Histoire des Roumains et de leur civilisation/06


CHAPITRE VI

Formation de la civilisation roumaine au milieu des Principautés indépendantes aux XVe et XVIe Siècles


Conditions politiques générales a l’avènement d’Etienne-le-Grand. — II ne pouvait pas y avoir de moment plus favorable pour le début d’un règne destiné à établir l’indépendance politique de la race roumaine que l’année 1457, où commença de régner, à l’âge de vingt ans, un jeune prince qui devait, pendant près d’un demi-siècle, développer ses qualités exceptionnelles de bravoure endurante et de sagesse politique.

La Hongrie médiévale, celle des Arpadiens, aux instincts barbares de conquête, celle des Angevins au faste féodal, celle de Jean Hunyady, qu’animait ’l’esprit des Croisades, allait finir au contact de la puissance turque, si moderne par son caractère nettement national et militaire, par le pouvoir absolu de ses chefs, par leur tendance à donner au nouvel État, au lieu des bornes vagues d’une influence, les contours précis des frontières naturelles. Le roi au service duquel le héros de Belgrade avait dépensé ses efforts, le faible enfant posthume qui était Ladislas, fils d’Albert d’Autriche et petit-fils, par sa mère, du vaniteux Sigismond, allait finir bientôt ses jours sans avoir marqué par des actions personnelles un assez long passage sur le trône. Son successeur Mathias, qui était fils cadet de Jean Hunyady, eut toujours devant ses yeux le fantôme brillant de l’empereur et roi, dont il suivit si souvent les traces ; il dut comprendre cependant, par ses instincts réalistes de Roumain, par l’orientation fatale au milieu de son époque, et non moins par son contact intime et varié avec ce monde de la Renaissance italienne qui lui donna aussi sa seconde femme, Béatrix de Naples, les caractères dis-tinctifs d’une nouvelle ère. Posséder la terre, l’argent, les ressorts de la diplomatie avaient pour lui plus de valeur que les avantages purement formels de l’hommage traditionnel.

La Pologne du roi Casimir vivait beaucoup plus dans les souvenirs du moyen âge. Le petit-fils de Ja-gellon, tenait plutôt aux cérémonies brillantes dans lesquelles il pouvait apparaître comme le suzerain qui commande et conduit ; sa vanité, lente à déterminer des efforts efficaces, n’était qu’un des éléments d’une mentalité arriérée, tenant à l’ancien régime de l’autorité qui dépasse toutes les conditions données de la terre et de l’époque. Mais déjà des aventuriers italiens venaient apporter dans l’Orient latin des idées nouvelles ; un d’entre eux, Filippo Buonaccorsi Callima-chus, devait avoir une influence décisive sur l’esprit du fils aîné et futur successeur de Casimir, Jean-Albert. Il ne faut surtout pas oublier la leçon de réalisme que donnait à tous ces imitateurs du passé la conquête turque, fondée sur des bases inébranlables. Pour la défense même d’une Pologne qui n’avait encore ni armée, ni trésor, ni chef généralement reconnu, il était nécessaire de confier la garde du Danube inférieur aux Roumains de la Moldavie ; pour être resserrée dans des frontières plus étroites, cette puissance n’en était que plus concentrée. Si l’on avait cru jadis pouvoir défendre l’indépendance polonaise contre les Ottomans par l’établissement d’une garnison dans Cetatea-Alba, prise sur l’héritage du faible Alexandre II, la conquête de la péninsule des Balcans par Mohammed II et l’apparition de la flotte turque dans la mer Noire devaient imposer au plus opiniâtre des rêveurs la conviction que seule une force indigène, intéressée en première ligne à défendre ce rivage, déjà fortifié par le premier Alexandre contre les nouveaux ennemis, pouvait écarter le plus grand des dangers.

Quant aux Turcs eux-mêmes, ils avaient éprouvé au siège de Belgrade leur première grande défaite ; satisfaits du tribut de 2.000 ducats de Hongrie promis par Pierre Aaron, ils pensaient plutôt à compléter leur base balcanique par l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, encore libres, qu’à entreprendre quelque chose du côté du Danube, où ils avaient été vaincus. Il fallut pour leur faire changer de direction les provocations du prince Vlad, qui, allié de Mathias et époux d’une parente du roi de Hongrie, se jeta, en 1461, au moment même où l’Occident était préoccupé par une nouvelle croisade, sur Giurgiu et les autres places danubiennes, massacrant méthodiquement les habitants, dont il supputait ensuite en bon comptable le nombre pour en orner ses bulletins de victoire. Seulement, le Sultan lui-même passa sur la rive gauche pour chasser en Hongrie — mais non sans avoir subi de graves pertes, — un prince féroce, trahi par ses boïars et tardivement secouru par Je roi, son protecteur ; il put bien laisser sur le territoire valaque, comme Voévode de la paix et de la soumission, le méprisable Radu-le-Bel, frère de Vlad, qu’il avait tiré du harem de ses favoris, mais non pas soumettre définitivement un pays qui, sous ce faible maître, reprit dès le lendemain ses anciennes traditions. Avant cette campagne même de 1462, qui avait été plutôt malheureuse si l’on tient compte de ce qu’elle coûta aux vainqueurs, Etienne le Moldave savait bien qu’il n’avait à craindre aucune inimitié de la part des Turcs. Ces derniers étaient, du reste, si gênés dans leur offensive contre Vlad, qu’ils permirent à son voisin de « collaborer » à leur expédition contre Chilia ; il y employa toute une armée, qui ne pouvait guère avoir pour but de livrer au Sultan la ville, une fois conquise, mais qui voulait rentrer dans la possession d’une place cédée si facilement par Pierre Aaron à son patron, le gouverneur de la Hongrie.

Activité d’Etienne avant le conflit avec les turcs. — Dans ces conditions, il s’agissait en première ligne de régler la situation du pays envers les deux pays chrétiens qui avaient hérité des prétentions féodales des Angevins d’Orient. Pierre Aaron se trouvait en Pologne ; mais on n’osa pas le soutenir. Il en fut chassé, au contraire, dès l’année 1459 ; le nouveau prince moldave dut s’engager à ne pas redemander la possession de la citadelle de Hotin, momentanément occupée par les officiers du roi et qui devait, du reste, revenir bientôt d’elle-même à la Principauté, dont elle faisait naturellement partie. Le traité parle aussi d’organiser la défensive contre les « Infidèles », ce qui ne signifie pas les Turcs, mais bien les Tatars de la Crimée, qui déjà sous les premiers successeurs d’Alexandre-le-Bon avaient envahi la Moldavie, tout en étant pour la Pologne elle-même une perpétuelle menace. En ce qui concerne l’hommage, Etienne se déclara prêt à suivre la coutume de ses prédécesseurs, pourvu que le roi Casimir, son suzerain, se trouvât en personne aux frontières. Le roi ne tarda pas, en effet, à paraître en Russie, et l’hommage fut prêté le 2 mars 1462 ; mais, en prince de la nouvelle époque, Etienne se garda bien de renouveler la cession d’Elie et de son frère en ce qui concerne les districts septentrionaux de son pays ; sans mentionner la Pocutie, qui n’était plus entre ses mains, il maintint ses officiers aux gués de Cernauti, dominant la région qui s’étend, dans la Bucovine actuelle, au-delà du Pruth supérieur.

Le roi Matthias ne s’était avancé, en 1462, que jusqu’aux frontières de la Transylvanie, invoquant la lettre d’humilité par laquelle Vlad cherchait à se faire pardonner ses méfaits envers le Sultan pour excuser son absence. Trop faible pour empêcher la perte de ses « pays vassaux » de Bosnie et d’Herzégovine, il échoua, en 1463 et 1464, dans ses efforts pour les recouvrer bien qu’il se fût emparé de la capitale, Jaice, et ne réussit jamais à créer un organisme durable sur les ruines de l’ancien royaume. Lorsque Pierre Aaron se fût réfugié chez les Szekler, Etienne put pénétrer librement sur leur territoire pour les en punir, et désormais ses voisins, jouissant d’une autonomie guerrière qui ne cadrait plus avec les premiers besoins d’une royauté hongroise absolue s’étendant désormais à ce pays de Transylvanie aussi, où chacun avait son privilège, furent des clients du prince moldave, prêts à le suivre dans toutes ses expéditions. Après s’être en 1465, emparé de Chilia par un coup de main, le Moldave eût voulu mettre à profit le mécontentement de ces privilégiés transylvains qui préparaient la grande révolte saxonne du comte de la nation, Roth, et du Voévode Jean de Sankt-Georg et Pösing, pour essayer de consolider encore davantage sa situation au-delà des montagnes. On imagine les avantages qu’il eût retiré d’une Transylvanie indépendante, même de caractère germanique, à une époque où les rois de Hongrie considéraient les princes roumains comme les seuls défenseurs obligés et attitrés de la province contre le danger turc.

Aussitôt après que le roi eut étouffé la révolte, il se dirigea contre la Moldavie complice, au mois de novembre de l’année 1467. Il n’avait pas, sans doute, l’intention d’annexer, contre un ennemi dont il connaissait bien les qualités, un territoire si étendu. Si dans sa suite se trouvait le prétendant qu’il comptait rétablir, car Pierre Aaron n’avait pas encore été saisi par Etienne pour expier le meurtre de son frère, ce fut surtout une expédition de vengeance, une Strafexpedition, comme celle qu’a renouvelée tout dernièrement la barbarie de notre époque ; un motif impérieux de gloire s’ajoutait d’ailleurs à l’autre pour ce prince qui aimait à lire dans la belle prose de l’Italien Bonfinius le récit de ses brillantes actions.

Le pays entre les montagnes et le Séreth fut systématiquement dévasté : Trotus, Bacau, Roman, qu’avait fondée le premier prince de ce nom, furent incendiées ; Suceava, résidence du coupable, était le but principal de l’expédition ; mais il fallut s’arrêter, par cause du grand froid peut-être, dans l’ancienne capitale Baia, que les derniers Saxons appelaient encore la « Stadt Mulda ». C’est alors que l’armée fut assaillie pendant la nuit par les soldats d’Etienne : boïars et les chevaliers, « curteni », qui formaient le corps permanent de la « Cour », « hânsari », qui vivaient sur le butin comme les « akindschis » turcs, paysans assoiffés de vengeance pour leurs villages détruits et pour la honte répandue dans leurs foyers. Le massacre fut horrible ; le roi lui-même rapporta de cette catastrophe une profonde blessure, une flèche s’étant fichée dans « l’épine de son dos », dit la chronique hongroise.

L’expédition ne fut pas reprise : elle avait coûté trop cher ; on s’empressa de bâcler un bulletin destiné à cacher la triste réalité, et l’Occident offrit bientôt à l’ambitieux « Corvin » des compensations pour cette défaite subie en « pays barbare », aux prises avec un ennemi « perfide ».

De son côté, Etienne n’avait plus rien à réclamer du côté de l’Occident que la tête, qu’il eut bientôt, de son oncle assassin. Poursuivant de nouveau les buts réalistes d’une politique moderne, il chercha, tout en remplaçant les châteaux de bois par de bonnes fortifications en pierres, mises sous le commandement de ses burgraves (pârcalabi), à compléter sa frontière au Sud, du côté de la Valachie. Déjà, son aïeul Alexandre avait eu le district de la Vrancea, district que parcouraient les pâtres de toutes les régions roumaines, mais qui, d’après l’ancienne tradition des évêques cumans établis à Milcov, avaient vécu sous l’autorité des princes valaques. Pour arrêter l’avance des Moldaves, les princes rivaux élevèrent, près de cette ancienne cité épiscopale, détruite par les Tatars, la forteresse de Craciuna, et ils fortifièrent même, probablement à Valenii-de-Munte, le cours du Teleajen, pour opposer une nouvelle barrière à une invasion de leurs voisins.

Mais ce qu’il fallait avant tout, c’était de ne pas laisser le cours du Danube entre les mains des Turcs, représentés alors par leur protégé, le beau Radu. Après avoir infligé une leçon aux bandes des Tatars dévastateurs, qui ne se risquèrent plus désormais que dans la compagnie des Turcs, le Voévode attaqua le grand port valaque de Braïla, qui intéressait aussi les Turcs par ses relations avec le Levant et que défendaient peut-être des auxiliaires ottomans : il s’agissait de détruire un centre commercial qui empêchait le développement de Chilia. La ville fut brûlée en février 1470. C’était juste le moment où, après l’insuccès de l’expédition entreprise par Pie II, une nouvelle croisade dont Venise avait besoin pour défendre l’Albanie contre le Sultan, se préparait en Italie. En 1470, des mesures furent prises pour former une étroite union entre le Pape, Venise et le roi de Naples, avec le concours du roi Matthias. Au commencement de l’année suivante, la ligue fut proclamée ; elle comprenait les restes de la domination latine et chrétienne en général dans les Balcans[1] et déjà l’on avait gagné la fille du Basileus détrôné de Trébizonde, devenue la femme chrétienne d’Ouzoun-Hassan, le Khan turcoman de la Perse, qui, se rappelant peut-être le grand Gengis, voulait certainement reprendre contre les Ottomans le rôle de Timour. Les relations entre la Cour persane et celle du roi de Pologne avaient lieu, non seulement par la voie des Génois de Caffa, qui pouvaient trahir, mais aussi par celle du Moncastro moldave, de Cetatea-Alba. La femme d’Etienne était, du reste, à ce moment, une parente de la « Despina », une Comnène, Marie, des princes de Théodori, ou Mangoup, en Crimée, où son père et ses frères régnèrent tour à tour. Aucun de ces mouvements n’étaient sans doute restés inconnus d’Etienne, bien avant les propositions formelles qui furent faites en 1474 par « Ouzoun, fils d’Ali, fils d’Osman », au « grand prince miséricordieux et grand seigneur, Etienne Voévode, puissant sur toute la Valachie ».

Radu, qui avait repris les armes, fut vaincu, en 1471, à Soci ; en vain avait-il compté sur l’appui des boïars moldaves, qui auraient désiré un autre prince ; Etienne, averti à temps, les avait fait décapiter. Deux années d’expectative patiente suivirent. Au mois d’août 1473, Mohammed II avait vaincu à Terdschan son grand rival asiatique, mais ses troupes étaient revenues dans un état lamentable et lui-même, déjà malade de la goutte, était complètement épuisé. Etienne pénétra donc en Valachie ; son incursion fut si rapide que son faible rival, battu près de la rivière du Râmnic, ne put se maintenir dans sa forteresse de Bucarest, devenue la capitale du pays pour les princes vivant sous la tutelle des begs danubiens ; il se réfugia auprès de ses protecteurs, abandonnant son trésor, sa femme, sa fille, qui devait être plus tard la troisième épouse d’Etienne. Un descendant de Dan II, Laiota, autrement dit Basarab II (ou III, s’il faut compter un prétendant passager), prit sur lui, comme jadis son père, de défendre le Danube contre les Turcs. Les begs riverains, les Michalogli, étant revenus d’Asie, le nouveau Basarab trahit tout simplement la cause chrétienne ; il fut aussitôt remplacé par un autre partisan du Moldave, homonyme de l’ancien prince et vraisemblablement son fils, qui, en imitant l’exemple sanglant de Tepes, fut surnommé « le petit empaleur » (Tepelus) ; mais celui-ci dut se réfugier en Moldavie devant la grande invasion turque qui eut lieu avant la fin de l’année.

La bataille qui fut livrée par Etienne, avec ses boïars et ses paysans, auxquels s’étaient ajoutés un petit contingent szekler et — on l’a prétendu du moins — quelques troupes polonaises, à Podul-Inalt, au « Haut-Pont », sur la rivière de Racovat, près de Vasluiu, pour défendre la route qui menait vers sa résidence lointaine, doit être considérée comme une des plus importantes de l’époque ; on y vit une infanterie serrée, soutenue par l’action de l’artillerie. Dans les forêts impénétrables, comme celle de Crasna, où Bogdan, père d’Etienne, avait attendu les Polonais, sur un terrain que le dégel subit avait rendu marécageux, le prince moldave affronta, le 10 janvier 1475, les troupes aguerries du beglerbeg de Roumélie d’Europe, Soliman l’Eunuque, accouru d’Albanie pour mettre fin à la dangereuse provocation roumaine. La défaite des Turcs fut complète ; le Pacha perdit la plus grande partie de ses troupes, dans la bataille même et dans une retraite désastreuse. Etienne, qui vivait exclusivement dans les idées de la Bible, ne se considérait que comme un nouveau David choisi par le Dieu des armées pour abattre le géant infidèle ; il n’envoya pas moins à tous les princes de la chrétienté une missive dans laquelle, après avoir énuméré les chefs qui avaient commandé l’armée ennemie, il lançait en terminant ce fier cri de victoire : « Lorsque nous avons vu cette grande armée, nous nous sommes levés vaillamment, avec notre corps et nos armes, et nous nous sommes opposés à leurs attaques ; et, Dieu tout-puissant venant à notre aide, nous avons vaincu cet ennemi, le nôtre et celui de toute la chrétienté ; nous l’avons détruit, et il a été foulé sous nos pieds ».

Cette victoire permit au prince roumain d’élargir ses relations diplomatiques qui s’étaient bornées jusqu’alors à un voisinage immédiat ; au nom de la cause de la chrétienté qu’il défendait si énergiquement, il envoya des ambassadeurs à Venise, à Rome, à Florence, probablement à Gènes, peut-être même au roi de Naples ; bref à tous les membres de la Ligue chrétienne, dont Etienne connaissait sans doute les intentions, au moment où une flotte de croisade attaquait les côtes de l’Asie Mineure et où des ingénieurs italiens dirigeaient les canons d’Ouzoun-Hassan. Par cette collaboration guerrière des Roumains, le Saint-Siège devenait le protecteur obligé de la Moldavie, et Sixte IV qualifiait le prince danubien d’ « Athlète du Christ », demandant, à plusieurs reprises, qu’il eût sa part des subsides que le roi Matthias recevait du Trésor apostolique.

Mais Mohammed était décidé à conquérir tout le pourtour de la mer Noire en écartant les derniers restes de la domination chrétienne. Déjà, tout en réclamant un tribut que le prince moldave n’avait peut-être jamais payé à la Porte, il avait prétendu, avant le combat de Vasluiu, « que les ports du Danube inférieur et de l’embouchure du Dniester, Chilia et Cetatea-Alba, lui fussent livrés ». Aussitôt que la navigation devint possible, l’attaque contre la Moldavie fut reprise ; mais elle fut précédée par le grand coup porté contre la principale ville de commerce de ces régions, la Gaffa des Génois, qui succomba, de même que le château des Comnène à Théodori, dont il ne resta que des ruines. Etienne fut plus heureux. Il venait de se réconcilier avec le roi de Hongrie, obtenant même deux places de refuge en Transylvanie, Ciceu (Gsicsô), dans le rayon de Bistritz, et Cetatea-de-Balta (Küküllövar), au milieu même de la province, sur le cours des Târ-nave, et cela sans avoir prêté l’hommage, ni signé un engagement formel de vassalité. Il put donc concentrer ses forces pour résister énergiquement à l’assaut turc contre ses ports.

La grande lutte contre la Moldavie devait être cependant reprise, sous le commandement du Sultan lui-même, avec toutes les forces de l’Empire, une année plus tard. Le roi Matthias avait employé les circonstances pour fortifier seulement sa propre position sur le Danube serbe, en s’emparant, pendant l’hiver, de la citadelle de Chabatz, et il avait dirigé contre les Turcs de Bosnie des bandes sauvages, conduites par Vouk Brancovitsch et par Vlad l’Empaleur, celui-ci étant déjà désigné comme futur prince de Valachie à la place des deux Basarab, dont l’un continuait à être un ennemi et l’autre ne pouvait pas devenir un auxiliaire. Etienne devait donc résister tout seul à cette seconde invasion ottomane, qui, ayant pris le prince valaque pour guide, se dirigea sur la rive droite du Séreth, probablement pour pouvoir surveiller aussi les mouvements des Hongrois, nouveaux alliés du Voé-vode. Ce fut seulement dans les grandes forêts du Neamt que la résistance moldave put s’organiser. Mais les Tatars dévastaient déjà à l’Est le territoire de la principauté, et il fallut permettre aux paysans d’aller défendre leurs foyers menacés. Les boïars seuls étaient restés autour du prince, à côté de la troupe permanente. Ils livrèrent une grande bataille moderne, sans aucun mélange d’éléments ruraux ; ce fut l’artillerie supérieure du Sultan qui décida, après un combat acharné, au cours duquel Mohammed lui-même, déjà vieilli et perclus, se vit obligé de se mettre à la tête des janissaires qui reculaient devant la poussée opiniâtre des Moldaves. Sur les bords du « Ruisseau Blanc », de la Valea-Alba, dans la clairière où fut bâti ensuite le beau monastère dit de Razboieni, du « village de la bataille », la noblesse moldave, victorieuse sur tant de champs de bataille, fut fauchée, le 26 juillet 1476. Les Turcs, qui amenaient avec eux un prétendant, le fils même de Pierre Aaron, atteignirent Suceava, qui fut incendiée.

La Moldavie n’était pas cependant pareille à ces royaume des Balcans où une seule grande victoire et surtout la conquête des places fortes décidaient du sort de la guerre et de l’État lui-même. Les forêts profondes, les vallées étroites du pays recelaient tout un monde invisible que l’ennemi rencontrait de nouveau, prêt à combattre, alors même qu’il croyait en avoir fini avec cette race de paysans. Au bout de quelques semaines, les conquérants, décimés par les maladies et affamés dans un pays complètement dévasté par ses propres défenseurs, se trouvaient en pleine retraite. Le Sultan n’avait pas mis la main sur ces ports qui avaient été le grand et vrai but de l’expédition ; il n’avait même pas la consolation de laisser, comme en Valachie, quatorze ans auparavant, un prince vassal soumis à ses ordres. Car le nouveau Voévode se trouvait dans les rangs de l’armée turque désorganisée ; quant à Etienne, un émissaire vénitien le vit bientôt « chevaucher à travers sa principauté », salué d’acclamations enthousiastes par ceux dont il avait été le défenseur infatigable. Avant l’hiver, Vlad Tepes, soutenu par des troupes de Transylvanie, regagnait sa province valaque, mais seulement pour succomber, quelques semaines plus tard, dans une embuscade obscure de ses ennemis.

Il s’agissait maintenant d’assurer la frontière valaque, la ligne du Danube. Le pays voisin offrait un vrai chaos. Etienne et ses alliés hongrois réussirent en effet à écarter l’incommode voisin qui était le vieux Basarab et à lui substituer Basarab-le-Jeune ; mais le premier gardait encore des adhérents qui firent traîner une désastreuse guerre civile. Dès que l’ancien client du prince moldave eut définitivement pris le dessus, il passa tranquillement à l’ennemi. Alors, les Turcs, s’appuyant sur ce concours valaque, envahirent la Transylvanie ; ils furent battus par le Voévode magyar de cette province, Etienne Bathory, sur le « Champ du pain », à Kenyermezö. Un second coup atteignit la Moldavie ; la rive droite du Séreth fut de nouveau dévastée jusque dans les environs de Bacau.

La mort de Mohammed II parut cependant amener un profond changement en ce qui concerne cette frontière. Alors que ses fils, Baïézid II et Djera, renouvelaient les luttes pour la couronne qui avaient ensanglanté l’Empire après la catastrophe du premier Baïézid, Etienne entra en Valachie ; dans sa seconde bataille de Râmnic, livrée le 8 juillet 1481, il mit fin au règne du « Petit Empaleur », qui fut ensuite tué par les boïars à l’autre bout du pays, où il s’était réfugie parmi ses parents et amis. Un nouveau Vlad, frère homonyme de Tepes, pauvre ancien moine, vieux et maladif, paraissait être le simple représentant de son mai-tre moldave, qui s’était interdit, par seul respect pour les coutumes d’un pays attaché à son ancienne dynastie, l’annexion de la principauté voisine.

Le territoire roumain s’étendait maintenant du Pruth jusqu’aux Portes-de-Fer, du Danube et de la mer Noire jusqu’aux montagnes de la Transylvanie, gardées par Bathory, autre rempart comme Etienne, de la chrétienté. Rien à craindre, semblait-il, du côté des Turcs, de royaume ayant conclu tout récemment avec eux une trève qui comprenait aussi la principauté alliée. Un caprice des janissaires qui exigeaient do l’inerte Baïezid II gloire et butin, ruina cette œuvre ; subitement des troupes tatares et turques, conduites par le traître Vlad, cernèrent les deux grands ports moldaves ; après une longue et glorieuse résistance, Chilia et Cetatea-Alba durent laisser pénétrer les infidèles dans les ruines de leurs remparts brisés (juillet-août 1484). « J’ai conquis, écrivait le Sultan dans son bulletin de victoire, la clef de la porte de tout le pays moldave, ainsi que de la Hongrie et de tout le territoire du Danube, Pologne, Russie et Tatarie, et de tout le rivage de la mer Noire. » L’année suivante, en effet, Suceava fut de nouveau brûlée par des bandes turques.

Désormais, Etienne n’aura qu’une seule pensée : celle de recouvrer ces villes perdues qui étaient presque sa création, qui promettaient un si fort développement de force et de richesse à la Moldavie et à la race roumaine. Abaissant pour la première fois sa fierté, il alla solliciter pour son œuvre de revanche le concours de ses voisins chrétiens. « Notre prince, avaient dit, en 1476, ses ambassadeurs au doge, a commencé sa guerre (contre les Turcs) de sa propre initiative, et il est maître souverain de son État et de ses sujets ». Maintenant, il fallut faire des concessions à la vanité du roi Casimir ; il conjura le vieux souverain polonais de lui fournir ses lourdes troupes, qui auraient peut-être raison des nouveaux maîtres du Danube moldave. Il dut prêter hommage devant une nombreuse assistance, dans des formes qu’il avait considérées comme la plus grande humiliation, et cela à Kolomea, pour montrer qu’il abandonnait ses prétentions sur la Pocutie qu’il avait héritées de son grand-père. L’appui des Polonais permit au Voévode de vaincre les Turcs de la nouvelle province danubienne à Catlabuga, dans la région des grands lacs bessarabiens, et de repousser une nouvelle attaque contre Suceava, au cours de laquelle s’étant saisi du prétendant, il le fit décapiter ; mais la paix conclue en 1489 entre le roi et le Sultan mit fin à ses espérances. Abandonné par son voisin hongrois, qui était cependant son allié et partageait ses idées de croisade, il dut se résigner à payer tribut et il envoya son fils Alexandre à La Porte.

Pour se venger de cet abandon, Etienne manifesta, dès 1490, ses intentions de réclamer la Pocutie. On lui répondit par le guet-apens de 1497, conseillé par le Florentin, déjà mentionné, Callimachus à l’ambitieux successeur de Casimir, Jean-Albert ; il s’agissait de tromper le Moldave : on le pousserait à entreprendre une nouvelle croisade, qui irait chercher les Turcs du Danube pour leur faire rendre gorge et restituerait à la principauté Chilia et Cetatea-Alba ; mais en même temps, on se serait saisi de la Moldavie pour en faire l’apanage de Sigismond, le prince « sans terre » de la famille royale.

Etienne éventa bientôt le projet ; de Suceava, où il laissa une puissante garnison, il se retira à Roman ; là il demanda l’intervention du propre frère de Jean-Albert, ce paisible Vladislav qui avait obtenu, contre Maximilien d’Autriche, préféré par le Moldave, l’héritage du roi Matthias.

Le roi de Pologne, qui avait amené avec lui une brillante armée de chevaliers, comme celle qui s’était fait battre jadis à Crasna, ne parvint pas à se rendre maître de Suceava. La médiation hongroise, représentée par le Voévode même de Transylvanie, Barthélémy Dragffy, Roumain de sang et parent très éloigné d’Etienne, fut acceptée. Les troupes royales en se retirant devaient suivre la même voie qu’elles avaient prise pour l’invasion ; cela signifiait les affamer, car toute cette région avait été déjà complètement dévastée. Lorsque, se dirigeant vers les districts encore intactes de la Moldavie septentrionale, les riches barons, leur suite nombreuse, les Chevaliers Teutoniques se furent engouffrées dans les grandes forêts de hêtres de la Bucovine, où déjà au XIVe siècle un corps auxiliaire polonais avait été détruit par Pierre Ier, les Moldaves, cachés dans les profondeurs, firent tomber les arbres, préalablement sciés plus qu’à demi, sur cette masse pesante, encombrée par les chariots de guerre et affolée par le galop des chevaux effrayés. Le massacre fut épouvantable, et une autre rencontre, à Lentesti, sur la lisière de cette région boisée, acheva le désastre de l’armée.

Après avoir vu les bandes de Turcs, payées par l’ennemi qu’on avait si imprudemment provoqué, chevaucher dans les vallées de la Galicie et l’armée du Moldave lui-même défier, en 1498, la garnison de Lembergterrorisée, Jean-Albert s’empressa de faire sa paix avec Etienne. Le traité du 12 (18) juillet 1499, en invoquant le devoir supérieur de la collaboration chrétienne pour une nouvelle croisade sur le Danube, présentait le prince voisin comme le souverain de son pays et l’allié à titre égal des Jagellonides de Pologne et de Hongrie. Cette croisade, du reste, ne devait jamais commencer, bien que des détachements moldaves eussent déjà paru devant les forteresses perdues pour toujours.

Etienne considérait, paraît-il, comme les Sultans ottomans, qu’un traité ne survit pas à celui avec lequel il a été conclu. Aussitôt après la mort du vaincu de 1497, il réclama de nouveau à son successeur l’héritage moldave de la Pocutie et ne tarda pas même à établir ses officiers et ses douaniers dans les villes fortifiées de Sniatyn, de Kolomea et de Halicz même. Des querelles avec le Tzar Ivan, à l’héritier duquel le prince moldave avait marié sa fille Hélène, née du mariage avec la descendante des knèzes de Kiev, Eudoxie, empêchèrent le roi Alexandre de réagir, et celui qui avait trouvé si rarement un appui chez les descendants de Jagellon, fermait les yeux, le 2 juillet 1504, avec l’espoir d’avoir transmis à son fils Bogdan, dit le Borgne, sinon la possession plénière de l’ancienne voie de commerce qui avait enrichi sa Moldavie, au moins avec une paix qui l’assurait du côté des Turcs, cette Pocutie qui pouvait, par ses riches douanes, être considérée comme un dédommagement pour ce qui avait dû être abandonné entre les mains du Sultan.

De plus, sous Radu, fils et successeur du moine Vlad, la Valachie, tout en vivant dans l’ombre de la puissance ottomane, ne constituait plus un danger pour la principauté voisine, car celle-ci, vaincue par les circonstances, avait dû subir également le même régime de garanties permanentes ; ainsi prit fin le problème politique pour la solution duquel les Roumains avaient usé pendant deux siècles leurs meilleures forces. Si Radu essaya d’introduire à la mort d’Etienne un prétendant moldave, il céda aussitôt aux conseils du Métropolite valaque, Maxime Brancovitsch, qui rappela aux princes rivaux qu’ils appartenaient à la même nation.

La succession d’etienne-le-grand.— Bogdan avait seulement la mission de garder la Pocutie que les Polonais ne devaient pas tarder à lui disputer. Si, en briguant la main d’Elisabeth, fille de Casimir, qui, après avoir été la promise du « Borgne », épousa plus tard le petit prince allemand qu’elle lui préférait, le Moldave déclara renoncer, mais dans ce seul cas, à la province nouvellement acquise, il revint naturellement sur sa promesse, aussitôt que cette alliance de famille lui apparut impossible. Sous Sigismond, l’ancien prétendant à la possession de la Moldavie, qui venait de succéder, en 1506, à son frère Alexandre, (les troupes du Voévode, qui n’avait pas encore renoncé au mariage polonais, revinrent en Pocutie, et une grande expédition dévastatrice les amena jusqu’à Lemberg. Ce ne fut qu’en 1510, après une revanche polonaise qui atteignit la Moldavie septentrionale, que Bogdan, déjà marié à la fille du prince de Valachie, Mihnea, conclut une paix définitive : tout en remettant à l’arbitrage du roi de Hongrie la question pocutienne, il abandonnait de fait ses prétentions. Sept ans plus tard, le fils, brave mais inconséquent et malheureux, du grand Etienne, mourait aux prises avec ces Tatars dont la rapacité avait été stimulée par la présence du prince ottoman Sélim, futur successeur de son père Baïézid.

Encore moins fortuné avait été le sort de la Valachie à laquelle Bogdan se trouvait rattaché à la fois par l’origine de sa mère, par la tradition politique de son père et aussi par son mariage. Mihnea, successeur de Radu, n’était que le fils naturel de l’Empaleur, installé par les Turcs qui gardaient la Marche du Danube, fonda et enrichit des monastères, mais, cruel et débauché, il finit par être chassé ; son successeur, un nouveau et très jeune Vlad, frère de Radu, bien que confirmé par ces mêmes begs, périt par ordre de leur chef, Mohammed, qui résidait à Nicopolis. Il fut remplacé par le candidat des féodaux de l’Olténie, de la famille boïar de la Craiova, apparentée au jeune Basarab : quatre frères disposant de richesses énormes. Ce Neago prit donc le nom de Basarab et, suivant la tradition pieuse du moine Vlad et du « Grand Radu ». il put vaquer à ses occupations paisibles de prince artiste jusqu’à sa mort, en 1521. La succession fut disputée alors entre son fils, l’enfant Théodose, et toute une série de concurrents qui surgirent contre la régente Militza, nièce de Maxime Brancovitsch, et contre Preda, frère de Neago, sur différents points de la principauté.

Le mieux doué de ces « fils de prince » (domnisori), un autre Radu, originaire d’Afumati, fils de Radu-le-Grand, ne parvint à se maintenir que par toute une série de combats, souvent victorieux, livrés d’un bout de la Valachie à l’autre, sans compter quelques retraites en Transylvanie et l’intervention armée du Voévode de cette province, Jean Zàpolya, en sa faveur. Il tomba, en janvier 1529, sous les coups de conspirateurs à Râmnicul-Vâlcii. De son côté, la Moldavie eut, après la mort de Bogdan, la régence du vieux boïar Arbure, qui avait servi Etienne-le-Grand. Un nouvel Etienne, encore mineur, était le prince nominal du pays, et, lorsqu’il put régner par lui-même, ce jeune tyran aux instincts féroces fit exécuter son ancien tuteur et les deux fils d’Arbure ; il espérait pouvoir étouffer dans le sang les révoltes que ne pouvait manquer de soulever le régime de terreur instauré par lui et auquel il ne sut même pas donner le lustre de la gloire à un moment où les Tatars infestaient les frontières moldaves.

Le nouveau Sultan, fils de Sélim, ce sombre Soliman que l’histoire devait orner du titre de « Magnifique », empereur de Byzance, dans la conscience de son glorieux héritage, s’était, en effet, levé pour en finir avec les troubles que provoquaient sur le Danube l’ambition et les discordes des derniers princes chrétiens. La Hongrie avait succombé, après la prise de Belgrade, à la bataille de Mohács, en 1526, et son dernier roi, abandonné par les siens, avait péri dans les marais du fleuve, lorsqu’un crime des boïars trancha les jours du criminel prince de Moldavie et ouvrit ainsi la voie à un autre fils d’Etienne-le-Grand, à un des enfants de ses nombreuses amours chantées par la légende ; Pierre, appelé, d’après le nom de sa mère : Rares.

En Valachie, le faible Vladislav, successeur, imposé par les Turcs, de Radu, et deux princes du nom de Vlad, ne firent que paraître sur la scène. Là, régnait l’agitation perpétuelle d’une classe de boïars trop nombreuse, trop pauvre et trop peu cultivée pour songer à la tranquillité du pays et lui préparer un avenir. Mais la Moldavie, qui dominait cette Valachie de toute la hauteur de son régime d’ordre, garanti par une dynastie généralement respectée, avait repris son essor conquérant.

La Pocutie ne fut pas oubliée ; en 1531, elle fut envahie par Rares qui subit une grande défaite à Obertyn, échec qu’il sut bientôt venger en repoussant les Polonais entrés sur son territoire et réparer par l’énergie d’une politique de résistance appuyée par un riche Trésor et une armée permanente. Sept ans plus tard, un nouveau conflit avec ses voisins, qui assiégèrent Hotin, amena l’intervention décisive du Sultan et la fin de l’indépendance moldave. Mais la grande préoccupation de ce prince fut la Transylvanie, où la catastrophe de 1526 venait d’ouvrir des voies nouvelles, par la double élection royale de Ferdinand d’Autriche et du Voévode Jean Zapolya et, bientôt après, par l’immixtion des Turcs, qui se taillèrent dans le corps du royaume le pachalik de Bude, puis, dans le Banat, celui de Temesvar.

La question de la Transylvanie au XVIe siècle. — Déjà les Szekler étaient habitués à optempérer aux injonctions des princes de la Moldavie ; Rares était l’ami de la plupart des nobles qui s’étaient récemment établis au milieu des communautés libres de paysans guerriers. Lors de sa retraite au-delà des montagnes en 1538, il fut reçu dans cette région comme au milieu des siens. Les deux places de refuge accordées à Etienne-le-Grand, surtout celle de Ciceu, qui dominait tout un groupe de villages roumains et étaient en relations étroites avec les mines de Rodna et avec Bis-tritz, représentaient l’ancien emporium saxon du côté de la Moldavie, régions où les châtelains moldaves recueillaient des revenus pour leur prince. Dans le Marmoros voisin, subsistaient, depuis la fin du XIVe siècle, les anciennes familles des knèzes et des Voévodes roumains ; dans leurs lettres privées et dans leurs contrats mêmes, ils employaient, non pas le latin, ni le slavon, mais leur propre langue maternelle ; un monastère bâti par la famille de Dragos avait obtenu du Patriarche de Constantinople un privilège de « stau-ropygie exarcale », permettant au supérieur de remplir les fonctions d’évêque, aussi bien dans les comtés voisins à l’Ouest que dans ce district de Bistritz. Ce couvent de Saint-Michel à Péri, envahi bientôt par desmoines russes, fut entravé cependant dans son développement par les prétentions de l’évêché slave de Munkàcs. Etienne choisit alors pour centre religieux, orthodoxe et roumain de son fief transylvain le village de Vad, sur la rivière du Somes (Szagos), où il fit bâtir une belle église gothique ; un évêque, consacré par celui de Suceava, sa capitale, y résida pendant tout le XVIe siècle. A Cetatea-de-Balta, entre les grands établissements saxons, une expansion moldave était plus difficile, et le burgrave dut se borner à recueillir ses droits sur la foire importante qui s’y tenait une fois par an.

Les princes de Valachie avaient perdu ce « duché de Fogaras et d’Omlas », que Vlad l’Empaleur réclama, en pillant et en massacrant, au moment même où il demandait l’extradition des prétendants au trône valaque, et qui resta dans le titre de ses successeurs jusque vers 1700, non sans qu’on rencontre au moment favorable de nouvelles prétentions roumaines sur ce fief. En échange de ces riches et belles régions, près des montagnes de la frontière, de simples places fortes furent attribuées aux Voévodes fidèles pendant le XVIe siècle : ils eurent ainsi des châteaux à Stremt (Aldyod, Algyogy), à Vint (Alvincz), à Vurper (Borberek) ; c’était le temps où Pierre Rares et ses contemporains valaques durent intervenir une dizaine de fois en Transylvanie, avec des intentions qui n’étaient certainement pas seulement celles d’exécuter les ordres du Sultan. Aussitôt, dans ces villages de population roumaine, surgirent des églises orthodoxes et des monastères dont les supérieurs, protégés aussi par de nobles magyars influents, exercèrent, comme leurs collègues du Marmoros, mais sans avoir un privilège formel de la part du Patriarche byzantin, les fonctions épiscopales, à côté des. « protopopes », des archiprêtres d’ancienne tradition indigène. Déjà le fief de Fagaras avait eu son évêque au-delà de l’Olt, dans le village de Galati ; à partir du milieu de ce même siècle, on trouve ces évêques à Kameti (les Hermites), dans la montagne de l’Ouest, à Gioagiu (Felgyogy), puis dans l’ancien couvent de Prislop, du côté de Hateg (Hatszeg) ; quelques émigrés balcaniques plus ou moins frottés d’hellénisme vinrent aussi faire souche d’évêque ; un de ceux-là, Marc, s’établit aux portes mêmes de Cluj (Klausenburg), une des plus grandes villes saxonnes à cette époque, tout près de la forêt gardée par une colonie valaque à Feleac, où subsiste encore l’église gothique enrichie par les dons des princes roumains. Un de ces prélats émigrés, Jean de Caffa, avait été contraint par Jean de Hunyady et son collaborateur dans la croisade, Saint-Jean de Capistrano, d’adopter la confession catholique.

Il faut penser aussi à l’émigration valaque ; les querelles incessantes pour le trône jetaient en Transylvanie presque annuellement des boïars persécutés, des conspirateurs convaincus de leurs mauvaises intentions, des princes qui avaient régné ou seulement des prétendants qui avaient déjà manifesté le désir de reprendre l’héritage de leurs pères ou de leurs ancêtres. Il y avait dans leur suite des guerriers qui comptaient revenir sous les drapeaux de leur maître, des clients de toute espèce, même des évêques, des prêtres, des moines qui étaient leurs conseillers et leurs secrétaires, en même temps que les émissaires les plus habiles de leur cause. Tout un monde féminin les accompagnait, et les vêtements de l’Orient, empruntés à Byzance et au nouveau monde balcani-que, les pierres précieuses qui représentaient dans l’incertitude continuelle un placement de capital, les fêtes brillantes et bruyantes de ces hôtes, ajoutaient un ornement étrange à la vie laborieuse, mais très mesquine, de ces bonnes cités saxonnes qui tiraient profit du séjour de ces émigrés sans se plier à leurs habitudes et sans les aimer le moins du monde. Des ambassadeurs venant annoncer les changements de domination et d’autres événements d’une vie perpétuellement agitée étaient logés, défrayés et présentés par les « très sages » magistrats du Conseil, par les nobles des châteaux et par les dignitaires magyars de la province. Bien que l’occupations par les Turcs de la rive gauche du Danube, avec tous les gués importants, eût réduit sensiblement un commerce jadis florissant, on rencontrait journellement dans ces villes allemandes du roi de Hongrie, à côté des Grecs, des Arméniens, des Turcs même, les marchands va-laques et moldaves, qui, s’ils n’apportaient pas toujours les épices et les riches étoffes de l’Orient, nourrissaient la nombreuse population des villes avec les poissons du Danube et les bœufs de la Moldavie, sans compter qu’ils vendaient la cire, le miel, les peaux, le sel et autres produits des deux principautés.

Dans ces conditions, la vie roumaine des villages transylvains devait, non seulement se maintenir, mais progresser aussi, comme organisation et comme conscience de race. Il suffisait à un Voévode de faire flotter une seule fois ses drapeaux à l’aigle valaque ou au bison moldave pour s’en convaincre, s’il n’avait pas, du reste, passé dans cette contrée ses années de refuge et de misère. Il n’était pas le seul à savoir ce que voulait instinctivement cette population si nombreuse et si profondément attachée à sa langue, à sa religion et à ses coutumes. « Certains Valaques », écrivait, en parlant de Rares, un clerc hongrois bien renseigné sur les affaires de Transylvanie, « possèdent une grande partie de ce royaume, et, à cause de la communauté de langage, ils se rangeraient facilement à ses côtés ». « Les Roumains de Transylvanie », écrit un autre témoin contemporain, y sont beaucoup plus nombreux que les Serbes en Hongrie ».

Ces Roumains désiraient d’autant plus la domination de leur frère moldave qu’ils étaient la principale victime d’un système d’oppression sociale qui ne faisait que s’appesantir et qui devint intolérable au milieu des combats entre les partisans de la Maison d’Autriche et les défenseurs enthousiastes de la Couronne magyare du Voévode Zapolya. Avant l’apparition de Jean Hunyady, comme chef de la croisade danubienne et comme vrai maître de la Hongrie, la grande révolte de 1437 avait réuni contre les seigneurs et les bourgeois étrangers des villes les serfs « valaques » et ceux des Magyars qui en étaient arrivés à partager leur sort. Dans ce pays de privilèges, où chaque « nation » cherchait à obtenir une charte constitutionnelle, ils s’étaient constitués en corps politique, en « Université » de paysans, et réclamaient un adoucissement de leur sort. Il en résulta une lutte acharnée, qui finit par « briser la témérité de la plèbe », condamnée ensuite à payer les frais du sanglant conflit. Les anciens membres légaux de la communauté transylvaine se confédérèrent alors, par l’ « Union des trois nations », contre ceux qui avaient menacé un moment leur situation supérieure. Mais déjà sous le roi à demi-valaque que fut Matthias, on faisait une distinction essentielle entre les serfs qui étaient de « sang magyar » et les autres. Le nouveau code « moderne » de la Hongrie élaboré après la journée de Mohacs par le chancelier Verboczy, devait être pour les aborigènes valaques ce que le doomsday book des Normands avait été pour les aborigènes anglo-saxons de la Grande-Bretagne.

Il y avait eu une noblesse valaque dans la Transylvanie proprement dite aussi bien que dans le Marmoros et lé Banat. A cette noblesse appartenait le téméraire Etienne Mailat (Majlath), qui réussit à devenir le Voévode presqu’indépendant de la province et qu’une intervention de Rares, son rival pour la possession de la Transylvanie, fit entrer dans les prisons de Constantinople, où l’attendait la mort. Elle avait continué à servir tous les chefs militaires de ces régions. Les descendants des knèzes et des Voévodes n’avaient guère oublié leur langue, qui dominait encore, sous le régime des Bans, vers 1550, dans les pays de Lugoj (Lugas) et de Caransebes (Karansebes), sur les frontières de la principauté des Basarab, qui porte dans des rapports italiens le nom de « Valachie Citérieure ». Le district de Hunyad (Inidioara) était encore rempli de ces chevaliers valaques. Mais une autre religion, une autre vie sociale, une autre tendance politique, avaient déjà gagné leurs âmes, qui en furent lentement transformées. Leurs congénères, après avoir participé en masse à toutes les jacqueries des premières années du XVIe siècle, comme celle du « Tzar Ivan » proclamée par les Serbes, ne pouvaient plus même se révolter, sous la surveillance continuelle de leurs maîtres ; ils n’eurent donc d’autre espoir et d’autre appui que dans ces princes de leur race dont ils voyaient si souvent passer les armées à travers leurs villages asservis.

Nous ne suivrons pas, dans ce bref résumé, les détails de cette politique « perfide » qui parut assurer un moment au prince moldave, habile à employer toutes les vicissitudes politiques de la Transylvanie, la possession réelle de la province entière. Zapolya, qui s’appuyait du reste aussi sur <la noblesse valaque du pays, réveilla l’ambition de Rares, en lui offrant dès le début de son règne la ville de Bistritz, que les Moldaves convoitaient depuis longtemps et sur laquelle des revenus avaient été assignés aux Voévodes antérieurs par le roi Louis IL Dès 1529, les Moldaves passent la frontière pour imposer au Szekler le retour aux anciennes conditions de vassalité ; Bistritz, qui du reste ne fut pas occupée et qui permit seulement plus tard à son suzerain une entrée solennelle, était déjà considérée, avec tout le district jusqu’à Rodna, comme dépendant de la principauté voisine, car Pierre nomme les bourgeois saxons « ses sujets et fidèles ». Quelques mois après, le commandant de l’armée princière, le Vornic (majordome, Palatin), Grozav, remportait sur les Saxons, partisans du roi Ferdinand, une grande victoire décisive à Feldioara (Foldvar), près de la rivière de l’Olt ; l’avant-garde des vainqueurs pénétra jusque dans le voisinage de la Fehervar des Voévodes magyars qui était considérée comme le chef-lieu de la Transylvanie. Puis ce fut le siège de Brasov-Kronstadt, qui résista énergi-quement au prince lui-même, bien qu’il dirigeât contre les bourgeois, en même temps que les boulets des canons pris dans sa victoire, les phrases menaçantes de ses missives, d’une rudesse exagérée, reflétant le fond passionné de son âme. Ils se rachetèrent, tout en reconnaissant Rares comme leur « protecteur », au nom de Zapolya. Sighisoara (Segesvar), Fagaras (Fogaras), même Médias (Megyes) suivirent cet exemple. Etablissant ses douaniers dans le district du « Burzen-land » saxon, à Prejmer, le Moldave commençait à se poser en maître absolu de la province, « conquise par le sabre », qu’il déclarait « ne vouloir céder à personne ». « Ce traître moldave veut la province pour lui-même », exclamait avec indignation un Saxon auquel le roi Ferdinand venait d’attribuer les fiefs d’Etienne-le-Grand, avant d’avoir pu les arracher à son successeur.

La campagne intempestive et malheureuse de Rares contre la Pologne lui fit perdre, en 1531, une situation déjà acquise par son intelligence et son énergie.

Zàpolya, dont il avait fait semblant de soutenir la cause, put donc s’installer en Transylvanie ; de son côté, le Sultan Soliman comptait y installer le bâtard du doge vénitien, Aloisio Gritti, aventurier prétentieux et gâté par le sort, dont il avait fait un gouverneur de la Hongrie. La noblesse magyare s’étant soulevée contre l’intrus, le prince moldave, qui était intervenu au nom de Ferdinand contre le protégé de son suzerain, réussit à faire périr ce concurrent, de même que, dix ans plus tard, il devait se débarrasser de son propre congénère, Mailat. Pour le moment, il était devenu cependant le vassal du roi des Romains en guerre avec Zàpolya, qui fit attaquer par ce Mailat les fiefs moldaves de la province.

Ce fut cependant dans Ciceu, sur lequel s’étendait déjà l’autorité du roi magyar, que Pierre dut chercher un refuge en 1538, lorsque le Sultan, dont les Polonais, ainsi que nous l’avons dit, avaient réclamé l’intervention, envahi la Moldavie. Il n’y avait pas eu de grande bataille ; les boïars ne possédaient pas cette jeune énergie qui avait permis à Etienne-le-Grand de jouer un rôle si brillant comme représentant des intérêts de sa race entière. Ils abandonnèrent un fauteur de guerres, toujours en quête de nouvelles provinces. Soliman, ayant fait plutôt un voyage triomphal à travers un pays abandonné, n’osa pas cependant pousser à bout cette classe, encore bien vivante, de la noblesse moldave : celui qui avait détruit le royaume de Hongrie et envoyé à Bude un beglerbeg pour le représenter, se borna à confier sa conquête récente aux faibles mains d’un petit-fils d’Etienne-le-Grand, un nouveau et méprisable Etienne, dit Lacusta, dont le règne devait finir bientôt sous le fer des assassins, un Voévode de la revanche, Alexandre Cornea, ayant pris sa place.

Décadence politique des roumains sous la suzeraineté abusive des turcs.— Pierre n’avait pas eu cette vision nette des circonstances qui avait distingué l’activité heureuse de son père. La Pocutie, dont la possession ne formait pas une nécessité vitale pour la terre moldave, avait amené le fils à abandonner la Transylvanie, qui en était une dépendance naturelle, et maintenant il venait de perdre son héritage même par suite d’une nouvelle tentative, tout aussi vaine, du côté du Nord.

Echappé aux instincts vengeurs de Zàpolya et à la punition du Sultan, dont il était allé résolument solliciter la grâce à Constantinople, prêt, comme les « si-gnori » d’Italie, ses contemporains, à tout risquer pour réaliser ses intentions et, avant tout, pour gagner le pouvoir et en jouir, Rares redevint dès 1540 prince de Moldavie. Mais, s’il était resté, malgré ces épreuves, le même, le pays avait bien changé, et sa propre situation, et d’autant plus celle de ’ses successeurs, devait être bien différente. Il ne fallait plus même penser à ces legs d’Alexandre-le-Bon qui avait été si fatal à la Principauté. De plus, une large bande du territoire moldave, avec l’ancienne ville de Tighinea devenue le Bender (« Porte ») des Turcs, venait d’être réunie au territoire de la raïa danubienne. En Transylvanie, Rares n’avait plus même ses fiefs, confisqués par Zàpolya, qui les avait transmis à sa femme, la reine Isabelle. Après que Mailat eût fini de régner, il fallut néanmoins de longues réclamations et de nouvelles interventions militaires pour obtenir la rétrocession, non plus des forteresses mêmes qui avaient été démolies de fond en comble, mais du territoire que recouvraient les ruines, jusqu’à Rodna, où les fils de Pierre recueillaient encore le produit des mines d’argent.

De ces fils, l’un, Elie, ancien otage de la Porte, finit par passer à l’islamisme pour devenir, lui, qui avait rêvé d’une domination plus large en récompense do son apostasie, simple Pacha de Silistrie ; le cadet, Etienne, périt par la débauche, comme avait péri jadis, par la cruauté, son homonyme, le fils de Bogdan. Un enfant naturel de Bogdan, Pierre, occupa le trône ; il se fit appeler Alexandre, dit Lapusneanu, surnom qu’il devait à sa mère, femme de Lapusna, sur le Pruth ; il entra plusieurs fois en Transylvanie, mais seulement pour y exécuter les ordres du Sultan, qui voulait y rétablir la reine exilée, Isabelle, et son jeune fils, Jean-Sigismond. Il réclama et obtint, il est vrai, l’emplacement des châteaux sur lesquels avait flotté jadis si fièrement l’étendard moldave ; mais de pareilles annexes n’avaient plus d’importance politique du moment que l’indépendance de la Moldavie, dépouillée et surveillée, venait de sombrer.

Déjà la Valachie avait passé, sous un autre moine paisible, venu d’Arges, Paisie devenu le Voévode Radu, puis sous son fils Petrascu-le-Bon, enfin sous un ancien marchand de moutons à Constantinople, Mircea-le-Pâtre ; elle n’était plus qu’une dépendance chrétienne autonome, vivant d’après ses coutumes archaïques, du grand Empire romain de Soliman-le-Magni-fique. Si Pierre Rares avait été le premier prince moldave nommé à Constantinople, — et encore ce fait était-il dû à un concours exceptionnel de circonstances, et s’agissait-il seulement d’une confirmation, d’une restitution, — Mircea et même, à ce qu’il paraît, son prédécesseur, avaient été choisis par les dignitaires de Constantinople parmi les « fils de princes » qui commençaient à chercher une autre place de refuge que celles de la Transylvanie. Ce sera dorénavant la coutume. Pour la Moldavie aussi, il y eut appel au Sultan et confirmation par la Porte, quand Alexandre le Moldave eut été remplacé par un bizarre aventurier cré-tois qui avait été successivement officier, conseiller stratégique, commensal et parasite de Charles Quint, du duc Albert de Prusse et des seigneurs polonais : c’était Jacques Basilicos, l’Héraclide, dit « le Despote », — car il prétendait être, non seulement « marquis » de Paros et de Naxos et rejeton d’Hercule, mais aussi descendre des Brancovitsch serbes. Sur l’un et l’autre des trônes roumains on trouve désormais toute une série de bâtards, qui, après avoir prouvé leur filiskan, et exhibé même les signes secrets qui en portaient témoignage, achetaient la reconnaissance de leurs droits aux Vizirs, aux Pachas, aux fonctionnaires du Sérail et, surtout, sous les Sultans efféminés qui succédèrent à Soliman, aux femmes du palais, Sultanes-mères, Sul-tanes-épouses, simples concubines, et aux favoris masculins, aux « moussaïps » et aux eunuques.

En Moldavie, Jean-le-Terrible (1572-1574), qui dut son surnom uniquement aux supplices qu’il infligea aux boïars et aux prélats riches dont il convoitait l’argent, se distingua, dans ce milieu exsangue de fantômes, par sa révolte contre les exigences insupportables des Turcs avides ; mais, en Valachie la lignée de Mir-cea-le-Pâtre, celle de l’ancien tyran Mihnea, dont un petit-fils homonyme renouvela l’apostasie d’Elie et, — en Moldavie —, Pierre-le-Boiteux, Valaque d’origine, et Jean le Saxon, fils naturel de Rares, conçu pendant le siège de Brasov, ne firent qu’inscrire leurs noms dans les annales d’une vassalité méprisée. Jean, vaincu malgré le concours des Cosaques du Dnieper, qui avaient été formés sous l’égide de l’indépendance moldave et organisés par Démètre Wizniewieczki, petit-fils par sa mère du grand Etienne, fut déchiré par quatre chameaux auxquels on avait attaché ses membres. C’était, malgré la violation d’une capitulation formelle, le châtiment d’un rebelle, pris sur le champ de combat ; mais lorsque Mihnea, pour échapper à l’emprisonnement et à la mort, dut abandonner la religion de ses pères, lorsque son concurrent Pierre, fils du « bon » Petrascu, après avoir perdu le Siège princier, eut été traîtreusement noyé dans le Bosphore, lors-qu’enfin Alexandre, petit-fils homonyme du vieux La-pusneanu, qui n’avait régné sur la Valachie qu’autant qu’il fallait pour se gagner le surnom de « Le Mauvais », eut été pendu en habit de parade sur une place de Constantinople, on vit bien quel cas faisaient désormais les maîtres turcs de ces jouets misérables de leur corruption toute-puissante. Celui-là même qui devait faire revivre l’ancienne gloire roumaine, Michel-le-Brave, celui qui devait conquérir la Transylvanie en 1599, commença par acheter à beaux deniers comptants l’appui de l’ambassadeur anglais à Constantinople, Barton, et du plus riche parmi les banquiers chrétiens de la Porte, Andronic Cantacuzène, plus impérial de nom que d’occupations. Son contemporain et son auxiliaire moldave, Aaron, oncle d’Alexandre-le-Mau-vais, n’était que le client des janissaires déchus, qui étaient devenus les créanciers attitrés de ces princes qu’une manifestation de leurs bandes à Constantinople suffisait pour faire rappeler et « punir ».

Cette politique indépendante des Roumains qu’Etienne-le-Grand avait fondée et développée, cherchant à faire des deux principautés, malgré leurs dynasties différentes, un seul et même corps pour les relations avec l’étranger, n’avait pas duré un siècle après sa mort. C’est que le maintien d’un État carpatho-danu-bien sur la base de l’indépendance nationale était impossible, autant par l’étendue disproportionnée de cette ligne du Danube qu’il aurait fallu maintenir contre les attaques continuelles des Turcs, déjà maîtres des hauteurs dominantes de la rive droite, que par les convoitises des voisins chrétiens, qui pensaient à ces pays roumains beaucoup plus pour les envahir que pour les défendre au profit de la chrétienté, et, en dernière ligne, par cette nouvelle vassalité turque qui fut imposée en Transylvanie, jadis un point d’appui naturel pour la défensive roumaine, au moment où les Zápolya et leurs successeurs, les Báthory, demandèrent l’appui du Sultan contre les appétits conquérants de la Maison d’Autriche.

Cette paix ottomane était lourde d’humiliations et d’interdictions de toutes sortes ; elle demandait le payement d’un tribut sans cesse accru ; car si, sous Rares, la Moldavie payait 10.000 ducats, sous Pierre-le-Boiteux on en demandait déjà 30.000 et la somme à laquelle étaient astreints les Valaques atteignait le double. A cela s’ajoutèrent des présents annuels, des pourboires incessants, des fournitures de provisions à prix fixe, d’abord pour les troupes en campagne, puis pour les soldats de Constantinople et pour toute la ville impériale. Néanmoins cette paix eut l’avantage de mettre fin aux agitations politiques et permit ainsi le développement de cette civilisation nationale qui permettrait pour l’avenir d’entrevoir un idéal plus élevé.

  1. Voir notre étude sur Venise dans la Mer Noire, III, dans le « Bulletin de la section historique de l’Académie Roumaine », année 1914, p. 335 et suiv.