Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 11
CHAPITRE XI
1836-1841
Juger après coup n’est pas difficile. Telle est notre situation. Disons cent fois que la prise d’armes de 1837 avait le tort de n’être pas préparée pour réussir ; personne ne contestera. À la guerre toute est excusable, pourvu que le succès soit le dernier mot du mouvement. Or, dans le cas qui nous occupe, une levée de boucliers ne pouvait conduire qu’à des catastrophes. Les martyrs en ont subi la conséquence. Logique brutale des faits : vous avez le droit de vous révolter mais faites-le de manière à ne pas être battus. Sinon, tant pis. Les patriotes de 1837 pouvaient-ils espérer la victoire contre les troupes anglaises ? Non. Pouvaient-ils compter sur l’appui de soixante comtés du Bas-Canada qui restaient calmes en présence de leurs démonstrations ? Pas davantage. Alors ils tentaient l’impossible ? À peu près, quitte à réussir contre toute espérance. Que voulaient-ils donc faire ? Un appel à l’annexion. Ils se repliaient sur cette pensée. Et encore, ils savaient que la masse de leurs compatriotes ne voulaient pas des Américains — mais une fois engagés, ils espéraient voir les choses se compliquer et, de phase en phase, entraîner tout le pays. Il n’en a rien été, car tout en sympathisant de cœur avec les patriotes, soixante circonscriptions électorales n’ont pas cru le moment opportun de seconder un mouvement qui nous eut fait passer sous un autre drapeau. Se battre pour changer de drapeau ou de maître ce n’est pas l’idéal du patriotisme. Il semble que c’était là le juste raisonnement de presque tout le Bas-Canada.
Les années 1836-37 furent marquées par de nombreuses assemblées populaires sur divers points du pays. On se demandait s’il en résulterait une manifestation armée, et en ce cas où elle pourrait bien se produire. Dans le district de Montréal, sans nul doute ; c’était là que l’agitation prenait le plus de consistance. En effet au mois d’octobre 1837. les Fils de la Liberté paradèrent à Montréal, armés de bâtons, pour protester contre le Doric Club ou les Constitutionnels. Ceux-ci saccagèrent, en réponse, l’atelier du journal le Vindicator. Les charivaris devinrent à la mode. Les têtes se montaient de part et d’autre. À Québec même il y eut des arrestations « pour pratiques séditieuses. » M. Bibaud, qui parle de ces choses en vrai bureaucrate, est saisi d’étonnement devant l’audace des patriotes qui se montrent en procession et « s’exercent en face des autorités. »
Une assemblée des habitants de six comtés, à Saint-Charles, rivière Chambly ; une assemblée à Saint-Athanase ; comité permanent des patriotes du comté des Deux-Montagnes : enrôlement des volontaires pour aider les troupes anglaises ; soulèvement à Longueuil ; départ des régiments dirigés sur les paroisses insurgées ; arrivée des troupes du Haut-Canada ; bataille de Saint-Denis, gagnée par les Canadiens ; défaite de ceux-ci à Saint-Charles ; commencement des incendies ; proclamation de la loi martiale dans le district de Montréal ; les têtes de Papineau et de ses lieutenants mises à prix ; révolte de Mackenzie à Toronto ; combat de Saint-Eustache — tel est à peu près le bilan de la fin de cette année 1837.
En janvier 1838, les autorités s’occupèrent du désarmement des paroisses. Le mois suivant, la constitution fut suspendue. Les troubles du Haut-Canada augmentèrent d’intensité. L’attention publique se porta alors vers cette province.
Le « conseil spécial » entre en fonction. On réveille le projet d’une union politique des deux provinces. Au mois de mars, le docteur Robert Nelson revient des États-Unis avec un certain nombre de réfugiés ; ceci aggrave la situation ; le docteur proclame la république canadienne. En mai, procès politiques et exécutions capitales dans le Haut-Canada. Arrivée des troupes d’Angleterre et de lord Durham commissaire royal. On commence les déportations aux Bermudes. Nouvelles tentatives infructueuses des réfugiés. Au sud du Saint-Laurent plusieurs paroisses se soulèvent les troupes anglaises promènent la terreur partout. Défaite des patriotes à Lacolle et ailleurs. Désarroi de l’insurrection.
C’est en 1839 qu’eurent lieu les exécutions à Montréal. Douze Canadiens périrent sur l’échafaud. Les déportations continuaient. Les chefs de la révolte, dispersés ou réfugiés aux États-Unis ; la population frappée d’épouvante ; les arrestations devenues quotidiennes ; la marche des volontaires du Haut-Canada à travers nos campagnes ; les villages en cendres — tout indiquait que la vengeance s’exerçait sans merci et que la cause du Bas-Canada était perdue, car le parti anglais ne faisait aucun mystère de son désir d’écraser notre nationalité. Nous passons avec hâte sur ces faits douloureux mis en pleine lumière par les historiens.
En 1775, les colonies américaines étant en insurrection et le Canada n’ayant pas encore reçu d’habitants anglais, le cabinet de Londres s’était empressé de tout faire pour concilier l’esprit des Canadiens, mais en 1837, l’intervention des États-Unis n’était pas à craindre, et d’ailleurs les Canadiens se prononçaient en immense majorité pour la discussion paisible — pourquoi donc avoir agi avec une sévérité si terrible ? Pourquoi l’exil et l’échafaud, l’incendie et le pillage ? C’était beaucoup d’horreurs commises pour arrêter un petit mal, un mal qui ne menaçait pas de se propager : trois régiments en garnison quelque part eussent contenu les tapageurs, sans qu’il en coûtât rien.
Le commerce a contribué plus qu’on ne pense à inspirer le mouvement de 1837. De tous temps, même sous le régime français, la ville de Montréal a eu des attaches avec les commerçants des colonies anglaises. Cette situation s’est continuée après la conquête. En 1775. Montréal entra d’emblée dans l’idée « bostonnaise ». Les gens de bourse jouent partout et toujours un rôle plus réel qu’apparent. Ils mettent dans le jeu les cartes biseautées. Cela ne veut pas dire qu’ils gagnent constamment la partie ; sur l’ensemble ils ne peuvent pas se plaindre, néanmoins ! Les marchands de Montréal, connaissant où devait aboutir l’insurrection si elle devenait sérieuse, y voyaient une chance de rapprochement avec les États-Unis et, sans se compromettre, ils attisaient habilement l’esprit de résistance. Ce fut tout le contraire à Québec où les navires d’outre mer apportaient chaque année le travail rémunérateur et un contingent de purs sujets britanniques non encore américanisés ; de ce côté le commerce resta froid et ne laissa percer aucun désir de voir s’étendre le mouvement de Montréal. Les Canadiens qui n’aimaient pas le système politique imposé par l’Angleterre, devenaient manifestants à Montréal, écouteurs à Québec. C’est ce que bien des gens persistent à ne pas comprendre.
Le sentiment du district de Québec a toujours été plus canadien que celui du district de Montréal. Cela s’explique. Québec s’ouvre sur le golfe — la mer ; Montréal vise à se rallier aux États-Unis — l’intérieur. L’un regarde au nord, l’autre au sud. Les intérêts commerciaux priment toute considération, dans l’un comme dans l’autre cas. Il s’en suit que les Canadiens de Québec ne se pressent jamais de se jeter dans les aventures et qu’ils aiment mieux rester stationnaires que de risquer un pas vers l’inconnu. Les fortunes des québecqois sont placées en lieux surs ; celles de montréalais vont au hasard du marché monétaire. À Québec, en 1837, on ne voulait pas risquer un changement de drapeau ni une transformation dans les comptoirs ; à Montréal tout semblait acceptable.
Dans un livre qu’il vient de publier, M. J.-G. Bourinot raconte que le rédacteur du Canadien fut emprisonné (1838) parce qu’il animait le peuple à la révolte. Qui ne sait que M. Parent s’était séparé avec éclat de M. Papineau, trois années auparavant, parce que ce dernier poussait trop loin l’agitation ? En 1838, M. Parent eut le courage d’écrire que les actes de vengeance exercés par les troupes anglaises dans le district de Montréal étaient un autre genre d’excès, aussi réprouvable que la levée de boucliers des patriotes. La-dessus il fut arrêté. Son procès n’a jamais eu lieu.
Dans la répartition du patronage public les Canadiens ne comptaient pas, à moins que de faire corps avec le parti anglais. Le mot loyauté signifiait se soumettre à la dictée des gouvernants. C’est ainsi qu’agissaient les bureaucrates, continuateurs des chouayens sous un autre nom. Plus tard, après 1843, une doctrine étrange tenta de se faire jour. Les Canadiens patriotes commençaient à occuper des places dans les bureaux. Quelques uns s’avisèrent de dire que cette conquête n’en était pas une, puisque des employés ne sont pas des ministres et qu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. L’expérience est faite aujourd’hui : elle est d’accord avec un sain raisonnement. Si notre population était privée de l’aide que lui apportent les fonctionnaires de sa race, elle en serait encore à solliciter chapeau bas dans les antichambres des faveurs qu’elle a droit d’obtenir, car ce sont des droits — et ceux qui sont maintenant placés de manière à avoir accès journellement aux papiers de l’État se font un devoir de lui être utile, tout comme les protégés anglais, irlandais et écossais surveillent avec ardeur les intérêts de leurs nationaux. Bien entendu que, à l’origine des débats, on disait aussi que les Canadiens-Français étaient incapables, soit par ignorance ou ineptie naturelle, de faire honneur à ces sortes de positions ; l’accusation est toujours nouvelle et toujours démentie par les faits. En 1847, les Canadiens ne formaient pas encore un sixième des employés publics, et la plupart n’occupaient que les grades inférieurs, pourtant ils représentaient la moitié de la population des deux provinces réunies. Leurs salaires s’élevaient à quatre mille louis, celui des Anglais à vingt-trois mille.
Deux moyens se présentaient en 1837 pour résister au régime que l’Angleterre, par ses créatures, persistait à nous imposer : — la révolte, mauvais expédient si l’on ne se sent le plus fort ; la constance politique, qui entraîne avec elle peu de risques et qui réussit presque toujours. Qu’a-t-on fait ? Une prise d’armes — et les hommes et les armes manquaient presque absolument ! Une déclaration de gouvernement libre — et tout indiquait l’impossibilité d’y parvenir !
La Nouvelle-Écosse se plaignait, comme nous, des abus du système autoritaire, mais elle n’a pas eu recours à la violence, et elle a réussi à faire reconnaître ses droits — peut-être un peu grâce à notre insurrection qui lui renforcissait la main. M. Josepe Howe, le champion de cette province, dit avoir regardé alors l’attitude du Bas-Canada avec anxiété, et en avoir tiré parti pour sa propre cause, tout le temps que dura notre agitation.
Avec une patience admirable, les Canadiens subissaient, depuis de longues années, un état administratif indigne de tout peuple qui a un passé et qui sent sa force. Si quelques uns ont pris les armes c’est qu’ils étaient poussés à bout. Quel exemple, à côté des peuples que l’on a ruinés, rudoyés, bafoués, refoulés, exaspérés — et qui n’ont pas cru devoir se révolter ! On veut à présent nous en faire un reproche. Comment ! pour revendiquer nos droits, il faut être mis au-dessous des esclaves volontaires ! Vous admirez donc les peuples qui cèdent aux oppresseurs et qui se fondent d’eux-mêmes dans le grand tout d’un empire quelconque ! Pas nous !
Les « patriotes » ont eu le courage de revendiquer par la force des libertés que tous les habitants de la colonie invoquaient ; ils l’ont fait avec cet élan particulier à leur race et dont l’histoire du Canada offre tant d’exemples. Sous le régime français, les Canadiens avaient manifesté leur mécontentement plus d’une fois, au risque de se voir mépriser. Sous les Anglais ils ont continué à se conduire à leur guise, voulant être maîtres chez eux. « S’il vous faut des martyrs, prenez-en parmi nous, disaient-ils, mais en fin de compte vous n’aurez pas le dessus. » Les événements des deux derniers siècles l’ont bien prouvé ; et d’ailleurs la France et l’Angleterre ont toujours eu plus besoin de nous que nous n’avons eu besoin d’elles. Un acte héroïque celui de 1837-38 par exemple — tout inconsidéré qu’il puisse être, — nous fait plus d’honneur et nous est plus utile que toutes les soumissions à la volonté d’un pouvoir européen. Si pour rendre justice à la colonie, il faut du sang, nous en avons à répandre et du meilleur. La honte en ce cas n’est pas pour les victimes.
Nous étions à cette époque déshabitués du service des armes. Petits-fils des combattants de la Monongahéla, de Carillon et de Sainte-Foye, les Canadiens ne connaissaient plus leurs cadres de milice ni les principes de la guerre. Les dissentiments politiques les affaiblissaient encore. Sur soixante et cinq comtés, il y en avait soixante qui voulaient rester dans la situation légale et ne faire que de l’agitation parlementaire.
L’exploit de Saint-Denis fut la seule épisode grandiose de l’insurrection. Quelques centaines de Canadiens, armés de fourches, de faulx, de bâtons, et presque sans fusils, résistèrent, six heures durant, à un corps de troupes royales fort de cinq cents hommes, et supporté par de l’artillerie. Abandonnant canons et équipages, le colonel Gore termina la journée par une retraite humiliante. Plus tard, l’armée anglaise reparut à Saint-Denis et brûla le village : personne n’était là pour lui résister.
La discussion n’est pas finie sur les événements et sur les hommes de 1837-38. De part et d’autre on se lance force tirades. La colère et le dépit se donnent beau jeu dans ces joutes de la plume, où nous aimerions à voir plus de sang-froid plus de renseignements historiques, moins de phrases ampoulées, moins d’exagération de toutes sortes. Hélas ! nos journaux ne connaissent pas d’autre genre de discussion. Des gros mots, des railleries déplacées, puis des insolence ; l’article ainsi épicé est lu avec empressement. Dis-moi ce que tu lis…
Un cercle littéraire, une revue, un journal s’occupent-ils des hommes de 1837-38 » c’est pour savoir si Chénier était brave, si de Lorimier a évité le combat, si Papineau tremblait, si Cartier avait un fusil ! Qu’est-ce que l’on prouverait si les témoignages attestaient que ces chefs du mouvement n’étaient pas des Murat, des sabreurs, des enfonceurs de bataillons ? Rien du tout. Leur mission était celle des orateurs populaires, sous tous les régimes. Vouloir en faire des soldats ou des capitaines tout à coup habitués au ronflement du canon et aux crépitations de la fusillade, c’est déplacer le sujet. Pourquoi ne pas traiter en hommes politiques les hommes politiques ?
La politique divise les hommes en partisans. Elle ne devrait pas en faire des ennemis. Ceux d’entre nous qui pensaient, en 1837, que les « patriotes » allaient trop loin, eussent dû les laisser se tirer d’affaire avec les troupes anglaises. Mais prendre le fusil dans ces conditions et verser le sang des siens c’est dépasser la limite d’un protêt. Quoique l’on dise pour blanchir les « volontaires » on n’en fera rien d’aussi bon que les « patriotes ». Ceux ci défendaient une noble cause ; ils le faisaient maladroitement, mais avec héroïsme — mieux valait rester spectateur au parterre et siffler si on le voulait, mais pourquoi monter sur la scène ?
Il sera toujours facile de fermer la bouche aux « volontaires » de 1837-38. Qu’on leur dise : « Vous combattiez pour le maintien d’un régime impossible, mais que vous trouviez bon ; vous êtes les premiers aujourd’hui à vous prévaloir des bienfaits de celui qui l’a remplacé — précisément celui que demandaient les « patriotes ». Tout est là. Les volontaires sont dans la situation, si souvent répétée en plusieurs pays, de partisans politiques vivant avec bonheur sous un ordre de choses qu’ils ont repoussé au début. Leurs carabines sont de trop dans le paysage. »
Répétons-le pour être bien compris : l’insurrection de 1837 ne pouvait rien entraîner autour d’elle. Ses forces étaient nulles. Son programme indéfini : il n’y perçait que le mécontentement. Mais les districts de Québec, des Trois-Rivières et une grande partie de celui de Montréal aussi étaient mécontents, sans aller toutefois au point de se casser la tête contre le mur ! Dans le district de Montréal, les comtés de Richelieu et des Deux-Montagnes, l’un au sud, l’autre au nord, furent seuls à prendre les armes — et encore pas tous les habitants de ces deux circonscriptions, il s’en faut. Un soulèvement disloqué, partant de deux points éloignés qui ne s’entendaient même pas ensemble, voilà toute l’affaire. La répression a été trop brutale, trop hors de proportion avec le mouvement lui-même ; c’est ce qui donne à ces événements un caractère agrandi et dont la légende veut s’emparer à présent. Le second combat de quelque importance eut lieu à Saint-Eustache. Les Canadiens agissaient là sans ordre, sans prévoyance. Au premier choc, ils se réfugièrent dans l’église et attendirent les effets du canon dirigé contre eux. On discute sur leur bravoure — que personne n’a contestée dans les rangs anglais — mais les Canadiens sont braves de naissance — seulement ils n’ont jamais été aussi mal commandés qu’à Saint-Eustache, où Chénier, leur chef, un mangeur de feu, n’avait pris aucune mesure pour s’assurer la victoire. Honneur à ceux qui payent de leur sang des convictions politiques. Reste à savoir s’ils devaient aller si loin.
Dans le comté de Chambly, deux ou trois paroisses prirent part à la résistance, avec un insuccès complet.
Tous les patriotes armés du district de Montréal ne dépassaient pas cinq cents. Les troupes anglaises allant de place en place, promenaient la torche incendiaire parmi les populations consternées. Répression barbare, vengeance qui a fait des martyrs d’une foule de personnes mal dirigées et souvent étrangères au soulèvement.
Si comme on le prétend, M. Papineau avait reçu des espérances des États-Unis, ses calculs se trouvèrent dérangés en 1837 lorsque surgit la plus forte crise financière dont la république voisine ait éprouvé les atteintes depuis un siècle. Ce contre-temps arrivait on ne peut plus mal à propos pour les insurgés. Les banquiers anglais tenaient à la gorge le commerce américain et celui-ci était plus occupé à se défendre sur ce terrain qu’à fraterniser avec quelques colons de l’Angleterre soulevés dans cinq ou six paroisses du Canada. Tout, dans les affaires de 1837 s’explique par des règles de proportion : prise d’armes, alors que les armes font défaut ; soulèvement national, alors que la nation ne veut pas se soulever ; attente de secours de l’étranger, alors que ce dernier n’aimait pas à en courir les risques et au moment où il se voyait lui-même fort embarrassé de sa propre misère.
La véritable autorité vient du peuple. Les autres ne sont que des singeries. Que le peuple se trompe ou qu’il ne se trompe pas, c’est son affaire, puisque c’est lui qui solde les comptes. Mais il est son propre maître. Ses destinées sont entre ses mains, comme celles de n’importe quel homme sont entre les mains de ce même homme. Il prendra des conseils de qui il lui plaira de les prendre. Personne n’a rien à y voir. Si au lieu de discuter à perte de vue sur le principe d’autorité, nos journaux posaient carrément la question des griefs des insurgés, il y a longtemps que l’on saurait à quoi s’en tenir sur le mouvement 1837-38. Mais non ! il semble que l’on a tout expliqué lorsque les canons de l’église et les édits des rois ont été invoqués. C’est un radotage complet. Un individu ou un peuple, mécontent du régime qu’on lui impose, se révoltera, s’il a du cœur. Qu’on vienne ensuite, à l’aide de la théologie ou de toute autre science qui consiste à fendre des cheveux, prétendre que sa résistance est un mal, il faut envoyer promener les argumentateurs. On ne raisonne pas plus avec ces gens-là qu’avec le jésuites : on les chasse, car ils ne veulent la liberté que pour eux-mêmes.
Le droit de se révolter existe par le fait même de la situation de l’humanité. À part la délégation nationale, c’est-à-dire sortie des rangs du peuple et libre dans ses délibérations, tout ce qui ose s’appeler pouvoir est une mauvaise farce. Nous n’étions pas gouvernés, en 1837, par une autorité acceptable. De là le droit à la révolte. Toute discussion cesse devant ce fait : on nous imposait une volonté qui n’était pas la nôtre. Or, nous, c’est le pays. Personne au monde n’a le privilège de se substituer au peuple. La fraude et les fausses nations d’autorité y parviennent quelques fois — mais c’est de la fraude — et, de notre temps, Dieu soit béni, cela ne dure qu’un instant.
L’insurrection était légitime. Mais où prendre les moyens d’action ? Et au cas où ces ressources fussent devenues accessibles, où allions-nous ? Aux États-Unis. Ah ! alors non ! Tout s’arrêtait devant cette perspective peu encourageante. Nous ferons peut-être un 1837, un jour, plus tard, on ne sait quand, mais d’un autre genre — il sera purement politique : cette fois nous serons tous d’accord — et nous ne travaillerons que pour nous-mêmes. Jusque là, paix sur la terre aux hommes de bonne volonté.
L’exagération poursuivant son chemin, on crut en Angleterre que nous avions remis en honneur les scènes de la guerre de la Vendée. Comme les États-Unis ne nous avaient prêté aucune assistance et que, par la force des baïonnettes, nous étions parfaitement à la merci des ministres, il ne s’agissait plus que de nous poser les bandelettes et de nous réduire à l’état de momies politiques. Plusieurs membres de la chambre des communes de Londres reculèrent devant cette organisation d’une Pologne canadienne. Sans trop savoir ce qu’il y avait à faire, ils demandèrent d’abord une enquête, une commission, un bureau de renseignement. Lord Durham, muni de pouvoirs extraordinaires, nous fut adressé.
Il fallait un cri, un mot d’ordre pour justifier en quelque sorte les représailles cruelles des gouvernants. On en créa un qui ne pouvait manquer d’être pris au sérieux en Angleterre : « la rébellion des Canadiens-Français ». Tout fut dit à partir du jour où cette phrase parut imprimée. Il ne pouvait y avoir en révolte contre l’Angleterre que des Canadiens-Français ! Qu’importe que les « rebelles » aient été dans la proportion de un homme sur huit cents âmes — toute la nation était coupable ! Qu’importe que les Anglais du Haut-Canada se soient soulevés en bien plus grand nombre et qu’ils aient attiré à eux les flibustiers des États-Unis ! C’est toujours la rébellion des Canadiens-Français !
Quant aux idées politiques qui animaient Mackenzie dans le Haut-Canada, Papineau dans le Bas, on s’en montre fier aujourd’hui — mais on regimbe lorsqu’il faut donner crédit — comme on s’exprime en termes de commerce — aux porte-étendards de ces idées. Bien des gens qui jouissent des bienfaits de la révolution française n’agissent pas autrement en Europe.
Dans son rapport, lord Durham ne dit pas de mal des Canadiens. Il va même jusqu’à faire leur éloge — mais il cherche avec adresse à découvrir le moyen de les faire disparaître comme nationalité distincte. Ceci est de bonne guerre.
Le Haut-Canada devait une très forte somme aux banquiers Baring, de Londres. On bâcla une constitution politique (1840) destinée à unir les deux provinces et par conséquent imposer au Bas-Canada la moitié de la dette du Haut, tout en combinant les rouages administratifs de manière à anéantir l’influence des Canadiens dans le nouvel ordre de choses. M. Poulett Thompson, gendre de Baring, fut nommé gouverneur-général. En apprenant cela, M. P.-J.-O. Chauveau écrivit une pièce de vers qui commence par cet hémistiche :