Histoire des anciens peuples italiens, de Micali


HISTOIRE
DES ANCIENS
PEUPLES ITALIENS.


(STORIA DEGLI ANTICHI POPOLI ITALIANI,
DI GIUSEPPE MICALI[1].)




Les études historiques commencèrent, il y a deux siècles, à prendre en Europe une remarquable activité. À partir de cette époque, on voit se développer une longue série de travaux, qui ne furent jamais depuis interrompus un seul moment, bien que la direction n’en ait pas été toujours confiée au même peuple, et que tous n’aient pas contribué, dans une proportion égale, à la construction du grand édifice qui sera le fruit de leur labeur commun. Ce n’est pas qu’on puisse espérer de parvenir, malgré tant d’efforts, à le terminer complètement, à rétablir en leur entier les annales du genre humain, à en combler les nombreuses lacunes, à faire pénétrer au sein des ténèbres qui en couvrent certaines parties, une lumière assez vive pour n’en pas laisser désirer une plus vive encore ; mais au moins peut-on raisonnablement se flatter d’arriver à une connaissance des faits principaux des divers âges suffisante pour en déduire, à l’aide d’une saine philosophie, les lois générales de l’humanité ; et de tous les fruits qu’il est possible de retirer de l’histoire, c’est là certes le plus précieux : car le progrès rapide et sûr de la vraie civilisation en dépend à beaucoup d’égards. On ne saurait donc trop souhaiter l’avancement d’un genre d’étude si étroitement lié aux plus graves intérêts de l’homme.

La France devança les autres nations dans cette vaste carrière. Elle y porta une ardeur soutenue, une solidité de jugement, un esprit d’ordre et de critique, qu’on n’a point encore surpassé. Le génie de Joseph Scaliger, homme prodigieux par l’immense étendue de son savoir, et le seul, dit Frédéric Schlegel, que nous puissions opposer à Leibnitz, créa la science chronologique que tua plus tard la lourde et vide érudition du père Petau. Rien aujourd’hui ne peut, parmi nous, donner une idée des gigantesques travaux des Ducange, des Baluze, des Lecointre, des Duchesne, des Tillemont, de l’Académie des Inscriptions, dont les mémoires forment un recueil jusqu’à présent unique de recherches aussi variées que profondes, et surtout des bénédictins de la congrégation de Saint-Maur. Ces pieux enfans de la solitude, après avoir déposé la bêche et le hoyau qui fertilisèrent une partie de notre sol, élevèrent, dans le silence du cloître, ces merveilleux monumens qu’on pourrait appeler les pyramides de la science, et qui, en ce siècle où l’on ne sait plus tout ce que peut opérer la force d’association constamment dirigée vers un même but, nous apparaissent comme des vestiges laissés par une race d’hommes plus puissante, de son passage sur la terre.

L’Espagne, en s’occupant de sa propre histoire si brillante, si poétique, a contribué à éclaircir une partie de celle des Arabes, ses derniers conquérans. Elle est loin cependant d’avoir épuisé la tâche particulière que sa position lui assigne dans cet ordre de recherches. De nombreux documens restent encore ensevelis dans ses bibliothèques et ses archives, et probablement continueront d’y dormir inconnus, jusqu’à ce que cette belle et glorieuse nation, sortant de l’atmosphère ténébreuse qu’on a épaissie autour d’elle, se réchauffe au soleil de la civilisation, qui, de nos jours, ranime et féconde des contrées plus heureuses. Les trésors littéraires du Vatican, ouverts à tous, fourniraient de précieux matériaux pour l’histoire du moyen âge et des temps postérieurs. D’autres bibliothèques, à Florence, à Venise, à Milan, demanderaient encore à être soigneusement fouillées par des hommes patiens et habiles. Les immenses travaux de Muratori auraient dû, ce semble, en provoquer de semblables ; mais ce nom illustre représente presque seul la gloire de l’Italie dans cette branche importante des connaissances humaines. L’édition si considérablement augmentée du Monasticon, de Dugdale, qu’on vient d’achever en Angleterre, est son plus beau monument de ce genre, moins remarquable toutefois par la critique et la science véritable, que par la somptueuse magnificence qui a présidé à son exécution matérielle. Une riche aristocratie a voulu un ouvrage de luxe, un livre démesurément cher ; elle l’a eu.

La collection vraiment nationale, commencée en Allemagne d’après les vues patriotiques et sous la direction du comte de Stein, aura, si jamais elle se termine, un autre caractère, nous le croyons. Mais, puisque nous avons nommé l’Allemagne, c’est ici le lieu de lui rendre la justice qui lui est due, et de reconnaître hautement l’incontestable supériorité qu’elle a acquise, depuis un demi-siècle, dans la culture des sciences historiques. Au moment où la France, absorbée tout entière par sa révolution politique, détournait ses regards du passé pour les arrêter uniquement sur l’avenir qu’elle préparait au monde ; lorsque, ouvrant la carrière où l’Europe la suit, elle s’abandonna, comme Colomb, aux vents et aux tempêtes pour découvrir de nouveaux rivages et un ciel nouveau ; lorsqu’elle dit aux peuples étonnés, aux peuples assoupis dans leur vieille misère : C’est assez de ce qui fut ; je vous créerai d’autres destins : alors la laborieuse et pensive Allemagne, occupant la place que la France quittait, laissa celle-ci remuer le présent, et tourna son activité vers un but exclusivement intellectuel. Elle entreprit en quelque sorte de reconstruire, à l’aide des faits et de la théorie philosophique, l’organisme vivant de l’humanité dans les siècles antérieurs. Agrandissant ainsi le domaine de l’histoire, elle y ramena la philologie, l’archéologie, et en général toutes les sciences qu’elle fit converger à ce foyer commun. Recueillant tout, rapprochant tout, religion, lois, mœurs, coutumes, traditions, langues, littérature développée ou informe, et spécialement ces chants spontanés qui furent partout les premières annales des peuples, et l’expression la moins équivoque de leur caractère individuel, de leur vie morale et intime, elle s’efforça de débrouiller leurs origines si obscures et leur filiation si incertaine. Une pareille méthode, on le sent bien, provoquait des hardiesses de tout genre, laissait aux conjectures les plus hasardées un vaste champ, et en exigeant qu’on s’isolât des impressions que l’homme reçoit de tout ce qui l’environne, pour se pénétrer de l’esprit, des sentimens, des passions d’une autre société et d’une autre époque, mettait en jeu une sorte de faculté de divination. À défaut de documens plus directs et plus étendus, l’historien, cherchant à saisir, dans les traditions héroïques et mythiques d’un peuple, son génie propre, et, pour ainsi dire, sa forme particulière, se flattait de le recomposer sans autre secours, à peu près comme Cuvier recomposait des animaux entiers de genre inconnu à l’aide d’un seul fragment de leur structure osseuse, avec cette différence toutefois que le célèbre anatomiste prenait pour point de départ un déblais d’organisation, et l’historien la force organisatrice elle-même. On ne peut nier que plusieurs écrivains, dont l’Allemagne s’honore à juste titre, n’aient fait preuve dans ce travail singulier, je dirais presque dans cette espèce de féerie scientifique, d’une étonnante sagacité. Il suffit de nommer Niebuhr, pour rappeler tout ce qu’a d’ingénieux, de brillant, mais aussi de conjectural, la méthode qu’il a illustrée en l’appliquant, souvent avec un rare bonheur, à l’histoire des premiers temps de Rome. Espérons que sa mort prématurée ne privera pas l’Europe de la suite d’un ouvrage qui a jeté un si grand éclat, en ramenant les faits matériels de l’humanité sous la puissance de l’esprit qui les engendre, les anime et les vivifie.

Ce n’est pas qu’on ne puisse aisément abuser de ces procédés a priori, surtout lorsqu’on les sépare d’une profonde connaissance des monumens, et que leur emploi n’offre fréquemment quelque chose d’arbitraire, ou tout au moins d’indémontrable, qui semble peu compatible avec le caractère propre de l’histoire, tel qu’auparavant on se le représentait. Cet inconvénient très réel, et dont les imitateurs de Niebuhr ne sauraient se garder avec trop de soin, ne détruit cependant pas les nombreux avantages qu’offre le mode d’investigation philosophique dont il est une conséquence inévitable. On conçoit néanmoins que plusieurs, moins frappés de ceux-ci qu’effrayés de celui-là, aient cru plus sage de s’abstenir d’entrer dans cette route nouvelle. De là deux écoles historiques, l’une qu’on peut appeler instinctive et l’autre positive, ou ne s’appuyant que sur des témoignages écrits. L’auteur de l’ouvrage que nous annonçons appartient à cette dernière. Aspirant à des résultats rigoureusement incontestables, il écarte inexorablement ce qui ne serait que deviné, sans être susceptible de preuve directe : non qu’il réprouve, tout au contraire, un usage franc de la pensée, un examen sévère et indépendant des opinions les plus accréditées, mais restreint toutefois dans les bornes de la critique purement historique, suivant l’ancienne acception du mot. Ce cercle ne laisse pas d’être encore assez vaste. On se rappelle en effet qu’il y a vingt-deux ans, M. Micali, dans son livre intitulé : L’Italie avant les Romains, appela le premier l’attention des savans sur l’histoire de cette époque antique, et, par la hardiesse de ses vues autant que par la profondeur de ses recherches, donna l’impulsion aux travaux postérieurs et à ceux de Niebuhr lui-même. Il est bon de constater les faits de ce genre, afin que, dans le progrès de la science, chacun jouisse de la part de gloire et de reconnaissance qui lui est due.

Comme tous les hommes supérieurs, M. Micali fut loin d’être pleinement satisfait des essais de sa jeunesse. Au lieu de se reposer dans le succès flatteur qu’il avait obtenu, il recommença ses études, devenues plus faciles à quelques égards, et plus intéressantes par la découverte d’un grand nombre de monumens propres à répandre une vive lumière sur le sujet qui l’occupait. Il relut tout ce qui s’y rapporte dans les écrits des anciens et des modernes, compara tout, discuta tout, et non content des connaissances qui se puisent dans les livres, il parcourut l’Italie entière, pour recueillir sur les lieux mêmes, par l’inspection immédiate du sol, ces notions précises que rien ne supplée, lorsqu’on veut arriver à des conclusions solides, et ne pas apprécier certains faits comme au hasard. Le résultat de tant de travaux est consigné dans l’Histoire des anciens peuples d’Italie, qu’il vient de publier à Florence. Nous tâcherons d’en donner une idée sommaire, en nous permettant, d’après son invitation même, de soumettre à l’illustre auteur quelques doutes sur différens points susceptibles, ce nous semble, d’être contestés, et sur plusieurs applications de son hypothèse fondamentale, développée avec autant d’art que de clarté, mais conçue en un sens trop exclusif peut-être.

M. Micali se place d’abord au centre de cette magnifique chaîne de montagnes qui parcourt l’Italie dans toute sa longueur. Il suppose qu’à une époque où déjà le pays était habité, la Sicile, auparavant jointe à la Calabre, en fut séparée par quelque violente commotion du sol[2] ; et que, dans le même temps, la mer, recouvrant les plaines aujourd’hui si fertiles qui s’étendent des deux côtés des Apennins, s’élevait jusqu’au pied de ceux-ci et en baignait les croupes[3]. Ces deux suppositions paraissent difficiles à admettre. On est généralement d’accord que la Sicile, comme l’Angleterre et quelques autres îles, autrefois unies aux continens voisins, n’en ont point été séparées postérieurement au grand cataclysme qui opéra, il y a environ cinq mille ans, des bouleversemens si profonds sur la surface de notre globe. Et quant à la submersion primitive des plaines de la péninsule italique, elle impliquerait un changement de niveau dans les mers adjacentes, qui successivement se seraient abaissées et considérablement abaissées ; fait contraire aux observations et aux documens historiques, d’où il résulte que le niveau de la Méditerranée n’a pas varié sensiblement depuis près de trente siècles. Il est très vrai cependant que ces plaines, inondées par les débordemens des fleuves qui les traversent, étaient pour la plupart originairement inhabitables, ainsi que le dit M. Micali ; qu’elles n’ont pu devenir propres à l’habitation de l’homme qu’à l’aide d’immenses travaux de dessèchement, de digues construites pour contenir et diriger les cours d’eau, et qu’encore aujourd’hui une négligence de moins d’un demi-siècle dans l’entretien de ces digues, suffirait pour transformer de nouveau la Lombardie presque entière en un vaste et stérile marais. Il est donc certain que la population dut être d’abord confinée dans les montagnes, et qu’elle ne put même étendre ces conquêtes sur un sol tel que celui que nous venons de décrire, avant d’avoir atteint, avec la connaissance et la pratique des arts, un degré de civilisation assez avancé.

Mais quelle était cette population ? D’où tirait-elle son origine ? À quelle race plus ancienne appartenait-elle ? Loin de prétendre résoudre ces questions, M. Micali les juge insolubles, au moins dans l’état actuel de la science, et conséquemment déclare qu’il ne s’en occupera point. Le premier fait pour lui est l’existence de peuplades indigènes en ce sens que leur séjour en Italie est de beaucoup antérieur aux monumens de l’histoire, qu’on ignore entièrement d’où elles y étaient venues, par quelle route, et de quelles nations elles s’étaient détachées. Ces aborigènes, comme les appelaient les Romains, possédaient le pays qui s’étend du pied des Alpes jusqu’à l’extrémité de la péninsule. Issus d’une souche commune, ils parlaient tous, suivant M. Micali, une langue radicalement la même, avaient la même religion, les mêmes mœurs, les mêmes lois, les mêmes institutions fondamentales, bien que portant des noms divers, et séparés en un grand nombre de sociétés particulières. Dans la suite des temps, il s’établit, sans parler des îles adjacentes successivement envahies par divers peuples navigateurs, il s’établit, disons-nous, sur les côtes de l’Italie inférieure, des colonies crétoises, chalcidiennes, achéennes et doriques, dont l’ensemble formait ce qu’on nomma depuis la grande Grèce. Mais, quelle qu’ait pu être d’ailleurs leur action civilisatrice sur les populations voisines indigènes, les deux races demeurèrent profondément distinctes et ne se mêlèrent jamais.

D’autres invasions troublèrent, à différentes époques, le repos des habitans de l’Italie supérieure. Les Liburniens, de race illyrique, les Liguriens, les Énètes ou Vénètes et d’autres nations parties des bords opposés de l’Adriatique, refoulèrent, à plusieurs reprises, les populations primitives vers l’Italie centrale, comme des ondes qui se poussent mutuellement. Les Pélages ou Pélagues y pénétrèrent avec les tribus fugitives : mais leur séjour n’y fut pas très long, et il influa peu sur les peuples au milieu desquels ils vécurent momentanément, à cause de la civilisation supérieure de ceux-ci. Repoussés de proche en proche jusqu’aux dernières limites méridionales de l’Italie, ils la quittèrent enfin, sans y laisser aucune trace durable de leur passage ; car, suivant l’opinion au moins très probable de M. Micali, les monumens qu’on appelle cyclopéens leur ont été faussement attribués. Ce genre de construction, indiqué par la nature même dans les pays montagneux où la pierre abonde, fut de tout temps pratiqué par les indigènes, et M. Micali prouve fort bien que l’usage s’en continua jusque sous les premiers empereurs. Toutefois, avant de porter un jugement définitif sur l’influence pélagique en Italie, il faudrait, ce nous semble, mieux connaître ce peuple mystérieux, qu’on dirait poursuivi, dans ses continuelles migrations, par une fatalité inexorable, et qu’on voit tel qu’une ombre vague et silencieuse, se glisser à travers les origines de toutes les nations les plus célèbres de l’occident.

Les Osques, ou Opiques, ou Aurunces, formaient le tronc principal de la race primitive italienne, comme les Ra-Sènes, appelés par les Grecs Tirséniens ou Tirréniens, par les Romains Tusques ou Étrusques, en formaient la branche la plus illustre et la plus civilisée. Nous avouerons que, sur ce point, il nous reste quelques doutes : cette identité d’origine ne nous paraît pas suffisamment constatée ; elle manque de preuves directes, et lorsqu’on vient à considérer combien par leurs institutions religieuses et politiques, par leurs sciences, leurs arts, leurs mœurs, et, autant qu’on en peut juger, par leur langue même, les Étrusques différaient des peuples circonvoisins, on se persuade difficilement qu’ils aient pu sortir d’une souche commune, quoique l’on reconnaisse clairement une certaine influence réciproque, qui dut être l’effet de leur rapprochement sur le même sol, et des communications fréquentes qui en étaient une suite nécessaire. Nous ne pensons pas que, pour rendre raison de ces différences radicales, il suffise d’établir que les Étrusques, peuple commerçant et navigateur, eurent de nombreuses relations avec l’Afrique et l’Asie, ni même de conjecturer qu’à l’époque de l’invasion des pasteurs en Égypte, quelques familles sacerdotales se réfugièrent chez les Ra-Sènes, et les initiant au culte égyptien, à la philosophie, aux sciences, aux arts de cette antique contrée, fondèrent parmi eux un ordre social tout nouveau ; car il n’existe aucun autre exemple d’une nation ainsi changée fondamentalement par des étrangers fugitifs, nécessairement suspects du moment où ils auraient laissé seulement apercevoir la pensée d’opérer une révolution, laquelle bouleversait, avec le droit reçu, les relations antérieures entre les divers membres de la communauté. Et d’ailleurs, s’il existe des rapports qu’on ne peut méconnaître entre les idées religieuses des Étrusques et les croyances égyptiennes, il n’en existe presque aucun entre leur organisation sociale et celle de l’Égypte, fondée sur le système des castes. De plus, la mythologie étrusque, d’après ce que les monumens nous en apprennent, avait des relations non moins marquées avec des croyances assyriennes et phéniciennes ; et leur religion, leurs institutions, leurs lois, leur ordre social entier formaient un tout tellement compacte, si étroitement lié dans toutes ses parties, que l’esprit se refuse à le concevoir sous une autre notion que celle d’une production vivante et spontanée du génie et des traditions nationales, modifiées ensuite superficiellement par des causes accidentelles, qui jamais n’en altérèrent le fond principal.

Que s’il nous reste des doutes sur l’identité originaire des Ra-Sènes et des Osques, nous ne pensons pas qu’on puisse en conserver sur l’origine commune des peuplades qui successivement occupèrent la péninsule, depuis les rives du Tibre jusqu’à l’extrémité de la Calabre. On peut en voir le dénombrement dans M. Micali, qui suit et expose leur filiation avec une science, une sagacité et une clarté admirable.

Pour comprendre les mouvemens de toutes ces populations, il faut les rapporter à trois causes générales.

Premièrement, l’invasion étrangère. Ainsi, dès les plus anciens temps, les nations connues sous le nom d’Illyriens, de Thessaliens, de Pélages, traversant l’Adriatique, s’emparèrent des côtes voisines des bouches du Pô, et s’avançant ensuite dans l’intérieur du pays, en chassèrent les Ombriens, qui, rencontrant dans leur fuite les Sicules, établis entre l’Arno et le Tibre, les forcèrent de leur céder ce territoire, et de chercher eux-mêmes une autre patrie qu’ils ne trouvèrent que dans la Sicile, à laquelle ils donnèrent leur nom, après l’avoir en partie conquise sur les Sicaniens, ses premiers habitans. Mais bientôt après les Ombriens furent à leur tour dépossédés par les Ra-Sènes, qui jetèrent au centre de l’Italie les bases d’une domination durable.

Secondement, les guerres intérieures. Tant de petites peuplades voisines, resserrées chacune dans un étroit espace, ne pouvaient guère vivre long-temps en paix, et la force qui, presque toujours, intervenait pour terminer entre elles les contestations sur les limites, devait les changer souvent. Les Étrusques étendirent progressivement les leurs de l’embouchure de la Magra à celle du Tibre, et portant leurs conquêtes dans la haute Italie jusqu’aux rives du Tésin, et dans l’Italie inférieure, au-delà même de celles du Vulturne, ils y fondèrent deux nouveaux états, deux Étruries nouvelles, composées chacune, comme l’ancienne, de douze villes confédérées ; car le nombre douze était chez les Ra-Sènes symbolique et sacré. Et encore ici nous voyons les Étrusques constamment séparés de tous les autres peuples italiques par une forme de société qui, dans son ensemble et dans ses détails, leur était exclusivement propre.

Troisièmement, les colonies appelées Printemps sacrés. Lorsque l’agriculture, à peine naissante, n’ajoutait que peu de ressources à celles de la vie purement pastorale, la subsistance des tribus errantes dans les vallées des Apennins était généralement très précaire. S’il arrivait que leurs faibles moissons manquassent, ou qu’une épidémie ravageât leurs troupeaux, ou qu’elles eussent éprouvé les calamités de la guerre, alors, pour détourner par une solennelle expiation la colère céleste, elles consacraient au dieu à qui appartient le souverain empire, tout ce qui naissait dans le cours d’un printemps, enfans et animaux, et c’était là le printemps sacré, ver sacrum. Il est possible qu’originairement ce qu’on dévouait ainsi fût réellement offert en sacrifice à la divinité qu’on voulait fléchir, comme le pense M. Micali. Cependant j’inclinerais à ne voir dans cette institution singulière qu’un moyen tout-à-fait conforme au génie religieux de l’antiquité, de remédier au trop grand accroissement de la population par l’établissement de colonies qui trouvaient dans le caractère sacré qu’on leur avait imprimé une sauvegarde plus sûre que la force. Et, en effet, sitôt que la génération dévouée avait atteint l’âge de l’adolescence, elle s’en allait, conduite par l’un des principaux membres de l’ordre sacerdotal, chercher ailleurs d’autres foyers. La religion les protégeait mieux que les armes. « Partout, dit M. Micali, où l’on bâtissait un temple avec de nouveaux autels et des rites divins, les peuples se rassemblaient autour ; là s’élevaient des habitations rustiques, s’ouvrait un nouveau marché ; là sur une terre nouvelle croissait un peuple nouveau. Ainsi, selon le génie de ces temps où dominait universellement le sacerdoce, tous tenaient pour sacré le commencement de ces colonies, qui propageaient de côté et d’autre les formes, les ordonnances et la tutelle d’une même institution théocratique : tous mieux contenus ou plus justement régis par elle, s’estimaient heureux d’être associés au sort d’un peuple favorisé par les augures et cher aux dieux. Ce qui fait clairement comprendre comment un petit nombre d’hommes choisis, revêtus des armes invincibles de leur dieu, purent s’incorporer avec d’autres peuples indépendans, leur communiquer leurs lois, leurs règles, et fonder avec le temps des sociétés puissantes. Initiés aux mystères religieux et civils, les conducteurs de ces colonies sacrées ne pouvaient certainement donner au nouveau peuple d’autres institutions que celles dont ils étaient les gardiens, les régulateurs et les maîtres. Nous apprenons de Pline que les Picéniens descendaient des Sabins par le vœu d’un printemps sacré ; les Samnites en provenaient de la même manière, comme les Lucaniens des Samnites : toutes nations nombreuses et fortes, constituées sous une seule loi, ayant la même religion, et gouvernées également dès l’origine par des commandemens et des décrets sacerdotaux[4] ».

Les diverses peuplades de race certainement osque, séparées par la nature même du sol coupé en vallées profondes et difficilement accessibles, avaient habituellement peu de relations entre elles, ce qui contribua sans doute à conserver et à fortifier l’esprit d’indépendance qui formait, comme le remarque Salluste[5], le trait le plus marqué de leur caractère commun. Jamais elles ne parvinrent à se constituer en un même corps politique, ni même à former une confédération qui eût quelque force d’unité. Ce fut toujours le sort de ce beau pays d’être divisé intérieurement, avec cette différence qu’autrefois ses habitans étaient séparés par la liberté, et qu’ils le sont aujourd’hui par la servitude. La religion seule put opérer un commencement d’union, suffisante peut-être pour garantir l’existence de l’ordre social établi, mais trop faible pour résister aux envahissemens de la puissance plus concentrée de Rome. Laissons parler M. Micali.

« Dès le moment où des Alpes à la mer de Sicile, les tribus indigènes eurent formé de nombreuses sociétés civiles distinctes, le principe religieux, base de la cité, prévalut partout dans la jurisprudence publique des nations italiennes, quelle qu’en fût la force, la police et le nom. De sorte que, de fait, le principal ou même l’unique lien de leur concorde nécessaire, mais faible, se trouvait dans le culte religieux, inséparable appui du droit des gens. Les féries solennelles instituées dès l’origine chez chaque peuple confédéré, et auxquelles, par le devoir de leur office, assistaient les magistrats des villes ou territoires alliés, avaient certainement pour but, sous le voile de la religion, d’affermir l’amitié et l’union des confédérés, en les invitant à se regarder mutuellement comme frères, et à sacrifier ensemble aux dieux de la patrie, ainsi qu’en usaient les Sabins et les Latins aux fêtes de la déesse Feronia, les anciens Latins entre eux, les Étrusques et les Ombriens, comme aussi les Lucaniens. Ce lien sacré et fraternel tendait encore manifestement à fortifier le pacte de la loi par la stabilité de l’engagement religieux. Selon le même principe de gouvernement, tous les autres peuples qui formaient des états fédératifs, convoquaient solennellement et avec des rits religieux leurs assemblées publiques, soit dans les cas urgens, soit aux époques fixées. C’est ainsi que les Étrusques avaient coutume de s’assembler dans le temple de Voltumna, les Latins dans le bois sacré d’Aricia, ou dans celui de Ferentino, et les Sabins à Cure, comme aussi l’histoire fait de fréquentes mentions d’assemblées semblables chez les Ecques, les Herniques, les Volsques, les Samnites, les Lucaniens et les Liguriens. L’objet principal de ces réunions nationales, légalement composées des chefs du gouvernement, était la grande affaire de la guerre ou de la paix, la réception des ambassadeurs, les traités d’alliance, et tout ce qui concernait la sûreté de l’union. Mais si les droits de la souveraineté, dans leurs rapports avec la défense commune, appartenaient naturellement au conseil commun de la confédération, ce n’était pas une faible cause de troubles, que ces mêmes droits fussent ensuite exercés sans aucune limite, séparément par chaque peuple, en tout ce qui concernait ses affaires privées. C’est ainsi que quelques peuples sabins, les Ceninesiens, les Crustumeniens et les Antennates, se mirent, dit-on, en devoir de repousser, sans attendre le secours de leurs alliés, les premières injures des Romains. Plusieurs villes d’Étrurie soutinrent, durant des siècles, des guerres particulières, comme ceux d’Anagni parmi les Herniques, malgré le vœu de la ligue. Tusculum se sépara de la même manière de l’union latine, et Sutri de celle des Toscans, sans qu’on pût l’empêcher par une autre voie que celle des armes. Et voilà comment, dès l’origine, chaque confédération des tribus italiques portait en soi un germe de faiblesse, parce que le lien qui en unissait les divers membres étant impuissant à les constituer en un seul et même corps, chaque cité, lente à se mouvoir, et facilement soustraite à l’autorité commune, tombait sous l’influence des ambitions individuelles, qui produisaient souvent des ruptures et des discordes[6]. »

Ce mode de gouvernement ressemblait fort au fond à celui des États-Unis américains ; seulement, dans celui-ci, le pouvoir central possède plus de force, bien qu’on puisse douter qu’il en ait assez pour maintenir long-temps l’union dont il est le lien. Avec de nombreux avantages, les états fédératifs manquent d’unité de pensée et d’unité de vie, et c’est pourquoi ils se dissolvent aisément et font rarement de grandes choses. Toutefois, ce genre de gouvernement est quelquefois inévitable, lorsque entre des populations qui ne peuvent subsister qu’unies, il existe trop de dissimilitudes pour qu’elles puissent être soumises sans oppression à des lois de tout point uniformes.

L’Étrurie, organisée selon des idées mystiques, et assujétie à une puissante aristocratie sacerdotale, était divisée en douze cités ou corporations civiles. Le suprême magistrat de chacun de ces douze peuples, dont se composait la nation entière, portait le nom de Lucumon, et il était élu chaque année. Investi d’une pleine puissance, il rendait néanmoins, tous les neuf jours, compte de ses actes à ceux qui l’avaient élevé à cette haute dignité, que les Romains appelaient royale. L’un d’eux était élu généralissime et chef de l’union par les douze peuples confédérés, dont chacun fournissait un licteur à son cortège, pour montrer qu’ils avaient tous une part égale dans la souveraineté commune[7].

Cette organisation sociale, qui excluait le peuple de toute participation aux affaires publiques, devait nécessairement périr sitôt que le prestige religieux qui environnait l’aristocratie gouvernante et faisait sa force, aurait commencé à se dissiper : aussi prit-on pour le conserver des précautions sans nombre. Tous les actes de la vie humaine, unis à des rites mystérieux dont la seule classe sacerdotale possédait le secret et qu’elle pouvait seule accomplir, étaient par là sous sa dépendance. Elle avait enveloppé et serré dans les mêmes chaînes l’homme intellectuel et l’homme civil. Maîtresse absolue des croyances, de la science et des lois, elle n’avait pas laissé une seule issue à la liberté humaine. Il suit de là que, sous cette police pesante et compacte, l’Étrurie devait former une société forte, mais sans élan ; un corps, si l’on peut ainsi parler, d’une densité extraordinaire, mais sans principe d’expansion. Le défaut d’unité politique la rendit plus facile à entamer par les Romains, qui l’attaquaient avec toutes leurs forces, tandis que presque toujours elle ne se défendait qu’avec une partie des siennes. Inévitablement elle devait succomber dans cette lutte inégale, et elle succomba en effet vers la fin du cinquième siècle après la fondation de Rome. Ses derniers efforts, glorieux mais stériles, ne servirent qu’à jeter quelque éclat sur sa mort. Et ce qu’il y eut de remarquable à cette fatale époque et dans les temps qui la suivirent, c’est la promptitude avec laquelle l’aristocratie, qui perdait tout, s’oublia elle-même, poussée par sa corruption interne à s’identifier au peuple conquérant, tandis que le plébéien, qu’elle avait tenu perpétuellement courbé sous sa domination, puisant dans ses croyances religieuses une plus grande énergie de résistance, conserva seul, avec le souvenir et le regret de la patrie, l’esprit national, qui ne s’éteignit complètement qu’après l’introduction du christianisme, dans le sixième siècle de notre ère. La dissolution progressive de cette antique nation est admirablement peinte par M. Micali.

« Juridiquement assujétis sous le nom d’alliés (socii italiei) à l’empire romain, privés du droit de faire la guerre, les noms ne pouvaient donner une garantie qui n’existait plus dans les choses. Cependant le régime municipal, à l’ombre duquel les cités, après la rupture du lien fédéral, continuèrent de s’administrer, était une compensation au poids de leur sujétion et à la nécessité de maintenir de leur sang la grandeur d’un peuple oppresseur. L’aristocratie, jadis dominante, se rapprocha désormais toujours plus de ses nouveaux maîtres : elle se sépara, de sentiment et d’intérêt, des masses populaires, et elle en fut, en temps et lieu, récompensée par des faveurs et une protection spéciale… Les aruspices même, interprètes du pouvoir souverain, firent leur paix et devinrent aussi des instrumens de la domination romaine : parce que la révérence pour le sacerdoce étant affaiblie, mais non éteinte, leur ordre surtout continuait de mettre à profit le monopole secret de l’art formidable de la divination. Par son action lente et progressive sur les âmes abattues, l’obéissance générale, quoique forcée, tendait naturellement à étouffer le désir, autrefois si vif, de se signaler par des œuvres utiles à la cité. De cette sorte, l’Étrurie eut désormais du calme et non du repos, des pompes sans gloire, la servitude sous des noms honorables. L’amour de l’art et des études, auxquels on attachait le plus de prix, ne laissa pourtant pas de se conserver. Les nobles, les riches et en général tous ceux que favorisait la fortune, employaient leur opulence, dans l’oisiveté de la paix, à embellir la vie par le charme des arts agréables. Quelle était l’affection qu’inspiraient ces arts, ainsi que la somptueuse ostentation des grands, c’est ce que montre clairement l’innombrable multitude de monumens qu’aujourd’hui surtout on découvre dans toute l’Étrurie, et avec une abondance plus merveilleuse encore dans la vaste nécropole des Volsques, d’où l’on tire à la fois des milliers de vases, de bronzes et d’objets de toute sorte, qui, pour honorer les tombeaux, y furent déposés dans le cours des siècles : toutes choses plus ou moins précieuses, ou par la matière, ou par le travail, et qui prouvent combien étaient multipliées les commodités de la vie, et combien étaient grandes les richesses privées, même après la perte de la liberté ; car il est manifeste, pour quiconque veut en faire la comparaison, qu’un nombre considérable de ces monumens, comme beaucoup de sculptures de Volterre, furent exécutés, par des artistes étrusques, dans le style et selon la manière usitée aux siècles de la domination romaine. Il subsistait aussi alors, dans les cités maritimes, quelque commerce d’outre-mer, qui peu à peu alla diminuant, tandis que les travaux de l’agriculteur tenaient partout ouvertes d’inépuisables sources de richesses. Mais le sort du citoyen changea bientôt et pour toujours, lorsque la propriété territoriale ayant passé en d’autres mains, l’habitant des campagnes fut contraint de cultiver comme fermier la terre qui jadis était sienne, et que, les hommes libres expulsés ou soumis à une dure oppression, la culture de nos champs fut confiée par les nouveaux maîtres à des esclaves, et à des esclaves étrangers. Cette misère extrême de la Toscane fut, au rapport de Caïus Gracchus, le motif le plus fort qui porta son frère Tiberius à proposer la loi agraire. Ni le courage cependant, ni le desir de la liberté n’étaient tout à fait éteints dans le peuple. Plusieurs villes d’Étrurie se soulevèrent dans la guerre d’Annibal ; l’esprit public se ranima dans la guerre sociale ; et dans celle de Sylla, l’Étrurie opposa de nouveau une résistance opiniâtre à la vindicative tyrannie du dictateur de Rome. À cette époque sanglante, un grand nombre de villes principales furent ou ruinées ou données en garde à des colonies de soldats rapaces, qui dissipaient scandaleusement les richesses acquises par d’iniques voies. Les familles illustres s’éteignirent ou se réfugièrent en d’autres pays. De si grands fléaux détruisaient non-seulement les restes de l’ancienne vie civile, mais encore peu à peu les monumens publics, les écrits, la littérature, les beaux-arts, en un mot l’héritage entier de la vertu des ancêtres. La science des aruspices conserva seule sa formidable autorité jusqu’au sixième siècle de l’ère vulgaire, tant le crédule Étrusque, enveloppé dans le lacet de ces vieilles fourberies, s’en allait, cherchant opiniâtrement quelque espérance et quelque consolation à ses misères dans les vains leurres de la divination paternelle[8]. »

Nous n’avons pu donner qu’une idée fort incomplète de l’histoire primitive des peuples de l’Italie, telle qu’avec une rare sagacité et une science profonde, M. Micali a su la reconstruire à l’aide des fragmens épars qu’en ont conservés les anciens auteurs. Dans son deuxième volume, il traite des institutions politiques, du gouvernement, des lois civiles, des croyances et du culte de ces mêmes peuples ; de la philosophie, des mœurs et de la vie domestique des Étrusques, des développemens que prirent chez eux les arts du dessin, de leurs principaux monumens, de l’agriculture, de l’art de la guerre, de la navigation, du commerce et de la monnaie, et enfin de la langue étrusque et osque, et de ses dialectes. Son hypothèse sur l’identité originaire de ces deux nations a dû le conduire à ne voir dans l’étrusque et l’osque que deux dialectes d’une même langue primordiale. Ceci, selon nous, est la partie systématique de son livre. On ne saurait douter que l’osque et l’étrusque n’aient dû se faire des emprunts mutuels et se modifier réciproquement : mais que ces deux langues fussent radicalement les mêmes, c’est ce qui ne nous paraît rien moins qu’établi ; et l’impossibilité jusqu’ici insurmontable d’arriver à l’intelligence de l’étrusque, dans lequel il n’existe encore qu’un seul mot dont le sens soit fixé avec quelque probabilité, favorise peu la supposition de son identité primitive avec l’osque, moins rebelle à l’interprétation, à cause de son affinité plus grande avec l’ancien latin. En définitive, nous croyons que tout ce qui tient aux commencemens de l’Étrurie, est encore pour nous couvert de ténèbres impénétrables. Il existe des rapports frappans entre quelques-unes de leurs idées théologiques et le système religieux de l’Égypte, et, comme le comte de Caylus et d’autres l’avaient déjà remarqué dans le siècle dernier, entre l’art, tel qu’il apparaît dans leurs monumens les plus antiques, et l’art égyptien. Mais à ces rapports incontestables se joignent des différences si tranchées, si profondes, qu’on n’en peut, à vrai dire, rien conclure de certain sur l’origine de la race étrusque, qui continue de rester l’un des plus obscurs mystères de la science.

Dans un troisième volume, M. Micali donne l’explication des planches extrêmement curieuses et d’une grande beauté d’exécution, qu’il a jointes à son ouvrage. Elles contiennent un grand nombre de monumens inédits, également utiles à l’histoire des croyances religieuses des Étrusques, et à celle de l’art parmi eux. Ce magnifique recueil, qui a exigé d’immenses travaux et des dépenses énormes, ferait honneur à un souverain. Aucun sacrifice n’a coûté à M. Micali, pour ajouter une palme de plus à la gloire de son pays. Il a élevé un monument véritablement national. Comme savant et comme écrivain, il s’est placé, dans l’Histoire des anciens peuples d’Italie, au niveau des premières renommées modernes. En plusieurs endroits de son livre, on croirait entendre Tacite parlant la langue de Machiavel. Comme citoyen, et ce but justifie ce qu’il y a peut-être de hasardé dans quelques unes de ses hypothèses, il montre à ses compatriotes, dès les plus anciens âges, la cause de leurs malheurs dans leurs perpétuelles divisions, en même temps qu’il leur présente un touchant motif d’union dans une origine commune. Chacune de ses pages manifeste l’homme de bien dans le savant illustre ; et, après ce dernier travail qui couronne si dignement sa belle carrière, il peut dire avec confiance : Sat patriæ Priamoque datum. Cette patrie elle-même, que ses talens honorent, confirmera unanimement ce témoignage de sa conscience.

Il nous a été doux de rendre ce faible hommage à l’un des enfans de cette terre que nous chérissons, de cette terre féconde en tout genre de grandeurs, où rien ne saurait étouffer ni la science, ni les arts, ni le génie. Parce qu’on l’a enveloppée comme de bandelettes funèbres, on entend dire : l’Italie ne vit plus ; elle est morte. Non, une nation qui a produit simultanément Micali, Manzoni, Pellico, n’est pas une nation morte. La puissante vie qu’on refoule en son sein, y fermente en secret, et quand viendra l’heure marquée par la Providence, quand le géant qui sommeille dans le tombeau qu’on lui a fait, se réveillera, le monde poussera un cri d’étonnement à la vue des merveilles qui frapperont ses regards. À présent, il est vrai, en voyant ce peuple languissant au milieu d’une nature si énergique et si brillante, on est ému d’une profonde pitié ; on se demande comment il se fait qu’un si beau soleil éclaire tant d’infortunes : mais quand on a pénétré au fond de certaines âmes, qui semblent receler, comme un sanctuaire, les sacrés destins de la patrie, alors on respire plus à l’aise, alors on sent renaître en soi une inébranlable espérance, et je ne sais quel souffle de l’avenir se mêlant aux brises odorantes qui caressent cette terre enchantée, on rêve pour elle un nouveau printemps.


F. de la Mennais.
  1. Trois vol. in-8o, avec un atlas composé de 120 planches.
  2. Tome i, page 4.
  3. Ibid. p. 17.
  4. Tome i, page 24.
  5. Genus hominum agreste sine legibus, sine imperio, liberum atque solutum. Catil. 6.
  6. Tome ii, p. 67 et seq.
  7. Tome ii, p. 71 et 72.
  8. Tome ii, p.165 et seq.