Histoire des Canadiens-français, Tome V/Chapitre 8

Wilson & Cie (Vp. 135-144).

CHAPITRE VIII

1687 — 1700


Troupes arrivées de France. — Milices. — Projet de conquête. — Places fortifiées du Canada. — Déclaration de guerre. — Massacre de Lachine. — D’Iberville à la baie d’Hudson. — Incursions des Canadiens dans les colonies anglaises. — Phipps devant Québec. — Courses des Iroquois dans le gouvernement de Montréal. — Disette. — La paix en Europe. — Les Iroquois cessent les hostilités.



V
ers le commencement de mai 1687 douze compagnies de troupes royales étaient arrivées à Québec, sur une escadre de six vaisseaux de second rang, commandée par M. d’Amblimont, ayant fait le trajet de la Rochelle en vingt-huit jours. Le chevalier de Vaudreuil était de la traversée. Vingt autres compagnies, au dire de La Hontan, se mirent en marche de Québec, sous les ordres de M. de Vaudreuil et arrivèrent, le 4 juin, au camp de l’île Sainte-Hélène, où les milices et les Sauvages se concentraient. En tout, on réunit deux mille hommes. Les troupes royales étaient au nombre de plus de trente compagnies dans le Bas-Canada, au moment où M. de Denonville se mettait ainsi en campagne. En 1692 il y en avait trente-cinq, qui furent réduites à vingt-huit compagnies. C’est donc avec à peu près dix-sept cents soldats que la guerre commençait.

L’armée partit de l’île le 10 juin (1687) et arriva le 1er  juillet à Cataracoui. Nous avons dit ailleurs qu’elle intimida les Iroquois et les détacha quelque peu des Anglais, mais ce ne fut un triomphe ni pour la diplomatie ni pour les armes françaises. Les troupes du roi y gagnèrent de connaître la manière de voyager dans ce pays, en attendant l’occasion de combattre. Au retour de l’expédition de 1684 contre les Iroquois, les troupes régulières descendirent le fleuve en bateaux plats et, pour la première fois dit-on, sautèrent, à l’aide de ces embarcations, les cascades et les rapides situés au-dessus de Montréal. La Hontan se lamente très fort sur une telle manière de voyager. Il ajoute que les milices, montées sur leurs canots d’écorce se dispersèrent au gré d’un chacun, pour retourner vers le Bas-Canada — ce qu’il regarde comme de l’indiscipline au premier chef. Cet officier n’était pas au fait des allures des Canadiens : braves et actifs à l’heure du péril, nonchalants et débandés aussitôt que le signal du retour avait sonné. Le 27 octobre 1687, M. de Denonville écrivait au ministre : « Nous ne pourrons, cette année, lever plus de quatre cents miliciens, sous peine de ruiner le pays[1] ; or, vous saurez que je ne puis me dispenser d’amener la milice, lors même que vous m’enverriez toutes les troupes que je demande, parce qu’elle est infiniment plus propre à ce genre de guerre. C’est pourquoi j’ai formé une compagnie de cent vingt hommes, sous les ordres de M. de Vaudreuil, et de quatre bons lieutenants natifs du pays. Ils coûteront six sols par jour. » À partir de cette époque, observe M. Rameau, on peut dire que la milice canadienne a constitué une partie essentielle, et quelque fois la partie capitale des forces dont le gouvernement français disposa dans l’Amérique du nord, jusques et y compris la glorieuse et terrible lutte de 1755-60.

M. de Callières, gouverneur de Montréal, s’était rendu compte de la situation du Canada. Il soumit à la cour un plan hardi, rien moins que la conquête de la Nouvelle-Angleterre. Avec deux mille hommes que l’on avait sous la main, (seize cents soldats et quatre cents miliciens) il voulait traverser en bateaux le lac Champlain, puis descendre l’Hudson, surprendre et ruiner Albany et New-York et nous débarrasser à la fois des Anglais et des Iroquois, car ceux-ci, privés du secours de leurs voisins, seraient rentrés dans une politique mesurée ou se seraient soumis sans résistance. Ce projet rappelait la proposition faite un quart de siècle auparavant par M. d’Avaugour. Si l’on songe aux coups de mains si fréquemment répétés des milices canadiennes contre les principales villes des colonies anglaises, durant les cinquante années qui suivirent 1688, il n’y a rien qui surprenne dans le projet de M. de Callières. Aussi, le ministère ne le désapprouva-t-il point — mais il voulut délibérer, surtout à cause de la dépense. Il fallait soixante et quinze mille livres et six cents soldats de renforts pour occuper le Bas-Canada. Louis XIV s’engageait (1688) dans une lutte contre l’Angleterre, qui venait de chasser les Stuarts ; le moment semblait bien choisi pour agir ; cependant sa principale attention se portait vers l’Europe ; l’Amérique ne lui inspirait qu’un intérêt passager. Une douzaine d’années plus tard, d’Iberville, à l’apogée de sa gloire, devait reprendre ce plan, le faire accepter — et il l’eût exécuté sans la mort qui le surprit dans sa marche sur New-York.

En 1688, sir Edmund Andros fut nommé au gouvernement de la Nouvelle-York en remplacement de Dongan. Sur ces entrefaits, M. de Callières passa en France et persuada au roi que le moment d’agir était venu. La campagne de 1687 contre les Iroquois avait mis en défaveur M. de Denonville ; un nouveau gouverneur, homme de talent et de résolution, devenait nécessaire ; on jeta les yeux sur M. de Frontenac.

Selon M. de Callières, Albany n’était défendu que par une enceinte de pieux non terrassée et un petit fort à quatre bastions, avec une garnison de cent cinquante soldats ; les habitants ne dépassaient pas trois cents. New-York renfermait quatre cents habitants, divisés en huit compagnies de milices ; le fort était en pierre et portait du canon. La Nouvelle-France ne pouvait sous ce rapport se comparer à sa rivale.

Québec n’était forte que par son assiette naturelle. D’après La Hontan : « La ville des Trois-Rivières (15 juin 1684) est une bicoque qui n’est fortifiée ni de pieux[2] ni de pierre. Les Algonquins, qui sont à présent des sauvages errants, sans demeure fixe, comme les Arabes, s’écartent peu des bords de cette rivière (le Saint-Maurice) où ils font de bonnes chasses de castors. Les Iroquois qui ont autrefois détruit les trois quarts de cette nation de ce côté-là, ont perdu l’envie d’y revenir depuis que les Français ont peuplé les pays qui sont plus avant sur le fleuve Saint-Laurent. Quand je donne le nom de bicoque à la ville des Trois-Rivières, j’entends son peu d’étendue et le petit nombre des ses habitants[3], car, d’ailleurs, elle est fort riche et bâtie magnifiquement. On m’a dit que les meilleurs soldats du pays étaient originaires de ce lieu-là… Le petit fort qui est situé au pied du saut, sur le bord du bassin de Chambly, n’a que de simples palissades… Les habitants qui demeurent aux environs, sont fort exposés aux courses des Iroquois en temps de guerre… M. le chevalier de Callières a débuté dans son gouvernement (de Montréal) par un dessein d’éclat : ç’a été de nous mettre à l’abri d’une nouvelle fortification. Si tôt donc qu’il fut installé, il ordonna aux habitants de cette ville, et des environs, d’aller dans la forêt couper des pieux de quinze pieds de longueur. Cet ordre fut applaudi, et on l’a exécuté cet hiver (1684-85) avec tant d’empressement que tous les pieux sont déjà ici (28 juin 1685). On doit les planter un de ces jours pour revêtir la ville de l’enceinte préméditée, et c’est à quoi l’on emploiera jusqu’à cinq ou six cents hommes…[4] Cette petite ville est ouverte, sans aucune fortification de pieux ni de pierres. Il serait aisé d’en faire un poste imprenable par l’avantage de la situation, quoique son terrain soit égal et sablonneux. Les petits vaisseaux sont contraints de s’arrêter au pied des maisons, en face de la ville, à cause des courants ; car à un demi-quart de lieue delà, on ne voit sur le fleuve que rapides, cascades, bouillons, etc. M. Perrot, gouverneur de la place, n’a que trois mille livres d’appointement ; mais comme il fait un grand négoce de pelleterie avec les sauvages il a, dit-on, amassé cinquante mille écus en fort peu de temps ; sachons lui en bon gré, monsieur, il est rare qu’un gouverneur ne s’enrichisse qu’aux dépens des bêtes. Il y a bailliage à Montréal, mais cette justice est gueuse ; l’herbe est ici trop courte et le pâturage manque ; une bonne mangerie de France engraisserait bien M. le baillif et ses officiers. La fortune n’est ici que pour les marchands, ceux-ci font bien leurs affaires, car les sauvages des grands lacs du Canada descendent, presque tous les ans, avec une quantité prodigieuse de castors qu’ils échangent pour des armes, des chaudières, des haches, des couteaux et mille autres marchandises sur lesquelles on gagne jusques à deux cents pour cent. Le gouverneur-général est fort exact à venir honorer de sa présence cette espèce de foire ; outre qu’il est le premier échangeur, ces sauvages lui font force présents qu’il reçoit plus volontiers que les placets ; ce sont des jours de récolte pour lui. Ce séjour me paraît assez agréable l’été, car on dit qu’il y pleut rarement en cette saison-là. »

Le nombre des villages fortifiés, ou plutôt de ceux qui renfermaient des fortins en bois et quelques fois en pierre, était égal aux seigneuries, surtout dans le gouvernement de Montréal. On cite Chateauguay, Saint-Ours, Sorel, Saint-François du Lac, Contrecœur, Boucherville, Verchères, Longueuil, Laprairie, Lachesnaye, Repentigny, ayant des garnisons régulières, faibles il est vrai, mais qui pouvaient se renforcer au besoin des habitants et même des femmes, car il y a plus d’une mention de ces héroïnes faisant le coup de feu pour défendre leurs maisons.

Les puissances européennes, constamment alarmées par les avertissements de Guillaume d’Orange, stathouder ou chef des Provinces-Unies (Hollande) avaient vu avec surprise la révocation de l’édit de Nantes (22 octobre 1685) s’ajouter au bombardement de Gênes et à d’autres actes violents de Louis XIV. Le 9 juillet 1686 fut signalée la fameuse ligue dite d’Augsbourg, sous l’inspiration de la Hollande, et dans laquelle entrèrent la plupart des souverains de l’Europe, dans le dessein de forcer la France à respecter la paix de Nimègue. En même temps Jacques II, roi d’Angleterre, soutenu par Louis XIV, luttait contre une partie de son peuple, que Guillaume d’Orange (gendre de Jacques) soulevait à l’aide d’habiles intrigues. Guillaume traversa la Manche en 1688, chassa les Stuarts, prit le trône et se trouva face à face avec Louis XIV qui lui déclara la guerre, le 25 juin 1689.

Avant même que l’on eut appris la déclaration de guerre entre les deux couronnes, une armée de quatorze cents Iroquois fondit sur le Canada. Dans la nuit du 4 au 5 août, deux cents personnes furent égorgées à Lachine[5] avec des raffinements de cruautés inouïes. Un grand nombre de captifs, entraînés dans les cantons, y périrent au milieu des supplices. Le chevalier de Vaudreuil, qui commandait le fort Rolland, à Lachine, avait trop peu de soldats pour repousser l’ennemi et d’ailleurs le coup était porté avec un mystère et une précision irrésistibles. On accuse M. de Denonville d’avoir négligé les précautions que lui imposait la prudence, depuis plusieurs mois que les campagnes vivaient dans la crainte d’une attaque de ce genre. Quatre-vingts hommes, Français et Sauvages alliés, sous les ordres du lieutenant de la Robeyre, qui marchèrent peu après au secours de M. de Vaudreuil, tombèrent aux mains des Iroquois ; La Robeyre, blessé, fut amené pour subir les tortures que ces barbares infligeaient si souvent à leurs prisonniers, mais on se contenta de le retenir à la suite des guerriers comme esclave ; il fut délivré en 1694.

Lachine réduite en cendres, la bande infernale massacra une partie des habitants de Lachesnaye et brûla les maisons. Elle se répandit ensuite dans les paroisses et y commit les mêmes excès sur plusieurs points. Il n’y avait guère de résistance à opposer à un ennemi caché et adroit qui agissait par surprise sur une étendue de pays grand comme une province et coupée de forêts dont il se couvrait à volonté. Les Anglais ne firent aucun mouvement pour appuyer les Iroquois, ce qui porte à croire qu’ils ignoraient l’existence de la permission d’ouvrir les hostilités.

Toutefois, les premiers coups de cette nouvelle guerre entre les deux couronnes furent portés en Amérique. Juchereau de la Ferté, à la tête d’un parti de Canadiens, enleva le fort Savern à la baie d’Hudson. Pierre Le Moyne d’Iberville, qui commandait un navire dans ces parages depuis l’automne précédent, captura deux vaisseaux anglais, et par un prodige d’audace autant que d’adresse, deux de ses hommes s’emparèrent d’un autre bâtiment avec sa cargaison. D’Iberville se dirigea vers Québec sur l’une de ses prises, laissant Paul Le Moyne de Maricourt, son frère, à la tête des postes conquis.

Deux vaisseaux, commandés par M. de la Caffinière et sur l’un desquels se trouvait M. de Frontenac, étaient partis de la Rochelle, escortant un convoi marchand. Ils arrivèrent en Acadie au milieu de septembre (1689). Après quelques jours de repos, le gouverneur continua sa route vers le Canada, en compagnie de M. de Callières, et ramenant trois des quarante Iroquois envoyés aux galères par M. de Denonville ; les autres étaient morts en France. Le premier soin du gouverneur fut d’ordonner l’érection d’une palissade de quinze pieds de hauteur autour de la ville de Québec.

M. de la Caffinière alla croiser devant New-York, enleva plusieurs navires, et après le 10 décembre, ne recevant point de nouvelles des troupes du Canada qui devaient aller surprendre les établissements anglais, il fit voile pour la France, selon ses instructions. Durant l’hiver, les Abénaquis se jetèrent sur le fort Pemaquid, situé au bord de la mer, à mi-chemin, entre Pentagoët et Portland, l’enlevèrent, commirent des massacres dans les environs, puis se portant sur tout le rivage du Maine, y détruisirent une douzaine de postes, accompagnant leurs exploits d’horreurs qui rappelaient la tragédie récente de Lachine. L’épouvante se répandit au cœur de la Nouvelle-Angleterre.

Le capitaine Clément du Vuault de Valrennes[6] commandant de Cataracoui avait fait sauter une partie des fortifications de ce poste, sur l’ordre de M. de Denonville ; il arriva à Montréal au mois de novembre (1689) avec les quarante-cinq hommes de sa garnison.

Frontenac qui savait ce que valait son nom dans l’ouest, avertit La Durantaye, commandant à Michillimakinac, qu’il attendait le secours des Outaouais et des Hurons pour entreprendre une guerre digne d’eux et de la France. En même temps, il entamait des négociations avec les tribus iroquoises les moins favorables aux Anglais.

Loin de trembler devant les préparatifs de l’Angleterre et de ses colonies, les Canadiens voulurent porter leurs armes au centre de la contrée qui les menaçait. Trois expéditions furent résolues. La première se dirigea sur New-York. Les deux cents Canadiens et Sauvages qui la composaient étaient sous les ordres de Nicolas d’Ailleboust de Mantet et de Jacques Le Moyne de Sainte-Hélène, d’Iberville servait sous son frère. Après vingt-deux jours de marche, le 8 février (1690) par une tempête de neige, ils enfoncèrent à coups de haches les portes des quatre-vingts maisons de Schenectady (à dix-sept milles d’Albany) et firent main basse sur les habitants[7], moins une soixantaine de vieillards, femmes et enfants qui s’échappèrent et vingt-sept prisonniers. Ceux qui parvinrent à fuir furent presque tous gelés en route. L’autre expédition, composée de cinquante-deux Canadiens et Sauvages des Trois-Rivières, sous la direction de François Hertel, sieur de la Frenière, arriva, après une marche de deux mois, vers la fin de mars, devant Salmon-Falls, au bord de la mer, et la place fut emportée d’assaut. Comme à Schenectady, on réduisit les maisons en cendres. Les Canadiens opéraient leur retraite lorsque les Anglais les attaquèrent. Hertel se retourna sur un pont où ils s’étaient engagés, les chargea à l’arme blanche et en tua dix-huit. Le reste prit la fuite. Zacharie-François Hertel, sieur de la Frenière, fils de François ci-dessus, eut le genou brisé d’un coup de fusil. Deux autres enfants de Hertel l’accompagnaient, ainsi que deux de ses parents, dont l’un, fils de Jean Crevier, seigneur de Saint-François du Lac, reçut la mort en combattant. Un autre jeune homme, neveu de Hertel, fils de Nicolas Gatineau, était de l’expédition ; c’est lui qui porta à Québec la nouvelle du succès remporté. En troisième lieu, la bande commandée par M. de Portneuf, fils du baron de Bécancour, et le jeune Augustin Le Gardeur de Tilly de Courtemanche, formée de quarante Canadiens, et à laquelle se joignit en route Saint-Castin avec des troupes de l’Acadie et des Abénaquis, s’était dirigée de Québec (28 janvier 1690) vers Casco près de la mer. Le fort résista mais finit par succomber et on le rasa. Les Anglais comprirent que les meilleurs postes étaient menacés de destruction, tout comme le pays plat, et la terreur se répandit parmi eux de tous les côtés.

L’amiral Phipps, avec une frégate et deux corvettes, s’était porté au secours de Casco. Il arriva trop tard, mais le 20 mai, il se trouvait en vue de Port-Royal où commandait M. de Menneval, frère de M. de Portneuf, lequel fut obligé de se rendre faute de moyens de défense. Phipps attaqua et brûla ensuite Chédabouctou et alla ravager l’île Percée. En même temps, M. de Villebon, autre frère de M. de Portneuf, arrivait d’Europe sur un navire qui tomba au pouvoir des Anglais de Port-Royal, mais cet officier, resté libre, assembla les sauvages et reprit possession de l’Acadie ; bien plus, il captura le colonel Tyng, envoyé pour gouverner la province.

Quelques Abénaquis et Sokokis s’étaient arrêtés à Bécancour vers l’année 1680, invités probablement par la famille Robineau, qui possédait cette seigneurie. À la même époque, Jean Crevier, sieur de Saint-François, commençait le défrichement de sa seigneurie de Saint-François-du-Lac. En 1681, on comptait dans ce dernier lieu quinze habitants, parmi lesquels sept ménages, en tout trente-huit âmes. Depuis 1678, des Abénaquis y résidaient, et le missionnaire tenait un registre pour leur usage. Le fort du seigneur était sur une île de la rivière Saint-François. On y entretenait une forte garnison en 1690, selon un mémoire de M. de Catalogne. Le 22 septembre de cette année, les Iroquois surprirent le village et massacrèrent presque tous les habitants. M. Crevier, tué ou fait prisonnier, ne reparut plus. Une patrouille française qui se présenta pour secourir la place fut repoussée et ses officiers, Murat et de la Mothe, éprouvèrent le sort de Crevier. L’année suivante, les Iroquois reparurent et brûlèrent le fort et l’église.

Phipps avait conçu l’espoir de prendre Québec. Il parut devant la ville, le 16 octobre (1690) au matin, avec une flotte imposante. Frontenac accourut de Montréal, entraînant sur ses pas les milices et les troupes régulières. Des palissades reliaient le palais de l’intendant à la haute ville et s’étendaient jusqu’au cap Diamant. Sur les quais on voyait des retranchements élevés à la hâte et quelques batteries destinées à jouer dans les intervalles des batteries supérieures. La population s’était mise à l’œuvre et des barricades se dressaient en face de toutes les issues. Aux premiers coups de canon partis de la basse ville, le pavillon de Phipps fut abattu ; des Canadiens allèrent l’enlever à la nage. Le 18, les Anglais firent mine de remonter jusqu’à Sillery, mais c’était pour masquer un débarquement à Beauport, où eut lieu une lutte acharnée. Charles Le Moyne de Longueuil commandait les Canadiens. Juchereau de Saint-Denis, seigneur de la paroisse, y eut un bras cassé en conduisant ses milices. Le lieutenant Alexandre-Samuel de Clermont et Joseph[8] Pezard de la Touche, fils du seigneur de Champlain, y furent tués. Jacques Le Moyne de Sainte-Hélène mourut le 4 décembre des blessures reçues dans ce combat ; c’était le plus habile artilleur de la colonie ; son fils, Jean-Bte Le Moyne de Martigny, a brillé par ses services militaires. Le lendemain soir de l’attaque sur Beauport, Phipps, repoussé de partout, mit à la voile et disparut.

Trois navires de France qui étaient entrés dans le Saguenay pour éviter la flotte anglaise, arrivèrent au milieu des réjouissances de la victoire. Le 8 novembre il y eut deux mariages, célébrés pompeusement : celui de M. de Vaudreuil avec Louise-Élizabeth de Joybert, et celui de M. de Ramesay avec Marie-Charlotte Denys. Le 1er  juillet suivant, Jean-Bte Le Moyne de Martigny épousa Élizabeth Guyon. Paul LeMoyne de Maricourt, revenu de la baie d’Hudson en octobre 1690, mais qui avait repris la mer en apprenant la présence de Phipps devant Québec, se maria, le 29 octobre 1691, avec Mlle  Madeleine Dupont de Neuville. C’étaient quatre Canadiennes qui contractaient des alliances très honorables comme on le voit.

« Par suite de la guerre, écrit M. Garneau, les colonies furent en proie à une disette extrême. En Canada, l’on fut obligé de faire nourrir les troupes par les habitants. L’argent avait disparu, et il fallut émettre une monnaie de carte. Les denrées et les marchandises n’avaient plus de prix ; les munitions de guerre manquaient, et l’intendant fut obligé de faire fondre les gouttières des maisons et les poids de plomb pour faire des balles. On avait perdu aussi un grande nombre d’hommes. La Nouvelle-Angleterre ne souffrit pas moins de la famine. Son commerce était presque anéanti, et l’océan était infesté de corsaires ; les seuls armateurs de Saint-Malo prirent seize navires de Boston. Ses campagnes étaient en friche et les paysans furent obligés de se réfugier dans les villes pour échapper au fer des sauvages et trouver des vivres. Pendant l’hiver, les Abénaquis dévastèrent plus de cinquante lieues de pays et détruisirent la petite ville d’York de fond en comble. »

L’hiver de 1690-91 des partis de Canadiens et de Sauvages ravagèrent les côtes de Boston. À peine les semences étaient-elles commencées, au printemps de 1691, que les Iroquois se répandirent partout dans le gouvernement de Montréal. Saint-Ours et Contrecœur furent incendiés. Le sieur de Bourchemin qui commandait au fort de Contrecœur, n’avait avec lui que sept soldats et sept habitants ; l’ennemi enleva presque sous ses yeux des filles et des garçons qui gardaient les troupeaux. Les patrouilles ne parvenaient presque jamais à rencontrer les maraudeurs qui s’esquivaient dans les bois ou volaient sur l’eau avec leurs légers canots d’écorce. Dans un combat qui eut lieu à Repentigny le 7 juin périrent François Le Moyne de Bienville, Charles Barbier, Gilles Chauvin, Claude Ducharme, habitants, et Laurent Chartier et Goulétrez, soldats. Le mémoire de M. de Catalogne, témoin oculaire, porte : « L’été de 1691, on ne pouvait ensemencer les terres à cause des ennemis ; le pain était rare et cher, quoique l’on avait pris la précaution de faire venir quantité de farine de France, que l’on envoyait en barque de Québec à Montréal ; et pendant l’été le vent était si peu fréquent que les barques demeuraient un mois et six semaines en chemin, ce qui obligeait d’envoyer de gros convois au devant. »

Le colonel Pierre Schuyler, commandant à Albany, se plaça à la tête de quatre cents hommes, tant Anglais que sauvages et marcha sur Laprairie. Avant qu’il n’y fût arrivé, M. de Callières, gouverneur de Montréal, eut connaissance de ses mouvements et fit camper huit cents hommes en ce lieu, tandis qu’un détachement de trois cents autres Canadiens, soldats et sauvages, sous le capitaine de Valrennes, allaient barrer la route dans la direction de Chambly. Néanmoins, Schuyler passa inaperçu et, dans la nuit du 10 août, tomba sur le camp de Laprairie fort mal gardé, y tua dix-huit Français et Canadiens, puis battit en retraite en s’apercevant que ses forces étaient inférieures à celles qu’il attaquait. Voici les noms connus des morts de notre côté : Saint-Cirq et Dosta, capitaines, Domergue, lieutenant, Pierre Cabassier, sergent, Louis Ducharme, Nicolas Barbier, François Cibardin, Pinguet de Montigny et Jean Le Ber Duchesne[9] habitants. Après s’être reconnus, les Français envoyèrent M. de la Chassagne avec un gros détachement, à la poursuite de Schuyler, mais celui-ci échappa jusqu’au moment où il rencontra M. de Valrennes qui lui fit subir une défaite, lui tuant quatre-vingt dix hommes et le forçant à disparaître de la contrée. Les Français perdirent trente-sept hommes. La nouvelle de cet événement, dit M. de Catalogne, fut portée aux Trois-Rivières par des messagers qui trouvèrent M. de Frontenac et M. de Vaudreuil[10] aux Trois-Rivières, qui étaient au bal. La lettre lue, la consternation fut générale qui fit cesser toute réjouissance… Dès le lendemain, M. de Frontenac fit partir M. de Vaudreuil avec cent voyageurs qui devaient partir pour les Outaouais, qui rencontra en chemin les porteurs, des lettres de M. de Callières… qui dispensait M. de Vaudreuil de courir après l’ennemi ; ainsi il fit sa route pour le Montréal, où il arriva à la fin d’août, et les voyageurs se disposèrent à partir pour les Outaouais, auxquels on donna une escorte de cinquante soldats, commandée par M. de Louvigny qui allait commander à Michillimakinac. Une embuscade d’Iroquois était dressée aux chutes des Chats, sur la rivière Ottawa, mais après avoir perdu douze hommes en ce lieu, les ennemis se retirèrent. Les soldats reprirent le chemin de Montréal.

L’été de 1691 s’écoulait au milieu de ces luttes. Il y eut des rencontres sanglantes dans presque toutes les paroisses du gouvernement de Montréal. L’hiver suivant, les Français, les Canadiens et les Sauvages allèrent en course dans les cantons iroquois les plus hostiles. L’année 1692 vit se répéter autour de Montréal et jusqu’aux portes des Trois-Rivières, les coups des Iroquois. Toute tentative de culture entraînait danger de mort. Les maisons de campagne n’étaient plus en sûreté. Bien qu’il fût arrivé des troupes de France durant les dernières années et que grâces à elles l’on eût sous la main vingt-huit compagnies bien organisées, outre les habitants, tous très aguerris, la situation n’était point supportable, car la disette redoublait et l’on ne vivait dans les habitations situées au dessus du lac Saint-Pierre que des vivres apportées de Québec, parfois de France.

Le fort de Cataracoui était toujours abandonné. En 1692 le gouverneur-général y envoya le capitaine de ses gardes, Michel Le Neuf de la Vallière, qui répara la brèche faite par M. de Valrennes en 1689 et se mit en rapport avec les Iroquois. Cette nation était divisée ; les uns tenaient pour les Anglais, les autres pour les Français. Le sieur Nicolas d’Ailleboust de Mentet[11], voulant intimider les Agniers, construisit un retranchement de pieux au lac Saint-Sacrement, mais cette démonstration déplut à un grand nombre d’Iroquois et il fallut se retirer. Un parti, commandé par René Le Gardeur de Beauvais[12], surveillait le lac Champlain. Sur l’Ottawa, principalement au lac des Deux-Montagnes, Duluth dirigeait des patrouilles. Un corps volant de deux cents soldats protégeait les environs de l’île Jésus et Lachesnaye. Au-dessus de Repentigny se tenait un brigantin armé. Malgré ces précautions, des bandes de vingt à trente Iroquois pénétrèrent jusqu’à Montréal d’où M. de Crisassy les éloigna par une marche hardie ; d’autres tombèrent sur Lachesnaye et commirent quelques dégâts ; deux habitants, du nom de Jean Besset et Joseph Dumay, furent scalpés à Saint-Lambert ; un détachement, descendu par la rivière Yamaska, enleva deux familles près des Trois-Rivières et trois ou quatre jeunes gens à la rivière du Loup ; François Hertel se mit à sa poursuite, ce qui fut cause que les Iroquois, se voyant obligés de fuir, brûlèrent plusieurs de leurs prisonniers.

L’année 1693 fut plus tranquille. Vers la fin de l’automne, les habitants de Lachesnaye résolurent d’aller hiverner sur leurs terres. Bientôt après, les ennemis les surprirent la nuit et les amenèrent tous captifs, à l’exception de ceux qui furent tués en combattant. La chasse était abondante au lac Saint-François ; les Iroquois y avaient établi un fort campement l’hiver de 1693-94 ; François Chorel d’Orvilliers et Berthelot de Beaucour les surprirent le sabre à la main et en firent un massacre général. Au temps des récoltes (1694) un fort parti iroquois descendit le Richelieu et entra dans les terres pour surprendre Boucherville, mais le capitaine de la Durantaye l’atteignit avant qu’il n’eût fait le coup et le dispersa ; il y eut deux Canadiens tués dans cette rencontre. D’Iberville[13], qui avait été fait capitaine de frégate, arriva de France à Québec (1694) avec deux navires de guerre convoyant une grosse flotte marchande ; de là il se rendit à la baie d’Hudson et enleva le fort Nelson, où fut tué son frère, Louis Le Moyne de Chateauguay. En même temps, le marquis de Nesmond devait se rendre avec une escadre devant Boston ; M. de Frontenac, à la tête de quinze cents hommes, se préparait à le rejoindre par la route de Pentagoët ; M. de Vaudreuil partit de Montréal avec des troupes, mais rendu à Sorel, il apprit que l’expédition n’aurait pas lieu parce que M. de Nesmond n’arrivait pas et que les gens de Boston s’était mis en état de défense. Cette année on construisit une redoute au cap Diamant, Québec, un fort au château Saint-Louis et les portes Saint-Louis et Saint-Jean.

Il n’y eut pas d’incursion iroquoise dans le Bas-Canada, l’année 1695. En revanche, des troupes et des milices commandées par MM. de Louvigny, de Repentigny et de Catalogne surprirent les chasseurs de cette nation aux environs de Cataracoui et leur infligèrent une défaite propre à les faire réfléchir. À cette époque, les Onnontagués se montraient les plus dangereux ennemis des Français et des Canadiens. M. de Frontenac résolut de les réduire ; il assembla toutes ses forces, à peu près trois mille hommes, et partit, accompagné de MM. de Callières, Vaudreuil et Louvigny pour ravager le canton de ce peuple. L’armée entra (juillet 1696) dans la rivière qui porte leur nom, mais elle ne trouva partout que des ruines : chaque famille avait incendié sa cabane et s’était réfugiée dans les bois. En repassant à Cataracoui, M. de Frontenac y laissa M. de Louvigny pour commander. Les Onnontagués, humiliés, mais non terrassés, reçurent des secours des Anglais et des tribus sauvages ; ils reparurent immédiatement aux alentours des paroisses du Bas-Canada. Cinq ou six des captifs qu’ils traînaient dans ces courses parvinrent à s’évader et à rentrer à Montréal. La disette était générale dans la colonie, aussi la flotte de M. des Ursins qui arriva à Québec l’été de 1697 y fut-elle reçue avec joie. Le dernier coup de la guerre devait être porté par les Abénaquis de Saint-François, qui massacrèrent la garnison de Guarfil, petit fort situé près de Boston. Au printemps de 1698, on apprit la nouvelle de la paix de Ryswick. Les Iroquois voulurent cependant continuer la guerre, mais deux ou trois de leurs principaux chefs étant mort sur ces entrefaites, il envoyèrent des délégués à Montréal ; les négociations traînaient en longueur lorsque, au mois de novembre 1698, M. de Frontenac mourut. Aussitôt, M. de Callières, dont le frère avait été l’un des plénipotentiaires au traité de Ryswick et qui comptait sur cette protection, dépêcha secrètement de Montréal en France Augustin Le Gardeur de Courtemanche, par voie d’Albany et New-York. De leur côté MM. de Champigny et de Vaudreuil, qui aspiraient à la charge de gouverneur-général, firent partir de Québec Charles-Joseph Amyot, sieur Vincelot, par voie de Pentagoët, porteur de lettres en leur faveur. On peut imaginer la surprise des deux Canadiens se rencontrant à Paris, chez le ministre. Courtemanche avait devancé Vincelot de quelques heures, et le roi s’était prononcé pour M. de Callières.


  1. Autant de bras enlevés à l’agriculture. Quatre cents hommes sous les armes, c’était plus, proportion gardée, que nous en avons appelé sous les drapeaux en 1812-15.
  2. Le plan de l’ingénieur du roi, l’année suivante, montre une palissade très solide.
  3. Trente-six maisons en dedans de la palissade.
  4. Le droit de corvée inauguré par Frontenac une douzaine d’année auparavant et décrété, vers 1686, par le roi, soulevait les plaintes des habitants. Ce n’était pourtant que le début.
  5. Le 20 septembre 1687, neuf Français avaient été tués en ce lieu par les Iroquois, non loin du site de l’église Saint-Anne actuelle.
  6. Sur le capitaine et le lieutenant de Valrennes, voir la Revue Canadienne, 1873, pages 939-40.
  7. Smith dit qu’il en périt soixante.
  8. Au recensement de 1666 il est nommé « Jacques » ; à celui de 1631 « Daniel ».
  9. Il avait pris part à l’expédition de Schenectady.
  10. Au commencement de juin, il était à Repentigny.
  11. En 1694, il épousa Françoise Denys de la Ronde.
  12. En 1694, il épousa Marie-Barbe de Saint-Ours.
  13. Marié à Québec, le 8 octobre 1693, avec M.-Thérèse, fille de François Pollet de la Combe Pocatière, capitaine au régiment de Carignan.