz l’obeiſſance de noſtre ſainct Pere, & ſe gouuernent en multipliant tous les iours par l’authorité du ſiege Apoſtolique, & de l’egliſe Romaine, il les bailla en garde & maniement à quelques vns de ſes Compagnons, & cognoiſſant que pluſieurs peuples das Indes ſe damnoyent par faute d’auoir qui les enſeignaſt, & monſtraſt le chemin de ſalut, il retourna en icelle Prouince.

Peu de tems au parauant, les Portugais auoyent deſcouuert le païs de Iapon, où les habitās ſont de bon eſprit, & fort dociles, dequoy eſtāt bien informé le bon Xauier, ſans auoir eſgard à la longueur du chemin (car de Goa iuſque là il y a plus de mille lieuës) & nonobſtant l’opinion contraire preſque de tous, il ſe mit ſur la mer qui eſt de tout tems fort dangereuſe pour la nauigation, en vn vaiſſeau de marchans de la Chine, & apres auoir enduré beaucoup de labeurs & de tourmente en ſon voyage, finalement il arriua en vne ville maritime & port de Iapon, appellee Cangoxima, là tout en premier lieu, il fait mettre en vulgaire Iaponois, par vn ſien campagnō du païs, qui ſçauoit bien le Portugois, les principaux articles de noſtre religiō Chreſtienne, & depuis il commença d’annoncer l’Euangile, non plus ouy parmi ces nations, mais auec vne tresheureuſe iſſue. Ayant icy faict quelque ſeiour auec les nouuellement baptiſez, il s’achemina droit à Meaco ville capitale du Royaume, diſtante enuiron trois cens lieuës de Cangoxima, & là où Ieſus Chriſt n’auoit onques eſté cogneu. Il commença ce voyage le mois d’Octobre, ſur le point que les froidures ſe rengregent au Iapon, & y ſont les neiges & gelees ſi grādes & prodigieuſes, qu’on diroit que les glaçons pendus aux arbres parmi les foreſt, ſont autant de groſſes poutres de bois, & s’il luy aduint ſouuent de paſſer là où les brigans eſcumoyent la mer, & par fois les mariniers meſmes le feirent deualer iuſques à l’eſgout & ſentine des Nauires, pour leur ſembler eſtre vn homme nouueau, de nulle eſtime, & valeur. Que s’il luy faloit voyager par terre, de peur de faillir le chemin, il ſuyuoit de pleine courſe les gens du païs qui alloyent à cheual, mais à beau bied nud, pour paſſer à gue les groſſes riuieres, qui en ceſte ſaiſon de l’annee ordinairement ſe deſbordent. Ce trauail eſtoit de ſorte, que le poure Xauier auoit les pieds tous enflés de neige & de froidure, & puis ayant en vn fardeau ſur ſoy, les accouſtremens pour dire la Meſſe, & les chemins eſtāt bien fort gliſſans, & comme vitrés de verglas, il tomboit chaque coup à terre. Le ſoir, quand il eſtoit tems d’heberger, il arriuoit au logis tout mouillé, & tranſi de faim & de froid, ſans trouuer aucun allegement, ou ſoulas humain, vray eſt qu’il n’auoit pas faute de conſolations diuines. Au reſte l’accueil qu’on luy faiſoit es villes & bourgades, où il paſſoit, c’eſtoyent belles iniures & outrages, & bien ſouuent les petis enfans le chamailloyēt à coups de pierres parmi les rues, ſans que pour toutes ces difficultez de ſi mauuaiſe digeſtion, il ceſſaſt onques d’annoncer l’Euangile.

Quand il fut arriué à Meaco, il trouua tout le païs en guerres & combuſtion, ce qui le contregnit de reuenir ſans rien faire à Cangoxima, là où à ſon retour il donna le ſainct bapteſme à quelques vns. Il demeura à Iapon enuiron vn an, partie duquel emporta le voyage de Meaco, qui dura quatre moys, apres auoir en ce lieu laiſsé aucuns de ſa robbe pour continuer l’œuure commencee, il print ſa route en d’autres Royaumes. Ou les Iaponois l’eurent en ſi grande de reputation & reuerence, qu’ils l’eſtimoyent le premier & plus excellent homme d’Europe, mais luy bien loin de telles vanités, mettoit en ieu la memoire de ſes pechés, qu’il diſoit eſtre exceſsifs, & ne s’appelloit iamais autrement, que comme le plus vil & meſchant homme du monde, car tel penſoit il eſtre deuant Dieu en verité, & non pas pour en faire ſeulement la mine, iaçoit que chacun qui le cognoiſſoit depres, l’eſtimoit ſi entier & vertueux, qu’à peine en toute ſa vie euſt on peu remarquer vn peché veniel. Auſſi ne diminua-il iamais rien de l’opinion qu’auoyent de luy les Iaponois, quoy qu’il s’humiliaſt, & meſpriſaſt ainſi deuant tous, ains ils diſoyẽt tout haut qu’il y auoit cela en luy plus qu’en tous ſes autres Compaignons, de ſatisfaire auec vne ſeule & ſimple reſponſe, à dix ou douze queſtions qu’on luy faiſoit toutes differentes enſemble, autant à propos, que s’il euſt reſpondu à vn chacun à part, & eux ne pouuoyent reſoudre les demandes, & difficultés qu’on leur mettoit au deuant, que l’vne apres l’autre. Mais les choſes qui s’enſuiuent ſont entre tous les faicts de Xauier digne d’admiration, & ſurpaſantes le cours, & les loix de nature, car à Iapon, en diuerſes occaſions, & en diuers tems il rendit la parole à vn muet, & le feit cheminer à ſon aiſe, eſtant au parauãt boiteux, & s’il guarit auſſi deux autres, vn ſourd & vn muet, miraculeuſement, par la vertu & puiſſance diuine. Tout cecy paſſa ainsſi en Iapon. D’auantage en la coſte de Commorin, il ne rendit pas la ſanté ſeulement à pluſieurs patiens abandonnés des medecins, chaſſant les Eſpris malins du corps des demoniacles, mais auſſi il y reſuſcita des morts. Car eſtant allé de vie à treſpas vn ieune homme fort bien apparenté en ce pays là, les habitans du lieu en grand nombre, & auec grans cris & pleurs le preſenterent à Xauier, qui le print par la main, & le leua debout, ſain & plain de vie. Choſe qui fut tantoſt apres creüe, & cogneüe à Goa, là ou quelque peu de tems apres s’eſtãt retiré Xauier, il print ſon logis chez vn ſeigneur Diego, perſonnage d’autorité & fort notable. Lequel enuieux au poſſible de ſcauoir de la bouche de ce ſainct homme meſme, comment ce faict eſtoit paſſé : il conuia auec ſoy Coſme-Iean, threſorier du Roy, pour le luy demander eux deux tout enſemble. Mais Coſme n’ayant oſé de honte entamer le propos, il en laiſſa toute la charge au ſeigneur Diego, lequel (quelques iours apres) appellant Xauier par ſon nom, luy dict : Or ça maiſtre François, ſoit à la gloire de Dieu ce que ie vous demande. Que croirons nous du ieune homme que vous aués reſuſcité en la coſte de Commorin ? A ceſte demande Xauier ſoudain rougit, & embraſſant le ſieur Diego, luy dit enſoubzriant : bon Dieu, ſuis-ie homme à voſtre aduis pour reſuſciter les morts ? Hé, poure pecheur que ie ſuis ! l’on m’auoit amené vn ieune homme pour mort, & luy ayant commandé au nom de Dieu de ſe leuer, il ſe leua, ce que les aſſiſtans ſoudain prindrent pour miracle. Le ſieur Diego feit apres le recit de ceſte reſponce à Coſme, qui luy repliqua & dit : Ne doubtés aucunement, que Xauier par la vertu diuine, n’ait reſuſcité le ieune homme treſpaſſé. En ce meſme païs auſſi vne bonne femme Chreſtienne le pria fort de venir chez elle, veoir ſon enfant qui eſtoit decedé, ce qu’il feit, & d’arriuee il forma le ſigne de la croix ſur le corps du defunct, faiſant ſa priere à Dieu, deuotement à deux genoux, & ſoudain l’enfant ſe leua ſain & ſauf, ſans aucun mal. A ceſte choſe tant eſtrange les Chreſtiens qui eſtoyent preſens crierent miracle, mais il les requit fort inſtamment de tenir ce faict ſecret, & n’en dire mot à perſonne.

Partant de Iapon, il feit voile dans le vaiſſeau d’vn Portugais, qui eſtoit capitaine de la garniſon de Coulan, & quand ils furent arriués à la Chine, vis à vis du port nommé Chincho s’eſleua vne tempeſte furieuſe, qui arracha par force de la groſſe nau, rõpant ſon cordage, vn eſquif, dedans lequel eſtoyẽt deux Mores, & les emporta de telle viſteſſe ſi loin, qu’en peu d’heure l’on ne les appeceuoit plus du haut ſommet du maſt. A raiſon dequoy les mariniers delibererent de pourſuyure leur route, mais Xauier l’ayant ſceu, feit grande inſtance qu’ils abbatiſſent les petites voiles qui n’eſtoyent du tout tendues à cauſe du vent trop impetueux, & qu’on attendiſt l’eſquif, à quoy le Pilote ne vouloit entendre de prime face, diſant, que pour peu de ſeiour qu’il en feiſt, il y auoit danger de ſe perdre, & que ſi l’on abbatoit ces voiles, qui maintenoyent le nauire contre la fureur de la mer, elle ſeroit incontinent enfondree, ſi eſt ce qu’à la parfin vaincu des prieres de Xauier, il commanda qu’on pliaſt ces petites voiles, que les mariniers pourtant remirent ſus, quand ils veirent qu’on n’auançoit rien, eſtant la mer ſi courroucee. Toutesfois s’oppoſant Xauier à leur opinion, les aſſeuroit fermement que l’eſquif comparoiſt tantoſt, neantmoins eux continuoyent de hauſſer les voiles, mais luy empoignant à belles mains l’antenne, ou le bois qui trauerſe le maſt ou l’on attache ordinairement les voiles, coniura au nom des playes de Ieſus Chriſt les Matelots, de ne bouger de là, car il eſperoit en Dieu, que les deux ames de ces Mores, ne periroyent point, ains receuroyent la foy de noſtre Seigneur, & ſe feroyent baptiſer : ce fut à ce coup que les Mariniers accorderent à Xauier ce qu’il demandoit, cependant Antoine Dias à ſa requeſte eſtoit graui ſur les chables du vaiſſeau, lequel n’ayant rien apperceu en pleine mer, cõmençoit a deſcendre deſia, mais Xauier le feit demeurer encores au guet vn peu de tems, tandis qu’en eſleuant les mains au Ciel ſur le bord de la nau, il exhortoit le Pilote, & Nautonnier d’auoir courage, quand ſur ces entrefaictes comme à point nommé l’on apperceut flotter l’eſquif : à lors tant pour l’attendre que pour retenir plus aiſement la courſe du vaiſſeau, l’on le meit de trauers contre les flots de la mer, & dedans deux ou trois heures l’esquif aborda droit au nauire, ſans flotter ny ça ny là, diſant Xauier aux matelots, qui vouloyẽt ietter vne corde pour l’inueſtir, & attirer à la nau. Il n’eſt pas de beſoin, de cela, car il ſe ioindra doucement aux flancs de noſtre vaiſſeau, comme de faict il aduint. Les deux perſonnes furent recueillies dedans le nauire, auquel les mariniers relierent l’eſquif, qui ne ſe remua onques, quoy que la tourmente ne fuſt encore appaiſee, que iuſques à ce qu’ils eurent acheué. Quelques iours apres les deux Mores receurẽt le ſainct bapteſme, & furent cõuertis à la vraye foy de noſtre ſauueur Ieſus Chriſt. Ce faict icy fut tenu & remarqué ſoigneuſement de tous & partout, pour admirable.

D’auantage c’eſt choſe bien aueree, que Xauier auoit le don de prophetie, car il annonça & predit beaucoup de choſes qui auindrent apres, & en aſſeura d’autres qui ſe faiſoyent bien loin, ce qu’humainement il ne pouuoit, ny ſçauoir, ny preſager. Reuenant de Iapon à Malaca, qui eſt vne traicte de plus de cinq cens lieuës, il aborda au port de la Chine, & paſſant de la Nau de Duarte Gamma, en celle de Diego Pereria, le cogneur en grande perplexité d’eſprit, d’autant qu’ayant laiſſé la ville de Malaca aſſiegee de l’ennemy, il n’auoit rien entendu depuis de l’iſſue, & comme le tout eſtoit paſſé, qui le rendoit fort curieux d’en ſcauoir des nouuelles de ces Chinois, & meſmes il faiſoit bonne prouiſion de toutes ſortes d’armes, auec les Pilotes, pour le ſecours de Malaca. Dequoy s’aperceuant Xauier, les conſola, en les aſſeurant que la ville de Malaca eſtoit en paix, & qu’il ne s’en miſſent point en peine.

Il dit auſſi au meſme Diego, le voyãt en crainte de ne trouuer plus aucun Nauire au port de Malaca, pour faire voile aux Indes (car la ſaiſon de nauiger eſtoit à demy paſſee.) N’ayés peur mon amy, car nous y verrons encores Antoine Pereria, qui nous attend, à voile deſployee, il y a deſia trois iours, auquel Xauier donna aduertiſſement de ſa venue, par lettres des le gouffre de Sincapon, diſtant de Malaca plus de quarante cinq lieuës, là où arriués qu’ils furent, ils trouuerent & la ville paiſible, & Antoine Pereria qui les attẽdoit depuis trois iours, tout preſt à ſingler en mer, & les paſſer es Indes.

Du tems que Simon Mello eſtoit gouuerneur de Malaca, la où Xauier ſe trouuoit auſsi pour lors, certains Mores de Dacha, fort cruels et barbares, auec enuiron ſoixante fregates, ſe ietterent la nuict dedans le port, à fin de piller, & bruſler les gros nauires qui y eſtoyẽt encrés, & comme il s’eſtoyent deſia preſque emparés de la grande Nau de Bando, les Portugois domiciliés de Malaca, ſoudain equipperent cinq galeres, ne les auittaillant que pour dix iours pour le plus, leur ayant eſté faict commandement d’eſtre de retour au dixiéme, mais ayant mis en fuite ces Corſaires, & donné la chaſſe iuſques à la riuiere de Parla, les pourſuyuirent plus de deux cens lieuës loin. Or eſtant cependant expiré le terme de leur retour, & plus d’vn mois d’auantage, l’on n’auoit pourtant d’eux, aucunes nouuelles, & ſi ceux que le Gouuerneur auoit enuoyés pour en ſçauoir, n’en auoyent rien peu entendre. Ce qui meit en ſoupçon ceux de Malaca, que les Portugois n’euſsẽt eu du pire, & n’euſſent eſté mis en route, meſmes que les Mores du païs faiſſoyent courrir le bruit, que les noſtres auoyent eſté batus, & entierement defaicts. Dequoy la ville commençoit fort à ſe douloir & contriſter, & ſi les Dames menoyent auſsi vn grand dueil pour leurs maris qu’elles tenoyent deſia pour morts, mais Xauier, voyant ceſte ſi piteuſe contenance, feit aſſembler le peuple au ſermon, & en le tançant vifuement du peu d’eſpoir qu’il auoit en Dieu, dit tout haut : Il y a en ceſte troupe, & des hommes, & des femmes, qui ſont allés aux diuins, & enchanteurs, & ont ietté le ſort, croyant que nos Galleres ſoyent prinſes des Mores, & pour cela les femmes regrettent, & pleurent leurs maris : mais vous, mes freres, & mes amis, chaſſés moy bien loin de vous ceſte triſteſſe, & vous tenés ioyeux hardiment, car nos gens ont ce iourd’hui meſmes combatu les ennemis, & les ayant vaincus il s’en reuiennent chargés de leur deſpouille, & d’vn beau & pretieux butin : & ſeront icy dans vn tel iour (en le quottant expreſſement) ſains & entiers, Dieu aydant, ſans auoir perdu que trois ou quatre de leurs gens : & partant rendons graces à noſtre Seigneur d’vne ſi belle victoire, en diſant vne fois le Pater noſter, & l’aue Maria, & puis nous la dirons auſſi pour les ames de ceux qui en combattant vaillamment, y ont laiſſé la vie. Ce qu’ayant ainſi annoncé, & dit auec vn viſage poſé, & vne contenance toute aſſeuree, l’aſsiſtance fut toute eſbahie, & eſmeuë en ſon eſprit : & de faict pour eſtre ſi bien cogneüe la ſaicteté du perſonnage, il n’y eut homme en l’aſſemblee qui ne creuſt fermement que Xauier auoit parlé cõme vray prophete, car il n’eſtoit venu meſſager aucun de ces quartiers là, & s’il n’eſtoit poſſible, de faire en ſi peu de tems, vn ſi long, & grãd voyage. Ce meſme iour sur le tard il feit vn ſermon à part aux Dames de la ville, en l’egliſe de noſtre Dame de la montagne, & publiquement leur nomma le iour, qu’elles auroyent de bonnes nouuelles de la ſanté, & heureuſe victoire de leurs maris, comme il aduint, car quelque peu de iours apres le meſſager, qui eſtoit venu premierement, les Portugois arriuerent auec force vaiſſeaus, galeres, brigantins, artilleries, & autre tel equippage de guerre, & pluſieurs des ennemis faicts eſclaues qu’ils amenerẽt. Xauier leur alla au deuãt ſur le port auec vn Crucifix, en compaignie du Gouuerneur, & de tout le peuple, & embraſſa le Capitaine, & les autres chefs de la bande, à meſure qu’ils deſcendoyẽt en terre. Et lors, au milieu de ceſte ioye, en preſence de toute l’aſſemblee, le ſeigneur Mello gouuerneur, feit le recit tout haut, aux Capitaines reuenus, de ce que Xauier auoit dict en chaire les iours paſſés, & rapportant ce qui leur eſtoit aduenu, à l’heure & au iour qu’il auoit remarqué, ils trouuerent que ceſtoit choſe veritable, & que le tout s’accordoit de point en point, de ſorte qu’auec vne nouuelle admiration, & comme eſtonnement, tout le monde ne tenoit autre propos tout le iour, que ce qu’ils auoyent veu ſi eſtrange, & merueilleux deuant leurs yeux.

Or s’il, predit pour lors à ceux de Malaca choſes plaiſantes & proſperes, vne autre fois il leur en preſagea de bien faſcheuſes, & mal aggreables. Car pluſieurs ſe ſont prins garde que quand en ſes predications, il menaçoit la ville, & ſes auditeurs de quelque malheur, pour cauſe de leurs pechés infames, & grande diſſolutiõs, & neantmoins prioit Dieu de leur pardonner, & retirer ſes verges, tout ce qu’il diſoit, ordinairement leur venoit ſur les bras. Et de faict l’annee paſſee, la ville fut aſsiegee par les Mores qu’on appelle Iaïs, & le plat païs par eux fut pillé & rauagé. Depuis ſuruint apres la guerre vne peſte ſi furieuſe, que la plus part du peuple en mourut, & fut la ville preſque toute deſnuee d’habitans.

Vne autrefois citant Xauier en vn port de la Chine, appellé Chincho, il dit à certains Portugois qui eſtoyent auec luy. Prions viſtement Dieu pour nos freres de Malaca aſsiegés maintenant des ennemis fort eſtroictement, & deſpechés vous de les aller ſecourir ſur le champ, car ils ſont en grãde deſtreſſe, arriués qu’ils y furent ils trouuerẽt les affaires en l’eſtat qu’il leur auoit dit. Le meſme eſtãt es Iſles de Maluco, tãdis qu’il celebroit la Meſſe, noſtre Seigneur luy reuela le treſpas de Ieã Darauſi decedé en Amboino, en vn village nommé Tibi, & ſe retournant vers le peuple qui eſtoit preſent, il luy dit : vn tel eſt mort, ie vous prie, recommandés ſon ame à Dieu. Ce que tous prindrent comme vn traict de prophete, car il y auoit plus de ſix vingt lieuës de Maluco à Amboino, & ſi perſonne n’eſtoit venue de là de long tems, ny par mer ny par terre. Douze iours apres, ou enuiron, Iean Deiroa eſcriuit que Darauſi eſtoit allé a Dieu à l’heure meſme que Xauier l’auoit dit, & annoncé. Autre fois ſeiournant à Amboino, au milieu de ſon ſermon, il dit à ſes auditeurs : ſus meſsieurs à genoux, & diſons vn Patinoſtre pour Diego Giles, qui eſt ſur le point de rendre l’ame à Maluco, ce qui fut trouué vray par les nauires, & nouuelles qui en vindrent vn tems apres.

Mais ce qui fut comme grace particuliere de Xauier, c’eſtoit vne ſinguliere dexterité qu’il auoit de reduire les hommes deſbauchés, & adonnés à vices de toutes ſorte, à la vertu & ſaincteté. Car il alloit parmy les rues de la ville où il ſe rencõtroit, auec vne petite cloche, pour aſſembler les petis enfans, & les mores meſmes, tant hommes que femmes, au plus grand nombre qu’il pouuoit, les conduiſant à l’egliſe, là où apres auoir faict vne leçon du Catechiſme, il ſe mettoit, à leur demander en ſon langage moitié Portugois, & moitié Moreſque, qui d’entre eux entretenoit des garces, & ayant deſcouuert aucuns qui en nourriſſoyent trois ou quatre, il les prioit, & neantmoins leur commãdoit d’en laiſſer au moins vne, & qu’ils ſe pourroyẽt bien contenter des autres : mais il reuenoit ſi ſouuẽt à ceſte ſaincte pratique, qu’en quinze ou vingt iours, leur en arrachant tantoſt vne, & puis vne autre, il leur oſtoie à la parfin gratieuſement toutes ces vileines abandonnees, & feit tant par ce moyen qu’il feit deſloger neuf ou dix concubines de la maiſon d’vn homme du païs. Or quand il rencontroit des gens veautrés en ceſt ord & vilein peché, il tenoit ceſte maniere de proceder auec eux, de leur monſtrer d’entree toute douceur & familiarité, auec vn viſage gratieux & plaiſant, & parfois luy meſme ſe conuioit de manger & boire auec eux, & quand il auoit ainſi par beaux & honeſtes moyens gaigné leur cœur, il en faiſoit tout ce qu’il vouloit, & ceux cy guaris de leur vice, il s’adreſſoit à d’autres, & par ceſte ſienne ſi adroite façon, Dieu luy feit la grace de conuertir à bien faire pluſieurs qui eſtoyent abiſmés en vice, de ſorte que ceux qui l’ont cogneu, diſent, qu’il a plus faict de fruict par ſes colloques familiers, que par ſes exhortations, & predications publiques. Quant à ſa maniere de viure, il eſtoit merueilleuſement auſtere, car il ne mangeoit preſque iamais de chair, ſi ce n’eſtoit pour complaire aucune fois à ceux qui le conuioyẽt en leurs maiſons, & ſi paſſoit deux & trois iours bien ſouuent auec vn morceau de pain. Quant au vin il n’en vſoit que comme point, & s’en abſtenoit, de façon qu’il en donna aux poures vn vaiſſeau, auec tous les preſens que le Viceroy Martin Soſa luy auoit enuoyé, comme eſtoit auſſi ſa couſtume, quelque part qu’il fuſt, de diſtribuer aux poures, tous les dons qu’on luy faiſoit. En ces maladies il n’vſoit d’autres medecines que celles qu’il auoit en ſa chambre, qui eſtoyent des liures : & n’employoit pour ſon ſommeil que le tems qui luy reſtoit des occupations ordinaires, qui pouuoit eſtre deux ou trois heures, mais de maniere, qu’il s’endormoit touſiours en faiſant quelque choſe, & vaincu par neceſſité. Quelques eſtrangiers, & qui n’eſtoyent pas de ſes domeſtiques, l’ont eſpié par fois quand il ſe retiroit en ſa chambre, & l’ont veu ſouuent comme rauy en prieres & oraiſons, & puis en fin forcé du ſommeil, & preſque tombant en terre, s’appuier contre vne pierre au lieu d’oreiller, pour ſe repoſer vn peu. Au reſte ayant ſemé la doctrine de Ieſus Chriſt, preſque par toutes les Iſles des Indes, il ſe reſolut auec vn cœur magnanime, d’entrer és grans païs de la Chine pour y faire le meſme, & à ces fins il reuint de Iapon aux Indes, en ſe proparãt pour faire ce voyage, que pluſieurs, meſmes ceux de Malaca ſe parforcerent d’empeſcher, mais il ne le peurent onques deſtourner de ſon opinion, quelques remonſtrances qu’ils luy ſceuſſent faire.

Il y a au païs de la Chine vne Iſle nommee Santian, loin enuiron quarantecinq lieuës de la terre ferme, là où les marchans Portugois ſe rendent ordinairement pour traffiquer & negotier auec les Chinois, car il eſt defendu à vn eſtranger ſur peine de la vie d’entrer dedans le païs & Royaume de la Chine. Là le bon Xauier s’achemina, pour traicter auſſi de ſon affaire, & s’appeſter pour ſon voyage, qu’il auoit reſolu, quelque danger & terreur qui ſe preſentaſt deuant luy puis qu’il y alloit de l’honneur de Dieu & du ſalut des ames. Il paſſa dõques ayant faict marché auec vn Chinois qu’il le ietteroit au port de Cantaor, moyennant trois cens eſcuz qu’il luy donnoit, que ce bon perſonnage auoit amaſſé d’aumoſne. Mais ſur ceſte entreprinſe, la fieure le ſaiſit, dont quelque peu de iours apres, en vne montaigne de l’Iſle meſme, toute deſerte, & ſans aucune conſolation humaine il rendit l’eſprit à ſon Createur, vſant bien ſouuent iuſques au dernier ſouſpir (car il mourut fort doucement, & auec l’entendement bon & entier) de ces paroles : Miſerere mei fili Dauid, Ieſu fili Dauid miſerere mei. Item, O mere de Dieu, ſouuenés vous de moy. Ainſi eſchappé des temspeſtes & orages de ce monde, arriua à vn port par la grace de Dieu, beaucoup plus aſſeuré que celuy de Cantaon, le ſecond ieur de Decembre, l’an de grace 1552. & de ſon ſeiour & demeurance au païs des Indes, l’onzieſme.

Son corps fut enterré auec les accouſtremẽs de preſtre, & couuert de chaux viue, comme il auoit ordõné à ſes amis, mais leur deſſein eſtoit, d’emporter auec eux à leur retour les os tous nuds es Indes. Et de faict, trois mois apres ils reuindrent, & l’ayant deterré, ils ne le trouuerent pas ſeulement tout entier, mais ſes veſtemens meſmes n’eſtoyent aucunemens alterés, rendãt diuerſes odeurs merueilleuſement plaiſantes & agreables. Si le chargerent ſur leur vaiſſeau, enfermé dedans la meſme caiſſe de chaux viſue, & l’amenerent à Malaca, où il fut receu auec grande reuerence, & deuotion du peuple : & tout auſſi toſt qu’il y fut apporté, la peſte & la famine ceſſerent, qui affligeoyent & tourmentoyent grandement la ville. Apres qu’il eut demeuré enterré à Malaca quelques mois, il fut tranſporté à Goa, mais ce ne fut pas ſans vn bon heur pour les mariniers, car s’eſtans trouués pluſieurs fois en grand peril de ſe perdre, parmi les orages & tempeſtes de la mer, qui rõpirent le gouernail du nauire, & la heurterent contre les rochers, ſans s’en prendre garde, ils ſe recommãderent au ſecours de celuy duquel ils auoient le coprs auec eux, & vindrent à port en bonne ſanté. Or approchant de Goa, toute la ville luy accourut au deuãt, & auec vne belle & fort celebre proceſſion fut conduict & poſé en l’egliſe de ſainct Paul, à la veüe de tout le monde, là où par l’eſpace de quelques iours il fut Chreſtienement honoré par la deuotion de tous les eſtas, & maniere de gens de la ville, en telle affluence & multitude, que pour y mettre vne fin, & ſe deffaire de tant de peuple, il le falut enterrer dedans vne caiſſe, là où iuſques à preſent il repoſe tout entier, & ſans alteration aucune de ſa chair, ce qui eſt vn argument fort euident de la pudicité qui fut en luy, & de faict ceux qui l’ont ouy en confeſſion, rendent vn certain teſmoignage qu’il eſtoit vierge. Mais c’eſt aſſés parlé de Xauier, veu la breueté que ie pretens en ceſte hiſtoire, & le peu de loiſir que i’ay d’en eſcrire d’auantage, ſi eſt ce bien peu pourtant quant à ce qu’il a faict, & à la grãdeur de ſes merites. Maintenant puis que par ſon conſeil & conduicte, il y a pluſieurs colleges de ceſte Congregation, dreſſés en ces païs eſtranges, deſquels comme de certains ſeminaires, ſont iſſus beaucoup de grans perſonnages, qui ſont entrés bien auant és Prouinces, les plus eſloignees du coſté de leuant, pour y annoncer Ieſus Chriſt & ſon Euangile : il m’a ſemblé raiſonnable, & fort à propos, de parler de chacun d’iceux en particulier.


De l’Iſle & ville de Goa.



ET pour commencer par Goa, là le premier College de toute l’Aſie fut erigé (Or Goa eſt diſtāte des liſieres de Portugal par droicte ligne enuiron deux mille lieuës, mais les nauigations ſont de quatre mille) car Iean troiſiéme Roy de Portugal, y auoit acquis vne maiſon fort ample & bien rentee, pour y nourrir & entretenir vn bon nombre d’hommes doctes & vertueux, qui fuſſent du tout dédiés, & voüés à la conuerſion des Barbares, deſquels il auoit conſtitué chef, vn nommé Diego, homme de grande reputation, fort ſçauant & de bonne vie, pour conduire & gouuerner toute ceſte entrepriſe. Lequel apres auoir pratiqué familierement auec Xauier, & touché au doigt la vertu de l’homme, & trouué fort excellente ſa façon de viure, s’ aſſeura que tous ſes compaignons luy reſſembloyẽt, parquoy iugeant que la Compaignie du nom de Ieſus eſtoit propre pour manier l’affaire, duquelle le Roy l’auoit chargé, il en eſcriuit à ſa Maieſté fort amplemẽt, & luy perſuada cecy d’autant plus aiſeemẽt, que ce bon Prince auoit deſia en grande opinion les gens de ceſte Congregation. Au moyen dequoy il luy feit tranſport & donation par contracts ſolennels, de la maiſon de ſainct Paul, auec toutes ſes rentes & reuenus, & depuis l’augmenta & enrichit grandement, non ſeulement de perſonnes de ceſte profeſsion, mais auſsi de beaus biens, & nouuelles dotations, à fin d’y receuoir & nourrir meſmes vn bon nombre de nouueaux baptiſez, & ne tarda gueres le Chef de l’ordre d’y enuoyer de ſes gens pour y preſcher, enſeigner les bonnes lettres, adminiſtrer au peuples les diuins Sacremens, & y faire tout ce qui eſt requis en vn College bien aſsis & reiglé. Le nombre ordinaire de ceux qui maintenant y font reſidence, eſt de cent, deſquels l’on choiſit touſiours quelques vns, comme d’vn copieux eſquadron, pour enuoyer és autres prouinces des Indes. Tous ceux de ce College n’ont autre occupation que d’attendre à conuertir à la foy Chreſtienne les payens & idolatres : & neantmoins ils y ſont tellement empeſchés & employés, que de tout ce grand nombre qu’ils ſont, il n’en demeure par fois que trois ou quatre à la maiſon, & ce pour quelque maladie, ou indiſpoſition : & ſi plus ils eſtoyent encores qu’ils ne ſont, il y a pour tous aſſés de beſogne taillee.

Ils y ont vn cours de Theologie dreſſé, & vn autre de Philoſophie, y faiſant auſsi profeſſion non ſeulement des lettres humaines, mais il y a d’auantage vn exercice tout expres de la langue Indienne, à fin que ſans truchemans les Predicateurs puiſſent declarer au peuple le ſainct Euangile. L’on y façonne pareillement, & inſtruit on plus de ſix cens ieunes enfans de diuerſes nations, comme Brachananes, Perſes, Arabes, Aethiopiens, Cafriens, Canariens, Guzarates, Dacaniens, Malauarois, Bengalois, Canares, Peguiens, Putanois, Chingolans, Iayens, Malayens, Manacambins, Macazares, Malucois, Sioniẽs, Mores, Chinois & autres, leſquels pour eſtre de bon eſprit, & ieunes gens d’eſlite, nourris & gouuernés par ceux de la Compaignie meſmes, ils donnent grande eſperance, qu’eſtant enuoyés chacun en ſon païs, ils feront croiſtre grandement la Chreſtienté. Or leur labeur, & la peine que ces gens de bien prennent leur doit eſtre d’autant plus agreables, que le profit en eſt excellent, car depuis qu’ils ſont inſtalés à Goa, ils ont conuerti preſque toute l’Iſle, & ſi ont rangé à l’Egliſe Catholique deux autres cõtrees toutes voiſines, Diuar & Coran. Auſsi leur fut ce vn bien grand contentement l’an 1557. quand le viceroy Conſtantin, dreſſant vne armee contre les Barbares, il feit monſtre de trois mille ſoldas, qui auoyent receu le ſainct bapteſme, par leur miniſtere, & diligence. Au demeurant c’eſt la couſtume fort religieuſe & pleine de pieté des gens de guerre du païs, de ſe confeſſer tous, le iour qu’ils doiuent marcher, ou faire faction, & ſe rendre à l’Egliſe de bon matin, laiſſant à la porte leur picques, harquebouſes & iauelines, & apres auoir deuotement receu le precieux Corps de noſtre Seigneur, ſortir par vn’autre Porte, reprenãt leurs armes, croyant fermement, ce qui eſt vray, que ce ſainct acte leur ſeruira de bon heur, pour plus vaillamment, & allegrement combattre.

Mais l’an 1560. il y eut vne notable cõuerſion de plus de vingt mille perſõnes, deſquelles ceux de ceſte Congregation en catechiſerent & baptiſerẽt plus de douze mille & ſept cens en leur maiſõ, entre leſquels trois cõme Capitaines des peintres, des mariniers, & des orfeures, apres auoir receu le ſainct bapteſme, eux & leur famille, feirent ſi bien que la plus grande partie des gens de leur meſtier ſe rangerent à la foy Chreſtienne. Au demeurant il en y a parmy ceux qui ſe font de noſtre Religion, aucuns qui ſont illuſtres & de noble race, meſmes des Mores, Brachamanes, & autres chefs & ſouuerains adminiſtrateurs des superſtitions Indiennes, voire iuſques à y entrer des Princes & Potentats, & notãment la fille du Roy de Meal, more de nature & de conſcience, lequel eſtoit venu demander ſecours aux Portugois, à fin d’eſtre remis en ſon Royaume d’Idalcenis, duquel il auoit eſté chaſsé & ſpolié. Ceſte fille apres auoir ouy ſouuent (auec vn extreme plaiſir) les ieunes enfans, qui par ordonnance de ceux du college de Goa, vont chantant le Cathechiſme par les rues de la ville, pouſſee viuement du ſainct Eſprit, contre le gré de ſes parens requit d’eſtre baptiſee, l’an de noſtre Seigneur 1557. En ces dernieres guerres que le viceroy Antoine a faict ceſte annee contre les Mores, & gentils du païs de Malauar, eſt mort vn noble & braue Cheualier à qui on auoit mis nom Alfonſe, quand il fut baptiſé. Le Roy de Tricanamale eſt encore en vie, bien venu & receu entre les Portugois, & le Roy le traicte fort honorablement. Le Roy de Ceilan, appellé Iean, a eſté vn tems à Liſbone, & a logé en la maiſon de ceux de la Compaignie. Voila quant aux Roys Princes, & grans Seigneurs, qui ſont merueilleuſement conſtans & fermes, en la foy Chreſtienne, & par leur exemple attirent beaucoup de gens à la cognoiſſance de la verité, auec vne notable deteſtation des erreurs paſſeés.

Touchant la conuerſion des Brachmanes, ie ne parleray ſeulemẽt que de deux, l’un deſquels pour eſtre fort auancé en honneurs, & eſtas de ce monde, & en outre homme de grande erudition, & tenu pour vn treſſauant Aſtrologue, auoit acquis vne telle reputation enuers toutes ſortes de gens, que l’on venoit à luy de toutes parts pour auoir ſon conſeil, & beaucoup luy demandoyent auec deuotion l’abſolution de leurs pechés. Mais apres que Dieu l’eut conuerti à noſtre Religion, il y profita tellement, que bien peu de Barbares s’adreſſoyent à luy qu’il ne gaignaſt par viues raiſons, & ne leur perſuadaſt d’eſtre Chreſtiens. L’autre eſtant fort noble & riche (car pour eſtre le preſtre du païs, il en tiroit vn grãd reuenu par les decimes & primices qu’il receuoit) ſi toſt qu’il ſe fut rendu à Ieſus Chriſt, quitta tous ſes biens & commodités, à fin que plus librement il en amenaſt d’autres à la cognoiſſance de la verité, en quoy il s’employoit à bon eſcient, & ſans s’eſpargner aucunement, comme font auſſi preſque ordinairement tous les nouueaux Chreſtiens, de quelque eſtat ou condition qu’ils ſoyent.

En ceſte meſme ville, le Roy de Portugal à ſes deſpens, a baſti & fondé, vn logis pour ceux qui ſe preparent à receuoir le bapteſme, qu’on appelle catechumenes, & qui apprennent les premiers principes de noſtre religion, deſquels le nombre eſt grand. Auſſi y a il vn fort bel hoſpital, edifié & agencé par la liberalité de ſa Mageſté, là où les poures malades, tant hommes que femmes ſont recueillis, & traictés avec grande edification, & auantage de la Chreſtienté. Le nombre de ceux qui ſont en entretenus en tous ces membres, & dependence du College, eſt de plus de quatre cents perſonnes. Au reſte il y a deux choſes qui font croiſtre merueilleuſement l’Egliſe catholique en ceſte Prouince, l’vne eſt que les bapteſmes qui ſe font de ceux qui ſe conuertiſſent, ſont pour la pluspart accompaignés de grandes ſolennités & ceremonies, y aſsiſtant meſmes les Viceroys, Gouuerneurs, & Capitaines, auec demonſtration de ioye & de grand contentemẽt : l’autre que ces Seigneurs & meſmes les Viceroys, honorent les nouueaux baptiſés, leur faiſans tous les plaiſirs qu’ils peuuent, ils leur donnẽt des exemptions & priuileges, & iettent les charges qu’ils doyuent porter ſur les bras des Barbares, & ce en partie pourautant que leur pieté & vertu les y conuie, partie pour ce que le Roy l’à ainſi commandé, & partie pour les remonſtrances que leur en font, & le conſeil que leurs en donnent ceux de la Compaignie, laquelle par ce moyẽ eſt aymee & cherie de ces nouuelles plantes Chreſtiennes, & d’autre coſté crainte, & redoubtee des Barbares, car le commun peuple ſait treſbien, que ces traicts & façons de faire, ſont de ſon inuention & prudence.

Il y a auſsi en ceſte Iſle vne ville fort renommee, à cauſe d’vne belle Egliſe dediee ſoubz le nom de ſainct Iean Baptiſte : les Seigneurs d’icelle, appellés Ganſares, tous eſtonnés d’vn ſi heureux progres & auancement de la foy Chreſtienne, vn iour teindrẽt conſeil pour deliberer de leur choſe publique, là où il y eut trois diuerſes opinions : l’vne que puis que la religion des Chreſtiens s’emparoit d’vne telle, & ſi eſtrange vehemẽce & impetuoſité de toute l’iſle, il valoit mieux pour ſauuer les ames, abandonner les biens, & ſe retirer en terre ferme. L’autre conſeilloit de laiſſer paſſer ceſte furie auec patience, car ſi toſt que le Viceroy Conſtantin, ſeroit parti des Indes, il n’y auroit plus ſi grãde preſſe. Mais vn vieillard honorable, & de grande autorité entre eux ſe leua, & dict, Meſsieurs, il ne vous faut pas tant fier au partement du Viceroy Conſtantin, que vous n’ayés deuant les yeux, que ceux de la Compagnie du nom de Ieſus demeureront touſiours icy, qui n’auront pas moins d’autorité à l’endroit des autres Viceroys qui viendront apres, qu’ils ont eu auec ceſtuy-cy, parquoy nous ſerions beaucoup mieux de quitter nos abominables Idolatries, & nous aſſeruir au grand Dieu viuant, en nous faiſant tous Chreſtiens. Ce conſeil ſembla ſi bon & profitable, à tous, que les iours enſuyuãs il y eut vne telle foule & preſſe, pour receuoir le ſainct bateſme, qu’il en falut renuoyer pluſieurs iuſques à vne meilleure commodité, non ſans leur grand meſcontentement & triſteſſe, car ceux qui demandent d’eſtre baptiſés le font auec vne ardeur & deſir preſque incroyable. Dequoy pourra bien faire foy l’hiſtoire d’vn nommé Camotis, des plus apparẽs d’vne bourgade appellee Bati, lequel ſur le ſoir eſtant aduerti, qu’il ſe tinſt preſt le lendemain (iour de ſainct Loys Roy de France) pour eſtre baptiſé de grand matin, auec ſa ſuitte, & qu’il ne faloit pas faire de l’endormi, meſmes que le Viceroy s’y deuoit trouuer, il ne faillit pas en pleine minuict de venir heurter au logis du Preſtre, accompaigné de ſes parens & domeſtiques, en nombre de deux cens ou enuiron, les hommes auoyent des bendes autour de la teſte, entrelaſſees de plumes à la mode du païs, deſquels il y en auoit bien trente tous bons harquebouſiers, & les femmes eſtoyent parees d’or, & de force pierrerie, le Camotis ayant au col vne groſſe cheſne d’or, portoit auſſi ſon harquebouze, paré de chauſſes de ſoye rouge à la Grecque, & l’eſpee doree au coſté, bref equippé en homme de guerre, marchoit braue tout le premier de la bande, & frappant à la porte du preſtre dit, qu’il eſtoit tout preſt, ſelon qu’on luy auoit mandé, auec toute ſa famille, puis qu’on luy auoit faict entendre qu’il ne falloit pas dormir ceſte nuict là. L’on loua grandement la bonne volunté, & l’affection du perſonnage, mais on le renuoya à ſon repos iuſques au matin, & quand le Viceroy fut venu auec l’Eueſque de Malaca, il fut baptizé luy & tous ſes domeſtiques auec vne merueilleuſe allegreſſe, & ioye de l’aſſemblee.

Or entre ceux qui ſont à Goa de ceſte Compaignie, il en y a vn nommé Pierre Almeida, qui faict profeſſion ſur tous les autres, de rompre & briser les idoles des Gentils, dequoy s’apperceuant les nouueaux Chreſtiens ils s’y addonnent auſſi fort volontiers, meſmes pour faire chose aggreable à leur maiſtre. Ceux de Barda feirent outrage certain iour à vne Croix, dequoy eſtant auertis les Chreſtiens de Coran, delibererent d’en auoir la raiſon, parquoy ils entrerent pour vne belle nuict dedans Barda, & ayant deſrobé quelques idoles de pierre, ils les apporterent à Almeida, ce qu’il loua grandement, en leur faiſant pour cela fort bon viſage, ſi ne voulut il pas pourtant que perſonne deuant luy meit la main ſur ces ſimulacres, leſquels apres auoir mis en pieces, commãda aux Chreſtiẽs de cracher deſſus, & de les fouler aux pieds, ce qu’ils feirent de grande gayeté, voire iuſques à dire mille iniures (quoy que ſans aucun commandement) à ces beaux dieux qu’ils auoyent auparauant en ſi grand honneur & reuerence. De pareille affection & zele, ayant eux longuement prié vn de la Compaignie, de dreſſer vne croix à Coran, & luy l’allant dilayant pour quelques bonnes raiſons, plus que leur deuotion, pieté ce leur ſembloit, ne pouuoit porter, en fin ils forcerent vn temple d’idoles, qu’ils honnoroyent iadis grandement, & y trouuant de la matiere à leur gré en charpenterent vne Croix, laquelle ils feirent benire à leur Maiſtre, & puis auec vne ioye, & lieſſe ineſtimable la dreſſerent en la rue publique : bref ceſt choſe eſtrange de veoir combien ils ont en horreur & deteſtation leurs idoles, & vieilles superſtitions. Auſſi l’an 1567. par le domaine & païs de Salfetta (là où les Braſmanes auoyẽt la vogue) l’on abbatit plus de trois cens temples d’idoles, ainſi que l’on a mandé par deça, & ſont en leur place rebaſtis preſque autant d’Egliſes, qui ſont ſoubz la conduitte de ceſte Compaignie, le tout en partie par commandement du Viceroy, & partie par le conſeil & inſtigation des religieux de ſainct François, & de la Compaignie du nom de Ieſus, au moyen dequoy ils ont repurgé d’idolatrie, & superſtition Payenne, cinquantehuict que villes que bourgades : tellement que les Ganſares meſmes, deſquels a eſté parlé nagueres, ont aſſeuré que leur idole ou diable leur chantoit vn tems y a clairement, & cõfeſſoit que ce ſainct Iean qui eſtoit honoré en ſon temple, eſtoit plus grand & plus excellent que luy : parquoy, diſoit-il, ie ſuis contrainct de luy quitter la place, & de vous abandonner, & de m’en aller demeurer en la terre ferme.


De Cocin.



IL y a vn autre College de la compaignie en la ville de Cocin, loin de Goa enuiron cent cinquante liëues, là où il n’y a pas tant de perſonnes, qu’en celuy duquel nous auõs parlé, ſi eſt ce qu’ils s’occupent tous aux meſmes offices, & exercices de pieté. Et iaçoit que l’on tienne ceſte ville pour fort paiſible, ſi n’eſt elle pas du tout ſans dãgers, & trauerſes. Melchior Carnero, Eueſque de Nice, & neantmoins de ceſte Congregatiõ (laquelle combien que par vœu expres n’admette aucune dignité ny benefice eccleſiaſtique, ſi eſt ce que par commandement de noſtre ſainct Pere, elle eſt contrainte par fois de receuoir des Eueſchés, là où tout le reuenu conſiſte, en haſardz, dangers, & labeurs) ſe trouuãt vn iour à Cocin, il y arriua auſſi ie ne ſcay quel Eueſque Armenien, contre la mauuaiſe & ſchiſmatique doctrine duquel ſe parforçant Carnero de ſouſtenir la verité, Dieu le garda bien qu’il ne fut meurdri par la main de certains garnemens, car luy ayant dardé vn traict ou fleche, ſon bonnet fut percé tout à trauers, & emporté par terre, ſans eſtre bleſsé. Vis à vis de ceſte ville de Cocin, il y a vne grãde quantité de petites iſles, le Roy deſquelles ſe feit Chreſtien l’an 1551, auec vn bõ nombre de ſes ſugets : & d’autres voiſines Iſlettes, commencent à faire le ſemblable. Au reſte, l’on à ſceu par les plus fraiſches lettres venues de ces païs là que quatre de ceſte Congregatiõ, allant de Goa à Cocin, tomberent entre les mains des Corſaires, ce qui aduint pour autant que ſur le point que ceux de leur vaiſſeau ſe mettoyent en ordre pour combattre les ennemis qui autrement ne leur euſſent peu reſiſter, le feu ſe print à leurs poudres, & bruſla leur nauire, de maniere que les Mariniers ſe ietterent à la nage, & forcés du danger, pour ſe ſauuer de dans les vaiſſeaux des Corſaircs, entre leſquels fut recogneu par les Mores François Loppez, à ſa couronne de preſtre, & preſsé de renoncer Ieſus Chriſt & ſon Egliſe, monſtrãt neantmoins vne rare conſtance & vertu, on luy donna d’vne iaueline à trauers du corps, & vn Coup d’eſpée ſur la teſte, & en ceſte façon il changea ceſte miſerable vie, en vne bien heureuſe & immortelle. L’vn de ſes Compaignons fut auſſi prins, mais ſoudain il y eut gens qui le racheterent, quant aux deux autres, l’on cuide qu’ils auront faict telle fin que le bon Loppez, car on n’a depuis receu d’eux aucunes nouuelles.


Damana.



DAmana eſt vne forte place que le viceroy Conſtantin print ſur les Mores, laquelle pour eſtre frontiere des païs ou les Portugois commandent, les vicerois y tiennent garniſon ordinaire de mille ſoldas tous de leur nation, & là auſſi il y a vne troupe de ceux de la Compaignie qui font vn grand fruict, & tous les iours eſtendent les bornes de la Chreſtienté. Or ces ſoldas Portugois ſont ſi religieux, & tellement adonnés à la pieté, & ſi ont en telle opinion ceſte

Congregation, qu’ils n’enteprennent preſque voiage aucun, ou faction, (ce qui leur eſt pourtant d’ordinaire) qu’ils n’emmeinent quelqu’vn d’iceux en leur troupe, pour les ouir de Canfeſſion, & auec le Crucifix en main les animer & accourager à bien faire, quand les occaſions ſe preſentent de combattre. Et combien que ces Percs achetent bien cherement, & auec le danger de leur vie, & vne infinité de trauaux ceſte reputatiõ qu’ils ont de s’acquiter ſainctement de leur charge, ſi ne ſe contentent ils pourtant de travailler en vn endroit, mais quelque part que l’eſperance reluit d’y pouuoir auancer la beſongne celeſte qu’ils ont en main, ils ne plaignent labeur aucũ, quoy qu’il leur deuſt couſter la vie. D’auantage en ceſte prouince de Damana, pluſieurs Mores ſe conuertiſſant à la foy Catholique, & entre les autres vne Dame, fort noble, mariée à vn More, qui auoit eſté autre fois Gouuerneur de Damana, laquelle ſe rendit à l’egliſe Chreſtienne, abiurant les erreurs Moreſques au grand eſtõnement de ſes parens, & amis, ſans que par leurs cantelles & allechemens ils la peuſſent oncques diſtraire de ſa ſaincte entreprinſe. Et iaſoit que l’embaſſadeur du Prince de Barocha importuné par les prieres de ſon mari, vinſt vers elle, & que le Gouuerneur pour le Roy de Portugal, bien aſſeuré de la conſtance de la Dame, luy Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/93 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/94 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/95 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/96 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/97 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/98 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/99 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/100 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/101 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/102 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/103 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/104 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/105 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/106 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/107 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/108 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/109 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/110 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/111 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/112 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/113 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/114 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/115 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/116 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/117 Page:Histoire des choses mémorables, sur le fait de la religion chrétienne.djvu/118