Histoire des Roumains et de leur civilisation/10


CHAPITRE X

Décadence phanariote sur le Danube. Développement de la civilisation roumaine en Transylvanie


Décadence des principautés sous le régime des occupations étrangères.— Déjà, cependant, ce territoire carpatho-danubien qui avait déterminé la formation de la race, était en proie à la convoitise des grands États chrétiens du voisinage, après que la levée du siège de Vienne, la série des succès remportés par le génie militaire d’Eugène de Savoie, l’envahissement de la Transylvanie, qui devait rester aux Impériaux, en 1699, et celle du Banat, annexé un peu plus tard, en 1718, eurent prouvé que la force offensive turque était définitivement brisée.

Au cours des guerres entre l’Empire ottoman, d’un côté, et, de l’autre, la Pologne et la Moscovie, pour la possession de l’Ukraine cosaque, où un prince moldave, Duca, devint Hetman en 1681, la principauté septentrionale avait subi les douleurs et les misères que provoque fatalement le passage des armées étrangères : le Sultan Mohammed IV vint faire ses prières à Jassy, dans l’église d’Etienne-le-Grand, et il y eut dans le château de Suceava, où ce dernier avait arrêté jadis Jean-Albert, une garnison établie par Jean Sobieski. Dès 1683 les Polonais avaient envoyé de nouveau leurs avant-gardes dans la Moldavie, où fut établi, à la place de ce même Duca, qui avait été un des auxiliaires du Grand-Vizir, Etienne Petriceicu, abrité, après avoir trahi son suzerain à la bataille de Hotin, dans les États du Roi. Il y eut dans la Bessarabie méridionale des combats entre les Tatars et les Cosaques polonais, auxquels s’étaient réunis des chevaliers moldaves. Deux fois Jean III lui-même pénétra dans ce pays qu’il connaissait bien pour essayer de le réunir à sa Couronne et de gagner ainsi cette frontière du Danube et des Carpathes qui figurait dans le grand projet d’Etienne Bâthory. Il prit la place du vieux Cantemir, à côté duquel il avait combattu sous les drapeaux polonais, et dans le modeste château des Voévodes il récita ironiquement des vers populaires moldaves pour bafouer le prince fuyard (1686).

Ayant perdu une grande partie de ses troupes dans le désert du Boudschak, où il alla chercher ses ennemis, il ne revint en Moldavie qu’en 1691 pour se saisir des couvents fortifiés et des anciennes forteresses dans la région des montagnes. Après son départ, il y eut, pendant une dizaine d’années, à côté de la Moldavie tributaire du Sultan, qu’appuyaient les Turcs et les hordes des Tatars durs pour les malheureux habitants, une Moldavie royale, dans la Bucovine et les régions voisines, où des officiers polonais avaient le commandement des soldats, roumains en partie.

La Valachie, défendue par une situation plus favorable, mais aussi par l’intelligence politique supérieure de Serban Cantacuzène, fut épargnée d’abord. Par de longues négociations ce prince, qui avait opposé un refus poli aux prétentions des Polonais sous Sobieski et sous son successeur, tout en demandant le concours des jeunes Tzars de Moscou pour chasser les Tatars bessa-rabiens, réussit à empêcher l’entrée des soldats du général Veterani. Ils ne purent cependant pas être retenus plus longtemps lorsque la possession de la plaine valaque devint indispensable pour les opérations des armées impériales qui occupaient la Transylvanie. Brâncoveanu, qui avait désiré maintenir en dehors de toute aventure la situation traditionnelle du pays — car, s’il rendit des services aux Allemands, irritant ainsi les agents français à Constantinople, 51 le fit seulement pour les retenir loin de ses frontières, — dut subir l’humiliation et les dégâts causés par les troupes du général Heissler, qui s’y logèrent pendant tout un hiver. Il avait fallu recourir aux Tatars, piètres alliés, pour amener leur première retraite ; au commencement, il paraissait bien que les Impériaux voulaient établir sur le trône princier de Bucarest leur client, colonel dans les rangs de leur armée, Constantin Ba-laceanu, vassal de Léopold I. Ce gendre de Serban Cantacuzène fut tué quelques mois plus tard, lorsque, ainsi qu’il a été déjà dit, son rival pénétra en Transylvanie avec une nombreuse armée turco-tatare et contribua à la victoire de Zârnesti, près de Brasov, Heissler lui-même étant devenu le prisonnier du Voévode. Jusqu’ à la conclusion de la paix, pendant une vingtaine d’années, la Valachie, malgré les troubles provoqués en Transylvanie, par le fils de la femme de Tököly, François, héritier des Râkoczy, qui, d’intelligence avec les Turcs, avait relevé le drapeau de l’indépendance nationale, n’eut à souffrir que des incessantes exigences des maîtres ottomans qui réclamaient des provisions, du bétail, des auxiliaires, de l’argent. Brânco-veanu était toujours à sa place lorsqu’il s’agissait de rendre les honneurs au Vizir, au Khan des Tatars, à la personne impériale du Sultan lui-même.

Plus tard il eut à supporter une grande partie des charges qui retombèrent sur les pays roumains au moment où Charles XII, vaincu à Pultava, vint se réfugier, en 1709, sur le territoire de la forteresse turque de Ben-der, dans le village moldave de Varnita. Toute une petite armée l’entourait, ayant à sa tête les officiers et les dignitaires qui avaient accompagné le roi dans sa grande aventure orientale ; les Polonais, restés fidèles à sa cause, demandèrent des quartiers dans la principauté, et le souverain que Charles vainqueur avait imposé à la nation, Stanislas Leszczynski, vint trouver son protecteur dans la modeste demeure du cet exil. Les Cosaques du Hetman Mazeppa, qui mourut en Moldavie et fut enterré dans l’église de Saint-Georges à Galatz, établirent leurs tentes sur cette terre de Bessarabie ; des émissaires de toutes les nations, des aven-riers, des intrigants, des espions affluèrent à Varnita. II fallut que le Trésor princier et les malheureux paysans de la Moldavie prissent le soin d’entretenir tout ce monde exigeant, dont on admirait la vaillance, tout en gémissant sous le poids des impôts et des réquisitions.

De ce séjour du Roi de Suède en Moldavie devait résulter bientôt, en 1711, une guerre entre Russes et Turcs, dans laquelle Brâncoveanu voulut garder une neutralité attentive, d’autant plus que le Tsar avait accordé sa faveur à Thomas Cantacuzène, qui, avec les allures d’un prétendant, vint assiéger la forteresse turque de Braila. Quant au jeune et inexpérimenté Démé-trius Cantemir, il s’était déclaré résolument pour la cause des chrétiens, sans pouvoir leur fournir cependant les provisions promises, car la sécheresse et les sauterelles avaient détruit deux récoltes moldaves successives. Pierre-le-Grand ne put arriver au Danube avant que le Grand-Vizir eût passé le fleuve au gué d’Issaccea ; ce qui suivit, ce fut, dans ces régions qui avaient déjà vu périr l’armée polonaise de Sobieski, une retraite longue et désastreuse, avant et après la conclusion de la paix du Pruth qui sauva les restes de l’armée moscovite. Pour le Tzar et ses soldats, les souffrances finirent lorsqu’ils touchèrent la terre amie de Pologne ; elles n’avaient fait que commencer pour la Moldavie, qui fut, par un « fetva » ou décret religieux du moufti, livrée aux Turcs et aux Tatars, avec permission de tout détruire et exterminer. Des régions entières en restèrent complètement désertes une di-zaine d’anneés plus tard.

La nouvelle guerre qui éclata entre l’Empereur d’Allemagne et les Infidèles, après l’invasion des Turcs dans la Morée vénitienne, amena le retour de ses soldats dans les deux principautés. Déjà un étranger, un Grec, Nicolas Maurocordato, qui se targuait de descendre par les femmes d’Alexandre-le-Bon, régnait à Bucarest, après la destitution du Cantacuzène Etienne. Les boïars, qui ne voulaient pas de lui, de même que n’en avaient pas voulu auparavant les Moldaves, chez lesquels il avait fait sa première apparition princière, étaient disposés à accepter la domination chrétienne des Impériaux comme une délivrance ; tout un parti allemand s’était formé pour appeler les soldats de Charles VI. Quelques centaines de cavaliers suffirent pour enlever dans sa Capitale ce prince abandonné par les siens ; mais, lorsqu’on essaya du même jeu en Moldavie, où régnait quelqu’un qui, Roumain lui-même, avait de profondes attaches dans le pays, Michel Raco-vita, apparenté aux Cantacuzène, les envahisseurs furent battus par les Tatars appelés au secours, et un monument en ruines rappelle encore la place, sur la hauteur de Cetatuia, au-dessus de Jassy, où fut exécuté comme « chef de bande » leur capitaine. Les Allemands s’étaient rendus maîtres des monastères situés dans les Carpathes ; une expédition des Moldaves et des Tatars réussit à les déloger ; en outre, elle pénétra en Transylvanie jusqu’à Bistritz, cruelle pour les Hongrois et les Saxons, mais, d’après l’ordre exprès du Voévode, pleine d’une fraternelle pitié pour les Roumains de ces contrées où Etienne-le-Grand et Pierre Rares avaient été jadis les maîtres.

L’Olténie, conquise, avait été confiée au fils de Serban, Georges Cantacuzène, qui, ayant espéré devenir Prince, ne fut qu’un simple Ban ; lorsque la paix de Passarowitz reconnut la domination impériale sur les cinq districts, le prince de Valachie resta seulement administrateur du territoire s’étendant de l’Olt au Milcov. Dans la nouvelle « Valachie Autrichienne » commença alors un régime où le manque d’intelligence politique s’alliait à l’avidité la plus éhontée. On toucha à tous les privilèges et à tous les droits : ceux de l’évêque, auquel on donna un autre supérieur, le Serbe de Belgrade, et un concurrent catholique, pris parmi les Bulgares catéchisés par les Franciscains ; ceux des couvents, dont l’autonomie fut attaquée en même temps que les relations traditionnelles avec les Lieux Saints de l’Orient ; ceux des boïars, qui devaient se soumettre à la moindre injonction des officiers allemands qui, de fait, conduisaient, au nom du Ban incapable, les affaires administratives à Craïova. Quant au peuple, on l’employait sans ménagement à tous les travaux publics, des routes, des ponts, des casernes ; en même temps qu’on faisait cet appel incessant à ses forces, la défense de faire du commerce avec les Turcs et même avec leurs frères de la « Valachie turque », la dépréciation et l’interdiction de la monnaie ottomane, atteignaient les sources mêmes de ses revenus. Lorsqu’une nouvelle guerre, malheureuse pour les Autrichiens, mit fin à ce régime d’extorsion sans vergogne et d’envahissement maladroit, personne ne regretta ces maîtres chrétiens, « libérateurs » et « civilisateurs », qui ne laissèrent d’autres traces de leur passage que des formes d’organisation administrative et de fiscalité, à la mode du XVIIe siècle, que s’empressèrent d’adopter les princes de la Valachie réunie dans un seul corps par le traité de Belgrade.

Pendant ces hostilités qui durèrent trois ans, la noblesse valaque ne résista pas seulement aux offres, aux promesses et aux menaces des Autrichiens, qui ne rencontrèrent pas même les restes de l’ancien parti favorable à leur domination, mais elle s’empressa d’accourir sous les drapeaux du jeune Constantin, fils de Nicolas Maurocordato, qui en arriva ainsi à se former une vraie petite armée pour soutenir les efforts victorieux des Turcs. Si les Autrichiens avaient occupé certains points importants de la région montagneuse, ils ne purent guère renouveler leurs exploits de jadis.

En Moldavie, en vit réapparaître les Russes, alliés des Impériaux de l’Occident. Une campagne en Crimée, destinée à soumettre les Tatars, avait échoué ; le général Münnich essaya de se refaire sur cette principauté, aux richesses intactes, qu’il croyait prête à renouveler l’aventure, aux suites si douloureuses, de 1711. Après la victoire de Stauceni, il occupa Jassy, que les Russes administrèrent par le moyen des boïars pendant quelques mois, imposant une forte contribution aux habitants et leur promettant des clauses d’union, de beaucoup inférieures à celles de jadis, qui avaient prévu, non seulement l’autonomie entière d’un pays complété par les raïas turques, mais aussi le maintien d’une dynastie indigène.

La paix de Belgrade donna au pays une tranquillité relative qui dura près de trente années, car c’est seulement en 1768 qu’une nouvelle guerre entre Russes et Turcs rappela les soldats russes dans les vallées moldaves et les plaines de la Valachie. Il y eut cependant, entre-temps, une émotion causée par les troubles incessants entre les sujets du Khan et les Tatars de la décadence en continuelle discorde, qui soumirent la Moldavie à une dévastation fondamentale.

Pendant cinq ans, les Russes de Roumientzov et de Patiomkine séjournèrent dans les deux Principautés ; on espérait même réunir ces contrées dans un « royaume dace », qui aurait été confié au favori disgracié de la puissante Impératrice. On s’imagine bien ce que dut leur coûter cette espérance de former, fût-ce même dans ces conditions, qui n’étaient pas, sans doute, les meilleures, un État uni et indépendant. Lorsque le traité de Keutschuk-Kaïnardschi, en 1774, accorda à la Tzarine d’intervenir pour le maintien des droits traditionnels dont devaient jouir les Roumains du Danube et que le premier consul, aux attitudes dominatrices, parut à Jassy et à Bucarest, il fallait pourvoir avant tout à ces mesures de restauration qui étaient absolument nécessaires pour assurer l’existence économique des Principautés. Par des exemptions de tribut, des privilèges de colonisation on arriva tant bien que mal à les ramener en quelque sorte dans leur état antérieur, lorsque la coalition entre Catherine et Joseph II, par le partage immédiat de l’Empire ottoman, ramena les hostilités, auxquelles les Autrichiens participèrent aussi.

Déjà, ces derniers s’étaient arrangés pour avoir, sans participer à la guerre de 1769-1774, au moins une large partie de la Moldavie. Par un traité secret avec la Porte, qui s’était laissé amener même à leur payer des subsides, ils avaient obtenu en 1771 la promesse de compensations en deçà des Carpathes. Comme la campagne russe de 1774 finit à l’improviste par un traité favorable aux intérêts de la Russie, Marie-Thérèse, très bien servie par son ambassadeur à Constantinople, Thugut, et par son chancellier, Kaunitz, s’empressa de s’assurer la possession immédiate du territoire qu’elle convoitait. Ce système n’était pas nouveau, car une vingtaine d’années auparavant on avait gagné sur la Moldavie, par un simple « avancement des aigles », tout le district montagneux, du côté des Szekler, que Joseph II déclarait, après son inspection personnelle, être équivalent à deux comtés. On avait parlé alors d’anciennes frontières violées par l’insatiable avidité des mauvais voisins roumains que dominaient les pauvres Phanariotes. Cette fois on invoqua la nécessité d’avoir une route militaire entre la Hongrie et la Gali-cie que, sans plus de droits, on venait de s’annexer aux dépens de la Pologne, sans compter qu’il fallait un « cordon », étendu sur une centaine de lieues de largeur, pour défendre les États héréditaires de l’Impé-ratrice-Reine contre la peste endémique en Turquie. Les dites aigles, que n’arrêta aucune opposition de la part des Russes en retraite, étaient arrivées à Roman, lorsque des négociations furent ouvertes à Constantinople. L’indignation turque fut rapidement étouffée par des présents, assez médiocres, mais distribués à propos. La convention de Palamutca annexa donc à l’Autriche Suceava, l’ancienne Capitale moldave, les beaux monastères des environs, avec Putna où repose Etienne-le-Grand, Radauti, la première nécropole des princes et la résidence d’un évêque, les vastes territoires des paysans libres du Câmpulung Moldave et du Câmpulung Russe, le gué du Pruth à Cernauti et toute la bande de territoire qui s’étend au Nord du Pruth jusqu’à la rivière du Ceremus (Czeremosz), alors qu’à l’Est la frontière touchait à la forêt de Hotin. Pour faire oublier le passé, on s’empressa de trouver à ce territoire un nouveau nom, celui de Bucovine, emprunté aux forêts de hêtres, et, par des colonisations de Ruthènes galiciens, de Magyars de Transylvanie, d’Allemands, de lui donner aussi un caractère ethnique nouveau.

En 1788, les Russes retardèrent l’invasion de la Moldavie orientale, où l’ancien consul Lachcarev, un Géorgien, allait être associé aux boïars du Divan indigène pour l’administration de la province. Les Autrichiens, qui avaient mis tout en branle par leurs intrigues, se présentèrent, eux-mêmes, sensiblement après que la Russie eut déclaré la guerre ; dans leur zèle d’avoir pour eux les deux provinces, ils s’attaquèrent à Hotin et se saisirent, d’après le système pratiqué déjà en 1716, de la personne du prince, le Phanariote Alexandre Ypsilanti, qui les attendait, du reste, depuis longtemps et avec la plus grande impatience. On ne leur abandonna pas cependant la Moldavie entière, car les Russes passèrent la frontière en juin 1788, et alors les premiers occupants durent se borner à conserver ces districts qui avaient été compris jadis dans le projet d’une Bucovine plus large, de Dorohoiu à Roman et à Néamt ; le siège d’une seconde administration étrangère fut établi à Roman, où commandait le prince de Cobourg, généralissime des Impériaux, alors que Pa-tiomkine, l’ancien amant de Catherine, donnait de brillantes fêtes à Jassy. Il fallut, en automne, une coopération énergique des Russes, auxquels revient le principal mérite de la victoire de Râmnicu-Sarat pour que l’armée autrichienne, qui avait redouté jusqu’à ce moment les bandes hardies organisées par le courage du prince de Valachie Nicolas Maurogéni (Mavrogheni), un Grec des îles, pût se saisir de Bucarest, où elle fit une entrée tardive et gênée. Ce fut par cette voie, qui était celle d’un triomphe partagé et dans lequel le drapeau des Habsbourg n’avait pas eu la part principale, que les conquérants arrivèrent à Craiova, tandis que dans le Banat de Temeschvar Joseph II en personne prenait la fuite devant les armées victorieuses du Grand Vizir Youssouff.

Il fallut les troubles provoqués dans toute l’Europe par la Révolution française pour que les Autrichiens lâchassent une proie dont ils paraissaient désormais être sûrs. Une médiation prussienne et hollandaise amena, en août 1791, la conclusion de la paix de Sis-tova, qui laissait les territoires occupés dans le statu quo avant la guerre. Au même moment, un armistice était signé avec les Russes à Galatz, et le 9 janvier de l’année suivante la paix de Jassy rendait à elle la Moldavie complètement épuisée.

Pendant la Révolution, la Principauté eut bientôt des hôtes polonais révolutionnaires, que les Russes paraissaient disposés à soutenir, des agitateurs qui répandaient les projets les plus bizarres et, lorsque Napoléon, devenu maître de l’Europe, se mit à régler selon ses goûts et ses intérêts les anciennes frontières, la Moldavie et la Valachie ne purent pas se soustraire au sort qui atteignait le pays voisin.

En 1806, comme le Sultan, violant la convention de 1802, qui assurait aux princes roumains un règne sep-tennaire, venait de déposer Constantin Ypsilanti, fils d’Alexandre, et Alexandre Mourousi, comme suspects de sympathies pour la Russie, cette dernière puissance, qui s’était entendue à Tilsit avec le dictateur, n’hésita pas à occuper la Moldavie à titre de gage, mais avec la résolution ferme d’en faire, avec la Finlande, une compensation pour l’expansion effrénée de l’Empire français. Il en résulta, dès 1807, une guerre avec les Turcs, qui la conduisirent, du reste, d’une manière très molle ; et, tout en agitant l’ancienne idée de la Dacie, unie sous le Grand-Duc Constantin ou sous l’archiduc autrichien Jean, avec la Transylvanie au besoin, on décréta l’annexion, reconnue solennellement au Sénat français par Napoléon, des deux Principautés à la Russie.

Pendant trois ans, le Tzar Alexandre put croire que rien ne serait changé à cette situation. Après les scènes d’amitié de l’entrevue d’Erfurth et le nouveau projet d’un partage de la Turquie, il fallut le conflit entre les deux Empereurs et la campagne de Russie en 1812 pour épargner au territoire roumain une perte plus étendue que celle de cette région entre le Pruth et le Dniester à laquelle on attribua le titre de Bessarabie. Le Grand Vizir avait risqué une offensive, qui fut arrêtée net par le général Marcov ; toute son armée devint prisonnière, et, bien que le Sultan Mahmoud s’obstinât à garder les places du Danube inférieur, il fallut bien, puisqu’Andréossy, l’émissaire de Napoléon, tardait encore, conclure, le 28 mai 1812, le traité de Bucarest. Ainsi qu’on le voit, pendant une bonne moitié du XVIIsiècle, les Roumains durent subir l’invasion étrangère, un régime qui était presque celui de l’annexion, des contributions extraordinaires, des charges insupportables, tous les maux que peuvent produire l’oppression et l’insécurité. Finalement, leur territoire se trouva diminué de la Moldavie septentrionale, devenue autrichienne, et de la Moldavie orientale, devenue russe ; de l’ancienne principauté d’Etienne-le-Grand, s’étendant de Halicz au Danube et des Carpathes au Dniester, il ne restait qu’un tronçon. Quant à la Valachie, ce fut un simple hasard si l’Autriche ne conserva pas la Petite Valachie, qui contenait les districts les plus ardemment convoités et le plus souvent dominés par les rois de Hongrie du moyen âge.

Situation des princes.— Ce siècle, qui aurait pu contenir deux ou trois grands règnes comme celui d’Etienne, compta des dizaines d’administrations passagères, de trois ans, si les circonstances étaient favorables aux simples fermiers du Sultan, de deux ans, ou le plus souvent même d’une seule année. L’instabilité était absolue, car les princes étaient soumis au moindre caprice des personnes influentes qui décidaient à la Cour corrompue de Constantinople ; on ne pensait qu’à augmenter le nombre des contribuables en ouvrant largement les portes à tous les étrangers, qui étaient, comme nous l’avons dit, en ce qui concerne les artisans et les marchands, des clients du Trésor particulier du Voévode, et en empêchant de force les émigrations des paysans exaspérés, à perfectionner la machine fiscale et à rendre plus élastiques les termes déjà fixés pour la levée des impôts, afin d’être en mesure d’entretenir à la Porte ces bonnes dispositions dont tout dépendait. Si des princes « éclairés » pensaient aux préceptes de la « philosophie » occidentale, s’ils étaient particulièrement friands des compliments qu’on pouvait leur faire dans les livres de voyage et dans les gazettes de France, si des « réformes » leur apparaissaient comme le principal but d’un règne digne d’être inscrit dans les annales de l’histoire, on voyait bien que leur préoccupation capitale restait la même : se maintenir contre des concurrents qui étaient souvent leurs propres parents, leurs cousins, leurs frères.

Les protecteurs constantinopolitains étaient le seul appui réel de ces potentats que les boïars n’avaient ni élus ni acclamés et que personne ne devait regretter à leur départ. La plupart furent des Grecs, bien qu’ils eussent commencé par établir dans les chroniques officielles leur descendance des anciens princes, ainsi que l’avait fait Nicolas Maurocordato. On les appelait Pha-nariotes, parce qu’ils venaient de Phanar, quartier général de l’aristocratie grecque à Constantinople, où ils avaient leurs « palais » médiocres, où ils abritaient leurs désillusions et leur misère. Il y eut aussi des Roumains d’origine, tels que les Racovita, de vieille souche moldave, les Callimachi, qui avaient échangé pour le nom de l’ancien poète hellénique celui de Cal-masul, le « kalmouk », porté par leur ancêtre, simple officier au service de la Pologne, les Ghica, établis en Moldavie dès le commencement du XVII siècle ; mais ils avaient tous le cachet grec, plutôt le cachet byzantin. En outre ce n’était pas en leur qualité de Roumains ou d’étrangers roumanisés qu’ils obtenaient le trône de Bucarest et celui de Jassy, mais bien comme fonctionnaires turcs, imbus de cet esprit politique commun qui confondait Grecs et Turcs dans les mêmes concupiscences et les mêmes ambitions, malgré la différence du sang et de la religion. Les attaques incessantes des voisins de l’Est et de l’Ouest avaient rempli d’appréhension l’âme, naturellement soupçonneuse, des dignitaires de l’Empire ottoman ; une longue expérience leur avait démontré que les Voévodes indigènes, reflétant dans leur action les sentiments de toute la classe dominante, préféraient le régime chrétien, quel qu’il fût, à l’oppression turque ; après la trahison d’un Petriceicu, d’un Grégoire Ghica I, d’un Brâncoveanu, d’un Etienne Cantacuzène, ils ne pouvaient espérer une attitude loyale de la part de ces Phanariotes, simples instruments de la Porte, sans aucune relation réelle avec le passé des pays roumains et avec les traditions qui s’y rattachaient. Sans compter que seuls ces bureaucrates, élevés pour les fonctions délicates de la diplomatie, dont ils étaient arrivés, par une longue pratique ou par l’exemple seul de leurs pères, à connaître tous les rouages, auraient été capables de noter tout ce qui concernait les intérêts turcs dans les changements qui se passaient au-delà des frontières.

À l’ancienne autonomie des princes indigènes avait donc succédé un véritable interrègne, où la conduite des affaires fut confiée à des lieutenants nommés par la Porte dans les mêmes conditions que n’importe quels autres fonctionnaires de l’Empire : on les destituait, on les emprisonnait, on envoyait prendre leur tête, comme ce fut le cas pour Grégoire Alexandre Ghica, assassiné à Jassy en 1777, et pour Handscherli, massacré à Bucarest une vingtaine d’années plus tard, on les décapitait en place publique (ce fut le sort du jeune Grégoire Callimachi en 1768) ; ou bien on leur faisait grâce et alors on les rétablissait, on les faisait passer d’une principauté à l’autre (Constantin Maurocordato régna à onze reprises dans les deux Capitales roumaines), sans plus de façons que pour de simples pachas, auxquels ils étaient même inférieurs ; si en effet ces derniers avaient trois tougs, ou trois queues de cheval, les lieutenants n’en avaient que deux. Ils observaient strictement les cérémonies au caractère impérial ; jamais on ne vit un prince aller à pied, visiter un boïar, paraître dans la rue sans un cortège qui voulait rivaliser avec celui des Sultans ; cependant leur situation tomba à un tel degré d’avilissement que les plus intelligents et les plus actifs des Grecs dédaignèrent de prendre possession de ces trônes roumains dont ils disposaient cependant à leur gré. Se contentant du simple titre d’agents de leurs créatures, de Kapou-kéchaïas, ils faisaient, comme ce Stavarakis que le Vizir fit pendre au beau milieu de ses intrigues, à Bucarest et à Jassy, la pluie et le beau temps, s’enrichissaient plus que ces princes ambitieux et nuls qu’ils commanditaient, sans partager leurs soucis et leurs dangers. Les fils de Grégoire Ghica II, ceux de Michel Racovita végétèrent dans ces humiliantes conditions. Plus tard, il fallut faire aussi la cour au consul russe, au consul autrichien, établi en 1782, dans la personne du marchand ragusan Raicevich, auteur d’une excellente description des Principautés ; quant au consul de France c’était un simple agent, sans mission commerciale bien définie, et celui de Prusse n’était qu’un maître de langues muni d’un bérat diplomatique et sans importance. Ces représentants des Puissances chrétiennes ne perdaient aucune occasion d’afficher leurs prétentions et d’exercer leur influence. Tel de ces Voé-vodes phanariotes, comme Alexandre Jean Maurocor-dato, qui devait fournir par sa fuite en Russie un des motifs de la guerre en 1780, représentait même, beaucoup plus que la suzeraineté de la Porte, cette protection russe envahissante, qui employait les Grecs pour révolutionner l’Orient et préparer la fin de l’Empire turc.

Situation des boïars et du peuple.— Ces créatures de Constantinople n’aimaient guère les boïars indigènes ; ceux-ci, de leur côté, quoique ne les aimant pas davantage, essayèrent bien rarement d’intriguer contre ceux qui jouissaient de la faveur ottomane et jamais ils ne se révoltèrent, laissant le soin des émeutes au bas peuple qu’aurait irrité la faveur de tel agent grec au service de la Cour. Ils avaient emprunté même aux maîtres une conception de l’État dans laquelle comptaient seuls les pauvres, les masses des contribuables, la fidèle « raïa », toujours soumise, de l’Empereur païen, alors qu’il fallait user de la dernière sévérité envers les nobles, les grands propriétaires fonciers, chefs obéis de leurs serfs qui, du reste, s’étant fait exempter du payement des impôts, ne se préoccupaient guère de nourrir le Trésor princier. Déjà Nicolas Mau-rocordato avait pris envers ses boïars moldaves une attitude sans exemple : il les fit enfermer pour le moindre soupçon ; feignant de voir dans le Métropolite une espèce de moufti obligé de prononcer des sentences politiques contre les personnes désagréables au gouvernement, il lui demanda une condamnation capitale contre ces traîtres ; un peu plus tard, en Valachie, il fit exécuter de hauts dignitaires sous l’accusation d’avoir entretenu des relations avec les Allemands. Si les successeurs phanariotes de Nicolas eurent une conduite plus circonspecte, s’ils évitèrent d’entrer ouvertement en conflit avec l’aristocratie indigène, s’ils s’allièrent même par intérêt avec les grandes familles du pays, ils ne virent jamais dans ces seigneurs roumains que des rivaux qui auraient profité de la première occasion favorable pour se faire rendre le droit de régner qu’avait usurpé l’étranger.

Au milieu des conflits internationaux, ces boïars eurent en fait une attitude qui montre bien leur intention d’introniser un nouveau régime d’autonomie sous une protection chrétienne, dans lequel ils auraient joué le rôle de maîtres. Si Serban Cantacuzène avait négocié avec les Empereurs en son propre nom et pour assurer l’avenir à sa dynastie, conservant à la noblesse, qu’il n’avait pas consultée, ses seuls droits traditionnels ; si, à l’égard des Russes, Démétrius Cantemir avait agi de même, malgré l’énergique opposition de certains nobles à ce projet, lorsque Münnich arriva en 1739 à Jassy, les « libérateurs » ne trouvèrent plus devant eux le prince lui-même, car Grégoire Ghica II, resté fidèle au Sultan, avait quitté sa place, mais bien l’aristocratie seule, avec le clergé supérieur, qui représentaient le pays. Tout en acceptant de supporter les lourdes charges dont le général russe accablait le pays, ils demandèrent en échange que le Voévode, s’il ne revenait pas dans sa Capitale, fût déclaré déchu et que toute l’engeance des (Grecs, sauf les marchands, fût pour toujours chassée du pays ; l’administration future de la principauté, la conduite des armées moldaves qu’on aurait créées était réservée à la classe dominante roumaine.

Lorsque les troupes de Catherine II entrèrent pour la première fois dans la Capitale de la Moldavie, pour occuper aussi, par un coup de surprise, Bucarest, elles apportaient, non pas le drapeau d’une conquête politique, mais celui d’une résurrection chrétienne, orthodoxe, slave et grecque, par la Russie et pour la Russie Dès le début, on s’adressa aux boïars, et les Cantacuzène de Valachie, Pârvu et Michel, avaient fait tout leur possible pour préparer l’intervention russe. On ne parlait que de la « foi chrétienne » et du « joug des mahométans », idée qui animait bien réellement les soldats de l’invasion autant que leurs chefs. Cette fois encore, les Russes ne furent pas reçus par l’autorité princière ; Grégoire Ghica III, celui qui devait être plus tard la victime de la vengeance turque, se laissa prendre par l’avant-garde des chrétiens et mener à Pétersbourg pour en revenir comme client de l’Impératrice. Quant à l’aristocratie indigène et aux chefs religieux du pays, on connaît leurs sentiments par toute une longue série de mémoires que leurs députés allèrent présenter à Catherine II d’abord, puis aux diplomates réunis, en 1771, au Congrès de Focsani et à Roumientzov, le commandant suprême des armées impériales. Ils voulaient d’abord la réunion de leur pays aux provinces de la Russie, mais sous la condition, énoncée par les Moldaves aussi bien que par les Vala-ques, que les affaires fussent confiées à un Comité aristocratique » de douze boïars, que tous les fonctionnaires et les officiers fussent élus pour un bref espace de temps et pris parmi cette classe et par elle-même, les droits souvrains seuls devant être exercés par le général russe établi dans la Capitale du pays[1].

On parlait déjà de l’intention qu’avaient les jeunes gens de cette aristocratie roumaine de voyager au loin pour leur instruction ; on voulait établir dans le pays même, à côté de ces écoles grecques qui, souvent réformées, restèrent dans les deux Principautés le seul cen-tre important de culture hellénique, des « Académies de sciences, d’art et de langues ». On sent l’influence des précepteurs étrangers, venus soit d’Allemagne, comme Dosithée Obradovitch, le créateur de la littérature serbe moderne, soit surtout de France, pour enseigner la langue qui dominait alors l’Europe entière et ouvrait le plus large accès à la philosophie politique moderne. Les princes phanariotes, qui devaient se servir du français dans leurs relations internationales, employaient des secrétaires français comme Linchoult et comme Mille, ou italiens comme Nagni, qui, tout en remplissant leurs devoirs officiels, contribuaient à introduire dans la société l’esprit occidental. Déjà les livres français étaient lus avec avidité par les lettrés de ce inonde qui, sous une apparence toute orientale, toute constantinopolitaine, et plutôt turque, gardait cependant une propension marquée pour les idées de l’Occident. Leurs lectures étaient peu variées ; c’étaient des romans d’aventures et des traités sur les mystères de la franc-maçonnerie, des livres de sciences exactes à côté des fantaisies pastorales de Florian et des poésies de Racine et de Voltaire — on s’empressait de pasticher en grec ce dernier, — c’étaient surtout les journaux en langue française, venus de Hollande aussi bien que de Paris. L’évèque de Râmnic, Césaire, un des principaux représentants de la culture religieuse à cette époque, faisait venir pour son usage personnel l’Encyclopédie, dépôt de toutes les hérésies pernicieuses à une âme orthodoxe ; un peu plus tard, l’évêque moldave de Hotin, Amphiloque, qui avait connu l’Italie et parlait l’italien et le français probablement aussi, donnait la première Arithmétique et la première Géographie qui eussent été publiées en roumain, et peut-être fût-il aussi le traducteur des Voyages de l’abbé de La Porte, qui avaient été d’abord imprimés en russe. La typographie métropolitaine de Jassy donna une version roumaine du roman français Critile et Andronius. La première Histoire de la Moldavie et de la Valachie, par Carra, le futur conventionnel, qui n’était à ce moment que l’ancien précepteur, fort mécontent, des enfants de Grégoire Ghica III, parut, contenant des critiques injustes plutôt qu’une information exacte et sincère, à Neufchâtel, en 1782, presqu’au même moment que l’opuscule de Raicevich, les Osservazioni. Il y avait déjà à Jassy et à Bucarest tout un monde de lecteurs assidus des produits occidentaux apportés par la poste d’Autriche et que distribuaient les agents de cette puissance. L’Académie moldave avait été réformée dans un sens moderne, et on y faisait des leçons de latin et même de français. Des satires véhémentes s’élevaient pour critiquer les vices de la classe dominante et pour demander des « vertus », comme celles que pratiquait et prêchait Robespierre aux détenteurs d’un pouvoir « tyranni-que ». Des Grecs des Principautés allaient fournir, non seulement des témoins de la Révolution française, comme ce Constantin Stamati qui avait espéré pouvoir être consul de France à Bucarest, mais aussi des hérauts au mouvement révolutionnaire de la Grèce renaissante, car Rhigas, l’auteur de la « Marseillaise » hellénique, avait débuté dans l’antichambre de tel boïar dont il était heureux d’être devenu le secrétaire. On allait entendre dans les cafés des capitales roumaines les accents téméraires de la Carmagnole.

Ce fut alors que les Russes et les Autrichiens envahirent de nouveau les Principautés, où ils rencontrèrent tout un parti de boïars qui étaient habitués à parler des origines romaines, de la liberté nécessaire au développement des peuples, de « l’État chrétien grand et puissant » qu’il aurait fallu créer sur le Danube dans l’intérêt même de l’Europe. Il s’agissait maintenant de « nation roumaine », qui demandait le respect de ses droits naturels, et non seulement des privilèges de classe que le passé historique lui avait légués. On voulait la restitution de la ligne du Danube, occupée par les forteresses turques, le payement du seul tribut de 300 « bourses », à 500 piastres, par le moyen des ambassadeurs, chrétiens à Constantinople, la liberté du commerce pour les produits d’un pays qui tendait à échanger l’élevage, comme principale source de revenus, contre l’agriculture, sur un sol nouveau, d’une richesse extraordinaire. On avait désiré jadis, en 1770, la protection commune de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse ; on s’arrêtait à ce moment à celle des deux Puissances impériales seules qui participaient à la nouvelle guerre. Mais il fallait aussi qu’un prince élu selon la coutume, qu’on avait rétablie plus récemment pour l’élection d’Alexandre, fils de Scarlate Ghica, disposât d’une armée nationale dont la mission aurait été de défendre la neutralité roumaine[2].

Pendant la guerre de 1806-1812, Constantin Hypsi-lanti, qui ne manquait certainement pas d’initiative, après avoir été rétabli sur son trône de Bucarest par les Russes, qui lui confièrent même pour quelques mois l’administration des deux Principautés, créa une armée nationale, où il y avait cependant aussi des Serbes, des Arnautes, des Transylvains ; il rêva d’ètre roi de la Dacie et même de la Serbie révoltée contre les Turcs. Sa mère appartenait à la famille Vacarescu, étant proche parente du poète Jean, et l’on peut voir dans ses intentions l’influence des projets formés par les boïars indigènes en 1791.

Décadence de la civilisation nationale dans les principautés au XVIIIe siècle.— Malgré ces preuves éclatantes d’une nouvelle conscience nationale, ce n’était ni le prince, ni les boïars qui pouvaient continuer et développer la civilisation roumaine, alors en pleine décadence dans les deux Principautés. Le premier, toujours en mal d’argent et toujours menacé par des intrigues, n’avait ni les moyens, ni le loisir nécessaire pour élever des monastères ou des palais d’un nouveau style, dans lequel seraient entrés des éléments empruntés aux courants d’art de l’Occident ; on n’eut que deux seules fondations princières de quelque importance : Pantelimon, près de Bucarest, et Frumoasa, au bas de la colline de Cetatuia, à Jassy, toutes deux dues à la piété libérale de Grégoire Ghica II. Si Nicolas Maurocordato confia la mission d’écrire la chronique de son règne à Nicolas Costin, fils de Miron, puis au secrétaire Axintie, s’il fit rédiger une chronique valaque correspondante par le Vornic Radu Popescu, déjà auteur de Mémoires personnels, s’il ordonna de rassembler en un corps de récits toute la tradition historique de ces pays, dont il avait appris la langue pour mieux connaître — ainsi qu’il le déclare lui-même — leur passé, ce prince, qui écrivit des traités de morale en grec, ne put pas donner une impulsion durable à ce genre, qui devait se perdre bientôt dans l’aridité croissante d’une vie politique nulle, dont les passions avaient disparu. Nicolas Costin, qui essaya aussi de donner un large exposé des temps anciens de sa race, n’était qu’un pédant lourd et incapable de faire une œuvre originale avec les connaissances que lui avaient infiltrées les Jésuites polonais de Jassy. Quant à ses continuateurs, membres de la classe des boïars, on ne reconnaîtrait guère dans leur maigre exposition historique cet esprit de progrès politique que nous venons de constater.

La chronique se mourait, et aucun autre genre de littérature nationale ne venait la remplacer. Il y eut bien tout un afflux de traductions imprimées dans les typographies épiscopales et métropolitaines ; elles prospéraient, mais ne concernaient que la théologie et étaient destinées surtout à la lecture des moines, et même des membres du clergé séculier, encore très peu cultivé. Toute une école de traducteurs se forma dans le grand couvent de Neamt, sous l’influence d’un étranger, d’un Russe, revenu du Mont Athos, Païsius. Mais on ne trouve que rarement, dans quelques préfaces lourdes, confuses et naïves, l’expression des idées qui devaient renouveler la société roumaine. Un noble, qui connaissait, non seulement les langues orientales, mais aussi le français, l’italien, auquel il emprunta des néologismes qu’il mêle aux néologismes turcs, Jean (Jenachita) Vacarescu, auteur d’une Histoire des empereurs ottomans imitée de l’Orient, s’avisa d’écrire une Grammaire de la langue roumaine et donna des vers, moins pour faire œuvre poétique que pour montrer l’application des règles de la prosodie. Mais pour rendre la vie à l’âme roumaine, il eût fallu des écrits animés d’une inspiration nouvelle.

On ne pouvait même pas penser à une littérature bourgeoise, la classe moyenne étant composée en grande partie d’étrangers, surtout de nouveaux arrivants, Grecs, Serbes, Bulgares, envoyés par l’Orient. Ces artisans, ces marchands enrichis ont inscrit leurs noms seulement sur les frontispices des quelques églises bâties par eux. Cependant certains petits boïars sortis de ce milieu chantaient dans des vers prosaïques l’épopée, plutôt burlesque, du « Grand conquérant » Maurogéni ou déploraient, comme l’Anonyme qui signe « Le Roumain zélé » (Zilot Românul), les malheurs du temps.

Quant aux paysans, on venait à peine de leur rendre cette liberté que leur refusaient certains de leurs propriétaires, les confondant avec les troupeaux de leurs Tziganes esclaves. En 174(i, on promit, en Vala-chie, la liberté aux serfs fugitifs qui auraient regagné leurs foyers ; ils ne devraient désormais que la dîme et six jours de travail par an. Bientôt, un acte solennel arraché par le même prince Constantin Maurocordato aux boïars reconnaissait que ces paysans avaient été « asservis par une mauvaise coutume » ; en payant dix piastres ils pouvaient se racheter. Enfin une troisième mesure, prise par le jeune Maurocordato en Moldavie décréta que la terre appartenait de fait aux paysans qui en ont hérité, tout en reconnaissant que la défense de quitter la glèbe faisait partie du droit usuel. Il fut désormais interdit d’employer, pour les désigner, un autre terme que celui de villageois ; des règlements fixèrent à vingt-quatre et même à douze jours par an la quotité du travail dû par ce villageois, astreint à la dîme, dont étaient exemptés, du reste, ses jardins de légumes et les vergers qu’il avait plantés. Il faut ajouter que c’était une mesure fiscale, destinée à arracher au boïar son paysan pour le rattacher de nouveau directement à l’État.

La poésie populaire chantait bien l’héroïsme du haï-douc, du paysan en rupture de ban envers le boïar aussi bien qu’envers le fisc, qui faisait œuvre « démocratique » dans la forêt contre ses oppresseurs, mais pour que cette classe pût accomplir une œuvre solide de civilisation, il aurait fallu que de son sein même eût pu sortir une sorte de « bourgeoisie rurale », une classe de chefs selon l’esprit. Or, ce développement nouveau ne devait pas se réaliser avant plus d’un siècle, et tout d’abord en Transylvanie.

Les roumains de transylvanie et la maison d’autriche.— Dès la fin du XVIIe siècle, les Roumains de cette province, sur laquelle pesait de plus en plus lourdement la tyrannie, non seulement politique et sociale, mais aussi religieuse et confessionnelle, des princes magyars et de leur aristocratie calviniste, virent arriver les Autrichiens qui se présentaient comme les fondateurs d’un nouvel ordre de choses. Le dernier prince qui régna réellement, Michel Apaffy, que les Turcs avaient tiré d’un coin obscur du pays des Szekler pour lui confier cette province vassale, avait conclu une convention avec le duc 4e Lorraine, commandant des troupes allemandes, par laquelle, de fait, il abdiquait le pouvoir. Même avant que le traité de Carlowitz eût reconnu la possession de la Maison d’Autriche en Transylvanie, on s’occupa de donner de nouvelles bases à cette domination chrétienne qui venait se substituer aux traditions hongroises du moyen âge et à l’exploitation ottomane.

Or, les Magyars n’acceptaient guère volontiers cette domination allemande et catholique qui menaçait la suprématie de leur nation et de leur classe. Les Saxons eux-mêmes étaient mal disposés, car ils craignaient pour ces libertés que les princes autonomes avaient respectées jusqu’alors ; en outre, ils détestaient la soldatesque brutale des envahisseurs et redoutaient des charges fiscales supérieures à celles du passé. Le troisième élément qui constituait la population du pays, celui des Szekler, était absolument déchu ; ses membres étant devenus presque les serfs des quelques familles nobles qui s’étaient établies au milieu des villages jadis libres. Pour imposer en même temps l’autorité de l’Empereur, le système compliqué du fonctionnarisme autrichien et l’Église catholique, que les Jésuites apportaient dans leur bagage, il fallait donc l’appui de la majorité, jusqu’ici négligée et méprisée, de la population transylvaine : des Roumains. On commença par proclamer l’« Union de l’Église valaque » qui représentait dans les seules formes légales la vie de la nation, avec le Saint-Siège ; on promit aux prêtres qui reconnaîtraient le dogme occidental en sacrifiant les quatre points de divergence, de les assimiler comme situation matérielle au clergé catholique ; puis on s’adressa à l’évêque lui-même. Il avait dépendu jusqu’alors, comme tous ses prédécesseurs, du Métropolite de Târgoviste et du prince de Valachie, ainsi qu’avait dû le reconnaître Apaffy aussi, au cours des difficultés provoquées par la déposition de Sabbas ; c’est d’au-delà des monts que lui venaient non seulement sa consécration, mais aussi des conseils de direction contre le calvinisme envahissant, des revenus, car la Métropole roumaine de Transylvanie possédait par la grâce des Voévodes des biens-fonds dans la principauté voisine, des ornements d’église, qu’on demandait, du reste, depuis quelque temps, aussi à Moscou, et des livres, de ces beaux livres qui sortaient des presses valaques. Celui qui tenait alors la crosse était un homme timide et soumis, Théophile : dès le mois de mars 1697, réunissant quelques protopopes à la mode calviniste qui administraient, en vrais chorévêques, les districts de son diocèse, il leur fit admettre facilement de se convertir au catholicisme, à condition de maintenir les rites qui se rattachaient à toutes les traditions du passé : les anciennes icônes, la liturgie archaïque, le vieux style roumain de l’Ecriture, les fêtes qu’avaient célébrées les ancêtres. En même temps, et surtout, on voulait l’égalité avec les autres nations : « que les Unis ne soient plus considérés comme tolérés », qu’ils soient « avancés et admis dans toutes sortes d’emplois ; que leurs fils soient reçus sans distinction dans les écoles latines des catholiques et dans les fondations scolaires ».[3]

Cette décision fut confirmée dans un nouveau synode convoqué par le successeur de Théophile, Athanase, qui était allé, selon la coutume, se faire consacrer par le Métropolitain valaque. Préoccupé seulement de se maintenir contre les attaques des Jésuites, il était disposé à toutes les concessions, même à celle de rompre des liens, si profitables pour ses revenus, avec le siège de Târgoviste. Il y eut bien une résistance, dans les régions où le calvinisme s’était enraciné et dans la Transylvanie méridionale, qui avait pour centre Bra-sov, avec son faubourg roumain des Schei, et où l’in-fluence du riche et puissant Brâncoveanu était la plus forte. L’autorité militaire et la persécution religieuse s’associèrent pour briser les efforts des récalcitrants ; un de leurs chefs, Job Tirca, qui se réfugia plus tard en Moldavie, devint le superintendant calviniste pour les Roumains du prétendant François Râkoczy. Mais un voyage à Vienne fut imposé au pauvre jeune Métropolite, qui ne comprenait nullement la responsabilité historique du moment : sa rudesse naïve fut, sous l’influence jésuite, amenée rapidement à résipiscence : il reconnut l’évêque catholique comme son supérieur, il admit le contrôle et la surveillance d’un « théologien » de la milice de Jésus, qui, avec le simple titre d’acolythe, allait être de fait le chef et le maître ; admettant que la première consécration, accomplie par des schismatiques, n’est pas valable, il déclare renoncer désormais à tout rapport avec le Valaque et son Métropolitain. Pour l’en récompenser, la Cour le créa conseiller impérial, lui fit don d’une belle chaîne d’or portant le portrait de l’Empereur et l’installa avec une solennité extraordinaire dans cette résidence de Fehérvâr dont son successeur allait être bientôt chassé pour ne pas porter ombrage au représentant de l’Église catholique romaine (1701).

Selon le désir des protopopes, cette même Cour avait dû cependant promettre, au moment où elle confirmait Athanase, de reconnaître tout Roumain uni à la confession de l’Empereur comme membre à titre égal de la communauté politique transylvaine, comme « fils de la patrie », Mais, alors que les concessions faites par les Roumains étaient affichées à grands fracas, pour raffermir de la sorte la position des Impériaux en Transylvanie, cette reconnaissance fut tenue dans le plus strict secret pour qu’ensuite, « découverte » par les Roumains eux-mêmes, elle fût inscrite sous le second successeur d’Athanase sur le drapeau des luttes pour le droit.

De leur côté, les fonctionnaires travaillaient à détruire tout le passé de la nation. On brisa violemment avec Brâncoveanu, dont le Métropolitain et son tuteur, le Patriarche de Jérusalem, avaient lancé l’ana-thème contre l’apostat et le transfuge ; on lui enjoignit brutalement de ne plus se mêler aux affaires d’un pays qui avait un autre souverain. « Pourquoi ce prince, qui est un homme comme il faut, répondait-on à l’ambassadeur anglais revenant de Constantino-ple, s’occupe-t-il des décisions que prend l’Empereur dans son propre pays en ce qui concerne des questions religieuses, alors que l’Empire n’a jamais demandé au prince de Valachie comment il procède pour les affaires de même nature dans sa propre principauté ? »

A la mort d’Athanase, le vicariat de l’église valaque fut confié à des Jésuites étrangers ; on pensa même à choisir parmi ces conseillers, hongrois et allemands, le successeur de l’évêque défunt. On finit bien par élire un Roumain, qui avait fait de brillantes études à Rome, Jean Giurgiu de Patac, mais il ne fut plus un « Métropolite », fût-ce seulement pour les siens, ni même un évêque de Fehérvâr, où l’on devait élever sur les ruines de l’Église de Michel-le-Brave la forteresse impériale de Karisburg : par une bulle de nouvelle fondation, le Pape, qui feignait d’ignorer tout le passé, créait, en 1721, un évêque uni à Fagaras.

Lorsque la succession de ce nouveau siège fut ouverte, les électeurs s’arrêtèrent, après une longue vacance, sur la personne d’un simple écolier, qui avait cependant dépassé depuis longtemps l’âge des études, Jean Innocent Micu, « baron Klein », par la grâce de l’Empereur. On croyait trouver en lui un docile instrument pour disposer des Valaques domptés par l’acte d’Union et dépouillés cependant d’une récompense si solennellement promise ; il n’en fut pas ainsi, pourtant. Ce nouveau chef de l’Église roumaine devait être non seulement tout ce que lui inspirait son tempérament fougueux et tenace, mais aussi le représentant de ces paysans de Transylvanie qui, comme leurs congénères des Principautés, n’oubliaient pas, au milieu des pires épreuves et de l’humiliation la plus profonde, leur droit humain et national. Si l’aristocratie roumaine n’avait pu rien conserver de ses attaches avec la race qui l’avait produite ; si, tout en rendant des services à la cause commune, les quelques fonctionnaires du même sang n’avaient qu’une action fatalement restreinte ; si le clergé séculier ne se distinguait ni par les lumières, ni par la moralité nécessaires pour diriger un mouvement de cette importance ; si enfin, les couvents roumains, anciens centres de la civilisation traditionnelle, avaient été violemment désaffectés et évacués, toute la résistance se concentra dans la classe rurale, nombreuse et vaillante. D’autant plus devait-elle entrer en lice pour sa liberté que, au lieu d’améliorer sa situation, les « nations » constitutionnelles faisaient tout leur possible, de concert le plus souvent avec le groupe des nobles magyars qui formaient le « gouvernement » de Transylvanie, pour l’aggraver. Les villes saxonnes voyaient déjà dans l’établissement d’un régime allemand une occasion unique pour transformer en serfs, comme dans les provinces de l’héritage autrichien, ces masses paysannes sur lesquelles elles avaient seulement des droits précisément spécifiés dans les vieux privilèges. Dans la liberté des Serbes, établis sur la frontière méridionale du royaume de Hongrie, avec leurs chefs religieux et nationaux, — l’archevêque-patriarche à leur tête, — avec les officiers de leur armée purement nationale, les Roumains avaient des coreligionnaires, dont la situation était infiniment supérieure : il suffisait donc de revenir à l’ancienne foi, accepter les évêques orthodoxes serbes et peut-être d’entrer dans les rangs de l’armée impériale, ainsi que le firent plus tard, vers 1760, les Grenzer, les Graniceri de Bistritz, de Nasaud (Naszôd) et de Caransebes (Karansebes), pour participer aux mêmes privilèges, qui confondaient la religion et la nature des services prêtés à l’État avec la nationalité elle-même. Déjà au moment où Micu commença son activité, des évêques serbes traversaient à cheval les régions à l’Ouest de la Transylvanie, distribuant au milieu des soldats leurs bénédictions ; à Brasov, on préférait tel prélat slave en quête de subsides et de contributions volontaires à la propre personne du pasteur officiel de la « religion roumaine ».

La première déclaration de Jean-Innocent, faite en 1735, montra bien la manière dont il entendait servir un peuple dont il se considérait, d’après l’ancienne tradition, comme le chef unique. « Nous sommes, • disait-il, les maîtres héréditaires dans ce pays des rois dès l’époque de Trajan, bien avant que la nation saxonne fût entrée en Transylvanie,- et nous y avons jusqu’aujourd’hui des domaines entiers et des villages qui nous appartiennent en propre. Nous avons été écrasés par des charges de toute espèce et par des misères millénaires de la part de ceux qui ont été plus puissants que nous ». 11 fallait donc satisfaire, non seulement à la promesse formelle de Léopold Ier, mais aussi aux exigences de la proportion numérique, de la valeur d’une race de bons laboureurs et de vaillants soldats et au droit historique, en reconnaissant aux Roumains la qualité d’une nation constitutionnelle.

Micu renouvela sans cesse, pendant dix ans, ses réclamations. A Vienne, au moment d’une guerre difficile contre Frédéric II, on craignait d’indisposer les magyars, dont la fierté atavique, l’organisation puissante et les prétentions hardies constituaient un danger permanent pour la domination impériale en Transylvanie. Les pétitions de l’évêque « valaque » furent donc renvoyées au gouvernement de la province ; à la Diète, elles furent accueillies par des mouvements d’indignation et des huées. « On nous traite pis que des Juifs, s’écria le prélat indigné ; est-ce donc tout ce qu’on peut faire pour une nation de 500.000 âmes et qui a toujours donné des preuves de sa fidélité absolue ? » II fit venir les paysans à ses synodes de prêtres et, fort de leurs bruyantes approbations, il refit le chemin de Vienne. Menacé d’être arrêté, il partit enfin furtivement pour Rome ; son départ donna le signal de la jacquerie contre la « nouvelle loi » et ses représentants, laïcs et ecclésiastiques.

Son successeur, Pierre-Paul Aaron, un ascète, que Micu avait anathématisé lorsqu’il remplissait les fonctions de vicaire, ne fut donc reconnu que par un nombre très restreint de fidèles. Les autres acclamaient des agitateurs serbes et, ne trouvant pas d’appui chez les Phanariotes des deux Principautés, ils s’adressaient, et non sans résultat, à la Russie. Bientôt il y eut une vraie révolte, dont le chef fut un simple moine, Sophronius, vrai « roi » roumain de la Transylvanie occidentale. La Cour dut céder ; elle trouva le moyen d’éluder les difficultés en accordant aux partisans de cet apôtre de la violence un évêque serbe qui était déjà en possession du siège de Bude (1762). Deux autres prélats allaient lui succéder jusqu’à l’interrègne de vingt ans qui précéda l’élection, en 1810, du Roumain Basile Moga.

Mais le peuple ne voulut pas non plus de ce Serbe, et les qualités supérieures des chefs de leur race qui étaient les évêques de Fagaras, transportés déjà dans un village quelconque, à Blaj (Blasendorf, Bâlâzs-falva), ne leur gagnèrent pas davantage les cœurs. La classe paysanne, préoccupée en même temps du problème social, était en pleine ébullition, surtout dans les régions montagneuses qui avaient vu tous les gestes d’énergie de la race, depuis les combats anciens de Décébale jusqu’à la jacquerie du moine Sophronius. Les serfs du domaine impérial, des mines d’or, se soulevèrent contre l’exercice abusif des droits féodaux, sous la conduite de Nicolas Ursu Horea, qui prétendait avoir une mission secrète de Joseph II, et de ses compagnons, Closca et Crisan. Tout en pillant les châteaux et en massacrant les nobles, comme les insurgés de France en 1360, ils en arrivèrent à demander que le pays restât entre les mains seules de ses vrais fils et défenseurs. La milice impériale n’intervint que bien tard pour mettre fin à l’anarchie. Trahi par leurs compatriotes, les chefs du mouvement furent pris dans leur refuge ; l’un d’entre eux se suicida en prison, les deux autres, dont Horea, subirent le supplice affreux de la roue, à la place même où, trois cents ans auparavant, un prince de leur race entrait en triomphateur, après avoir défait les défenseurs magyars et saxons de la Transylvanie (1784-1785).

Mais déjà les efforts des Roumains de cette province pour arriver à une vie nationale avaient pris une autre voie, qui était sans doute meilleure. Il ne s’agissait plus de s’assurer un appui dans l’administration autrichienne, de vaincre l’obstination des ennemis séculaires, de terroriser les représentants d’un passé qui ne voulait pas encore capituler devant la nouvelle nécessité des choses. Il ne s’agissait pas même de poser comme but de la lutte ; qui devait être aussi longue par ses fatigues et ses souffrances que féconde dans ses derniers résultats, la reconnaissance des Roumains comme nation constitutionnelle dans la province qu’ils partageaient avec les Magyars, les Saxons et les Sze-kler. On s’aperçut enfin qu’il fallait avant tout donner à un peuple résolu à secouer enfin de si anciennes et si fortes entraves cette arme invincible : la conscience fière et aggressive de son droit et de ses traditions.

Déjà l’évêque martyr avait parlé de l’origine romaine, de l’ancêtre Trajan, de la noblesse de sa race et de sa persistance ininterrompue sur la terre de son héritage. L’inspiration lui en était venue des études classiques qu’il avait faites dans les collèges de Jésuites ; mais les chroniques moldaves et valaques, qui donnaient un sens actuel à ces notions scolastiques et littéraires, avaient trouvé leur chemin jusque dans les cellules des jeunes moines qui se formaient dans les écoles fondées par Micu et surtout par son successeur Aaron. Lorsque les disciples de ces séminaires et de ces collèges purent chercher à Vienne et à Rome elle-même la source de leurs connaissances, ils ne firent que se fortifier dans une croyance qui devait être à travers toutes les misères, l’essence même de leur vie. Dans cette Rome, où le grand prélat était mort désespéré, ses disciples des établissements de Blaj venaient de reprendre l’œuvre abandonnée par ses mains affaiblies. C’était une de ces transmissions mystérieuses que la justice trouve toujours pour sauver sa cause.

Presque au même moment, un parent de Micu, le jeune Stoe, en religion moine Samuel, Georges Sincai de Sinca, fils d’un de ces boïars de Fagaras qui ne gardaient dans leur pauvreté et leur abandon que la gloire vaine des anciens titres, enfin un troisième rejeton de cette même classe rurale, Pierre Maior, se formèrent dans les établissements ecclésiastiques des États autrichiens et de la ville pontificale ; ils ne devaient pas trouver seulement une discipline monastique ; leur esprit indépendant de paysans combatifs voulut s’approprier les moyens de continuer une lutte, dont, tout jeunes et isolés qu’ils étaient, ils sentaient devoir être les chefs. En 1783-1784, ils étaient de retour ; ils avaient abandonné le froc et vécurent d’emplois secondaires ; prêtres ou protopopes, directeurs scolaires dans les nouveaux établissements de culture germanique fondés par Joseph II, correcteurs à la typographie en caractères cyrilliques de l’Université de Bude, ils restèrent tous trois jusqu’au bout des chevaliers errants de leur idéal national.

Ces coryphées de l’école transylvaine consacrèrent à la défense de leur race des grammaires en lettres latines, des dictionnaires étymologiques, des chroniques, qui sont, comme celles de Micu et surtout comme le grand recueil de sources, rédigé en latin et en roumain par Sincai, des plaidoyers pour la noble origine, la gloire guerrière et le droit inattaquable des Roumains, sans aucune différence de province. Certains de ces ouvrages, comme celui de Maior sur l’Origine des Roumains en Dacie, put être répandu par l’impression ; les autres circulèrent en manuscrit. Mais, si l’on veut mesurer l’étendue et la grandeur de leur influence, il faut penser à tout l’enseignement scolaire qui fut dominé par les mêmes idées dans les écoles de Blaj ; ces écoles, en plein développement, créèrent l’esprit même des nouvelles générations, au moment où la grande Révolution ouvrait à tous les peuples des perspectives nouvelles.

Pendant cette grande commotion européenne, qui atteignit les Magyars aussi, séduits par l’idée de refaire dans une forme républicaine leur ancien État national, il y eut parmi les Roumains un mouvement semblable. Dans la classe cultivée ne manquaient pas les « philosophes », gagnés par l’esprit nouveau : il faut comprendre dans leur groupe, non seulement des professeurs et des écrivains laïcs, comme le médecin Molnar, fameux oculiste, et comme ce Budai-Deleanu, qui fut, plus tard, sur les traces de Voltaire, l’auteur d’un poème héroï-comique consacré aux exploits imaginaires des Tziganes sous Vlad Tepes de sanglante mémoire, mais aussi tous ces membres du clergé uni qui participaient au mouvement littéraire et scolaire et dont les chefs avaient si rapidement jeté leur froc aux orties. Les jeunes gens qui, avec des subsides de l’Église et sous la protection de la Couronne, faisaient pendant les guerres de la République et de l’Empire leurs études aux Universités de l’Occident, n’en furent pas moins imprégnés ; entre autres, ce Georges Lazar, fils d’un serf du pays de l’Olt, qui, après avoir suivi les cours de philosophie et de mathématiques à Vienne, négligeant, bien qu’on l’eût destiné à être évêque, sa spécialité théologique, devait être à Bucarest le grand innovateur qui donna un nouvel essor moderne à la conscience roumaine.

Il avait été question de fonder un journal, et on eut au moins à Bude une bibliothèque de calendriers et de brochures, dont chaque page contenait une réminiscence du passé romain et une indication vers la liberté future. Puis, au moment même où commençait le long conflit entre la Révolution et les Puissances monarchiques de l’ancien régime, un fonctionnaire autrichien, imbu des idées philosophiques, Joseph Mehes (Mehessy), rédigea pour les deux évêques de la nation, le Serbe orthodoxe, qui n’osa pas refuser sa signature, et le somptueux chef de l’Église unie, Jean Bob, une pétition de droits au nom de la nation roumaine, — non de la « nation » dans l’ancien sens du mot, car, malgré les efforts de tout un siècle, on avait constamment refuse de la reconnaître, mais bien de la nation par la grâce de Dieu, par la réalité des choses, par son propre droit naturel, telle qu’elle était proclamée à ce moment, pour tous les peuples, par les révolutionnaires de Paris. Par ce « Supplex libellus », qui provoqua une violente indignation parmi leurs compatriotes privilégiés, les citoyens roumains de Transylvanie, traités trop longtemps de « Valaques tolérés », demandaient que leur liberté, de souche romaine, fût admise par l’Empereur, comme facteur légal du présent ; que ce million de contribuables jouît de tous les droits des Magyars, des Saxons, des Szekler, ces « citoyens » parlant une autre langue dans la patrie commune ; que des comités roumains, pareils aux nouveaux départements de la France et portant des noms étrangers au passé fussent constitués ; enfin qu’une Assemblée nationale choisît des délégués pour représenter désormais les Roumains à Vienne. Malgré les protestations furieuses de la diète de Transylvanie, qui n’était « révolutionnaire » que pour arracher de nouveaux rivilèges à la Couronne, on persista énergiquement dans l’idée de 1’ « Assemblée nationale roumaine », comprenant aussi les militaires et les nobles, ainsi que le clergé inférieur et le peuple, et de nouvelles demandes furent adressées à Léopold II qui, tout en ne voulant rien innover, ne pouvait rien refuser.

Bientôt cependant l’attention du monde politique autrichien fut complètement absorbée par les guerres d’Occident, qui paraissaient devoir amener, sous les rudes coups des généraux de la Révolution et de Napoléon, la fin de la Monarchie des Habsbourg, chassée de l’Allemagne et menacée même dans la possession de ses provinces héréditaires. L’activité intellectuelle des Roumains de Transylvanie fut immobilisée et rabaissée dans ces nouvelles écoles qui s’ouvraient dans tous les coins de la province, demandant des livres que toute une génération s’occupa à compiler. Pour permettre au grand mouvement d’idées provoqué par les écrits des humbles et hardis coryphées de l’ « École transylvaine » de développer leurs fécondes conséquences, il fallait un milieu national disposant de moyens supérieurs à ceux de l’évêché de Blaj ou du siège orthodoxe rival, établi enfin à Sibiu, nouvelle Capitale de la bureaucratie.

  1. V. notre Histoire des relations russo-roumaines, p.163 et suiv.
  2. Convorbiri Literare, anée 1901, p. 1126 et suiv.
  3. Voyez notre Histoire des Roumains de Transylvanie et de Hongrie, II, chapitre I.