Histoire des Canadiens-français, Tome VII/Chapitre 1

CHAPITRE I


1736-1749


Du lac Winnipeg aux Montagnes-Rocheuses.

Q
ue ce désastre ait un instant fait chanceler le courage de La Vérendrye, c’est ce qu’il est possible de croire, car une telle perte blessait profondément son cœur et mettait en danger toute l’entreprise des découvertes. Néanmoins, il se releva moralement, et tandis que partaient de Québec des lettres à l’adresse du ministre, écrites contre sa conduite comme chef de traite et directeur de l’expédition du nord-ouest, il prit des mesures pour fonder de nouveaux postes sur la rivière Rouge et l’Assiniboine. Depuis 1733 il était arrêté au lac Winnipeg, terme imposé par le contrat de 1731, ce qui ne paraît pas l’avoir empêché d’explorer le pays au delà, en vue de ses établissements futurs.

De la sortie de la rivière Winnipeg, au lieu de chercher à remonter dans la direction du nord, il longea la côte orientale du lac, se dirigeant au sud, rencontra l’entrée de la rivière Rouge et y pénétra. Les rivières sont des chemins qui marchent, a dit Pascal. Notre découvreur résolut de remonter le cours de celle-ci jusqu’à ses sources[1] qui devaient être, pensait-il, dans la direction de la mer tant désirée. Il n’alla pas loin sans se convaincre qu’elle coulait du sud au nord, mais il trouva du même coup qu’elle recevait les eaux d’une autre rivière venant directement de l’ouest — qui n’était autre que cette fameuse rivière des Assiniboulala, Assiliboilles, Assiniboels ou Assiniboines, mentionnée par les Sauvages et portée autrefois sur la carte de Jolliet, comme située à cent vingt lieues du lac Supérieur, tandis qu’elle en est à deux cents.

La baie du lac des Bois, à laquelle on a donné le nom d’Angle-Nord-Ouest, n’est pas à une grande distance de l’endroit où l’Assiniboine se jette dans la rivière Rouge. Entre ce dernier point et l’Angle, le pays est généralement marécageux, mais non impraticable ; en hiver il est de facile accès. Peut-être l’Assiniboine était-elle déjà connue des La Vérendrye qui, de 1731 à 1736, avaient pu s’y rendre par terre, depuis l’Angle-Nord-Ouest, ou par eau en recherchant la direction de la rivière Rouge. Quoiqu’il en soit, on y éleva (1737) un fortin, qui se rencontre pour la première fois sur la carte dressée en 1750 d’après les mémoires de la Vérendrye[2] et marquée « ancien fort, » à la droite de l’embouchure de l’Assiniboille.

Le volume de Documents, publié en 1878 par la législature d’Ontario (p. 136 l), décrit une carte[3] à peu près semblable, jointe, dit-on, à la lettre de M. de Beauharnois du 14 octobre 1737. Ces deux pièces ont probablement été trouvées ensemble, mais elles ne s’accordent pas, comme il est facile de s’en convaincre par la désignation que la carte fournit du lac Rouge, des sources du Mississipi, du fort la Reine sur l’Assiniboine, du fort de la pointe de Bois à mi-chemin sur la rivière Rouge et par le terme « fort abandonné » appliqué au fort (Rouge) qui est à l’embouchure de l’Assiniboine, sans compter les communications entre le lac Winnipeg et la baie d’Hudson. La carte en question doit être rangée entre 1748 et 1750.

La carte de Jefferys (1762) montre le « Fort Rouge[4] abandonné, » qui paraît être sur une île, plutôt du côté gauche qu’à la droite de l’entrée de l’Assiniboine. C’est évidemment la construction de 1737. Jefferys n’ayant jamais visité les lieux, il a dû se tromper ici comme il s’est plus d’une fois embrouillé en dressant les cartes du bas Saint-Laurent. Tout nous porte à croire que le premier fort, qui devait donner naissance à la capitale du Manitoba, fut érigé à la droite de l’embouchure de l’Assiniboine. C’est, nous dit-on, une tradition conservée dans le pays et qui s’accorde avec la carte de 1750 ci-dessus mentionnée.

À la fin de l’année 1737, La Vérendrye avait donc le fort Saint-Pierre sur le lac la Pluie, les forts Saint-Charles au lac des Bois, Maurepas au lac Winnipeg, et Rouge à l’entrée de l’Assiniboine, qui formaient les pointes d’un triangle à peu près régulier. La Vérendrye continuait à s’endetter et à faire pour la gloire de la France des découvertes que le roi ne voulait point payer. De nouvelles représentations avaient été soumises au cabinet, nonobstant les fins de non recevoir opposées aux suppliques antérieures. Le 22 avril 1737, à propos du massacre du lac des Bois, le ministre écrivait à M. de Beauharnois : « Tout ce qui m’est revenu de ce qui a donné lieu à cet accident me confirme dans le soupçon où j’ai toujours été, et que je ne vous ai pas même dissimulé, que la traite du castor avait plus de part qu’autre chose à l’entreprise de la découverte de la mer de l’ouest de la part du sieur de la Vérendrye. » M. de Maurepas prêtait l’oreille aux détracteurs et paralysait les actions d’un homme qui n’avait d’excès que son dévouement et son patriotisme.

De son côté, le roi écrivait, le 10 mai 1737, à M. de Beauharnois « que si La Vérendrye cherche à venger le massacre de 1736, comme il en a annoncé l’intention au marquis de Beauharnois, on redoute beaucoup les représailles qui pourraient s’en suivre » et il insiste pour qu’on dissuade La Vérendrye de son dessein. Obligé de traîner la découverte en langueur par la nécessité de faire la traite ; forcé de subir la loi de ses fermiers ; blâmé par le ministre qui trouvait qu’il avançait lentement, La Vérendrye déploya assez de talent, d’énergie et de tact pour continuer à pousser vers l’ouest, satisfaire ses associés en leur procurant de gros bénéfices et retenir l’arrêt fatal, toujours prêt à tomber sur sa tête. Ainsi, trente ans après avoir été laissé parmi les morts sur le champ de bataille de Malplaquet, il déployait dans les solitudes du nord-ouest, une vigueur de corps et d’esprit et une grandeur d’âme que peu d’hommes célèbres dans l’histoire ont su posséder.

Une carte dressée (1750) sur les mémoires de la Vérendrye, indique le cours de la rivière des Assiliboilles, de laquelle se rapprochent beaucoup les « lacs des Prairies.[5] » Entre la rivière et les lacs est le fort la Reine.[6] Ce dernier fut élevé le 3 octobre 1738. La carte de Jefferys (1762) marque le fort la Reine au même endroit, mais le lac Manitoba prend le nom de lac des Cygnes ; l’Assiniboine est appelé Saint-Charles[7] ; la rivière Saint-Pierre[8] s’y déverse. Cette nouvelle étape complétait l’occupation du territoire de la province actuelle de Manitoba. Par l’Assiniboine, le fort de la Reine se ralliait au fort Rouge, et ce dernier communiquait, par la rivière Rouge et le lac Winnipeg, avec le fort Maurepas, ou par les terres avec l’angle nord-ouest du lac des Bois.

C’est du fort de la Reine que partirent les expéditions lancées vers les limites extrêmes des prairies de l’ouest. Pour obtenir des renseignements sur les pays où l’on ne s’était pas encore aventuré, les fils du Découvreur exécutaient de nombreuses courses, agissant en éclaireurs d’abord, ensuite servant de guide aux petites colonies qui allaient se fixer, sur les ordres de leur père, aux points de repère ainsi reconnus et désignés. « L’honneur de la découverte vers les régions les plus avancées de l’ouest appartient principalement aux fils de M. de la Vérendrye. Il avait pris pour lui la tâche plus difficile, et qui convenait mieux à son âge, de diriger l’entreprise, de surveiller la traite, de créer et d’entretenir des relations amicales avec les Indiens, de stimuler le zèle des équipeurs toujours en retard, de faire ouvrir le chemin et d’affermer les établissements qu’il avait envoyé commencer. Toujours prêt, d’ailleurs, à payer de sa personne lorsque l’occasion le demandait, les distances qu’il parcourut à pied dans des temps et dans des pays affreux, au milieu des privations, effrayeraient l’imagination d’un Européen, et c’est avec raison que ses fils pouvaient dire : « Il a marché et nous a fait marcher de manière à toucher le but, quel qu’il fût, s’il eut été plus aidé. » (Pierre Margry).

Partant du fort la Reine, à la fin de 1738, le fils aîné[9] de La Vérendye remonta la rivière Saint-Pierre, s’avança dans la direction du sud et se rendit chez les Mandanes, peuple du Missouri que soixante et quelques années plus tard Clarke crut visiter le premier. En remontant le Missouri, l’explorateur canadien avait devant lui le chemin des Montagnes-Rocheuses, mais les guides sauvages sur lesquels il avait compté, faisant défaut, il retourna près de son père. « En 1738, dit l’historien Parkman, La Vérendrye tenta de parvenir à des montagnes mystérieuses situées, selon les indigènes, au delà des déserts arides du Missouri et de la Saskatchewan. Les mauvaises dispositions des Sauvages y mirent obstacle, mais pas avant qu’il n’eût pénétré très loin dans ces contrées barbares… À cette époque, déjà, la France avait ainsi porté ses pas dans ces tristes solitudes, restées jusqu’à nos jours le domaine du Sauvage qui y chasse le buffle et du trappeur errant. »

Dans la liste des « commandants des pays d’en haut » dressée en 1739, on lit : « De la Ronde à Chag8amigon. De la Valtrie à Alepimigon. De la Vérendrye chez les Sioux. De Verchères à Michillimakinac. » La Vérendrye qui commandait chez les Sioux devait être un fils du Découvreur — ou, puisque le Découvreur lui-même n’est pas nommé ici, ne faut-il pas en conclure que les postes de la mer de l’ouest, comme on les a appelés plus tard, étaient alors confondus avec ceux du pays des Sioux et que cette confusion était encore possible au lendemain du voyage chez les Mandanes ?

Il n’est pas inutile de jeter un coup d’œil vers le nord où étaient situés les comptoirs, anglais. Ce que l’on va lire est emprunté à une série de documents soumis à la chambre des Communes en 1749, mais nous ne rapportons que des faits se rattachant aux années 1738-42. À la baie d’Hudson, les Anglais payaient pour le castor un prix moindre que les Français du lac Supérieur. De Michillimakinac à Niagara, les Anglais donnaient aux Sauvages des prix plus élevés que les Français. Ces avantages attiraient tellement les traiteurs vers Niagara qu’on ne voyait, par année, qu’une douzaine de canots à Michillimakinac. En 1738, Joseph Lafrance raconte qu’il n’y avait dans ce dernier poste que le gouverneur « et deux hommes pour ouvrir et fermer les portes. » Le mémoire de l’année 1736, publié par la société littéraire et historique de Québec, confirme cet état de choses. Au nord, les Français avaient formé un ou deux petits établissements à une cinquantaine de lieues des Anglais. Leurs coureurs de bois s’avançaient dans toutes les directions, achetaient des Sauvages les meilleures pelleteries, surtout les martes et les loutres, et le reste était porté aux Anglais de la baie d’Hudson. On ne voyait pas de Français à la baie, mais fréquemment des Sauvages habillés d’étoffes françaises et parlant français ; ils récitaient leurs prières dans cette langue ; les Sauvages des environs des forts anglais n’étaient pas évangélisés. Ces forts étaient au nombre de quatre, à part deux petits établissements sans importance. Nulle trace de colonisation à la baie. La Compagnie était accusée de ne pas encourager les découvertes, d’empêcher que l’on recherchât les mines, et surtout de ne pas suivre la pratique française en lançant des coureurs de bois qui eussent attiré le trafic de ce côté. Les mousquets vendus par la Compagnie valaient une vingtaine de shellings ; elle exigeait de quinze à vingt-cinq castors ou trois fois autant de martes pour une de ces armes ; les Français mettaient au même prix un castor et une marte. Ce bref aperçu résume assez bien la situation, croyons-nous.

Joseph Lafrance, né à Michillimakinac, étant parti de la rivière Michipicoton en 1739, se rendit au lac La Pluie en compagnie des Sauvages de ces régions ; de là, chassant et pêchant tour à tour, il traversa le lac des Bois ou des Isles, qu’il décrit comme environnés de forêts magnifiques, abondant en toute sorte de gibiers. Au nord de ce lac sont les Sauvages Éturgeons. Au sud-ouest est la nation des Sioux. Passant par la rivière Winnipeg, il entra dans le lac de ce nom, vers le milieu duquel il rencontra les Cris ou Christinaux qui demeurent du côté nord-est de cette nappe d’eau. Dans le lac Winnipeg, dit-il, se décharge une rivière qui descend du lac Rouge, ainsi appelé à cause de la couleur de ses sables. On lui a rapporté que du lac Rouge sortent deux autres rivières dont une va au Mississipi et l’autre à l’ouest à travers une région marécageuse remplie de castors. La contrée à l’ouest du lac Winnipeg renferme des îlots de bois entrecoupés de marais et de prairies. Du côté Est est un beau pays plat jusqu’au pied des montagnes que séparent le cours des eaux d’avec le lac Supérieur. Entre le lac des Bois et le lac Winnipeg il y a un autre lac où demeurent les gens de l’Aigle, ainsi nommés parce que leur lac est fréquenté par quantité d’aigles. Sur le côté ouest du lac Winnipeg sont les Assiniboels des prairies, et beaucoup plus au nord les Assiniboels des bois. Au sud est la nation des Beauxhommes, située entre les Assiniboils et les Sioux. Les Cristinaux résident à l’est du lac, et, de ce côté, leurs tribus vont au nord aussi loin que les Assiniboils y vont eux-mêmes. Tous ces peuples sont nus en été, se teignent et colorent la peau en formant différentes figures et se oignent de graisse d’ours, de castor, etc., ce qui les préserve des moustiques et autres insectes que fuient ordinairement les substances huileuses. Au commencement de mars 1742 Lafrance atteignait les territoires qui confinent au poste de la baie d’Hudson (le fort York sur la rivière Nelson). Sa narration est remplis de détails curieux sur les territoires qu’il a parcourus. En arrivant au fort York, il rencontra une famille de sauvages Monsoni qui avait pris deux ans pour venir de leur pays situé entre la rivière Michipicoton et le lac la Pluie ; dans ce trajet il y a trente-six portages. Cette famille portait cent soixante peaux de castors pour la traite. Un bon chasseur sauvage peut tuer six cents castors dans une saison, mais il n’en apporte qu’une centaine pour trafiquer avec les blancs. Il nous a paru intéressant de relever ces notes sur le nord au moment où nos explorateurs vont se diriger plus que jamais vers le sud-ouest.

Nous voici arrivés à la mémorable expédition qui devait amener les premiers Européens au pied des montagnes Rocheuses. Les matériaux du bref récit qui va suivre sont empruntés à M. Margry, le seul écrivain qui ait analysé les documents sur ce sujet, restés dans les archives de France. C’est le 29 avril 1742 que le fils aîné de la Vérendrye et le chevalier, son frère, accompagnés de deux hommes, se mirent en route pour ce voyage qui dura quatorze mois. Dans la marche qui l’avait conduit chez les Mandanes, La Vérendrye avait obliqué à gauche, vers le sud-ouest. Cette fois encore, au lieu de le conduire directement à l’ouest, ses guides Sauvages persistèrent à appuyer à gauche, route qui est restée jusqu’à présent la plus commode pour une semblable expédition. Huit mois après leur départ les explorateurs se trouvèrent en présence des curieuses montagnes appelées « rocheuses » à cause de l’effet que produisent, sur certaines parties de leurs flancs, les rayons du soleil qui les font miroiter comme des cristaux gigantesques. Pourquoi ne pas les avoir nommées Montagnes de Cristal ? Cette découverte eut lieu le premier jour de l’an 1743. On croit reconnaître la route des La Vérendrye dans la rivière à la Roche-Jaune (Yellow Stone), branche sud-ouest du Missouri qui passe dans Montana[10] et qu’on remonte fort loin.

Ils n’eurent pas la satisfaction de gravir ce haut rempart et de contempler la mer de montagnes qui se prolonge au delà. Des tribus voisines venaient de prendre les armes les unes contre les autres ; les Sauvages qui faisaient l’office de guides refusèrent de séjourner davantage dans le pays ; force fut de rebrousser chemin, après des tentatives infructueuses inspirées par le désir d’avoir une meilleure connaissance de la mer de l’ouest. Revenant par les sources du Missouri, les quatre courageux voyageurs prirent possession solennelle (19 mars 1743) au nom du roi de France, de la contrée qu’arrose ce principal tributaire du Mississipi. Le 2 juillet, même année, ils étaient de retour au fort Saint-Charles, d’où ils étaient partis. Ces quatre hommes, relégués à deux cents lieues du lac Supérieur, venaient donc de parcourir quatre cents autres lieues en pays inconnus, à travers des nations barbares, armées les unes contre les autres, et, surmontant tous les obstacles, ils étaient allés contempler la borne du monde, comme on pourrait qualifier la chaîne des Montagnes-Rocheuses, qui, dans toute la longueur du continent, nous barre le chemin du Pacifique. Soixante et cinq ans plus tard, Lewis et Clarke, accompagnés d’une troupe de soldats, équipés aux frais du congrès américain, se rendirent célèbres par cette même découverte que quatre Canadiens-Français étaient parvenus à accomplir avec leurs seules ressources, à la suite de douze années consacrées à des entreprises du même genre, dont chaque phase, chaque étape, suffisait déjà pour leur assurer une enviable renommée. Ce grand triomphe de la persévérance et du courage arrivait on ne peut plus à propos. Les plaintes réitérées contre le chef de la famille qui se sacrifiait aussi noblement pour la gloire nationale devenaient de plus en plus menaçantes.

La Vérendrye descendit à Québec cette même année 1743, pour conjurer l’orage qui grondait sur sa tête, et s’efforça de faire valoir ses droits, mais en vain. Malgré sa pauvreté et les dettes énormes dont il s’était rendu personnellement responsable, malgré les sacrifices de temps que lui et ses fils avaient faits pour la cause des découvertes, enfin malgré le succès qui venait d’immortaliser leurs travaux, le ministre fit la sourde oreille. Les accusations allaient leur train en dépit des lettres de M. de Beauharnois. Le gouvernement blâmait sans pitié et laissait dans la gêne celui qu’il eût dû couvrir de louanges, de marques d’honneur et de pensions. La Vérendrye, abreuvé de dégoût, froissé aussi peut-être par tant d’ingratitude, donna sa démission de chef de l’entreprise du nord-ouest. C’était ce que voulait la cabale. On était en 1744.[11] Son successeur, M. de Noyelles,[12] homme recommandable mais peu apte à continuer une pareille tâche, partit pour le nord-ouest. Il n’y fut pas longtemps avant que l’on ne s’aperçut quelle était l’erreur du ministre au sujet des affaires de ces contrées lointaines.

Tout nous porte à croire que le fort Rouge fut abandonné vers 1744, époque où le fort la Reine paraît avoir été le quartier-général des découvreurs. On sait que, en 1750, le fort Rouge est désigné comme « ancien fort. » Jefferys dit, dans les explications qui accompagnent sa carte de 1761, que le fort Rouge fut déserté parce qu’il était trop rapproché du fort la Reine et du fort Maurepas. Sans la politique aveugle du ministère, ce poste n’eut pas été de trop, on le comprend, car l’abandonner c’était briser l’un des anneaux de la chaîne de communications entre le lac Supérieur et l’extrême ouest.

Une liste d’officiers du Canada à laquelle sont attachées des notes évidemment écrites par les autorités coloniales ou françaises, vers 1745, porte : « Lieutenant Varennes de la Vérendrye. Il a découvert la mer de l’ouest. Souvent malade. » D’après M. Margry, notre héros était le plus ancien lieutenant du Canada.

En 1741 des troubles se manifestèrent parmi les Sauvages autour des lacs du haut Canada. On eut à déplorer le meurtre de plusieurs Français, entre autre de huit hommes montant un canot, sur deux qui étaient partis de Montréal pour aller en traite à la mer de l’ouest. Le 23 juillet le capitaine de Noyelles « revenant de son voyage ordinaire à la mer de l’ouest »[13] et le chevalier de la Vérendrye, furent chargés en passant à Michillimakinac des lettres adressées au gouverneur-général de la part de M. de Noyelles, fils, commandant à ce poste en l’absence de M. de la Corne, père.[14] Le 13 août, ils étaient arrivés à Québec. Le 14 octobre on reçut à Québec des nouvelles de Michillimakinac portant que le chevalier de la Vérendrye y était arrivé et qu’il avait trouvé ce poste très calme.

Au printemps de 1747, le sieur de la Vérendrye, fils, commandait un parti de Christinaux et autres guerriers qui s’avança jusqu’aux environs d’Albany où il défit une troupe de Hollandais et d’Iroquois, prit un Hollandais et s’en retourna à Montréal où il parvint le 29 mars. Il rapportait deux chevelures dont l’une était celle d’un chef iroquois marquant et l’autre celle d’un Hollandais. La dépêche ajoute que ce premier coup porté aux Iroquois ne saurait manquer de les effrayer. Nous étions alors en guerre contre les colonies anglaises et les Iroquois combattaient pour ces dernières, selon leur ancienne coutume. Le 20 juin suivant le gouverneur-général écrit que l’enseigne de la Ronde et le chevalier de La Vérendrye sont partis de Québec, le premier pour Chagouamigon et le second pour la mer de l’ouest. En même temps il donne au lieutenant Le Gardeur de Saint-Pierre, commandant à Michillimakinac, des instructions au sujet des permis de traite pour les postes du nord, faisant observer que, dans le cas où « les postes de la mer de l’ouest et du lac Nipigon seraient abandonnés » il y aurait à craindre que les Anglais de la baie d’Hudson ne s’emparassent irrévocablement d’un commerce dont ils commencent déjà à jouir au détriment des Français. La Vérendrye avait prévu le cas vingt ans auparavant. Le 19 septembre, même année 1747, M. de Beauharnois fut remplacé par M. de la Galissonnière. Le 10 novembre, on apprit à Québec, par une lettre datée de Michillimakinac, le 22 octobre, que les ordres envoyés cet été par le moyen du sieur de la Vérendrye avaient été mal exécutés relativement aux nations qui s’étaient soulevées. Le nouveau gouverneur-général pensa qu’il valait mieux supprimer les postes du nord et de l’ouest afin de forcer les Sauvages de porter leurs pelleteries à Michillimakinac, mais ce projet n’eut pas de suite, parce que, selon les apparences, les Sauvages ne s’y fussent pas conformés.

Le 23 octobre 1747, M. de la Vérendrye, jeune, est envoyé de Michillimakinac à la tête d’un convoi. Le 16 janvier 1748, le même va en guerre avec des Christinaux, des Outaouais et des Canadiens contre les Anglais et les Iroquois.

Une réaction dans les esprits commençait à s’opérer en faveur du vétéran qui rongeait son frein à Québec et dont l’ardeur, en dépit des infirmités, ne se démentait point. Il brûlait du désir de reprendre son dur mais utile et glorieux service. Tandis qu’il attendait ainsi le jour de la rétribution, ses fils ne demeuraient point inactifs. Nous avons vu le chevalier de la Vérendrye repartir pour l’ouest dans l’été de 1747. Laissant à M. de Noyelles et aux nouveaux chefs nommés par le gouvernement les postes qu’il avait établis et pour lesquels on ne lui accordait absolument rien ; il se dirigea au nord-ouest de Winnipeg où les Français n’avaient pas encore pénétré. Lui et ses frères étaient destinés à découvrir toute la région du nord-ouest « contre vents et marée. » Du moment où on leur enlevait le droit de commander dans les pays qu’ils avaient fait connaître, ils se rejettaient dans les territoires inconnus et préparaient les voies à de nouveaux favoris du pouvoir. En 1748 ils fondent le fort Bourbon, à l’embouchure de la rivière des Biches qui tombe dans le lac Winnipeg (côté ouest), appelé grand lac Bourbon, et le fort Dauphin à l’endroit où le lac des Prairies (Manitoba) reçoit une rivière de l’ouest. Bientôt, ils élèvent le fort Poskoyac à la décharge de la Saskatchewan, et de ce point ils remontent jusqu’aux fourches de cette grande artère, où ils construisent le fort de la Corne. Nous verrons leurs successeurs se rendre aux sources mêmes de la Saskatchewan et y placer le fort la Jonquière.

Une carte[15] dressée par M. de la Jemmerays indique les découvertes et les forts depuis le Grand-Portage (rivière des Groseillers) du lac Supérieur jusqu’au lac Winnipeg. Cette partie est coloriée et doit être antérieure à 1736. On y a ajouté au trait, les renseignements obtenus sur la direction du Missouri, l’Assiniboine et la Saskatchewan, dans les treize ou quatorze années qui suivirent, mais il est visible qu’elle ne saurait être rapportée à 1740, tel que le prétend une publication récente.

L’année 1748 ramena enfin la fortune, si longtemps rebelle au brave officier du régiment de Bretagne et à ses enfants. La Vérendrye fut promu capitaine, reçut la croix de Saint-Louis, capitaine des gardes de M. de la Galissonnière, et on le pria de reprendre la direction des affaires du nord-ouest.

Dans ces bons offices, la main de M. de Beauharnois semble très visible. Rentré en France, ce gouverneur était en mesure d’éclairer les ministres dont la bonne foi avait été surprise. Il avait aussi dans le marquis de la Galissonnière un digne continuateur de son œuvre. La Vérendrye n’était pas homme à refuser une si éclatante occasion de se distinguer ou plutôt de prendre sa revanche. Secouant le fardeau de ses soixante et quatre ans, insensible à la maladie qui le minait, il s’appliqua avec ardeur aux préparatifs d’une nouvelle expédition. Cette fois, il voulait hiverner au fort Bourbon (1750-51) l’année suivante, il reconnaîtrait la Saskatchewan, y bâtirait une ligne de forts et, poussant toujours devant lui, il atteindrait la mer de l’ouest plusieurs centaines de mille au nord de l’endroit où ses fils s’étaient vu arrêtés par les Montagnes-Rocheuses. Tel était son rêve. Après dix-huit ans de travaux herculéens, il se revoyait, comme en 1731, au début d’une entreprise pleine de dangers, de soucis et de contretemps peut-être — mais n’ayant jamais éprouvé ni peur ni hésitation, tout lui semblait possible. « J’ai déjà quarante mille livres de dettes, écrivait-il en 1744, si c’est un avantage, je puis me flatter d’être riche, et je le serais devenu beaucoup plus par la suite si j’avais continué. » Ce ton léger fait voir qu’il avait conservé la vigueur première de son esprit.

Il ne devait cependant pas aller plus loin. Dieu voulait lui épargner le lamentable spectacle que présenta bientôt l’administration de notre cher pays. La récompense du Découvreur fut de mourir à propos, dans toute la jouissance d’une réhabilitation qui s’était fait attendre si longtemps. Son énergie avait été immense en face de l’adversité. La maladie aidant, il ne supporta pas le bonheur avec une égale force. La gloire à portée de la main, c’en était trop pour son tempéramment façonné aux déceptions pendant un demi siècle. Il ne devait pas voir se réaliser les projets d’avenir qu’il caressait pour sa famille, mais au moins il n’eut pas la douleur d’assister aux catastrophes qui engloutirent ses enfants dans la ruine de la Nouvelle-France. Il expira le 6 décembre 1749, emportant dans la tombe le sentiment que son œuvre et sa mémoire ne seraient par lettres mortes pour la postérité.

Deux figures se détachent au-dessus de toutes les autres dans la galerie des personnages que l’Histoire nous présente comme les fondateurs du Canada : Samuel de Champlain et La Vérendrye. L’un de ces hommes extraordinaires fut le père de la province de Québec. Le second, arrivé sur la scène un siècle plus tard, découvrit et fonda le Nord-Ouest. L’œuvre de chacun d’eux a été définitive en ce sens qu’elle n’a pas été interrompue par leur mort. Une fois leurs travaux accomplis, ils se sont couchés dans la tombe heureux et triomphants. Il ne leur manque de nos jours qu’une colonne de granit sur la place publique.

Champlain reçut le Canada sauvage ; il l’explora, y fit venir des colons et forma une nouvelle France si bien constituée qu’elle lui survécut et se développa, malgré des obstacles sans nombre. La Vérendrye ne trouva pas ce cadre assez vaste : il voulut le doubler — il le tripla. Nos voyageurs s’étaient arrêtés aux grands lacs : il se mit en tête d’aller jusqu’au Pacifique et il y parvint, ou à peu près, laissant sur ses traces une chaîne d’établissements qui ne devaient pas périr. Un premier Canada, à l’est, était sorti du cerveau de Champlain. Un autre, à l’ouest, nous fut donné par La Vérendrye. Peut-être un troisième, au nord, eut-il prit naissance si l’on eut poursuivi les découvertes et les entreprises de Chouart des Groseillers. D’Iberville et Bienville surtout, firent surgir, au sud, à la Louisiane, une quatrième province. Et tout cela en moins d’un siècle et demi. Poutrincourt, autre grand caractère, fonda peu de chose, toutefois l’Acadie lui doit son berceau.

De 1608 à 1750, bien des noms brillent dans l’histoire de nos découvertes. C’est au point que nos ancêtres apparaissent sur la carte de l’Amérique comme autant de Livingstons et de Stanleys. Nous conservons ces renommées avec orgueil — mais que dire des deux grands hommes qui dominent toute cette glorieuse pléïade ! Pour les apprécier à leur valeur et marquer le rang qu’ils doivent occuper dans nos souvenirs, il suffit de les mettre en regard de ceux qui ont des droits à la haute position de découvreurs ou de fondateurs.

Cartier reconnaît le Saint-Laurent jusqu’à Montréal et ne laisse après lui ni organisation stable ni établissement. Nicolet pénètre jusqu’au Wisconsin et attire la traite de ces régions vers les postes canadiens. Maisonneuve se cantonne à Montréal et y renferme toute sa gloire. Chouart visite la baie d’Hudson, provoque les Anglais et fait naître une puissante compagnie commerciale. Jolliet parcourt le Mississipi sans s’y attacher. La Salle s’épuise en efforts stériles pour fixer des colons sur les bords de ce grand fleuve. Du Luth, Perrot s’avancent dans le pays des Sioux sans rien créer, pas même un noyau de province. Tous ont semé les germes de ce que nous voyons, mais aucun d’eux n’a pu se dire en mourant qu’il avait rangé à jamais sous l’étendard de la civilisation un nouveau coin de terre. Ils furent des Jacques Cartier — des découvreurs, rien de plus. Quelle différence avec Champlain et La Vérendrye !

Champlain rencontre une contrée dont il peut faire un royaume, il dresse ses plans et se trouve assez fort pour les conduire à bonne fin. Son génie embrasse toute la question. Le sol, le climat, les Sauvages, la traite, l’ensemble de l’administration, rien n’échappe à sa prévoyance. Il calcule si juste, travaille si parfaitement, que tout vient à point réaliser ses espérances. Déçu à plusieurs reprises, il reprend courage et oblige en quelque sorte les événements à lui obéir. Il rend son âme à Dieu après avoir imposé sa volonté aux hommes.

La Vérendrye demande que la Nouvelle-France s’étende jusqu’à la mer de l’ouest. Sous Champlain et ses successeurs, on a vu des miracles d’activité et de patriotisme. L’heure est venue de recommencer. Après avoir été les premiers dans l’est, le nord et le sud, il veut que les Canadiens devancent les autres races dans l’ouest. Le gouvernement protestera qu’il manque d’argent, qu’il n’a pas d’hommes, pas de projets — qu’importe ! Il n’est point bon que l’Amérique du Nord reste étrangère à l’influence française. Portons nos avant-postes aux pieds des Montagnes-Rocheuses — le roi sera bien forcé de nous y suivre ! Le gouverneur de Québec commandera un empire grand comme la Russie. Le Découvreur surmonte toutes les épreuves de cette situation exceptionnelle ; il voyage, fonde, éclaire l’inconnu — et lorsqu’il meurt le nord-ouest est à nous.


  1. Elles sont à une très faible distance des sources du Mississipi
  2. Manuscrits du père Martin, bibliothèque d’Ottawa.
  3. Elle est à la bibliothèque d’Ottawa, No 73.
  4. Dans sa carte de la Nouvelle-France, M. P. M. A. Genest place le fort Rouge du côté droit de l’embouchure de la rivière Rouge, ce qui nous semble erronné et il met le fort de la Reine à l’endroit où est aujourd’hui le fort Garry, avec cette inscription : « Établi par de la Vérendrye en 1737. » Le fort la Reine était plus loin dans l’Assiniboine et ne fut bâti qu’en 1738.
  5. Lacs Winnipagoes et Manitoba.
  6. Carver le place sur la rivière Bourbon.
  7. Du nom de M. de Beauharnois.
  8. Du nom de Pierre de La Vérendrye. Elle porte aujourd’hui le nom de rivière Souris.
  9. Il n’avait guère plus de vingt-cinq ans.
  10. Voir le Mémoire de Bougainville, 1757.
  11. M. l’abbé Tanguay a relevé la signature de « Pierre de La Vérendrye. » à Québec, sous la date de 1744.
  12. Il était parent de La Vérendrye.
  13. Cette phrase montrerait que M. de Noyelles avait déjà fait au moins un voyage à l’ouest avant l’été de 1746 et cela en qualité de chef ou commandant de cette région.
  14. Ce doit être Jean-Louis de la Corne, alors âgé de plus de soixante et quinze ans.
  15. No 96 bibliothèque du parlement, Ottawa.