Histoire des Canadiens-français, Tome VI/Chapitre 5

Wilson & Cie (VIp. 55-68).

CHAPITRE V


1684-1740


Les rigueurs de la justice criminelle. — État des villes de Montréal, Trois-Rivières et Québec. — Colonisation, industries et cultures dans ces trois gouvernements.



Q
uébec n’avait pas trois mois d’existence comme établissement civilisé que déjà on y pendait un conspirateur dont la tête coupée était mise au bout d’une pique dans un lieu apparent, pour effrayer ses complices ou tout autre qui eût eu la tentation de marcher sur ses traces. Le 29 décembre 1635, quatre jours après la mort de M. de Champlain, son remplaçant par intérim, M. de Châteaufort, publia des défenses de blasphémer, de s’enivrer et de manquer volontairement à la messe et au service divin les jours de dimanche et de fêtes. À côté du placard contenant l’ordonnance, on attacha un carcan et l’on mit tout auprès un cheval de bois pour y asseoir les coupables. Cette exposition barbare était dans les mœurs du temps. Le 6 du mois qui suivit, on plaça sur le cheval en question un homme convaincu d’ivrognerie et de blasphèmes. En septembre 1648, M. de Maisonneuve condamna à mort un tambour de Montréal pour un crime détestable, mais, rendu à Québec, l’individu consentit à remplir les fonctions de bourreau, ce qui lui sauva la vie. En février 1666 le roi accorda des lettres de pardon Serreau dit Saint-Aubin qui avait tué sur place le séducteur de sa femme. Le 30 juillet, le roi signa un édit portant que les blasphémateurs seraient mis au carcan, ou auraient les lèvres coupées, selon la gravité du délit. Un individu trouvé coupable de larcin, est placé sur le cheval de bois, y demeure pendant une heure avec un poids de six livres attaché à chaque pied. En 1667, une sentence fut portée contre deux voleurs ; le plus coupable devait être étranglé en présence de son complice et celui-ci fouetté par la main du bourreau. Même année, un autre voleur fut condamné à être battu de verges et à faire amende honorable devant la porte de l’église paroissiale de Québec, la corde au cou, un flambeau à la main et le corps revêtu d’une simple chemise ; par bonheur pour lui, c’était au mois de juin. Quelques jours après, le conseil souverain obligea un appelant à comparaître devant lui, un genou en terre, faire amende honorable et reconnaître qu’il avait eu tort d’employer des termes injurieux à l’égard du lieutenant-civil. Plusieurs femmes ayant battu à coups de bâton un nommé Huot (juillet 1667) on décida que la victime aurait le choix de la punition, après amende honorable. En novembre, le conseil condamna un homme coupable de viol à être conduit à une fourche patibulaire et y être pendu et étranglé. Le 23 avril 1668, le conseil maintint le jugement du lieutenant-criminel condamnant un prisonnier accusé de meurtre, à la torture ordinaire et extraordinaire, et ratifia la sentence portant que le coupable serait pendu et aurait ensuite le bras et la tête coupés pour être exposés au pilori. Le 17 septembre, le conseil condamne un homme coupable de viol à être rasé et battu de verges jusqu’à effusion de sang, aux carrefours et lieux ordinaires de la haute et basse-ville de Québec, puis envoyé aux galères pour neuf ans. Le 3 novembre, une femme adultère est chassée du pays avec son amant après avoir demandé pardon à son mari, et défense lui est faite de revenir sous peine de la corde. En janvier 1669, autre procès du même genre ; la femme sera rasée, battue de verges, enfermée au pain et à l’eau jusqu’à ce que son mari la reprenne ; le complice aura huit jours de fers. Le 26 juin, le conseil déclare que les sauvages qui s’enivrent sont passibles de la peine du carcan et du payement de deux castors gras. Le 8 juillet, un soldat qui a tué son adversaire en duel est jugé à être pendu. Quelques jours plus tard, un meurtrier est condamné à être pendu et avoir le poing coupé et attaché à un poteau sur le cap de Québec. Le 19 août, pour avoir violé une petite fille, le tribunal décide que le coupable sera étranglé, son corps traîné à la voierie et sa tête fichée sur un poteau En 1670, Catherine Gemier, accusée de sortilège, reçoit ordre de se tenir à la disposition du conseil pendant un an ; l’affaire paraît en être restée là. Louis Gaboury, accusé d’avoir mangé de la viande pendant le carême, est condamné à être attaché au poteau public pendant trois heures et ensuite conduit devant la porte de la chapelle de l’île d’Orléans, où étant à genoux les mains jointes, il demandera pardon ; le conseil réduit la sentence à une amende pécuniaire payable à la chapelle de l’île d’Orléans. Le 4 février 1671, le conseil ordonne que Pierre Dupuy, qui a mal parlé du défunt roi d’Angleterre, soit conduit nu en chemise, la corde au cou et la torche au poing, devant la grande porte du château Saint-Louis, où il demandera pardon au roi, ensuite au poteau de la basse-ville pour être marqué d’une fleur de lys au fer chaud sur une de ses joues, et être attaché au carcan une demie heure, puis conduit en prison, les fers aux pieds, jusqu’à ce que l’information soit complétée. Le 18 août 1671, un accusé (civil) est condamné à subir la question ordinaire et extraordinaire, pour après ses dénégations ou confessions, être fait en justice ce que de raison. En septembre 1671, une femme étant accusée avoir tué son mari et son enfant, on ne peut lui appliquer la torture, vu le manque de bourreau à Montréal ; on la condamne à subir la question à Québec, à être pendue et son corps exposé à un gibet sur le cap Diamant. Le 9 juin 1672, un homme et sa femme, convaincus du crime d’empoisonnement, sont menés à la porte de l’église paroissiale, le mari nu tête et en chemise, la femme nue en chemise depuis les épaules jusqu’à la ceinture, pour demander pardon à Dieu, au roi et à la justice ; ensuite conduits à l’échafaud, où le mari sera lié sur une croix de Saint-André ; l’exécuteur des hautes œuvres, prenant alors une barre de fer lui en appliquera un coup sur le bras droit et brisera l’os de ce membre, puis le patient sera étranglé ; le bourreau, saisissant sa barre, lui rompra l’autre bras et les deux jambes, le tout en présence de sa femme, qui sera pendue à son tour et ensuite exposée sur une roue en haut du cap Diamant. L’année suivante, un meurtrier est rompu vif, sur la croix, à coup de barre, puis pendu ; le cadavre est exposé durant sept heures sur la roue ; finalement, on le place sur des fourches patibulaires, pour y rester jusqu’à parfaite consommation. Le 6 mai 1675, le conseil condamne une femme à payer dix livres d’amende pour avoir présenté au gouverneur une requête en prose et en vers et dans un langage inconnu et ridicule. Les règlements de police du 11 mai 1676, ordonnent que le domestique qui laisse sans permission le service soit mis au carcan ; à la seconde fois if sera battu de verges ; à la troisième, on le marquera d’une fleur de lys. Le 2 avril 1683 défense à tous mendiants valides de gueuser et mendier dans la ville de Québec ; ils doivent aller travailler sur des terres. M. de la Barre, gouverneur général, avait condamné à mort un habitant qui voulait passer chez les Anglais, et comme il n’avait pu se saisir de sa personne, il l’avait fait pendre en effigie à Montréal ; le roi (10 avril 1684) tança vertement le gouverneur et lui enjoignit de faire juger les cas de cette nature par un conseil de guerre où sera présent l’intendant. Ce dernier écrit (8 juillet 1684) au ministre que François-Marie Perrot, gouverneur de Montréal, interdit par Sa Majesté, et LeMoyne de Sainte-Hélène, se sont battus, il y a quinze jours, sur la place publique de Montréal, et se sont tous deux blessés, et demande de quelle juridiction un pareil cas relève ; ces duellistes n’ont pas encore été inquiétés, ajoute-t-il. En 1732, une femme qui avait tué son enfant est appelée, par cri public, au son de la caisse, à comparaître pour répondre à l’accusation ; comme elle ne se présente pas, on l’exécute en effigie. La torture est appliquée, en 1752, sur un soldat, accusé d’avoir incendié plusieurs maisons. C’est probablement le dernier cas de ce genre sous le régime français. En énumérant ces curieuses sentences, qui ne sont plus dans nos mœurs, nous mettons devant le lecteur un tableau du passé, dont les traits appartiennent au reste de barbarie existant encore à cette époque en Europe. Graduellement, après la conquête, ces horreurs ont disparu, à commencer par la torture, mais nous avons gardé la corde et le fouet jusqu’à présent.

L’île de Montréal, et surtout la côte nord du fleuve, avaient décru en population de 1681 à 1700, par suite de la guerre. La ville ne tenait pas à l’honneur d’avoir une enceinte fortifiée digne de ce nom. Chaque danger nouveau appelait bien un peu sur ce point l’attention de ses habitants ; on discutait un instant ; la chose n’allait pas plus loin. La maigre palissade plantée par M. de Callières fut restaurée en 1693 sans ajouter beaucoup aux moyens de défense de la place. En 1709, écrit l’ingénieur De Catalogne, M. de Longueuil fit faire une assemblée, dans une des salles du séminaire « où l’on donna liberté à chacun de dire son sentiment. Comme il n’y avait point de troupes, et peu d’habitants, on proposa de retrancher le quart de la ville, en faisant une palissade à la rue Saint-François, couper les vergers des récollets et autres, et moi j’opinai tout au contraire et leur fis voir que cinquante hommes dans le moulin et grenier des seigneurs étaient suffisants pour défendre cette partie, et que plus l’ennemi trouverait de retranchements et clôtures de jardin à forçer, plus trouverait-il d’obstacles à forcer le reste de la ville. Ainsi toutes choses demeurèrent en leur état. » Aussitôt que le régent eut pris les rênes de l’administration, il frappa la ville (1716) d’une contribution de six mille livres, dont deux mille imposées au séminaire et le reste pris sur les communautés, habitants, nobles, etc[1]. Personne ne se trouva excepté. Les travaux, néanmoins, ne furent exécuté qu’en 1722, époque où M. Chaussegros de Léry éleva un mur de pierre avec bastions, en ménageant dans cette ligne qui enveloppait la ville huit grandes portes et huit petites. Ces fortifications ne furent qu’un hors-d’œuvres parce qu’on ne les compléta jamais[2].

Vers ce temps, écrit un missionnaire (1705) la vie était fort cher à Montréal et la famine fréquente. Les hardes, dit-il, y étaient d’un prix extraordinaire ainsi que les logements. Les cabaretiers faisaient fortune en falsifiant la boisson qu’ils vendaient surtout aux sauvages qui buvaient tout ce qu’on leur livrait en échange de leurs pelleteries. « Tu m’as donné de la barrique des sauvages ! » disait un ouvrier à la servante qui venait de lui servir à boire. La rareté des marchandises, due principalement à la guerre, avait induit plusieurs familles canadiennes à faire des droguets avec du fil et de la laine du pays et surtout de la toile. Bégon disait en 1714 : « Il y a à Montréal jusqu’à vingt-cinq métiers pour faire de la toile et des étoffes de laine. Les sœurs de la Congrégation m’ont fait voir de l’étamine qu’elles ont faite pour leur habillement et qui est aussi belle que celle qui se fait en France ; et on fait ici des étoffes noires pour l’habillement des prêtres et des bleues pour celui des pensionnaires. » Madame de Repentigny qui avait donné une grande impulsion à ces industries, écrivait au ministre, en 1708 : « Il y a à présent une quantité considérable de métiers qui travaillent à faire de la toile en Canada ; les femmes y travaillent comme les hommes chez elles. Les hommes ont goûté l’habillement de peau de chevreuil, qui leur revient à beaucoup moins que les étoffes de France ; ils en ont presque tous, avec des surtouts de droguets du pays par dessus. »

Les lignes suivantes sont de Charlevoix : « La ville de Montréal (1721) a un aspect fort riant. Elle est bien située, bien percée et bien bâtie. L’agrément de ses environs et de ses rues inspire une certaine gaîté dont tout le monde se ressent. Elle n’est point fortifiée. Une simple palissade bastionnée, et assez mal entretenue, fait toute la défense, avec une assez méchante redoute sur un petit tertre qui sert de boulevard et qui va se terminer en pente à une petite place carrée[3]. C’est ce qu’on rencontre d’abord en arrivant de Québec. Il n’y a pas même quarante ans que la ville était toute ouverte et tous les jours exposée à être brûlée par les sauvages ou par les anglais. Ce fut le chevalier de Callières qui la fit fermer. On projette, depuis quelques années, de l’environner de murailles[4], mais il ne sera pas aisé d’engager les habitants à y contribuer. Ils sont braves et ils ne sont pas riches. On les a déjà trouvé difficiles à persuader de la nécessité de cette dépense et fort convaincus que leur valeur est plus que suffisante pour défendre leur ville contre quiconque oserait l’attaquer. Montréal est un carré long, situé sur le bord du fleuve, lequel s’élevant insensiblement, partage la ville, dans sa longueur, en haute et basse — mais à peine s’aperçoit-on que l’on monte de l’une à l’autre. L’Hôtel-Dieu, les magasins du roi et la place d’armes sont dans la basse-ville ; c’est aussi le quartier de presque tous les marchands. Le séminaire et la paroisse, les récollets, les jésuites, les filles de la congrégation, le gouverneur et le plupart des officiers sont dans la haute-ville. Au delà d’un petit ruisseau[5], qui vient du nord-ouest, et borne la ville de ce côté là, on trouve quelques maisons et l’hôpital-général ; et en prenant sur la droite au delà des récollets, dont le couvent est à l’extrémité de la ville, du même côté, il commence à se former une espèce de faubourg qui, avec le temps, sera un très beau quartier… Les Jésuites n’ont ici qu’une petite maison, mais leur église qu’on achève de couvrir, est grande et bien bâtie. Le couvent des récollets est plus vaste et la communauté plus nombreuse. Le séminaire est au centre de la ville. Il parait qu’on a en plus en vue de la rendre solide et commode que magnifique. On ne laisse pourtant pas de sentir que c’est la maison seigneuriale ; elle communique avec l’église paroissiale qui a bien plus l’air d’une cathédrale que celle de Québec. Le service s’y fait avec une modestie et une dignité qui inspirent du respect pour la majesté du Dieu qu’on y adore… La maison des filles de la Congrégation, quoiqu’une des plus grandes de la ville, est encore trop petite pour loger une si nombreuse communauté. C’est le chef d’ordre et le noviciat d’un institut qui doit être d’autant plus cher à la Nouvelle-France, et à cette ville en particulier, qu’il y a pris naissance, et que toute la colonie se ressent des avantages que lui procure un si bel établissement… L’Hôtel-Dieu est desservi par des religieuses dont les premières ont été tirées de celui de La Flèche, en Anjou. Elles sont pauvres ; cependant il n’y parait ni à leur salle, qui est grande, bien meublée et bien garnie de lits, ni à leur église, qui est belle et très ornée, ni à leur maison, qui est bien bâtie, propre et commode. Mais elles sont mal nourries, quoique toutes infatigablement occupées, ou de l’instruction de la jeunesse ou du soin des malades… On voit encore, de temps en temps, arriver à Montréal de petites flottes de sauvages, mais ce n’est plus rien en comparaison du passé. C’est la guerre des Iroquois qui a interrompu ce grand concours des nations dans la colonie. Pour y suppléer, on a établi, chez la plupart, des magasins avec des forts, où il y a toujours un commandant et assez de soldats pour mettre les marchandises en sûreté. Les sauvages y veulent toujours avoir un armurier, et, dans plusieurs, il y a des missionnaires, qui y feraient plus de bien s’ils y étaient seuls de Français. On aurait bien dû, ce semble, rétablir les choses sur l’ancien pied depuis que tout est en paix au dedans et au dehors de la colonie : ce serait le moyen d’y retenir les coureurs de bois à qui leur avidité, sans parler de tous les désordres qu’attire le libertinage, fait faire tous les jours des bassesses, qui nous rendent méprisables aux yeux des barbares.

Kalm écrivait, en 1749 : « La ville de Montréal est entourée de champs fertiles, de belles prairies et de bois enchanteurs… Elle est passablement bien fortifiée et entourée d’un mur élevé et épais… Cependant, elle ne pourrait soutenir un long siége parce qu’elle requiert une forte garnison à cause de son étendue et parce qu’elle renferme principalement des maisons de bois… Les maisons de première classe ont une porte donnant sur la rue, avec un siége de chaque côté de la porte, où l’on vient s’asseoir pour causer et se récréer, matin et soir. Les rues principales sont droites, larges et coupées à angles droits par les petites rues ; il y en a qui sont pavées, mais c’est l’exception… Les murs de la ville ont été bâtis en 1738[6], aux dépends du roi mais à charge par les habitants de lui en rembourser le coût peu à peu ; la ville paie maintenant chaque année à l’acquit de cette dette, six mille livres dont deux mille sont fournies par le séminaire. À Québec les murs ont pareillement été bâtis aux frais du trésor, mais les habitants de cette ville ne sont pas tenus d’en rembourser le coût vu qu’ils ont déjà à payer un droit sur leurs marchandises. »

Durant les guerres de 1684 à 1713, les bourgades sauvages du saut Saint-Louis et de la Montagne furent comme les gardes avancées des défenses de Montréal. Le premier de ces établissements, fondé à Laprairie en 1669 par les jésuites, dans le double but de la conversion des Iroquois et des secours militaires que ceux-ci pourraient fournir, subsiste encore. Il fut d’abord placé environ une lieue plus bas que le saut Saint-Louis ; la terre ne s’y étant pas trouvée convenable pour la culture du maïs, on le transporta (1675) près du saut même, où il prit le nom de Saint-François-Xavier, et vers 1715, on l’installa à peu près trois mille plus haut, où il est aujourd’hui sous le nom de Caughnawaga. En 1721, l’église que l’on y construisait et la maison des missionnaires étaient deux des plus beaux édifices du pays. Il y avait de nombreuses familles établies dans cet endroit. La situation en est charmante. L’autre village, aussi iroquois, avait été fondé et maintenu par le séminaire de Saint-Sulpice (1677) sur la montagne de Montréal ; dès 1679, on y ouvrait une école pour les garçons ; la sœur Bourgeois y envoya de ses compagnes ; deux jeunes sauvagesses entrèrent à la Congrégation. Cette mission fut par la suite transportée au saut au Récollet, puis à l’extrémité occidentale de l’île. En 1716, le séminaire de Saint-Sulpice transféra la bourgade, composée alors d’Iroquois et de Hurons, sur sa seigneurie du lac des Deux-Montagnes ; des Algonquins et des Nipissingues s’y joignirent en 1741. Il est sorti bien des braves de ces deux villages, dit Charlevoix, et la ferveur y était admirable avant que l’avarice des marchands y eut introduit l’ivrognerie, qui y a exercé de plus grands ravages que dans les missions de Saint-François du Lac et de Bécancour. Jusqu’à la conquête, les sauvages du lac des Deux-Montagnes et de Caughnawaga se montrèrent fidèles à la cause française ; on les voit servir au pays des Illinois et sur toute la frontière du Haut et du Bas-Canada. Ces années dernières, à la suite des troubles d’Oka, les familles du lac des Deux-Montagnes qui avaient embrassé le protestantisme sont allées demeurer dans la province d’Ontario.

Le succès des sœurs de la Congrégation de Montréal paraît avoir inspiré au conseil souverain le désir de tenter quelque chose de la sorte à Québec, car nous voyons que le 12 novembre 1682, il fut proposé « de se servir de la maison nommée des Islets pour faire une manufacture où les filles sauvages pourraient apprendre à vivre à la façon des villageoises de France, au lieu qu’aux Ursulines elles n’apprennent qu’à prier Dieu et parler français. Elles insinueraient à leurs maris cette manière de vie, qui pourrait les porter à se nourrir et entretenir. En les mariant, on leur donnerait une vache, un cochon, du blé et un peu de graines de chanvre dont ils pourraient subsister. On ne laisserait pas de leur apprendre à lire, écrire et leur créance. » Ce projet n’eut pas de suite.

M. de Vaudreuil qui commandait à Montréal au printemps de 1699 reçut de M. de Callières des ordres pour que toutes les troupes fussent campées dans cette ville afin de les passer en revue. Une fois sur le terrain, raconte M. de Catalogne, « M. de Callières envoya dire à M. de Vaudreuil de le faire avertir dès que la revue serait faite, qu’il voulait voir défiler les troupes devant lui, et ordonna que les officiers le saluassent de la pique. L’ordre en fut donné aux troupes. M. de la Durantaye, qui était l’un des plus anciens capitaines par son rang, du régiment de Carignan, opina contre et fit connaître que le salut n’était dû qu’aux princes ou maréchaux de France. M. de Vaudreuil, par son major, en fit porter la parole à M. de Callières. La chose fut longtemps indécise. Enfin, arriva M. de Callières, dans sa calèche, où il ordonna aux troupes de défiler et de lui faire le salut. M. de Vaudreuil lui dit que c’était contre les ordres du roi et qu’il ne le ferait que par un ordre écrit ; en même temps, on fit apporter une caisse de tambour, et l’ordre y fut écrit dessus et le salut se fit. Parmi tous ces mouvements, il y avait de la partialité : M. de Callières avait sa cour et M. de Vaudreuil la sienne. La plupart étaient fort embarrassés, ne sachant sur qui le gouvernement tomberait[7] ; dans cette attente chacun raisonnait. Comme je n’avais point de parti et que j’étais également bien avec tous les deux, je me souviens qu’étant avec M. de Vaudreuil, il me demanda, le même jour que les nouvelles de France arrivèrent, ce que j’en pensais : je lui dis nettement que je croyais que M. de Callières l’emporterait, et j’en étais presque sûr parce que M. le chevalier de Crisasy m’avait fait confidence des avis que M. de Callières avait reçus par les Anglais ; cependant M. de Vaudreuil me dit qu’il n’en tâterait que d’une dent. Le même jour, les paquets de la cour arrivèrent qui confirmèrent ce que je savais. M. de Vaudreuil n’eut pas de plus grand empressement que de venir à ma rencontre pour me dire de ne point révéler ce qu’il m’avait dit ; je lui ai tenu parole, car voila la première fois que je l’ai mise au jour. Les partisans de M. de Vaudreuil, quoique par la même promotion, il fut fait gouverneur de Montréal, et M. de Ramesay commandant des troupes, se trouvèrent fort embarrassés, entre autres, M. de la Durantaye qui, tout d’un coup, prit son parti, demanda à passer en France, où il fit démission de sa compagnie, et fut fait conseiller au conseil supérieur de Québec. » C’est alors que M. de Vaudreuil acheta de Charles d’Ailleboust des Musseaux, Duluth, Daneau de Muy et des jésuites les terrains de la place Jacques-Cartier et tout l’espace compris entre les rues Saint-Vincent, Saint-Charles, Notre-Dame et Saint-Paul. En 1702 il obtint la seigneurie de Vaudreuil. La mort de M. de Callières l’appela à Québec en 1704 pour être gouverneur-général. Plusieurs années après, sa femme posa (15 mai 1723) la pierre angulaire du château Vaudreuil, un bel édifice de pierre qui faisait face à la rue Saint-Paul ou plutôt au fleuve, car en 1721 il avait acquis les lots de ce côté. Le pauvre marquis n’eut pas la satisfaction d’habiter cette demeure somptueuse ; il mourut le 10 octobre 1725. Plus tard (1763) son fils vendit la propriété à M. de Lotbinière.

Depuis que la monnaie d’or circulait en Canada, nombre d’Anglais avaient ouvert des magasins à Montréal et drainaient ce numéraire en le poussant du côté des colonies anglaises. Dès 1718, la compagnie Neyret et Gayot avait poursuivi en justice un fils du sieur You dit la Découverte qui, de concert avec les nommés de Coulonge, Messier de Saint-Michel, Mocquin et autres, étaient allés vendre des fourrures à Albany. Ils en rapportaient des articles de fabrique étrangère. Ce commerce de contrebande augmenta, et en 1729, au plus fort de la crise financière il était encore très actif.

Le séminaire de Québec avait commencé à placer des colons sur l’île Jésus, et comme les terres en sont excellentes on espérait (en 1721) de les voir bientôt toutes défrichées. Sur cent dix-neuf familles citées au recensement de l’île en 1732, un tiers venaient de Beauport et de la côte de Beaupré.

Aux environs de Chambly[8] les terres sont fort bonnes. On commença à y établir des habitants après 1713 et à garder dans le fort une garnison en rapport avec l’importance de l’endroit, car on espérait y fonder une ville qui servirait autant à couvrir Montréal que la région de la rivière Richelieu où trois cent cinquante familles se trouvaient fixées en 1723[9], dont à peu près trois cents depuis 1681. Il ne s’est pas établi sur les bords de cette rivière plus d’une cinquantaine de soldats de Carignan ; un bon nombre étaient des colons venues de Québec et le reste des Trois-Rivières ; les guerres des vingt années qui suivirent (1689-1713) diminuèrent la population de ces paroisses.

La ville des Trois-Rivières avait été entourée d’une palissade de dix-huit pieds de haut en 1692-3. Le plan de 1704 nous montre vingt-huit maisons habitées, à part l’église, les ursulines, les récollets etc. ; la carte cadastrale de tout le gouvernement de ce nom, dressée en 1709, fait voir que les terres, des deux côtés du fleuve, depuis l’île Dupas jusqu’à Sainte-Anne de la Pérade étaient toutes occupées, à l’exception de quelques petits espaces ; des blancs assez étendus existent néanmoins à la baie de la Valière, puis entre Saint-François du Lac et le milieu de la baie du Febvre, et entre la Pointe du Lac et Grand-Pré ; la région située plus bas que la ville est la plus densément peuplée. On attribue l’état de stagnation dans lequel ce gouvernement ou district était dès lors plongé en partie à la guerre, mais surtout au grand nombre de voyageurs et coureurs de bois qu’il fournissait et aux colons qu’il envoyait dans les paroisses du gouvernement de Montréal, même jusqu’au Détroit et aux Illinois ; c’est une pratique qui s’est conservée jusqu’à présent.

« Québec, écrivait La Hontan (15 mai 1684), est partagé en haute et basse ville. Les marchands habitent celle-ci à cause de la commodité du port, le long duquel ils ont fait bâtir de très belles maisons à trois étages, d’une pierre aussi dure que le marbre. La haute ville n’est pas moins belle ni moins peuplée. Le château, bâti sur le terrain le plus élevé, les commande de tous côtés. Les gouverneur-généraux, qui font leur résidence ordinaire dans ce fort, y sont commodément logés ; c’est d’ailleurs la vue la plus belle et la plus étendue qui soit au monde. Deux choses essentielles manquent à Québec, un quai et des fortifications[10] ; il serait facile d’y faire l’un et l’autre, car les pierres se trouvent sur le lieu. Cette ville est environnée de plusieurs sources d’eau vive, la meilleure du monde, mais comme il n’y a eu personne jusqu’à présent qui entendit assez bien l’hydrostatique pour les conduire à quelques places où l’on pourrait élever des fontaines jaillissantes, chacun est obligé de boire de l’eau de puits. Ceux qui demeurent au bord du fleuve et, conséquemment dans la basse ville, ne ressentent pas la moitié tant de froid que les habitants de la haute, outre qu’ils ont la commodité de faire transporter en bateau jusque devant leurs maisons le blé, le bois et les autres provisions nécessaires. Mais si l’hiver est plus rude dans la haute ville, l’été n’y est pas si chaud ; il s’y élève un vent frais qui tempère l’ardeur du soleil ; ainsi, compensation de bien et de mal. On va de l’une à l’autre ville par un chemin assez large, un peu escarpé, et bordé de maisons des deux côtés. Le terrain de Québec est fort inégal, et la symétrie mal observée. L’intendant demeure dans un fond un peu éloigné sur le bord d’une petite rivière qui, se joignant au fleuve Saint-Laurent, renferme la ville dans un angle droit. Il est logé dans le palais où le conseil souverain s’assemble quatre fois la semaine. On voit à côté de grands magasins de munitions de guerre et de bouche. Il y a six églises à la haute ville : la cathédrale est composée d’un évêque et de douze chanoines qui sont des prêtres séculiers, vivant néanmoins en communauté comme des religieux. Leur maison, qui est fort grande, et dont l’architecture est un chef-d’œuvre, appartient au chapitre. Ces bons prêtres qui se contentent du nécessaire, ne se mêlent uniquement que des choses de l’église ; leur service est tout à fait semblable à celui de nos cathédrales de France. La seconde est celle des jésuites, située au centre de la ville. Elle est belle, grande et bien éclairée. Le grand autel est orné, de quatre grandes colonnes cylindriques et massives d’un seul bloc, de certain porphire de Canada, noir comme jais, sans taches et sans filets. Leur maison est commode en toute manière, car il y a beaucoup de logement. Ces pères ont de beaux jardins, plusieurs allées d’arbres si touffus, qu’il semble en été qu’on soit dans une glacière plutôt que sous un berceau. À propos de glacière, c’est une précaution qui ne leur manque pas ; ils en ont plutôt trois qu’une, et ils ont grand soin de les bien remplir[11] Leur collége est une pépinière fort déserte ; je ne crois pas qu’ils aient jamais eu cinquante écoliers. La troisième église, si pourtant ce nom convient à une petite chapelle, est celle des récollets. Ces bons religieux demeuraient, il y a dix ans, dans un hospice que monsieur de Laval, notre évêque, leur fit bâtir… La quatrième est celle des ursulines, qui a été brûlée et rebâtie deux ou trois fois de mieux en mieux. La cinquième est celle des hospitalières, qui ont un soin très particulier des malades, quoique ces religieuses soient pauvres et mal logées. »

Charlevoix parle ainsi des québecquois, en 1720 : « On ne compte guère à Québec que sept mille âmes[12], mais on y trouve un petit monde choisi, où il ne manque rien de ce qui peut former une société agréable. Un gouverneur-général[13], avec un état-major, de la noblesse, des officiers et des troupes ; un intendant[14], avec un Conseil Supérieur et les juridictions subalternes ; un commissaire de marine[15], un grand-prévôt[16] et un grand-maître des eaux et forêts[17], dont la juridiction est assurément la plus étendue de l’univers ; des marchands aisés, ou qui vivent comme s’ils l’étaient ; un évêque et un séminaire nombreux ; des récollets et des jésuites, trois communautés de filles, bien composées ; des cercles aussi brillants qu’il y en ait ailleurs, chez la gouvernante et chez l’intendante — voilà, ce me semble, de quoi passer le temps fort agréablement. Ainsi fait-on, et chacun y contribue de son mieux. On joue ; on fait des parties de promenades, l’été en calèche ou en canot, l’hiver en traîne sur la neige ou en patins sur la glace. On chasse beaucoup. Quantité de gentilshommes n’ont guère que cette ressource pour vivre à leur aise. Les nouvelles courantes se réduisent à bien peu de choses, parce que le pays n’en fournit presque point et que celles de l’Europe arrivent toutes à la fois, mais elles occupent une bonne partie de l’année : on politique sur le passé, on conjecture sur l’avenir ; les sciences et les beaux-arts ont leur tour, et la conversation ne tombe point. » LeBeau vient à son tour (1729) avec quelques bouts de descriptions : « Cette ville paraît peut-être plus éloignée de France aux vaisseaux qui y viennent, car leur traversée dure ordinairement sept à huit semaines… Les marchands demeurent dans la basse-ville, pour la commodité du port. Quelques-unes de leurs maisons ont trois étages, mais ne sont point belles selon mon goût, n’étant bâties que de vilaines pierres noires tirées des rochers qui se trouvent sur le bord du fleuve Saint-Laurent ; elles ne sont couvertes que de planches et sont sans symétrie. Ces maisons sont au pied d’une montagne sur laquelle est bâti le fort, autrement dit la maison du gouverneur-général. On peut dire que ce fort est le plus beau bâtiment de toute la ville, mais quoiqu’il soit fort élevé, il ne la commande pas de tous côtés, comme le rapportent plusieurs voyageurs, car les maisons qui se bâtissent encore aujourd’hui, derrière les récollets, sont beaucoup plus élevées que ce château… La basse-ville est défendue par une plateforme dans le milieu, qui bat à fleur d’eau, de sorte qu’il serait difficile aux vaisseaux de passer sans être incommodés, mais cette plateforme est fort négligée. Les maisons de la haute-ville n’ont qu’un étage ; plusieurs même n’en ont point et sont de distance en distance séparées les unes des autres, ce qui ne fait pas un fort bel effet, mais comme les trois quarts et demi de ses habitants sont pauvres, il leur est impossible de faire autrement… Les jésuites ont un grand bâtiment assez superbe et un collége ouvert, ou plutôt une école, qui sert à instruire un petit nombre d’enfants. » En 1728, le gouverneur avait proposé de construire une citadelle à Québec ; on lui objecta que les Canadiens n’aimaient pas la guerre derrière des murailles ; que la ville pouvait se défendre telle qu’elle était et que, d’ailleurs, l’argent manquait pour payer ces frais. M. Rameau nous dit que de 1730 à 1740, le pouvoir consacra, chaque année, un million sept cent mille francs aux défenses de cette ville, et il fait la remarque que, en employant mieux cette somme, on eut pu amener de France assez de colons pour n’avoir pas besoin de forteresse. M. l’abbé Joseph Navières[18], curé de Sainte-Anne de Beaupré (1734-1740), se plaît à nous donner le tableau de Québec et de ses environs : « Toutes les maisons, prises ensemble, ne laissent pas de faire un grand volume ; elles sont bâties de pierre et à la réserve de trois ou quatre couvertes d’ardoises[19], les autres ont une couverture de bois coupé en façon d’ardoise, ce qui ne laisse pas d’être agréable à voir… La situation de la ville est assez agréable ; elle n’est pas moins forte que les villes de guerre qui sont en France… Québec est fort peuplé ; les gens y sont gracieux, civils, honnêtes, bienfaisants, le tout à la mode de Paris[20], qu’ils se flattent de suivre. Les avenues de Québec, soit par mer, soit par terre, ne cèdent point à celles des plus grandes villes ; les chemins sont beaux et unis, les campagnes fertiles en toute sorte de grains ; les plaines y sont communes, les prairies belles et fleuries, la chasse et la pêche meilleures que dans la France. On y voit toute sorte de gibier et on le mange à bon marché. Les bœufs sont en grand nombre, aussi bien que les vaches, ce qui oblige les habitants de les donner presque pour rien ; les plus gras ne pèsent que cinq cents livres et leur viande est encore plus fine que celle des bœufs limousins. Le lait est aux habitants des campagnes de ce pays, ce que sont les châtaignes aux paysans de notre province[21] ; il n’y en a point qui n’aient au moins deux bœufs, un cheval et plusieurs vaches. Chacun est chez soi et fait lui-même tout ce qui lui est nécessaire, à cause de la rareté des ouvriers[22]… On ne sème les blés qu’aux mois d’avril et de mai et on les recueille aux mois d’août et de septembre. Les fruits les plus communs sont les groseilles, les framboises et les fraises ; les pommes ne sont pas rares et il est difficile d’en trouver de bonnes[23]. Les poires sont presque inconnues, et on ne voit ni pêches ni abricots, peu de cerisiers, mais en revanche une grande quantité de fruits sauvages qui dénotent assez la pauvreté du pays par leur petitesse et leur mauvais goût. »

Un mémoire écrit en 1736 et attribué à l’intendant Hocquart, renferme le passage suivant : « La principale culture du Canada est celle du blé ; le pays en fournit non seulement pour la subsistance de ses habitants, mais encore pour un commerce à l’île Royale et aux îles. Dans les bonnes années, il sort de la colonie quatre-vingt mille minots de blé en farines et biscuits. Il en sortira peu en 1737 : la récolte ayant été très mauvaise l’année dernière. Les terres en Canada ne sont pas toutes de la même bonté et du même rapport ; celles du gouvernement de Québec sont mêlées de terres hautes et de terres basses, et par cette situation les années pluvieuses sont favorables aux premières, et les années sèches le sont aux autres : il n’en est pas de même des terres du gouvernement de Montréal, qui sont planches et unies. « Les printemps secs y sont toujours à craindre pour les biens de la terre. Tous les blés que l’on sème sont des blés de printemps ; il est toujours à souhaiter que les semences puissent être faites dans les premiers jours de mai de chaque année, afin que les blés puissent profiter des pluies de la saison. Quand les hivers sont longs, les semences se font trop tard. Les terres ordinaires rapportent depuis huit jusqu’à douze et quinze pour un ; les terres heureuses rapportent d’avantage. On avait voulu introduire, il y a quelques années, la culture du blé d’automne ; on croit qu’il serait dangereux de l’établir : ce serait exposer la colonie à une famine, parcequ’elle se trouverait sans ressource. Le blé d’automne, à la vérité, est d’une qualité supérieure et d’une meilleure garde que le blé de printemps ; il réussirait pour l’ordinaire, mais dans les essais qui ont été faits, on a reconnu que, quand les neiges sont venues tard, ou qu’après la fonte des neiges il est survenu des gelées, les blés d’automne[24] qui étaient en herbe périssaient : cela arrive même aux herbes des prairies qui sont plus dure, et moins susceptibles du froid. Les autres espèces de grains que l’on cultive sont : l’avoine, pois, peu d’orge, encore moins de seigle : les autres cultures consistent dans celles du lin, du chanvre et du tabac. Il y a peu de vergers. On propose de perfectionner la culture du tabac. Les fermiers-généraux estiment, par les essais qu’ils ont faits des tabacs du Canada qui leur ont été envoyés, qu’ils seront propres pour la consommation en France, si l’on s’attache à suivre les instructions qu’ils ont données pour cette culture. » En véritables enfants de l’Amérique, les Canadiens fumaient, mais plus raffinés que les sauvages, ils ne se contentaient point des produits du Canada — il leur fallait la plante la plus précieuse, aussi voyons-nous que, dès 1676, la compagnie Oudiette prélevait un impôt d’un dixième sur les tabacs importés ; en 1684 le tabac du Brésil se vendait chez nous quarante sous la livre, soit l’équivalent d’une piastre et demie de l’argent actuel. Au temps de Champlain les traiteurs échangeaient aux sauvages le tabac du Brésil qu’ils obtenaient de leurs compatriotes établis dans cette contrée. Les Algonquins, les Hurons et les peuples du nord préféraient la plante ainsi achetée des Français aux préparations de feuilles et d’écorces tendres dont ils avaient coutume de faire usage avant l’arrivée des Européens. Il est curieux de lire le passage où Jacques Cartier raconte comment il a fumé sa première pipe. Ces peuples, dit-il, « ont une herbe de quoi ils font grand amas durant l’été pour l’hiver, laquelle ils estiment fort, et en usent les hommes seulement, en la façon qui ensuit. Ils la font sécher au soleil et la portent à leur col en une petite peau de bête en lieu de sac, avec un cornet de pierre ou de bois. Puis, à toute heure, font poudre de la dite herbe, et la mettent à l’un des bouts du cornet, puis mettent un charbon de feu dessus et soufflent par l’autre bout tant qu’ils s’emplissent le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et les nazilles comme par un tuyau de cheminée ; ils disent que cela les tient sains et chaudement, et ne vont jamais sans les dites choses. Nous avons expérimenté la dite fumée, après laquelle avoir mis dedans notre bouche, semble y avoir de la poudre de poivre, tant est chaude. » Voilà un récit qui a dû paraître incroyable aux contemporains de Cartier. En 1690, le Maryland commença la culture du tabac et comme les coureurs de bois canadiens étaient répandus dans cet État aussi bien que dans la Virginie et la Pennsylvanie, un commerce de contrebande prit bientôt naissance sur nos frontières sud-est. La compagnie d’Occident (1717) reçut le droit de réclamer cinq sous par livre de tabac entrant dans le pays. Il faut croire que les habitants ne négligeaient pas à cette époque la production de cette herbe, car le recensement de 1721 constate une récolte de quarante-huit mille trente-huit livres pour une population de près de vingt-cinq mille âmes. L’intendant Hocquart arriva en 1729. M. Ferland écrit à son sujet : « Pour engager les gens de la campagne à cultiver le tabac, il commença à leur en donner l’exemple ; il fit des essais à Chambly, à Beauport et sur une partie du terrain du Palais. Il en récolta trente mille pieds, qui produisirent des feuilles de trente pouces de longueur sur vingt de largeur. » M. Ferland n’avait donc pas vu dans l’ouvrage de M. Garneau la mention du recensement de 1721, ou, selon son habitude, il ne tient pas compte de cet écrivain qui, non seulement l’a précédé, mais a franchement dit ce qu’il avait à dire. Au recensement de 1734 il y a cent soixante et six mille cinquante-quatre livres de tabac inscrites. Le professeur Kalm écrivait en 1749 : « Chaque fermier canadien plante près de sa maison une quantité de tabac plus ou moins considérable, suivant que sa famille est plus ou moins nombreuse. Il faut bien que les paysans s’adonnent à la culture du tabac : il est d’un usage universel parmi les gens du peuple. On voit des enfants de dix à douze ans courir les rues la pipe à la bouche, imitant l’exemple de leurs aînés. Des personnes au-dessus du vulgaire ne dédaignent pas de fumer une pipe par ci par là. Dans les parties les plus septentrionales du Canada on fume généralement le petun sans mélange, mais dans le sud et aux environs de Montréal, on y mêle l’écorce de l’intérieur du cornouiller sanguin pour le rendre plus faible. La tabatière aussi est fort à la mode. Presque tout le tabac qui se consomme ici est produit dans le pays et certains amateurs le préfèrent au tabac de Virginie, mais ceux qui se prétendent des connaisseurs émettent une opinion tout à fait contraire. Les Sauvages du nord sont les seuls qui achètent le tabac, parce que leur pays n’en produit point, et par conséquent il est en grande demande chez eux. Quant à ceux du sud, ils en plantent autant qu’il leur en faut pour leur propre consommation. On a remarqué que les Sauvages du nord fument plus que les autres. »

Hocquart observe que la traite des fourrures de l’ouest est principalement entre les mains des négociants de Montréal, et que ceux de Québec ont le commerce d’importation et l’avantage que donne la construction des navires. Treize ans plus tard, le professeur Kalm faisait les observations que voici : « on prétend que le privilège de vendre leurs marchandises importées a beaucoup enrichi les négociants de Québec, mais cette assertion est contredite par d’autres qui, tout en admettant qu’il y en a qui vivent dans l’opulence, assurent que la plupart d’entre eux ne possèdent guère plus que le strict nécessaire, sans compter ceux qui, grâce à leur vanité et leur amour du luxe, sont accablés de dettes. Les marchands s’habillent fort élégamment et poussent la somptuosité dans les repas jusqu’à la folie. »

Dans son mémoire de 1715 M. Ruette d’Auteuil déclare que les habitants avaient demandé, mais en vain, que l’on peuplât toutes les seigneuries situées sur les bords du fleuve et il rejette la responsabilité de l’inaction dans ce sens sur les hommes en place. Les ministres, dit-il, s’en rapportent aux gouverneurs, depuis plus de quarante ans, et ces fonctionnaires sont leurs créatures et souvent leurs parents ; les intendants ont été, en général, indifférents au mal comme au bien, parce que leur position dans ce pays n’était à leurs yeux qu’un moyen d’acquérir des richesses et parvenir à des emplois importants en France. Enfin, la plus grande partie du commerce se trouve accaparée par les chefs de la colonie. M. de Vaudreuil, tout en travaillant à améliorer la situation, n’en donnait pas moins l’exemple d’un homme intéressé pour son compte personnel dans divers bénéfices. On s’en plaignit. Le ministre se contenta d’écrire en marge de la lettre : « Le malheur, c’est que M. de Vaudreuil est pauvre. » Cette morale, dont nous avons vu plus d’un trait dans les chapitres précédents, régna de 1672 à 1760 et jointe à l’éparpillement de la population par toute l’Amérique, fit perdre le Canada à la France.

Ce n’était pas assez de voir la jeunesse employée dans l’ouest et des familles partir du Bas-Canada pour se fixer à plusieurs centaines de lieues dans la même direction : lorsque le gouvernement français voulut compenser la perte de Plaisance par la fondation d’une colonie à l’île Royale, il eut la singulière pensée de recruter la population nécessaire à ce but parmi les Canadiens.


  1. Voir Édits et Ordonnances, I, 491.
  2. En 1732, la disette étant générale dans la ville de Québec, on envoya cinquante ou soixante hommes travailler aux remblais des fortifications de Montréal. En 1736 il n’y avait pas encore de casernes dans ce dernier lieu.
  3. La place Dalhousie. Le petit tertre n’existe plus. Vers 1680, on y avait construit un moulin fortifié.
  4. Une note, au bas de la page, dit que ce projet est exécuté, comme on l’a vu plus haut.
  5. La rue Craig à présent.
  6. Il faut lire 1722. Peut-être ces murs avaient-ils été réparés en 1738.
  7. Pour comprendre cette affaire, voyez page 144 de notre tome V.
  8. Au sujet de Chambly et de la contrebande, voir Édits et Ordonnances, 1489.
  9. Consultez Rameau : La France aux Colonies, 2e partie, pages 50, 293.
  10. En 1711, comme on craignait de voir apparaître la flotte de Walker, M. de Vaudreuil demanda à M. Berthelot de Beaucour de prendre des mesures pour fortifier Québec, sur quoi cet officier, tirant son épée, dit qu’il n’y avait pas d’autre parti à prendre que d’aiguiser les armes blanches, car il était trop tard pour se retrancher. Néanmoins, on ne laissa pas de se mettre à l’œuvre. L’année suivante, une redoute fut achevée, à la menuiserie près, et la maçonnerie d’une autre montée au carré ; on éleva un mur le long de la côte du Palais jusque vis-à-vis l’Hôtel-Dieu ; on commença deux bastions, ainsi qu’une courtine entre la redoute du cap Diamant et un cavalier que le sieur Dupont avait construit avant 1690, mais les choses en restèrent là parce que M. de Beaucour fut appelé à l’île Royale. M. de Catalogne prit alors la charge des ouvrages en question.
  11. . En Canada, ce luxe ne coûte à peu près rien. L’historien Michelet, après avoir lu La Hontan, s’extasie sur les glacières des jésuites, et y trouve beaucoup à redire !
  12. Loin de diminuer durant les guerres de 1681 à 1713, la population du gouvernement de Québec s’était augmentée.
  13. Le marquis de Vaudreuil.
  14. M. Bégon.
  15. M. de Clérambaut d’Aigremont.
  16. M. Denys de Saint-Simon.
  17. Le baron de Bécancour.
  18. Voir la Revue de Géographie, Paris, 1882, page 81-105.
  19. Ces ardoises venaient de France. En 1722 on en importa cent milliers pour couvrir les magasins du roi à Montréal.
  20. M. Navières avait vécu à Paris et il en gardait un excellent souvenir
  21. M. Navières était né en 1708, à Limoges, d’une famille distinguée que l’on retrace dans la principauté de Sedan jusqu’au seizième siècle. Il avait fait à Paris de bonnes études.
  22. Les ouvriers ont toujours été rares en Canada ; aussitôt arrivés les émigrants prenaient des terres et se créaient par ce moyen une indépendance dont les paysans du royaume étaient loin de jouir.
  23. Charlevoix dit le contraire, parlant de la province en générale : « À l’exception des pommes, qui sont ici d’une excellente qualité, et des petits fruits d’été, qui ne se gardent point, les fruits de France n’ont point encore réussi en Canada. »
  24. En 1749, Kalm dit que tout le blé du Canada est du blé d’été (semé au printemps) sauf chez quelques cultivateurs de l’île Jésus, qui sèment en automne.