Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 13

Wilson & Cie (VIIIp. 137-144).

CHAPITRE XIII

1857 — 1866


Abolition de la tenure seigneuriale. — Le code civil. — La décentralisation judiciaire. — Les partis politiques. — Hommes publics. — Députés Canadiens-Français, de 1841 à 1866. — Les Canadiens-Français colonisent. — Le mouvement littéraire. — La langue des Canadiens-Français.

L
’abolition de la tenure seigneuriale est une œuvre immense qui s’est accomplie avec un calme parfait, au lieu de provoquer une révolution, comme on le prédisait. Les Canadiens-Français s’y trouvaient presque les seuls intéressés. Le débat a pris ce caractère particulier qu’il a suivi la marche des choses, à mesure que l’application des premières idées adoptées par les chambres a démontré que l’on avait plus ou moins bien saisi la question. Une première loi en 1845, ouvrit la porte à la réforme de quelques vieux abus ; un bill très élaboré, en 1854, créa la cour spéciale qui devait rendre jugement après avoir examiné certains cas à la lumière d’un principe posé par le législateur ; enfin, en 1859, un troisième acte compléta les deux premiers et les travaux de la commission furent poursuivis jusqu’à 1862 avec un plein succès. C’est donc graduellement que s’est opéré le rachat des droits des seigneurs. Trois classes de privilèges existaient. Les uns, tels que ceux des cours d’eau non navigables, furent abolis sans indemnités, comme étant des abus dont souffraient sans raison les habitants. D’autres, les lods et ventes et la banalité par exemple, furent évalués en argent, d’après le rendement annuel et on dit à chaque seigneur : « voilà la proportion qui vous revient à titre de capital ; consentez à en recevoir la rente du gouvernement, à six pour cent, ou si mieux vous aimez nous vous donnerons la somme totale en paiement définitif. » Ce rachat coûta au trésor dix millions de piastres. Alors, les habitants n’eurent plus d’autres obligations à rencontrer vis-à-vis de leurs seigneurs que les cens et rentes, regardés de tout temps comme légitimes puisque le colon avait pris sa terre sans la payer. Un cadastre fut
établi constatant le chiffre que représentait chaque rente capitalisée, et on dit aux habitants :

« payez selon la coutume, la petite somme annuelle, ou si mieux vous aimez, versez au seigneur telle somme qu’il sera obligé d’accepter et qui vous libérera à jamais. » En règle presque générale, les cultivateurs n’ont pas voulu s’acquitter du capital, de sorte qu’ils continuent de payer la rente, d’ailleurs très minime, imposée par les anciennes lois françaises. Au milieu des pourparlers qui ont régnés dans tout le pays, de 1845 à 1863, sur cette question délicate, il ne s’est pas manifesté de désordre, sauf un charivari dirigé contre un seigneur qui se montrait exigeant.

M. Cartier conçut en 1857 l’idée de fondre dans un code unique les lois civiles qui régissaient le Bas-Canada et dont le grand nombre constituait un fouilli dans lequel se perdaient les avocats. Il eut à soutenir une lutte formidable pour arriver à son but. Notre code est l’un des plus parfaits qui existent et le public s’en trouve aussi bien que de la décentralisation judiciaire qui de 1849 à 1858 souleva tempête sur tempête. Un autre bill de M. Cartier introduisit les lois françaises dans les cantons de l’Est, faisant cesser l’anomalie qui résultait de l’existence de deux sortes de lois, car jusque là les tribunaux avaient eu recours à volonté aux lois anglaises ou françaises.

Pour répondre aux besoins de la justice M. Cartier fit passer (1857) son bill de décentralisation qui donna lieu à des débats acharnés et savants. À cette époque, l’auteur de tant de mesures importantes était devenu l’homme de la situation. M. John A. Macdonald forma avec lui une administration dans laquelle M. Cartier, joua le rôle principal ; tous deux se sont maintenus au pouvoir jusqu’à 1873, sauf quelques interruptions de courtes durée, causées par les victoires des libéraux en 1858,1862-1863. Ce long règne d’un même parti atteste ou de l’habilité de ceux qui la dirigeaient ou d’une conformité d’idées bien complète avec les deux provinces. On prétend que la clef de voûte du parti conservateur (les bleus) durant ces quinze ou seize année a été constamment dans la main des Canadiens-Français, dont la fidélité à leur chef renversait sans cesse les combinaisons du parti anglais jaloux de John.-A. Macdonald, ou des rouges, réformistes, grits, libéraux, démocrates et autres qui luttaient contre ce dernier et contre Cartier. Toute une phalange d’hommes de talent supportait M. Cartier. Son adversaire, M. A.-A. Dorion, était également bien secondé. Pour nous qui ne voyons dans l’histoire que la part réservée à nos compatriotes ce fait est un sujet d’orgueil légitime. À la grande école où se débattaient les intérêts d’un vaste pays, les Canadiens-Français ont su briller autant que les meilleurs Anglais. Point d’infériorité. Même puissance intellectuelle, même abondance de renseignements, même éloquence. Si nous étions perdants à la comparaison, chacun de nous en serait profondément humilié — mais parmi ceux qui nous ont mené la guerre, nulle parole digne d’attention ne s’est élevée pour se plaindre de notre faiblesse sous ce rapport. Il est acquis à la vérité historique et reconnue que nous ne sommes inférieurs à nul race et même que l’adresse si nécessaire en politique, est un don ajouté à notre tempéramment.

Antoine-Aimé Dorin, né à Sainte-Anne de la Pérade, le 7 janvier 1818, d’une famille établie depuis cent trente ans à cette époque, fut admis au barreau en 1842. Il faisait partie de cette phalange de jeunes gens qui en 1854 entra dans la politique portant un nouvel étendard et qui a été combattue avec autant de vaillance qu’elle en mettait elle-même à faire adopter ses idées. Doué du talent de la parole, s’exprimant avec éclat et précision, appuyé sur des études légales très fortes, il acquit du premier coup le droit de se faire écouter par la chambre, où il était devenu chef de parti dès son arrivée. En 1858, il prit le portefeuille des terres de la couronne dans le cabinet Brown-Dorion ; en 1862, celui de secrétaire provincial dans l’administration S. Macdonald-Sicotte. En mai 1863 il devint premier ministre du Bas-Canada. « Il était assuré, dit M. L.-O. David, du dévouement et de l’admiration de ses partisans et possédait le respect et l’estime de ses adversaires politiques… Il a eu le malheur d’être chef d’un parti qui n’a pas compris son temps et a montré plus d’ardeur et d’enthousiasme que d’habileté. »

George-Étienne Cartier avait été élu la première fois en 1848, à l’âge de trente-trois ans. Ancien partisan de Papineau, homme de lutte, stratégiste consommé, il ne traitait rien en amateur et y allait de tout son esprit, de tout son corps. Moins agréable orateur que M. Dorion, il dépassait celui-ci par la vigueur surprenante de sa parole et de ses agissements. C’était un lion toujours remuant, dévorant, fatiguant et jamais indécis. La confiance qu’il inspirait à ses partisans était illimitée, aussi l’escomptait-il ! Sa bonne humeur corrigeait ses élans les plus fougueux, et c’est pourquoi on ne le craignait pas, et on aimait à le suivre.[1]

Étienne-Pascal Taché était un homme d’une énergie indomptable. Il s’était formé à la fois dans les livres et par la vie pratique. La force de son caractère, ses connaissances, sa droiture, en imposaient aux deux côtés de la chambre. Il parlait avec calme, mais comme en contenant sa fougue naturelle. Il mourut premier ministre, décoré, envié et respecté.

Joseph Cauchon — grand liseur, écrivain brutal, polémiste redoutable, très écouté en chambre, mémoire prodigieuse qui lui vaut une bibliothèque ouverte, sachant se servir des hommes en les prenant par leur côté faible, peu cérémonieux, attaquant sans préambule et ripostant par des coups de maître, jamais à bout d’arguments et logicien serré, on ne peut dire qu’il se soit attiré l’affection de ses collègues, mais il a constamment pesé par sa valeur personnelle dans le monde politique. Formant comme un parti à lui seul, il n’a pris que ça et là le commandement d’un certain nombre de députés.

Charles-Joseph Laberge était par ses études légales, sa facilité de parole, la souplesse de sa plume, la droiture de son caractère, l’un des meilleurs champions du parti libéral. Descendu un jour du banc judiciaire, il rentra dans le journalisme et y termina sa carrière, entouré de la considération générale.

Jean-Baptiste-Éric Dorion, rédacteur de l’Avenir et du Défricheur, membre du parlement, colonisateur et pionnier de la forêt, fut le cerveau du parti rouge. Chez lui la lame usa le fourreau, car son physique ne répondait pas à l’ardeur de son âme. La plupart des idées « avancées » qu’il sema durant sa carrière sont devenus des choses communes à chacun de nous. Trop attaché à l’école de M. Papineau, il ne voulait connaître que le combat, aussi l’occasion lui a-t-elle manquée pour exercer ses talents dans l’administration.

Joseph-Édouard Turcotte, un Mirabeau, sorti des rangs des patriotes de 1830 et qui tour à tour pencha, selon les élans de son indépendance, vers les conservateurs et du côté des libéraux. Il a présidé la chambre avec une grande dignité. Simple membre, on l’écoutait à l’égal d’un ministre. Le peuple raffolait de ses discours.

Thomas-Jean-Jacques Loranger, avocat éminent, orateur de première volée, homme d’esprit par dessus tout, et bon écrivain, fut durant nombre d’années l’une des lumières de la chambre. Il est aujourd’hui juge en retraite et président général de la Saint-Jean-Baptiste de Montréal.

Joseph Papin, orateur puissant, libéral convaincu, adoré de la foule, dressa un moment sa haute taille parmi les représentants du peuple et s’acquit un renom qui, après trente ans, ne s’efface pas de la mémoire des Canadiens.

Hector-Louis Langevin, avocat, journaliste, maire de Québec, député, ministre, est un travailleur qui n’oublie rien et qui surveille les affaires du pays d’un œil actif. Après avoir été sous M. Cartier un lieutenant précieux, il devint chef du parti en 1873, à la mort du regretté baronnet. Comme Lafontaine, Belleau, Taché, Dorion, Cartier, M. Langevin a été décoré par la reine en reconnaissance de ses services. Il est du nombre des Canadiens les plus en vue dès que l’on mentionne les plus imminents de ceux-ci.

Narcisse-Fortunat Belleau, avocat, livré de bonne heure à la politique, homme de conseil, très apprécié, a toujours siégé au conseil législatif. Il a été premier ministre et c’est sous son gouvernement que débuta la confédération. Gouverneur de Québec, il a renoué la chaîne des hauts fonctionnaires de sang français brisée depuis 1760.

Luc Letellier de Saint-Just, l’un des champions les plus respectés du parti libéral, a siégé dans la chambre basse, le sénat et a été ministre fédéral avant que d’être gouverneur de Québec. Les luttes auxquelles son nom est mêlé sont des pages d’histoire encore brûlantes et que nous n’avons pas mission de commenter. La célébrité de l’homme suffit pour notre travail qui enregistre les Canadiens de marque.

Voici les noms des Canadiens-Français qui ont siégé dans la chambre d’assemblée sous l’Union. Les chiffres indiquent la date de la première élection de chacun d’eux :

1841 : A.-M. de Salaberry, A.-G. Ruel, J.-M. Raymond, H. Des Rivières, Et. Parent, A. Turgeon, A.-C. Taschereau, F.-A. Quesnel, J.-B.-I. Noël, R.-J. Kimber, A.-M. Delisle, A, Cuvillier, J.-G. Barthe, E.-P. Taché, D.-B. Viger, L.-H. Lafontaine, T. Bouthillier, A.-N. Morin, J.-E. Turcotte, A. Berthelot ; 1842 : D.-B. Papineau, L.-M. Viger, P.-M. Bardy ; 1843 : P. Beaubien, T. Franchères, A. Jobin, J. Chabot, L. Lacoste ; 1844 : P.-E. Taschereau, L. Rousseau, A.-P. Méthot, B.-H. Lemoine, J. LeBouthillier, J.-P. Lantier, F. Désaulniers, C.-C. de Bleury, L. Guillet, J. Laurin, P.-J.-O. Chauveau, J. Cauchon ; 1845 : J.-A. Taschereau, M.-P.-D, de Laterrière ; 1847 : F. Lemieux, C.-F. Fournier ; 1848 : T. Sauvageau, F.-X., Méthot, P.-C. Marquis, F.-M. Léveillé, L. Letellier, N. Dumas, A.-J. Duchesnay, P. Davîgnon, L.-J. Papineau, J.-C. Taché, A. Polette, T. Portier, J.-B. Mongenais, G.-E. Cartier ; 1851 ; J.-B. Varin, U.-G. Tessier, D. Le Bouthillier, O. Leblanc, A.-N. Gouin, P.-B. Dumoulin, H. Dubord, J.-N. Poulin, M.-F. Valois, T. Marchildon, L.-V. Sicotte, J.-H. Jobin, J.-C. Chapais ; 1854 : J.-B, Daoust, A.-A. Dorion, J. Dufresne, P.-G. Huot, L.-L.-L. Désaulniers, T.-J.-J. Loranger, B. Dionne, O.-C. Fortier, P. Labelle, C.-J. Laberge, J. Laporte, J.-E. Thibeaudeau, N. Casault, W.-H. Chaffers, N. Darche, C. Daoust, J.-B.-E. Dorion, P.-E. Dostaler, J.-B. Guévremont, L.-H. Masson, J. Papin, J. M. Prévost, J.-O. Bureau, T. Brodeur, J. Blanchet ; 1855 : F. Evanturel ; 1856 : G.-H. Simard ; 1857 : M.-G. Baby, L.-S. Morin ; 1858 : L.-H. Gauvreau, R.-U. Harwood, J.-F. Sincennes, E.-U. Piché, D.-E. Papineau, C. Panet, G. Ouimet, D.-A. Coutlée, C. Simon, G. Caron, T.-Z. Tassé, H-L. Langevin, M. Laframboise, J. Gaudet, L.-B. Caron, F. Bourassa, L, Archambault, J.-O. Beaubien, J. Beaudreau ; 1861 ; J.-L. Martin, J.-B.-J. Prevost, A.-E. Kierskowski, A. Gagnon, M.-W. Baby, A. Archambault, H.-E. Taschereau, G. Sylvain, T. Robitaille, J.-J. Ross, E. Remillard, J. Poupore, L. Labrèche-Viger, H.-G. Joly, M. Fortier, A. Dufresne, P. Denis, C. de Cazes, J.-D. Brousseau, C. de Boucherville, J.-G. Blanchet ; 1862 : P. Benoit ; 1863 ; N. Hébert, Is. Thibaudeau, R. Raymond, J.-B. Pouliot, A. Pinsonneault, J.-F. Perreault, A.-H. Paquet, C. Lajoie, M. Houde, A.-C.-D. Harwood, F. Geoffrion, S. Coupal, H. Corneiller, J.-H. Bellerose ; 1864 : G.-G. Gaucher ; 1865 : P.-A. Tremblay, C. de Niverville.

Aux deux extrémités de la province du Bas-Canada, nos compatriotes avaient commencé, vers 1840, à se diriger du côté du nord. La vallée du lac Saint-Jean, encore inoccupée, attirait les colons du district de Québec. Ceux du district de Montréal remontaient la rivière Ottawa, dont les terres appartenaient aux Anglais, aux Écossais et aux Irlandais. La marche des Canadiens, dans ce dernier territoire, a donc été une véritable conquête puisqu’il leur fallait refouler ou écarter ou éviter une population étrangère qui se croyait pour toujours maîtresse de la contrée. Le district central, celui des Trois-Rivières, se porta à la même époque, vers les cantons de l’Est. Tels sont les trois mouvements principaux de nos gens, à l’intérieur de la province et qui répondirent à l’arrivée des nombreux émigrants expédiés d’Angleterre dans le Haut-Canada. Il y a eu cependant durant la même période, une quatrième branche canadienne établie sur la rive droite du fleuve, entre Québec et Rimouski, et pour n’avoir pas été autant remarquée que les autres, elle n’en a pas moins son importance de nos jours. Les anciennes seigneuries de cette région prirent tout à coup un développement nouveau et nos colons commencèrent à s’approcher du Nouveau-Brunswick où les Acadiens, nos frères par le sang et par la langue, étaient restés isolés et comme perdus au milieu des établissements anglais. C’était la prélude de l’union de cette province avec le Canada. Lorsque, après la confédération, le chemin de fer Intercolonial eut été complété, on vit avec surprise qu’il traversait un pays partout occupé par l’élément français.

Donc, vers, 1866, dans le nord-est de la province, dans les cantons de l’est, sur la ligne de l’Ottawa, les Canadiens envahissaient partout le terrain. Ce qui avait été anglais, ou qui était resté pays sauvage, devenait canadien. La langue, la religion, les lois, les coutumes marchant avec nous, il s’opérait une transformation visible, rapide, irrésistible au profit des Canadiens, car, en ce temps, on disait encore Canadien. Les autres nationalités se faisaient gloire d’être anglaises. Le mot composé Canadiens-Français date de la présente génération, parceque les Anglais ont enfin adopté l’idée que ce pays du Canada n’est point l’Île de Robinson. Pour nous désigner maintenant et ne pas nous confondre avec ceux qui parlent l’anglais de préférence, on dit Canadiens-Français — French-Canadians.

Sous le rapport de l’instruction et des talents littéraires, le progrès était de tous les jours. Après 1850, la tranquillité résultant du règlement des questions politiques fondamentales, avait activé chez nous l’amour des livres. Nos écrivains abordèrent une foule de sujets négligés jusque là. Nous eûmes des articles, des brochures, des volumes dans tous les genres. La Société Historique de Montréal, fondée (1857) par M. Jacques Viger, a ouvert un champs tout nouveau aux études historiques. Sir Louis-Hyppolite Lafontaine y a beaucoup travaillé ; M. l’abbé Hospice Verreau également. Plusieurs journaux très bien rédigés commencèrent à paraître vers 1858-64. L’instruction publique se développait avec ardeur. Les Soirées Canadiennes virent le jour en 1860 ; le Foyer Canadien en 1863 ; la Revue Canadienne en 1864, et d’autres publications très remarquables pour un jeune pays. Crémazie publiait ses plus belles pièces. Fréchette et Lemay se montraient ses dignes émules. Gérin-Lajoie écrivait Jean Rivard. L’abbé Casgrain lançait coup sur coup d’excellents ouvrages, très bien reçus. Chauveau rédigeait avec bonheur le Journal de l’Instruction Publique. Fabre donnait au style du journalisme la forme littéraire de la jeune France qui lui avait manqué jusque-là. J.-C. Taché composait des récits pleins de souvenirs historiques et enlevés avec une verve toute française. Enfin une pléiade de jeunes gens s’exerçaient dans les revues et les journaux, comme pour rassurer les anciens qui avaient quelque peu redouté de voir la politique absorber toutes nos intelligences.

Entre Bibaud qui est assez peu renseigné sur les origines de la colonie ; Faillon qui fait tout remonter à Montréal ; Charlevoix trop sec et arrêté à 1725 et d’ailleurs peu répandu ; Garneau dont l’esprit effarouche certaines personnes, M. l’abbé J.-B.-A. Ferland crut qu’il y avait place pour un ouvrage bien nourri de détails et particulièrement favorable au clergé. Son premier volume, qui se termine à l’année 1663, est bien fait et se lit avec plaisir. La mort a surpris l’auteur (8 janvier 1864) avant qu’il eût eu temps de mettre au net ses notes allant jusqu’à 1760, de sorte que ce second volume est assez peu exact, mais on ne lasse point de le consulter avec profit. Ceux qui dirigent l’instruction publique l’ont partout recommandé à la jeunesse de préférence à Garneau — cependant Garneau est et restera notre historien national. Il est plus large d’idées que M. Ferland, son livre est mieux ordonné, et il nous amène jusqu’à 1840 — quatre-vingts ans plus loin que l’autre.

L’attachement que les Canadiens-Français ont montré jusqu’ici pour leur langue donne lieu d’espérer que nous ne les verrons jamais la mettre en oubli. Un écrivain, qui a beaucoup voyagé, disait : « Savez-vous en quel pays on parle le meilleur français ? Je vais vous le dire : chaque province de France prétend avoir droit à la palme, à cet égard. Paris, qui n’a pas qu’un langage, mais qui en a cent, ne veut pas souffrir de rivalité. Les Suisses sont très fiers de parler le plus pur français du monde. Leur prétention est cependant balancée par les Belges, qui se piquent d’avoir atteint la dernière limite du genre. Dans l’Amérique du Sud, la colonie importante de la Plata n’entend aucunement qu’on l’accuse de faiblesse sous ce rapport — et voilà le Canada qui entre en lice ! Comment démêler la question ? » Eh ! tant mieux, cela prouve au moins que la famille française est grande ! Quant au procès, qu’il aille sans être vidé, jusqu’à la fin des temps : nous tâcherons de nous surpasser les uns les autres — ce qui nous permettra de nous corriger, car nous ne sommes pas encore parfaits.

Il est de mode aujourd’hui, parmi les Anglais surtout, de nous reprocher notre accent. À cela, nos écrivains, répondent par des pages sans réplique ; le français s’y trouve, avec son poids, sa rectitude, son allure, son trait inévitable. « Ceci, objecte-t-on, est affaire de plume ; écrire n’est point parler ; votre accent diffère de celui de Paris. » Il n’est pas parisien, parceque, dans le sens que l’on attache à ce mot, nous n’en voulons pas. Qu’est-il donc ? il est canadien. On accorde que les provinces de l’ancienne France avaient et ont encore chacune son accent. Nous refuserait-on d’avoir créé un accent nous aussi, dans cette province du Canada qui est un démembrement de la vieille France et qui n’a rien emprunté aux variations du langage français depuis tantôt un siècle et demi ?

Le préjugé joue dans ce monde un grand rôle. La plupart des Français qui nous visitent, entendant des sons qui rappellent la Normandie, concluent, sans examen, que nous parlons « un jargon normand qui a gardé tout l’accent du terroir » selon M. Duvergier de Hauranne. Le mot « jargon » dépasse la mesure. Nous n’avons ni Bretons bretonnant, ni Gascons gasseconnant, ni grasseyeurs, ni chanteurs de phrases. Cet accent du terroir normand se réduit à fort peu de chose. Il n’en est pas moins vrai que celui qui règne ici est plus rapproché du normand que de tout autre. Après lui, vient celui du Poitou et du pays de Chartres. Nous n’avons rien qui ressemble au langage des Jerseyais, quoiqu’en dise M. Ampère.

Il faut se rappeler que notre principal groupe de colons fondateurs n’était pas originaire de la Normandie — mais que le premier seulement venait de cette partie de la France. L’Anjou, la Touraine, la Saintonge, le Poitou, l’Angoumois, le pays de LaRochelle nous ont envoyé des masses d’habitants. Au nord, la Normandie, la Picardie, le Perche, le Maine, les environs de Laval, Nantes et Chartres, ont commencé le mouvement d’émigration vers le Canada ; Paris y a fortement contribué. Depuis deux cents ans que notre principal noyau est fixé au Canada, nous n’avons pas connu les changements et les nouveautés que la France littéraire ou plutôt celle des salons, a introduites dans le langage. La parente, la filiation directe de notre langage sont établies par mille preuves à la portées de tous. S’en suit-il que nous parlons tout-à-fait comme les Normands ? Non. L’accent du nord de la France se reconnait chez nous instantanément, mais nous nous exprimons avec plus de pureté que nos cousins de là-bas.

Les Canadiens-Français prétendent-ils que leur population présente la merveille de l’uniformité du langage et de l’accent ? Mais oui ! Rien de plus facile que de le constater. De Gaspé au Détroit, et sur les bords du Mississipi et dans le nord-ouest et la Nouvelle-Angleterre, il est partout le même. Comment expliquer un fait si étrange ? Tout naturellement. Il remonte aux débuts de la colonie ; il suit ses développements et les phases de son histoire.

À Paris, le bon théâtre sert de modèle au langage, ou du moins il est reconnu comme la meilleure école. Y admet-on les accents de province ? Jamais. Un acteur qui a « un accent » est obligé de l’abandonner pour apprendre à parler franc. Ni les fantaisies des idiomes parisiens, ni les capricieuses intonations du midi, de l’est ou de l’ouest ne sont tolérées dans la « maison de Molière. » Et quand l’acteur a dépouillé le vieil homme, quand enfin la scène s’ouvre pour lui, il est étonnant de voir combien son accent se rapproche du nôtre. Ceci est tellement vrai que les Canadiens se font comprendre sans peine dans tous les pays du monde où l’on parle français et dans toutes les parties de la France où un acteur français peut se faire entendre — ce qui n’arrive pas partout.

Loin de nous l’idée que tous les Canadiens possèdent leur langue à la perfection ! Il y a des nuances à observer. Entre l’homme de l’art et le premier venu, la distance est sensible. Aucune nation ne peut dire avec raison que toutes ses classes parlent également bien. Mais où a-t-on vu un Français qui ait éprouvé la moindre difficulté à nous comprendre ? Que ce même Français passe dans une autre partie du globe, combien de fois sera-t-il mis à quia par de soi-disants Français ? Plus souvent qu’il ne se l’imagine.

Ainsi, point de patois parmi nous. Chacun des mots dont se servent les Canadiens-Français, de n’importe quelle classe, se retrouve dans le dictionnaire de l’Académie. Inutile d’expliquer que les finesses du beau langage ne sont pas plus comprises dans nos campagnes que chez les paysans de France — et encore, sur ce point, nous ne craignons nullement la comparaison. Nous avons notre accent. Est-il parfait ? Non, assurément, mais il est clair et net. Reprochons-lui son manque d’expression, une allure molle, presque dolente. Les mots subissent trop une note uniforme dans notre bouche. Pourquoi ne dirions-nous pas : « notre accent », puisque des étrangers qui ne savent ni le français moderne ni surtout le français de Montaigne et de Rabelais parlent du « patois canadien » ? Lorsque un Anglais a dit que les Canadiens n’ont pas l’accent parisien, il croit avoir fait une découverte et nous donner une leçon ! L’accent parisien ! mais c’est tant mieux si nous ne l’avons pas ! La grande capitale fait à juste titre l’admiration du monde ; il s’en faut toutefois que le peuple y parle bon français : l’argot, le chantonnement, les phrases brisées, les mots de pure convention y pullulent. L’horreur de l’accent a fait naître à Paris un accent impossible. Les Canadiens n’imitent pas ces fantaisies. Un pasteur protestant, M. James Roy, qui a vécu en France, écrivait dernièrement : « Au point de vue philologique, le français du Canada est plus pur que celui de Paris… Tant par les expressions comparées que par la prononciation, il est facile de voir que le français du Canada n’est pas une corruption de celui de Paris… Si l’idiome canadien n’est pas toujours grammatical, c’est plutôt à cause du changement d’opinion survenu parmi les grammairiens de l’ancienne France que par suite d’altérations produites au Canada. » Il est de fait que nous avons conservé et non modifié notre langue. Les Anglais qui nous entourent, et qui ont toutes les occasions d’apprendre le français, qui brillent par leur ignorance de cette langue : et qui néanmoins nous taxent de jargonnement, sont-ils en état d’exprimer une opinion de quelque valeur sur ce sujet ! Notre origine française les prédispose à nous dénigrer, voilà tout.


  1. Sa statue, exécutée admirablement, en bronze, par notre compatriote M. L.-P. Hébert, vient d’être placée à la droite du parlement, Ottawa.