Histoire des Canadiens-français, Tome VIII/Chapitre 1

Wilson & Cie (VIIIp. 3-10).

CHAPITRE I

1784-1790


Fonctionnaires publics. — Délégation envoyée en Angleterre ; le livre de Ducalvet ; réformes qui s’en suivent. — La tenure seigneuriale. — Les seigneurs au château Saint-Louis. — Pamphlets politiques. — On demande le rappel de l’Acte de Québec. — La révolution française.

H
aldimand, parvenu à la fin de son administration (1784), était entouré des personnes, conseillers et fonctionnaires, de son choix. C’est le moment d’en donner la liste, sinon complète, du moins en ce qui concerne les principales charges.

Les membres du conseil exécutif étaient : Henri Hamilton, président, lieutenant-gouverneur de la province ; Hugh Finlay, directeur des postes ; Thomas Dunn ; James Cuthbert ; François Levesque ; Edward Harrison ; John Collins, député arpenteur-général ; Adam Mabane ; George Pownall, secrétaire et greffier du bureau du gouverneur ; George Allsopp ; La Corne Saint-Luc ; J. G. Chaussegros de Léry ; Picotté de Belestre, grand-voyer de Montréal ; John Fraser ; Henri Caldwell ; John Drummond ; William Grant, député receveur-général ; Paul-Roch de Saint-Ours ; François Baby ; Jos.-Dom.-Emm. de Longueuil ; Samuel Holland, arpenteur-général ; Jenkin Williams, greffier ; François-Joseph Cugnet, secrétaire français et traducteur. La population canadienne en général ne témoignait pas de confiance dans ce corps composé au choix de la couronne et qui renfermait des partisans avoués de l’anglicisation.

La cour d’appel, composée du gouverneur, du lieutenant-gouverneur, ou du juge-en-chef Mabane, avec au moins cinq membres du conseil législatif, avait James Shepherd pour greffier. La cour suprême était constituée ainsi : Adam Mabane, Thomas Dunn et Jenkin Williams, juges ; James Monck, avocat-général ; William Pollock, greffier. La cour de viceamirauté : Peter Livius, juge ; D. Lynd, greffier. La cour des prérogatives, Québec : Adam Mabane, Thomas Dunn, Pierre Panet, juges ; R. Murray, greffier. La cour des plaidoyers-communs, Québec : A. Mabane, T. Dunn, P. Panet, juges ; D. Lynd et Pierre-Louis Panet, greffiers ; J. Shepherd, shérif. La cour des prérogatives, Montréal :[1] J. Fraser, E. Southouse, Hertel de Rouville, juges. La cour des plaidoyers-communs, Montréal : J. Fraser, E. Southouse, Hertel de Rouville, juges ; J. Burke, — Lepailleur, greffiers.

Autres fonctionnaires publics : Le chevalier T. Mills, receveur-général ; Antoine Lefebvre de Bellefeuille, grand-voyer des Trois-Rivières ; Jean Renaud, grand-voyer de Québec ; C. Carleton, inspecteur des forêts ; lieut.-colonel Campbell, surintendant des Sauvages ; T. Faunee, chargé de la marine ; James Frost, capitaine du port de Québec ; R. Cumberland, agent provincial ; J. Duval, inspecteur des marchés à Québec ; Thomas Ainslie, percepteur des douanes ; Thomas Scott, contrôleur des douanes ; Philippe Loch, inspecteur des douanes à Montréal ; Edward-William Gray, député directeur des postes à Montréal ; Samuel Sills, député directeur des postes aux Trois-Rivières ; Charles de Lanaudière, grand-voyer de la province ; R. A. de Boucherville, inspecteur des chemins.

M. de Boucherville descendait de Pierre Boucher, sieur de Grosbois et seigneur de Boucherville, anobli par Louis XIV ; c’était l’un des rares seigneurs canadiens qui eut conservé sa fortune après la conquête.

Le juge de Rouville, grand ami des Anglais, était le petit-fils de François Hertel, sieur de Rouville, aussi anobli par Louis XIV ; Ducalvet et Laterrière lui reprochent sa partialité.

Jean-François Lefebvre, sieur de Bellefeuille, s’établit à Plaisance, île de Terreneuve, où il épousa une canadienne du nom de Beaudry, originaire du district des Trois-Rivières. Il acheta la seigneurie de Pabock ou Pabos, dans la baie des Chaleurs (voir notre tome vi, p. 14). Deux des ses fils prirent du service : George, qui s’éleva au grade de chef d’escadre, et Pierre qui fut officier dans les troupes. Le troisième, nommé François, entra aussi dans l’armée, devint commandant de la baie des Chaleurs et de la côte de Gaspé, et s’établit à Pabos après avoir épousé aux Trois-Rivières, le 17 mars 1749, Marie-Josephte, fille de Michel Hertel de Cournoyer, conseiller au conseil supérieur de l’île Royale et juge baillif du lieu. Il demeura dans sa seigneurie jusque vers 1759 ; alors, ruiné par la guerre il se retira aux Trois-Rivières, après avoir vendu ses propriétés au colonel Haldimand, accepta une charge de juge de paix et mourut âgé de soixante et quatorze ans, en 1783. Son fils, Antoine, né le 13 août 1755, était enseigne de milice au fort Saint-Jean (1775), se trouva au fort Vincennes (1779) fut prisonnier en Virginie durant treize mois (1780-81), puis nommé grand-voyer des Trois-Rivières ; il quitta cette ville en 1793 pour aller demeurer dans la seigneurie des Mille-Isles qu’il tenait de sa femme, Mlle Lambert-Dumont. Il mourut à Saint-Eustache en 1816. Sa descendance est principalement représentée aujourd’hui par M. Édouard Lefebvre de Bellefeuille, avocat et publiciste de talent.

François-Étienne Cugnet, directeur du domaine d’occident, était en Canada dès l’année 1723. Nommé conseiller au conseil supérieur de Québec en 1730 ; écrit un mémoire concernant le commerce des laines de bœufs illinois ; trois ans plus tard, devient premier conseiller ; forme la compagnie des forges Saint-Maurice en 1733 ; société dissoute en 1735 ; achète la seigneurie de Saint-Maurice en 1736, devient fermier du poste de Michillimakinac ; relève l’entreprise des forges en 1737 ; obtient une seigneurie à la Chaudière cette année ; fait un voyage en France (1742) et présente au jardin des plantes de Paris des spécimens de la flore canadienne ; cède les forges au roi en 1743, mais y conserve des intérêts ; pose la pierre angulaire de l’église de Tadoussac en 1747 ; meurt vers l’année 1757. De sa femme, Louise-Madeleine Dusautoy, il avait eu plusieurs enfants : 1. André, procureur-général du roi au conseil supérieur ; 2. Guillaume-André, ordonné prêtre[2] le 22 septembre 1753, devint chanoine de la cathédrale de Québec et mourut en 1758 ; 3. Louis-Gilles, né à Québec, le 11 juin 1731, ordonné prêtre le 14 juillet 1754, nommé chanoine le 17 août suivant et curé de Beauport de 1759 à 1808 ; 4. Charlotte, mariée, en 1744, à Louis-Liénard Villemonde de Beaujeu ; 5. Thomas-Marie, né en 1728, conseiller-assesseur au conseil supérieur — premier Canadien appelé à cette charge — il était conseiller en décembre 1759, et comme tel réfugié à Montréal ; passé en France à la cession du pays, on le retrouve vivant à Paris en 1777 et conseiller honoraire en cour souveraine à Blois ; il mourut après 1800 ; 6. François-Joseph, seigneur de Saint-Étienne de la Chaudière, jurisconsulte, membre du conseil supérieur, se réfugia à Montréal en 1760, servit d’interprète au général Amherst dans les pourparlers avec Vaudreuil et Lévis qui aboutirent à la capitulation du 8 septembre. Le gouverneur Murray le nomma procureur-général et commissaire de la cour et du conseil de guerre de la côte nord du fleuve « comme homme de bonnes mœurs et capacité en fait de loi, » fonction des plus importantes en ce moment, mais qui disparut avec le régime militaire (1763). En 1765, il était grand-voyer de la province. Il publia à Londres (1772) un ouvrage de mérite traitant des édits et ordonnances du Canada ; il s’y intitule secrétaire du gouverneur et du conseil provincial pour la langue française. De 1773 à 1775 il donna quatre nouveaux ouvrages : « Réponse aux observations de Francis Masères sur son plan d’acte de parlement » ; « Traité de la loi des fiefs » ; « Extraits des registres concernant la justice et la police » ; « Traité de la police suivie en Canada. » Sir Guy Carleton l’honora de son estime et il fut regardé par ses contemporains comme une lumière légale. En 1776, il était secrétaire français du gouverneur. Il écrivit, de 1780 à 1781, quelques lettres à François Caseau, prisonnier politique, lui donnant des avis en qualité d’avocat. En 1784, il était encore secrétaire français du gouverneur et traducteur au conseil. Ce rude travailleur, ce citoyen utile mourut au mois de septembre 1789. Deux de ses fils sont connus. L’un qui commandait un poste militaire pour la garde des prisonniers de guerre, à Québec, en 1776, et l’autre, Jacques-François, élève brillant du séminaire de Québec, que nous voyons, en 1797, avocat et traducteur français et secrétaire du conseil exécutif ; dans ce dernier emploi il avait alors pour assistant Xavier de Lanaudiére. De plus, Cugnet était traducteur à l’assemblée législative. En 1799 Lanaudiére figure seul comme traducteur français et secrétaire du conseil exécutif.

L’agitation politique se concentrait principalement à Montréal. À la suite de plusieurs assemblées publiques et de beaucoup de discussions, les citoyens de cette ville nommèrent trois d’entre eux qu’ils chargèrent d’aller soumettre à Londres un projet de réformes administratives applicables à tout le Canada.

Jean-Guillaume Delisle de la Cailleterie, originaire de Nantes, avait épousé, à New-York, vers 1753, une demoiselle Danton, de famille anglaise, qui lui donna un fils, nommé aussi Jean-Guillaume, avec lequel il vint s’établir à Montréal. L’enfant entra, le 1er  juin 1767, dans la classe latine que M. l’abbé Curateau, de la Longue-Pointe, ouvrait à cette date dans sa paroisse et qui fut le commencement du collège de Saint-Raphël, de Montréal ou de Saint-Sulpice. Le jeune Delisle fut notaire à Montréal, de 1787 à 1819 ; son fils, le grand-connétable, Benjamin Delisle, figure dans l’histoire des troubles de 1837-38. Quant à Jean-Guillaume Delisle, père, il exerça la profession de notaire, à Montréal (1768-1787), fut greffier de la fabrique de cette ville et publia, vers 1777, un livre qui traite de l’administration des œuvres de fabrique en Canada. C’était un érudit, très estimé pour son caractère et ses vastes connaissances, principalement en physique. En 1783, il fut député en Angleterre, ainsi que M. Adhémar de Saint-Martin et M. Powell, avec mission de solliciter, pour tous les habitants de la colonie, sans distinction de race ou de religion, égalité devant la loi dans les affaires publiques, etc. De son second mariage, contracté à Montréal, avec Suzanne de Mézières de l’Épervanche, il eut deux fils, Ambroise et Auguste, ce dernier notaire à Montréal.

Antoine Adhémar de Saint-Martin, de la maison très distinguée de Lantagnac, né en en 1640, dans la ville de Salvi, haut Languedoc, se maria, le 10 octobre 1667, à Québec, avec Geneviève Sageot, et dès l’année suivante s’établit comme notaire. Son greffe, qui va de 1668 à 1714, est avec celui de son fils, le plus intéressant que renferme le palais de justice de Montréal. Exerçant à la fois comme notaire et siégeant comme juge, il demeura dans les gouvernements des Trois-Rivières et de Montréal. Il épousa, en secondes noces (1687), Michelle, fille du notaire Jean Cusson, du cap de la Madeleine. Son fils, Jean-Baptiste, né à Montréal en 1689, lui succéda en 1714 et continua son greffe jusqu’en 1754. Le fils de ce dernier fut député en Angleterre (1783) avec Jean-Guillaume Delisle et William Dummer Powell, pour demander une chambre d’assemblée et le maintien des lois civiles françaises. Ducalvet écrivait l’année suivante que, en dépit de leur mérite personnel, de simples citoyens ne pouvaient s’attendre à être écoutés ; néanmoins, la mission de ces trois hommes ne fut pas tout-à-fait infructueuse puisqu’elle contribua à éclairer les ministres sur la situation de la colonie. Les entrevues en question eurent lieu à Londres, de février à mars 1784. Le baron Francis Mazères, au nom du gouvernement, offrit d’accorder : 1. l’habeas corpus sous la signature des magistrats et non du gouverneur ; 2. d’accorder le jury à la demande des parties en cause, tel que cela avait eu lieu de 1764 à 1775; 3. de n’autoriser le renvoi d’un conseiller législatif que sur le vote des quatre-cinquièmes de ses collègues ; 4. de décréter l’inamovibilité des juges, sauf le consentement d’au moins douze conseillers législatifs ; 5. que les juges seuls auraient droit de faire emprisonner les accusés pour quelque crime que ce soit. Ducalvet allait plus loin, aussi ne trouva-t-il point ces cinq articles suffisants, mais c’était toujours un progrès notable sur les choses du passé.

John Powell, envoyé d’Agleterre, au temps de la reine Anne, comme secrétaire du lieut.-gouverneur Dummer, avait épousé Anne, sœur de ce fonctionnaire. Son fils, William Dummer Powell, se maria avec Jeannette, fille de sir Alexander Grant. Ceux-ci eurent un fils, William Dummer Powell, né à Boston, en 1755, qui fut envoyé en Angleterre (1764) aux soins de sir Alexander Grant et mis à l’école de Turnbridge, dans le comté de Kent ; on lui fit parcourir la Hollande, apprendre la langue de ce pays et le français, et en 1772, il retournait à Boston. Il fit alliance, (1775) avec Anne Murray (née 1754) fille du docteur Murray, de Norwich, Angleterre, qui se trouvait en visite à Boston. Powell s’était rangé, dès 1773, du côté des « loyalistes. » En 1775, les gens de Boston le mirent sur la liste des « étrangers, » et il dut s’éloigner. Ceux qui se réfugiaient alors dans le Bas-Canada couraient le risque d’être traités comme les Canadiens-Français, en ce sens que les Anglais, n’ayant pas encore pénétré en nombre dans la province, s’y voyaient soumis à des vexations imaginées pour restreindre les mouvements de l’ancienne population. Powell en appela aux autorités, fit étendre les qualités de sujets britanniques sur ses amis, et, sans peut-être le soupçonner, posa ainsi les bases de la vraie liberté politique en ce pays. Établie à Montréal, il gagna la confiance de ses concitoyens, et lors de son voyage en Angleterre à titre de délégué (1783) se présenta et fut admis au barreau avec distinction. À son retour en Canada, nommé juge, il partit pour le Détroit le 11 mai 1789. Plus tard, le Détroit ayant été cédé aux États-Unis, Powell se transporta à Newark (Niagara) puis à York (Toronto). En 1818, il devint juge-en-chef, poste qu’il abandonna en 1825, puis voyagea trois ans en Angleterre et revint à Toronto où il s’éteignit en 1834. Sa femme vécut jusqu’à 1849. Leur descendant direct est aujourd’hui M. Grant Powell, sous-secrétaire d’État du Canada.

Haldimand n’avait pas eu le temps de retourner en Angleterre que déjà Ducalvet publiait à Londres (1784) son Appel à la justice de l’État qu’il fit répandre parmi nous à profusion. Il y invoquait l’établissement d’un gouvernement constitutionnel dont il posait ainsi les bases :

1. Conservation des lois civiles françaises ; 2. Loi de l’Habeas Corpus ; 3. Jugement par jury ; 4. Inamovibilité des conseillers législatifs, des juges et même des simples gens de loi, sauf forfaiture ; 5. Gouverneur justiciable des lois de la province ; 6. Chambre d’assemblée élective ; 7. Nomination de six députés pour représenter le Canada dans le parlement anglais ;[3] 8. Liberté de conscience ; personne ne devant être privé de ses droits politiques pour cause de religion ; 9. Réforme de la judicature par le rétablissement du conseil supérieur ; 10. Établissement militaire ; création d’un régiment canadien[4] à deux bataillons ; 11. Liberté de la presse ;[5] 12. Collèges pour l’instruction de la jeunesse ; emploi des biens des jésuites pour cet objet, conformément à leur destination primitive ; écoles publiques dans les paroisses ; 13. Naturalisation des Canadiens dans l’étendue de l’empire britannique. Nous ne voyons rien dans tout cela au sujet des droits de la langue française. Cette lacune paraîtrait énorme aujourd’hui.

Une telle constitution, observe M. Garneau, serait plus complète que celle qui nous fut donnée en 1791. À l’article du gouverneur, Ducalvet allait même au-delà des partisans du ministère responsable, car il englobait dans sa prescription un fonctionnaire qui jusqu’à présent a toujours relevé des autorités impériales ; en le rendant sujet à nos lois, il voulait ôter à la métropole un pouvoir qu’il regardait comme dangereux, et il ajoute que la chose ne serait pas nouvelle puisque le gouverneur Murray avait été jugé,[6] à Québec, sur la plainte d’une personne habitant la colonie. En tous cas, ce précédent n’a pas été suivi.

On ne saurait douter que la plus forte partie des accusations de Ducalvet contre le régime de la colonie venaient de ses difficultés avec le général Haldimand. Celui-ci s’était particulièrement rendu désagréable par les corvées dont il accablait les gens de la campagne, aussi l’annonce de son départ (1784) fut-elle accueillie par une sorte de soulagement de l’esprit public. Bientôt certaines réformes ou changements dans l’administration du pays portèrent la population à croire que le cabinet de Saint-James se prêterait à l’avenir avec bonne grâce aux représentations qui lui seraient faites par les Canadiens.

La réorganisation de la milice, l’instruction publique, la création d’une chambre élective, passionnaient l’opinion. Le projet d’établir le jury était assez mal vu de la plupart des Canadiens-Français ; d’autres au contraire l’invoquaient constamment ; enfin le conseil législatif décréta (1784) l’emploi du jury dans les matières commerciales et il fallut en passer par cette décision. La chronique rapporte que M. Conrad Gugy, conseiller, l’un des auteurs de la loi en question, fut le premier qui subit un procès devant les jurés — et qu’il le perdit ; il en conçut un si vif chagrin qu’il mourut le soir même.

Au printemps de 1785,[7] M. Henry Hamilton, lieut.-gouverneur de la province, remplaçant temporaire du gouverneur-en-chef, fit adopter au conseil législatif le règlement de l’Habeas Corpus, qui fut regardé comme le résultat des démarches de la délégation de Montréal et du livre de Ducalvet. L’année suivante, sir Guy Carleton, devenu lord Dorchester, apporta des instructions plus larges que par le passé et qui ne contribuèrent pas peu à rendre ce gouverneur populaire au milieu d’un peuple déjà très-attaché à sa personne.

L’un des principaux seigneurs, Charles Tarieu de Lanaudière, aide-de-camp du gouverneur et grand-voyer de la province, dont la fortune se trouvait obérée par suite de ses voyages en Europe, proposa au conseil (1788) de déclarer les seigneurs propriétaires absolus de leurs terres. Le pays tout entier s’en émut. C’était le renversement du système de tenure établi sous le régime français.

MM. de Bonne, de Saint-Ours, Juchereau-Duchesnay, de Belestre, Taschereau, Bédard, Panet, Berthelot et Dunière, seigneurs eux-mêmes, combattirent ce projet, qui fut mis de côté. La plupart des servitudes que M. de Lanaudière énuméraient à l’appui de sa proposition n’existaient plus ou n’avaient jamais existées en Canada.

Cette démarche des seigneurs était à la fois juste et politique. Ils craignaient de perdre leur prestige en appuyant M. de Lanaudière. Les gouverneurs pensaient de même. Murray le premier avait compris la nécessité de faire bonne mine à la noblesse ou à ce qui en tenait lieu dans la colonie ; de son côté, cette classe instruite comprenait qu’elle tenait le milieu entre le peuple et les gouvernants, et elle avait bien soin de cultiver l’esprit public qui lui prêtait sa force. M. de Gaspé dit : « La société anglaise, peu nombreuse à cette époque, prisait beaucoup celle des Canadiens-Français, infiniment plus que la leur. En effet, les Canadiens n’avaient encore rien perdu de cette franche et un peu turbulente gaieté de leurs ancêtres…[8] Lord Dorchester a sans cesse traité la noblesse canadienne avec les plus grands égards : il montrait toujours une grande sensibilité en parlant de ses malheurs… Ni la distance des lieux, ni la rigueur de la saison, n’empêchaient les anciens Canadiens qui avaient leurs entrées au château Saint-Louis, à Québec, de s’acquitter de ce devoir : les plus pauvres gentilhommes s’imposaient même des privations pour paraître décemment à cette solennité. Il est vrai de dire que plusieurs de ces hommes, ruinés par la conquête et vivant à la campagne sur des terres qu’ils cultivaient souvent de leurs mains, avaient une mine assez hétéroclite en se présentant au château, ceints de leurs épées, qu’exigeait l’étiquette d’alors. Les mauvais plaisants leur donnaient le sobriquet « d’épétiers, » — ce qui n’empêchaient pas lord Dorchester, pendant tout le temps qu’il fut gouverneur de cette colonie, d’avoir les mêmes égards pour ces pauvres épétiers, dont il avait éprouvé la valeur sur les champs de bataille, que pour d’autres favorisés de la fortune. Cet excellent homme était souvent attendri jusqu’aux larmes à la vue de tant d’infortune. »

Le livre de Ducalvet était toujours commenté et invoqué, souvent avec une hardiesse que toute l’habileté de lord Dorchester ne parvenait point à restreindre. Il était visible d’ailleurs que l’Angleterre inclinait du côté des réformes et chaque fois qu’elle faisait un pas dans ce sens, les Canadiens agrandissaient leur programme, dans l’espoir d’obtenir davantage. Des changements politiques s’annonçaient petit à petit, à la suite des pétitions de la classe anglaise, contredites invariablement par les requêtes des Canadiens. La presse ne restait pas inactive : on imprimait des brochures ; les gazettes des États-Unis croisaient le feu avec celles de l’Angleterre à notre sujet ; ce que nous n’osions point dire tout haut, les Américains le criaient aux quatre vents du ciel. Paris marchait sur Versailles ; les têtes étaient échauffées en Europe comme en Amérique avant 1775 ; la prudence dictait aux ministres du roi George iii la nécessité de comprendre que l’Acte de Québec n’était plus praticable. Juste en ce moment, la révolution française éclata, ce qui fit encore plus apprécier aux ministres du cabinet de Londres, l’urgence des réformes dont on commençait à saisir l’utilité. En 1790, M. Pitt se demanda si l’épée que la France avait portée victorieusement en Amérique n’allait pas flamboyer sur l’Europe et comme cette question semblait se résoudre d’avance dans l’affirmative, il sut prendre les devants et demanda à la chambre des Communes d’accorder au Canada (si français) une constitution parfaitement libérale, selon les désirs dès longtemps exprimés par les habitants de cette belle colonie. La crise de 1775 était présente à l’esprit des Anglais. Donc, en 1790, un bill passa à la chambre, donnant au Bas-Canada une constitution politique calquée, disait-on, sur celle de l’Angleterre, mais adroitement modifiée de manière à ne nous permettre ni de choisir nos ministres ni de voter certaines dépenses. Avec la nouvelle de cette transformation de notre politique débarqua à Québec (12 août 1791) le duc de Kent, colonel du septième régiment ; il y fut reçu à bras ouverts. Le 29 décembre 1791 on lui donna un banquet pour célébrer à la fois son arrivée et la proclamation de la constitution. Le prince but au succès de la révolution française, qui n’était pas encore entrée dans la phase sanglante où elle s’engagea bientôt. D’ailleurs la liste des santés portées en cette occasion laisse percer un libéralisme qui eut fait plaisir à Ducalvet s’il eut été à même d’assister à la fête. Messieurs Baby et Amiot chantèrent des couplets de leur cru, composés pour la circonstance. Le régime parlementaire s’annonçait très joyeusement.


  1. Le district des Trois-Rivières était aboli depuis 1764.
  2. En 1716, on voit au registre de Bécancour le nom de M. Cugnet, jésuite. Ce devait être un frère ou un parent de François-Étienne ci-dessus.
  3. La question est encore à l’ordre du jour.
  4. Il disait que les officiers de milice, étant nommés par le gouverneur et révocables au gré de celui-ci, ne pouvaient être que des agents politiques répandus dans les paroisses.
  5. Si on la musèle, disait Ducalvet, elle deviendra clandestine.
  6. Ceci aurait eu lieu en 1762. M. de Gaspé prétend que le général Murray commença par s’attirer le mécontentement des Canadiens, mais qu’il modifia ensuite ses procédés à leur égard.
  7. En 1786, le colonel Hope remplaça M. Hamilton. Lord Dorchester, nommé au mois de juin de la même année, arriva à Québec le 23 octobre.
  8. Les habitants ne l’ont pas perdue, mais les seigneurs ont fini par prendre les manières anglaises.