Histoire des Canadiens-français, Tome V/Chapitre 3

Wilson & Cie (Vp. 35-52).

CHAPITRE III

1673 — 1680


Fort Frontenac. — Coureurs de bois. — Seigneuries concédées en 1673-74 — Louis XIV commence à négliger le Canada. — Chiffre de la population. — Partis qui se disputent le pouvoir dans la colonie. — Traite que font les jésuites. — L’eau-de-vie. — La Salle à Cataracoui. — Île d’Orléans. — Île Jésus. — Les Récollets. — Seigneuries concédées de 1675 à 1680. — La milice. — Le gouverneur, l’intendant, la traite. — Entreprise de La Salle aux Illinois. — Du Luth chez les Sioux. — Coureurs de bois.



U
n voyage que le comte de Frontenac fit au lac Ontario, l’été de 1673, et dans lequel il eut le soin de se faire accompagner par quatre cents hommes, créa une impression durable sur l’esprit des Iroquois. La Salle avait passé l’hiver chez ces sauvages et, comme il était beau parleur, son ambassade se termina par la rencontre des délégués des tribus avec le gouverneur-général, à l’endroit où se trouve à présent la ville de Kingston. Frontenac était un charmeur ; les Iroquois lui vouèrent de suite une affection qui ne s’est jamais démentie. Sur leur consentement, un fort fut érigé en ce lieu afin d’amener la traite au lac Ontario entre les mains des Français, par la rivière qui tombe dans la baie de Quinté ; une barque se construisit pour naviguer sur le lac ; on laissa dans le poste des marchandises de traite, une petite garnison, des munitions de guerre et un aumônier, le père Gabriel de la Ribourde, récollet.

Pour la première fois en cette circonstance, des corvées militaires avaient été imposées aux habitants des gouvernements de Québec, Trois-Rivières et Montréal, sur le principe que le nouveau fort servirait de comptoir du roi pour le commerce des fourrures. Singulier argument qui oblige une colonie agricole à de tels sacrifices dans l’intérêt des marchands. En même temps, un édit (5 juin 1673) défendait aux habitants, « à peine de la vie, de vaquer dans les bois plus de vingt-quatre heures sans permission expresse, attendu que des courses de ce genre, sous prétexte de chasse ou de commerce de pelleteries avec les sauvages, sont entièrement contraires à l’établissement de la colonie du dit pays. » Si d’une part le roi prit des mesures pour empêcher les cultivateurs d’abandonner leurs terres, Frontenac d’un autre côté activa si bien la passion du commerce que les coureurs de bois augmentèrent en nombre, d’année en année, au grand préjudice de la colonie.

Les concessions seigneuriales faites en 1673 sont au nombre de six ; Le 9 janvier à « François de Salignac, abbé de Fénelon, trois îles dans le lac Saint-Louis le long de l’île de Montréal, entre Lachine et le cap Saint-Gilles, appelées les îles Courcelles, pour faciliter l’établissement qu’on y a commencé, élever de petits Sauvages suivants les mœurs et coutumes française. » Le 29 septembre à Charles Lemoyne, sieur de Longueuil, deux lieues de front à commencer dix arpents au-dessous de la rivière du Loup, en montant dans le lac Saint-Louis, du côté du sud, sur trois lieues de profondeur, ensemble l’île Saint-Bernard (île des Sœurs) qui est à l’embouchure de la rivière du Loup. C’est la seigneurie dite de Chateauguay. Elle fut accordée au sieur Lemoyne, dit le comte de Frontenac, dans le titre de cette concession « pour l’affection qu’il a toujours témoignée pour le service du roi et la promptitude avec laquelle il a toujours exécuté les ordres qui lui ont été donnés par les gouverneurs, soit dans les guerres où il s’est signalé en plusieurs occasions, soit en diverses négociations et traités de paix qu’il a faits avec eux par leur commandement et le zèle dont il nous a donné des preuves dans le voyage que nous avons fait au lac Ontario (été de 1673) où nous nous sommes servi de son ministère pour proposer à toutes les nations iroquoises les choses que nous avons cru nécessaires pour maintenir la paix, etc. » Le 15 novembre, « à François Dionis, bourgeois de Paris, trois lieues de front sur trois de profondeur, à prendre en remontant le fleuve, depuis la borne de la terre concédée au sieur de la Chenaye[1] sur la Rivière-du-Loup, que l’on nommera dorénavant le fief de Verbois. » Le nom de « Rivière-du-Loup en bas » est le seul employé aujourd’hui pour désigner cette seigneurie. Le sieur Dionis ne paraît pas l’avoir mise en valeur puisqu’elle fut concédée, le 5 avril 1689, à M. Villerai pour le sieur d’Artigny et à M. Lachenaie. Le 23 décembre, au sieur Charles Aubert de la Chenaye, commis général de la compagnie des Indes, une lieue au-dessus de la Rivière-du-Loup (en bas) et demie lieue au-dessous, sur une lieue et demie de profondeur. Même jour, à Daulier du Parc, une terre de deux lieues de face, à prendre aux bornes de la concession du sieur de la Chenaye sur la Rivière-du-Loup (en bas) sur deux lieues de profondeur, « que l’on nommera dorénavant le Parc. » Même jour, à Daulier Deslandes, l’un des officiers de la compagnie des Indes, deux lieues de front sur la rivière Jésus, autrement appelée rivière des Prairies, à prendre depuis les bornes de la Chenaye en montant vis-à-vis l’île Jésus, sur deux lieues de profondeur. C’est la seigneurie de Terrebonne, augmentée de deux lieues en profondeur, (fief Desplaines), le 10 avril 1731, en faveur de Louis Lepage de Saint-Claire, et deux lieues de plus, le 12 avril 1753, en faveur de Louis de la Corne.

L’automne de 1673, Frontenac écrivait que le roi entendait qu’on ne regardât plus les « seigneurs que comme des engagistes et des seigneurs utiles, » c’est-à-dire faisant des conditions raisonnables à leurs censitaires et s’occupant de défricher.

L’année suivante il fut accordé cinq autres seigneuries ; Le 25 avril, au capitaine de Saint-Ours deux lieues sur le Saint-Laurent à commencer quatre arpents au-dessous de la rivière Deschènes en montant le long du fleuve et deux lieues de profondeur. Ce fief (Saint-Jean d’Eschaillons) avait été donné à Talon qui se désista de son droit en faveur de M. de Saint-Ours. Le 16 mai, à Mgr de Laval « cinq lieues de face sur cinq lieues de profondeur sur le grand fleuve Saint-Laurent[2] environ quarante-deux lieues[3] au-dessus de Montréal, à prendre depuis le sault de la Chaudière, vulgairement appelé la Petite-Nation, en descendant le fleuve sur le chemin des Outaouais.[4] » La seigneurie de la Petite-Nation est voisine de celle de Grenville, une quinzaine de lieues plus bas que la Chaudière. Le 15 juillet, à M. de la Durantaye, deux lieues au-dessus de la rivière appelée Kamouraska et une lieue au-dessous, icelle comprise, avec deux lieues de profondeur. Le 17 août, au sieur André Jaret, sieur de Beauregard, trois « îles dont l’une est au devant du bout de la seigneurie du sieur de Verchères, en montant, et les deux autres étant sur la ligne qui regarde les îles appartenant au sieur de Grandmaison. » Le 23 août, à Joseph Godefroy, sieur de Vieuxpont, les terres situées entre la troisième et la quatrième rivières, banlieue des Trois-Rivières. C’est le fief Vieuxpont.

Le relevé officiel de 1675 porte la population de la Nouvelle-France à sept mille huit cent trente-deux âmes, et celui de 1676 à huit mille quatre cent quinze. En consultant ces chiffres, Louis XIV exprimait sa surprise de les voir si faibles « vu, écrivait-il (15 avril 1676) le grand nombre de colons que j’ai envoyés depuis quinze ou seize ans ; on a dû omettre un grand nombre d’habitants. » Il est très possible que les coureurs de bois n’aient point été inscrits dans ce rapport, mais le roi fait erreur en disant qu’il avait envoyé grand nombre de colons depuis une quinzaine d’années, car on ne peut raisonnablement lui accorder ce crédit que de 1665 à 1673. Au moment où il traçait ces lignes, Louis XIV était sous l’empire du découragement que lui faisait éprouver sa politique européenne. La guerre de Hollande, ouverte en 1672 sous des auspices favorables, avait tournée à son détriment au bout de quelques mois. Guillaume d’Orange, son plus constant ennemi, venait de surgir et, avec une habileté étonnante, il avait uni contre la France les grandes nations du continent. Condé, se tenait à l’écart, depuis 1674 ; Turenne venait d’être tué (1675) : la faiblesse des généraux français ; le vide du trésor ; le ralentissement du commerce par suite de la guerre — tout contribuait à diminuer le prestige du monarque dont l’ambition démesurée avait produit ces revers de fortune. D’ailleurs le Canada, privé de Talon, ne comptait plus personne pour rappeler à la cour les projets dont il avait été l’inspirateur ou l’instrument généreux. « Il est certain, dit M. Rameau, que, à partir de 1675, on ne trouve plus dans les actes du gouvernement français le zèle qu’il avait montré précédemment pour le Canada. Plus de sollicitude active, plus d’envois de colons, à peine quelques recrues pour les troupes, et un abandon de plus en plus prononcé de la colonie à sa propre faiblesse. » Ce qui sauva le pays de la ruine fut la population née sur le sol. La colonisation avait pris une assiette solide et si peu étendue qu’elle paraisse, son rôle primait tous les autres ; elle résista à l’entraînement fatal du commerce des pelleteries, mais non sans éprouver sur ce point des pertes en hommes qui ne pouvaient se compenser. Les fonctionnaires, étrangers aux intérêts canadiens proprement dits, ne se faisaient pas faute d’affaiblir le noyau de cultivateurs en attirant dans les bois les fils des premiers habitants. Le roi se réveillait de temps à autre et menaçait de peines sévères ceux qui oubliaient ainsi leur devoir ; il voulait la concentration des groupes agricoles. « Pénétrez-vous de cette maxime, écrivait-il à l’intendant Duchesneau, qu’il vaut mieux occuper moins de territoire et le peupler entièrement que de s’étendre sans mesure et avoir des colonies faibles, à la merci du moindre accident. » Sa pensée était de faire établir les terres les plus voisines du fleuve, la seule voie de communication avec l’océan et la France — mais pourquoi ne nous envoyait-il pas des colons ?

D’après ce que rapportent MM. Rameau et Margry, les Cent-Associés auraient présenté au roi, en 1663, un état très exagéré de la population de la Nouvelle-France, afin de donner à croire qu’ils avaient moins négligé qu’on ne le disait l’obligation de peupler le pays. Quant au nombre des fiefs concédés par eux, il était considérable, mais la majeure partie de ces terres étaient sans habitants. La famille Lauson et les jésuites avaient su se tailler d’immenses domaines, qui restaient inoccupés. Lorsque survint le changement de régime (1665) et que les influences fâcheuses qui avaient jusqu’alors gouverné la colonie eurent été écartées, on s’attendait à voir les jésuites se retirer sur leurs terres, devenir curés, seigneurs actifs, enfin, fondateurs de paroisses. Il n’en fut rien. Se sentant repoussés de Montréal et des Trois-Rivières, ils s’en tinrent à leur résidence de Québec et tournèrent tous leurs efforts du côté du haut Canada. Les missions lointaines devinrent le champ des travaux de ces missionnaires. Ils brillèrent aussi dans les découvertes. À la faveur de cette nouvelle situation, le goût du commerce se développa chez eux. On les vit en but à des attaques de la part des traiteurs français de ces régions que gênait leur trafic, comme ils embarrassaient l’administration du pays, à Québec, au moyen de leur disciple Mgr  de Laval. L’intendant Bouteroue, arrivé en 1668, s’était plaint de ces menées ; Colbert répondit, le 13 mai 1669, à M. de Courcelles que les choses s’arrangeraient d’elles-mêmes, car, dit-il, « la trop grande autorité que l’évêque de Pétrée et les jésuites, ou pour mieux dire ces derniers sous le nom du premier, se donnent, est de telle nature que lorsque le pays augmentera en habitants, l’autorité royale surmontera l’ecclésiastique et reprendra la véritable étendue qu’elle doit avoir. En attendant, vous pouvez toujours empêcher adroitement, sans qu’il paraisse ni rupture entre vous, ni partialité de votre part, les grandes entreprises qu’ils pourraient faire. » Les mêmes recommandations furent adressées à Frontenac partant pour le Canada (1672). « Il sera nécessaire que le sieur de Frontenac donne aux ecclésiastiques du séminaire de Saint-Sulpice toute la protection qui dépendra de lui, comme aussi aux PP. récollets qui se sont établis dans la ville de Québec — ces deux corps devant être appuyés pour balancer l’autorité que les PP. jésuites se pourraient donner au préjudice de celle de Sa Majesté. » Le rapport de Frontenac dénonce les jésuites qu’il accuse d’abuser du confessionnal, de s’introduire dans les familles pour en connaître les secrets et les faiblesses[5] et il signale à la rigueur du ministre un de ces pères qui avait prêché contre la permission que le conseil supérieur donnait à tous les Français de vendre de l’eau-de-vie aux Sauvages. « J’ai été tenté plusieurs fois, dit-il, de laisser l’église avec mes gardes, d’interrompre le sermon ; mais je me suis contenté d’en parler au grand-vicaire et au supérieur des jésuites quand tout fut fini. » Cela n’exonère point le conseil d’avoir rendu libre la traite des boissons enivrantes, mais on voit la situation des esprits. Frontenac ajoute, parlant des jésuites : « Après avoir eu tant de peine à leur ôter la connaissance et la direction des affaires, serait-il à propos de leur fermer une porte pour les laisser entrer par une autre ? D’ailleurs, les prêtres du séminaire de Québec et le grand-vicaire de l’évêque (Mgr  de Laval était en France) sont dans leur dépendance ; il ne font pas la moindre chose sans leur ordre ; ce qui fait que indirectement ils sont les maîtres de ce qui regarde le spirituel, qui, comme vous le savez, est une grande machine pour mener tout le reste. » Dans une autre dépêche, le gouverneur va jusqu’à dire que les jésuites s’occupaient tout autant de la conversion du castor que de celle des âmes et que la plupart de leurs missions étaient de « pures moqueries ».

Les Français qui traitaient, soit légalement, soit d’une manière détournée, et qui accusaient les jésuites de leur faire concurrence ne sauraient être crus à la lettre, vu que des intérêts d’argent étaient en jeu, mais ces longs débats attestent de l’existence de quelque chose d’illicite et lorsque l’on considère ce qui s’est passé dans d’autres colonies au sujet des religieux du même ordre, il faut en arriver à la conclusion que toute cette affaire est louche pour le moins.

De 1632 à 1644, il est certain que les jésuites, sous le régime dont ils étaient les principaux supports, tenaient des Cent-Associés un privilége de traite[6]. La compagnie dite des Habitants leur continua cette faveur, pour leur aider à subsister. Cela est étrange lorsque l’on songe que les récollets s’étaient vu refuser la permission de revenir au Canada à cause de leur pauvreté et lorsque les colons ne cessaient de solliciter le retour de ces mêmes récollets qu’ils étaient parfaitement en état de nourrir, on le sait. En 1647, MM. de Montmagny et d’Ailleboust certifient que « les pères jésuites sont innocents de la calomnie qui leur a été imputée (à l’égard de la traite) et que ce qu’ils en ont fait a été pour le bien de la communauté et pour un bon sujet. » Curieux raisonnement ! M. de Lauson, amené ici comme gouverneur par l’influence des jésuites (1651), fit accorder à ceux-ci des lettres-patentes portant qu’une pension annuelle de cinq mille livres leur serait payée à l’avenir sur les revenus du pays. Plus tard, les Cent-Associés étant abolis, les ordonnances royales et une bulle du pape défendirent expressément toute sorte de trafic aux ecclésiastiques. Les prêtres de Saint-Sulpice s’abstenaient de commerce. En 1664, les jésuites déclarèrent devant le conseil supérieur qu’ils n’avaient jamais « fait aucune profession de vendre et n’ont jamais rien vendu, mais seulement que les marchandises qu’ils donnent aux particuliers ne sont que pour avoir leurs nécessités. » Il n’est pas besoin ici de lire entre les lignes. Le Journal des Jésuites nous apprend, à la date du 17 août 1665 que « le père Frémin remonte supérieur au cap de la Madeleine, où le temporel est en bon état. Comme il est délivré de tout soinpouvoir d’aucune traite, il doit s’appliquer à l’instruction tant des Montagnets que des Algonquins, en telle manière néanmoins que le père Albanel saura qu’il est toujours chargé du principal soin de cette mission. » Le père Albanel était alors supérieur aux Trois-Rivières. On a vu dans le présent ouvrage (tome iv, 102) ce que Talon disait de la traite du cap de la Madeleine. La Salle assure que le père Albanel avait traité en cette endroit « pour sept cents pistoles de peaux d’orignaux et de castors, lui-même me l’a dit en 1667. Il vend le pain, le vin, le blé, le lard, et il tient magasin au Cap aussi bien que le père Joseph à Québec. Ce père gagne cinquante pour cent sur tous les peuples. Les jésuites ont bâti leur collége en partie de leur traite et en partie de l’emprunt. » Il ajoute que le gouverneur ayant reproché ce trafic au père Frémin, celui-ci répondit « que c’était une calomnie que ce grand gain prétendu, puisque tout ce qui se passait par ses mains ne pouvait produire par an que quatre mille francs de revenant bon, tous frais faits, sans comprendre les gages des domestiques. » Dans son mémoire de 1671, Péronne Dumesnil affirme que Mgr  de Laval excommunie tous les vendeurs d’eau-de vie à l’exception de quelques personnes qu’il favorise ; de plus, dit-il, l’évêque et le père Ragueneau gardent un commis aux gages de cinq cents francs par année pour traiter avec les sauvages qui lui cèdent des pelleteries pour de la boisson, si bien que durant un certain temps le commerce de cette nature se trouva presque entièrement entre les mains de ces messieurs — les autres marchands ne pouvant soutenir la concurrence. Le revenu annuel des jésuites était alors, suivant le même auteur, de vingt mille francs « partie par la traite et partie de dons charitables des amis de France ». Le 3 septembre 1674, la compagnie des Indes accorda aux jésuites une exemption de droits sur leurs marchandises, tant en sortant qu’en arrivant. Il leur fut permis de construire des moulins et des engins à sucre, d’avoir des esclaves, des engagés et des domestiques, exempts, de toute charge, même de la corvée d’une urgente nécessité ; le tout en récompense de leurs efforts pour convertir les nègres et les sauvages et instruire les Français. Le 14 novembre, même année, Frontenac écrivait au roi : « Je me suis acquitté de l’ordre par lequel vous me prescrivez de continuer à exciter les jésuites, le séminaire de Montréal et les récollets à prendre de jeunes sauvages pour les instruire à la foi et les rendre sociables ; les derniers ne demandent pas mieux et s’efforcent de le faire dans la maison de Cataracouy (le fort Frontenac), où ils feront assurément des progrès. Pour les autres (les jésuites) je leur ai donné l’exemple et fait voir, quand ils voudront se servir de leur crédit et du pouvoir qu’ils ont sur les sauvages, ils les rendront sociables et auront de leurs enfants comme j’en ai, mais c’est une chose qu’ils ne feront jamais, à moins que d’y être absolument contraints… Ils en useront de même à l’égard de l’étendue de leurs missions sur laquelle je leur ai parlé de la sorte que vous me l’avez ordonné, mais inutilement, m’ayant déclaré qu’ils n’étaient ici que pour chercher à instruire les Sauvages, ou plutôt à tirer des castors, et non pas pour être curés français. Ils ont même affermé, depuis huit jours, et retiré deux pères qu’ils ont toujours eus à leur habitation du cap de la Madeleine, qui est une des plus nombreuses qui soit en ce pays parce qu’il n’y vient pas présentement assez de Sauvages[7]. Et quand j’ai voulu représenter doucement au père supérieur l’incommodité où se trouvaient les habitants[8] d’être sans secours spirituels, il n’a pas hésité à me dire les raisons que je vous marque. Cependant, après avoir résolu de n’y laisser aucun de leurs pères, les admonitions charitables que je leur ai faites les ont obligés, depuis quelques jours, à changer de résolution, et le supérieur m’est venu trouver pour me dire qu’ils en laisseraient un, mais je crois que ce ne sera que pour cet hiver et pour laisser passer le grand bruit que cela ferait. »

Le mal de cette époque, où la colonie était si paisible, fut la traite, la contrebande, les opérations cachées et ouvertes des trafiquants, les coureurs de bois en un mot. Frontenac se lia avec La Salle, Du Luth, La Taupine ; Duchesneau, l’intendant, eut aussi des associés secrets ; les jésuites agissaient comme de coutume. Des tiraillements résultaient de ces divers intérêts mis en jeu : le colon était négligé, laissé à ses seuls ressources, comme il arrive toujours lorsque les puissances ne s’accordent pas.

Louis XIV insistait, d’année en année, à faire abolir la traite dirigée par les ecclésiastiques ; en 1677, il formula des menaces contre tous ceux qui s’y livraient, « soient, dit-il, les jésuites, ou d’autres prêtres ou leurs valets. » La Salle soutenait, quelques mois plus tard, que la concurrence des jésuites était la plus redoutable pour les traiteurs attitrés, vu qu’ils étaient privés d’absolution s’ils vendaient de l’eau-de-vie et que les jésuites ne s’infligeaient point cette punition à eux-mêmes. La Salle était emporté et d’un entêtement fort désagréable, aussi doit-on le lire avec réserve. Il avait les défauts de ses qualités.

La faveur dont La Salle jouissait auprès de Frontenac lui fit tourner les yeux vers une nouvelle entreprise. Le 13 mai 1675, le roi accorda à « Robert Cavelier, sieur de La Salle, le fort appelé de Frontenac, avec quatre lieues de pays adjacent… les îles nommées Ganoukouenot et Kaouenesgo et les îles adjacentes… et offre le dit de la Salle de rembourser la somme de dix mille livres, à laquelle monte la dépense qui a été faite pour construire le dit fort de Frontenac, entretenir le dit fort en bon état et la garnison nécessaire pour la défense d’icelui, laquelle ne pourra être moindre que celle du fort de Montréal ; d’entretenir vingt hommes, pendant deux années, pour le défrichement des terres, et en attendant qu’il ait fait bâtir une église, d’entretenir un prêtre ou religieux pour faire le service divin et administrer les sacrements, desquels entretiens et autres choses le dit de la Salle fera seul les frais et dépenses, jusqu’à ce qu’il se soit établi au-dessus du Long-Sault, nommé Garonsoi (ou Ganonouory), quelques particuliers avec semblables concessions que celle qu’il demande, auquel cas ceux qui auront obtenu les dites concessions seront tenus de contribuer au dit entretien, à proportion des terres qui leur seront concédées… Voulons aussi que le dit Cavelier soit et demeure gouverneur pour nous du dit fort de Frontenac, sous les ordres de notre lieutenant-général au pays de la Nouvelle-France… Avons le dit Cavelier anobli et anoblissons. » La découverte du Mississipi n’avait pas rapporté à Jolliet de semblables avantages et ne lui procura jamais de lettres de noblesse.

Monseigneur de Laval, passé en France, l’année 1671, y était encore au printemps de 1675. Le 1er octobre 1674, une bulle de Clément x l’avait nommé évêque de Québec et suffragant immédiat du Saint-Siége. Il prêta serment au roi le 15 avril 1675. Le 19 mai il renouvela l’union de son séminaire avec celui des Missions-Étrangères.

Avant de retourner en Canada, Monseigneur s’occupa de l’acquisition de l’île Jésus, près Montréal. Cette propriété avait porté d’abord le nom de Montmagny et ce gouverneur paraît en avoir pris possession lors de sa visite (1637) en compagnie du père Le Jeune[9]. Elle passa aux jésuites, qui l’appelèrent île Jésus. Au mois de juin 1646, le père Jérôme Lalemant écrit, parlant des lettres de concessions accordées à son ordre : « Pour l’île de Jésus, il n’y a point de grosse en parchemin ; il n’y a qu’un seul extrait de l’assemblée générale, et une prise de possession par M. le gouverneur qui fait mention d’un mandement qu’il en a reçu, en vertu duquel il nous met en cette possession, sans qu’il soit fait mention d’aucune condition. » Il faut croire qu’on n’y opéra aucun défrichement puisque, en 1672, elle fut concédée par le roi à M. Berthelot[10], lequel donna (20 mars 1674) une lieue d’étendue dans l’île aux pères jésuites[11] ; puis, le 24 avril 1675, échangea le reste de ses droits pour l’île d’Orléans, accordant en retour, à Mgr  de Laval, vingt-cinq mille francs, car l’île d’Orléans, habitée partout, valait beaucoup plus que l’île Jésus. Les églises Saint-Pierre, Saint-Jean et Saint-Laurent (parfois Saint-Paul) de l’île d’Orléans, datent de 1675. La division en quatre paroisses ou bourgades, semble dater de cette année. Un rapport de 1676 dit : « L’île est peuplée de plus de mille personnes qui composent quatre grandes paroisses dans lesquelles il y a une église (Saint-Pierre ?) entièrement construite et deux qui seront parfaites et achevées dans le courant de la présente année, et la quatrième l’année prochaine. » M. Berthelot fit ériger l’île (avril 1676) en comté noble sous le nom de Saint-Laurent qu’elle portait dès 1632. Plusieurs années après 1675, Mgr  de Laval donna au séminaire de Québec la côte de Beaupré et l’île Jésus, mais l’île d’Orléans n’a jamais appartenu au séminaire. Ce dernier commença à placer des habitants sur l’île Jésus[12] ; de là vient qu’elle fut peuplée par des colons de Québec.

Le père Le Clercq décrit le Canada tel qu’il lui apparut à son arrivée en 1675 : « L’on jouissait d’une douce paix dans toutes ces vastes régions, durant laquelle les gentilshommes, les officiers des troupes congédiées et quantité d’autres personnes considérables vendirent tout le bien qu’ils avaient en France pour s’arrêter tout à fait en Canada. La colonie se multipliait insensiblement, car par une bénédiction particulière de Dieu l’on voit quelques fois jusqu’à quinze, dix-huit et dix-neuf enfants d’un père et d’une mère, ce que j’ai remarqué moi-même. Le commerce s’établissait aussi beaucoup par le libre accès que l’on avait chez les nations, à cinq ou six cents lieues, à droite et à gauche. Les sauvages mêmes venaient en flottes de deux cents canots portant les pelleteries dans le pays habité. La culture des terres s’avançait également. Les villages se formaient comme en France si bien que, le pays croissant, l’on était en état d’y établir une église dans toutes les formes. »

Avec Mgr  de Laval étaient venus de France (25 septembre 1675) l’intendant Duchesneau et plusieurs prêtres : les pères Potentien Ozon, Chrétien Le Clercq, Louis Hennepin, Zénobe Mambré, Luc Buisset et Léonard Duchesne, récollets ; Jean Enjalran et François Vaillant de Gueslis, jésuites ; Charles de Glandelet, prêtre. Depuis deux ans, on attendait ces récollets. Un religieux du même ordre, le père Eustache Maupassant, homme de talents, était venu de France (1673) avec le titre de provincial, et choisi par Frontenac pour son confesseur, il paraît avoir contribué à augmenter l’affection que ce gouverneur éprouvait à l’égard des récollets. C’était un prédicateur émérite « ce qui a obscurci et donné un peu de chagrin à ceux (les jésuites) de ce pays qui ne sont pas assurément aussi habiles » écrivait Frontenac en 1674, au moment où le père Maupassant était rappelé en France par ordre du roi. Frontenac ajoute : « Si les pères récollets étaient en plus grand nombre et qu’on les voulût employer (on leur niait le droit d’aller dans les missions) ils feraient assurément des merveilles dans les missions… l’envie commence à être fort grande contre eux, quelque bonne mine qu’on (les jésuites) leur fasse. » Le père Le Clercq partit le 11 octobre 1675 pour la mission de l’île Percée, sur les côtes de la Gaspésie, où la famille Denys avait un établissement. Dix-huit mois plus tard (9 mai 1677) à Québec, le père Ozon donna l’habit des récollets à Joseph, fils aîné de Pierre Denys et de Catherine Leneuf ; le père Valentin Le Roux, successeur du père Ozon, (septembre 1677) fit faire profession à ce novice, le premier récollet canadien, et donna, quelque temps après, l’habit à deux autres enfants du pays : Charles Bazire et Didace Pelletier, qui reçurent plus tard les ordres définitifs.

Des lettres-patentes (1677) ayant été accordées pour les établissements des récollets à Québec, à Percée et au fort Frontenac, la communauté de Québec fit construire un bâtiment à l’île Percée, et par la suite une jolie église avec une maison bien montée ; la famille Denys contribuait largement de ses deniers dans toutes ces œuvres. À Frontenac, « M. de La Salle fit bâtir à ses frais notre maison sur le terrain qu’il nous avait donné près du fort, dans lequel on ménagea une chapelle, » écrit le père Le Clercq. Une école s’ouvrit en ce lieu pour les enfants des Français et des sauvages. La même année (1678) le père Xiste Le Tac qui occupait la mission des Trois-Rivières y fit ériger une résidence au moyen des secours fournis par la maison des récollets à Québec. Enfin, le séminaire de Saint-Sulpice, de concert avec les habitants de Montréal, demanda les récollets ; M. Tronson, supérieur-général de Paris, approuva ce dessein, et le séminaire accorda (1678) quatre arpents de terres, à l’entrée de la ville ; aidé par le don d’un particulier, les récollets achetèrent, en 1692, un spacieux terrain sur la rue Notre-Dame où ils tinrent, durant un siècle, une école pour l’éducation des enfants du peuple.

Les récollets, tout pauvres qu’ils fussent, se voyaient donc parfaitement accueillis par les Canadiens et mis en position de rendre les services de leur ministère.

Cette réforme, car c’en était une au point de vue du pays, fut accompagnée d’une autre, demandée depuis longtemps. Le roi établit, en 1678, la fixité des cures, contre le sentiment de Mgr  de Laval qui voulait garder pour son séminaire le produit des dîmes et changer à son gré les prêtres des paroisses qu’il n’appelait jamais que des missions.

Vingt-cinq seigneuries furent concédées de 1675 à 1680. Les voici par ordre de date : Le 22 avril 1675, à Pierre Godefroy, sieur de Rocquetaillade, de la compagnie des gardes de Frontenac, une demie lieue à commencer depuis ce qui est concédé à Jean Godefroy, son père (fief Godefroy, près la rivière de ce nom), jusqu’aux terres dépendantes de la seigneurie de Nicolet, appartenant au sieur Cressé, avec trois lieues de profondeur. Le 6 mai 1675 à Charles Denys, sieur de Vitré, deux lieues au fleuve, du côté du sud, à prendre du milieu de la largeur de la rivière appelée Mitis en montant le fleuve, et deux lieues de profondeur, ensemble l’île du Bic qui est vis-à-vis ; en 1774, une dispute s’étant élevée entre les propriétaires du Bic et de Rimouski, la cour rendit un jugement déterminant que le milieu de l’embouchure de la rivière Hatté serait la borne entre les deux seigneuries. Le 6 mai 1675, à Jean-Baptiste de Peiras, conseiller du roi à Québec, deux lieues de front au fleuve, côté du sud, à prendre du milieu de la rivière appelée Mitis ou autrement les îles Saint-Barnabé, en descendant le fleuve et deux lieues de profondeur, outre trois îles appelées Saint Barnabé qui sont vis-à-vis. Même mois, aux dames hospitalières « le comté d’Orsainville, contenant en superficie trois mille cinq cent soixante et quinze arpents, et de la profondeur de quatre lieues, à prendre du bord de la rivière Saint-Charles, sur différentes largeurs. Les fiefs de L’Épinay et de Notre-Dame-des-Anges touchent au comté d’Orsainville. Le 3 septembre, à Louis Gagnier dit Belleavance, dix arpents de front, à commencer depuis sa concession[13] en montant le fleuve, dans les terres non-concédées séparant icelle de ce qui appartient au sieur Fournier, avec une lieue de profondeur, pour être unie à sa part du fief Lafrenaye qui lui a été concédé conjointement avec le sieur Gamache ; ce fief porte le nom de Gagner ou Gagnier, comté de l’Îlet. Le 15 mars 1676, au sieur Berthier, « l’île située au bout de celle qu’on appelle île au Castor, sur le côté du nord-est, en descendant vers le lac Saint-Pierre, devant l’île du Pas » pour en faire un pâturage ; c’est la première concession faite conjointement par le gouverneur et l’intendant en vertu des pouvoirs à eux accordés par le roi sous la date du 20 mai de cette année. Le 3 septembre 1676, Jean Serreau dit Saint-Aubin vend à Mgr  de Laval sa propriété de la baie Saint-Paul, moyennant onze cents livres. En 1677, concession à Étienne de Lessard, de l’île aux Coudres ; comme il n’avait pas mis sa concession en valeur, Lessard la vendit, cent francs, au séminaire de Québec qui s’en fit accorder le titre le 19 octobre 1687 et commença à y établir des colons. Le 16 mars 1677, à madame de Lacombe-Pocatière, le fief Réaume, comté de l’Islet, une demie lieue de front au fleuve, à prendre depuis les terres du sieur Nicolas Juchereau de Saint-Denis, son père, sur deux lieues de profondeur. Le 17 mars 1677, à demoiselle Geneviève Couillard, la seigneurie de l’Islet, mesurant une lieue au fleuve, côté du sud, à commencer depuis les deux lieues promises à Noël Langlois en montant vers les terres appartenant à la demoiselle Amyot avec deux lieues de profondeur. Le 25 mai, 1677, à Noël Langlois, le fief de Saint-Jean-Port-Joly, mesurant deux lieues de front au fleuve, à commencer aux terres de madame de Lacombe-Pocatière et remontant jusqu’à la concession de demoiselle Geneviève Couillard. Langlois avait fait travailler sur cette seigneurie depuis trois ans. Jean Lerouge, arpenteur juré, en avait tracé les bornes. Le 26 juin 1677, à Mathieu Damours, la seigneurie de Matane, contenant une lieue et demie au fleuve sur une de profondeur[14]. Le 1er juillet 1677, à François Bélanger, les terres du fief Bonsecours, qui sont le long du fleuve, côté sud, entre celle qui appartient à demoiselle Geneviève Couillard, en remontant, jusqu’à celle de la veuve de Mathieu Amyot, sieur de Villeneuve, — soit une lieue et demie ou environ de front sur deux lieues de profondeur, dans le comté de Lotbinière aujourd’hui. Le 12 mai 1678, le roi accorde aux jésuites des lettres d’amortissement pour leurs seigneuries : de la ville et banlieue de Québec (au nombre de dix), de Notre-Dame-des-Anges, de Sillery, de Tadoussac, dix arpents à la rivière Saint-Charles, un fief à Beauport, l’île aux Ruaux, le fief Saint-Joseph, Batiscan, le cap de la Madeleine, l’île Saint-Christophe, le coteau Saint-Louis des Trois-Rivières, la banlieue des Trois-Rivières, Laprairie, quatre cents arpents à eux donnés par le sieur de la Martinière, et une lieue dans l’île Jésus, — les dégageant de toute redevance « à condition qu’ils mettront toutes les dites terres en culture et en valeur dans quatre années suivantes et consécutives. »[15] Le 8 octobre 1678, à Jean Crevier, sieur de Saint-François, la seigneurie de Saint-François-des-Prés, qu’il tenait de son oncle Pierre Boucher, et qui est connue à présent sous le nom de Saint-François-du-Lac. Le 25 octobre 1678, à Jacques Bizard, major de Montréal, l’île appelée Bonaventure (aujourd’hui Bizard) située entre celle de Montréal et l’île Jésus, avec les îles et îlets adjacents, vis-à-vis et au bas de la dite île.

Le 9 mai 1679, un nouvel arrêt de retranchement porté par le roi déclare que « le quart des terres concédées avant l’année 1665 et qui ne sont pas encore défrichées et cultivées seront retranchées aux propriétaires, considérant que les terres qui restent à concéder sont les moins commodes et plus difficiles à cultiver pour leur situation et éloignement des rivières navigables. »

Viennent ensuite d’autres concessions : Le 10 mars 1679, aux sieurs Jacques de Lalande et Louis Jolliet, tous deux demeurant à Québec, les îles et îlets appelés Mingan, côté nord du fleuve, qui se suivent jusqu’à la baie ou anse aux Espagnols, pour y faire des établissements de pêche de morue et loup-marin. Le 12 mai, même année, à Nicolas Juchereau, sieur de Saint-Denis, pour et au nom de Joseph Juchereau son fils, une lieue de front sur quatre de profondeur, entre les sieurs de la Bouteillerie et La Durantaye ; c’est la seigneurie de Saint-Denis, située entre celles de la Rivière-Ouelle et Kamouraska. Le 31 mai, à Antoine Caddé, le fief de la Madeleine (comté de Gaspé), situé à la rivière de la Madeleine, au-dessous des monts Notre-Dame[16] ; Caddé mourut sans avoir mis cette terre en valeur, et sa veuve, Charlotte de Lacombe, y renonça en 1689, alors qu’elle fut accordée à Denis Riverin, marchand de Québec, « ayant commencé à faire la pêche sédentaire dans le fleuve Saint-Laurent ». Le 29 août, au séminaire de Saint-Sulpice, « toutes les îles et îlets non concédés qui sont entre l’île de Montréal et l’île Jésus et qui sont plus proches de l’île de Montréal que de l’île Jésus, comme aussi les autres îles et îlets non concédés adjacents, étant dans le contour de l’île de Montréal ». Au mois de mars 1680, est accordée à « Louis Jolliet, demeurant à Québec, l’île d’Anticosty, dans laquelle il désire faire des établissements de pêche de morue verte et sèche, huiles de loups-marins et de baleines et par ce moyen commercer dans les îles de l’Amérique… en considération de la découverte que le dit sieur Jolliet a faite du pays des Illinois dont il nous a donné le plan, sur lequel la carte que nous avons envoyée depuis deux ans à monseigneur Colbert, ministre et secrétaire d’état, a été tirée ; et du voyage qu’il vient de faire à la baie d’Hudson pour l’intérêt et l’avantage de la ferme du roi en ce pays ». Le 29 mai 1680, aux révérends pères jésuites, la seigneurie dite du saut Saint-Louis : « les terres de la Prairie de la Madeleine qui leur ont été ci-devant concédées étant trop humides pour être ensemencées et pourvoir à la subsistance des Iroquois qui y sont établis » ; deux lieues de front à commencer à une pointe qui est vis-à-vis les rapides Saint-Louis en montant le long du lac et tirant vers la seigneurie de Chateauguay, sur pareille profondeur, et joignant aux terres de Laprairie, « ce qui leur donnera lieu non-seulement de retirer les dits Iroquois, mais même d’en augmenter le nombre, et d’étendre par ce moyen les lumières de la Foi et de l’Évangile… permettons à tous ceux qui voudront porter aux dits Iroquois des bagues, couteaux et autres menues merceries et choses semblables, de le faire ; faisons très expressément inhibitions et défenses aux Français qui s’habitueront parmi les dits Iroquois et autres nations sauvages qui s’établiront sur la dite terre nommée le Sault, d’avoir et tenir aucuns bestiaux, et à toutes personnes d’établir aucun cabaret dans le bourg des Iroquois qui sera bâti dans la dite terre ». Le 15 juin, même année, à Charles-Joseph D’Ailleboust, sieur de Musseaux, « les terres qui se rencontreront depuis la rivière du Nord, comprise depuis le bas du Long-Sault (sur l’Ottawa), jusqu’à deux lieues en descendant du côté de Montréal, sur quatre lieues de profondeur » ; c’est la seigneurie d’Argenteuil. Pierre-D’Ailleboust, sieur d’Argenteuil, fils de Charles-Joseph, épousa M.-Louise Denys, laquelle, devenue veuve, passa son titre à sa famille ; vers la fin du dix-huitième siècle Pierre-Louis Panet l’acheta et le revendit au major C. Johnson. Le 4 novembre 1680, Michel Cressé, acquéreur de la seigneurie de Nicolet obtint l’île de la Fourche avec les îles et îlets situés au bout de cette île, dans la rivière Cressé (Nicolet) ; de plus trois lieues d’augmentation de sa seigneurie dans la profondeur des terres.

Le dénombrement de l’année 1679 constate l’existence dans la colonie de neuf mille quatre cents âmes ; vingt et un mille neuf cents arpents en culture ; cent quarante-cinq chevaux ; douze ânes ; six mille neuf cent quatre-vingt trois bêtes à cornes ; sept cents dix-neuf moutons ; trente-trois chèvres ; mille huit cent quarante fusils ; cent cinquante-neuf pistolets. C’est la première fois que les armes sont comptées dans ces sortes de documents ; on voit que leur nombre s’élevait à peu près au même chiffre que celui des familles. L’organisation de la milice était alors fort avancée. La période de paix qui marque toute la première administration de Frontenac (1672-1682) fut employée à l’établissement d’un systême militaire qui a produit par la suite les plus grands résultats. Chaque habitant connaissait sa place dans les rangs de la compagnie à laquelle il appartenait et, lui comme ses chefs immédiats, ces vaillants « capitaines de côtes », n’attendaient que l’ordre de marcher.

En 1680, la population de la Nouvelle-France était de neuf mille sept cent dix-neuf âmes ; plus, neuf cent soixante sauvages réunis en bourgades et qui pouvaient fournir un contingent de deux à trois cents hommes en cas de guerre.

La France avait mis fin, en 1678, à la série de guerres commencées six années auparavant et, par le traité de Nimègue, la Franche-Comté et presque toute la Flandre lui étaient annexées. Le prestige dont Louis XIV se voyait entouré semble avoir plus que jamais contribué à détourner ses regards du Canada — précisément à l’heure où cette colonie se montrait si digne de la sollicitude d’un grand prince. Deux régiments licenciés comme celui de Carignan eussent pesé d’un poids immense dans les destinées de l’Amérique.

La création de la charge d’intendant au Canada avait été faite à l’imitation de celles qui existaient sur divers points du royaume. Frontenac, toujours bouillant et agressif, fit ressouvenir au roi par sa conduite que Talon n’avait pas été remplacé. M. Jacques Duchesneau, président des trésoriers de la généralité de Tours fut nommé intendant du Canada le 8 avril 1675. Selon l’esprit des institutions accordées à la colonie depuis dix ans, ce fonctionnaire, mis à la tête de la justice, police, commerce et finance, jouissait de la liberté d’agir à sa guise. Le gouverneur avait donc en sa personne une sorte de rival, un obstacle matériel, un censeur même. On a dit que ce n’était qu’un contre-poids : soixante-et-quinze ans d’expérience démontrent que le dualisme dans l’exercice du pouvoir fut une faute de premier ordre. La zizanie au Conseil, la lutte en permanence entre les deux dignitaires les plus élevés retardèrent de beaucoup les progrès du pays.

Le premier désaccord qui éclata entre Frontenac et Duchesneau eut pour objet des questions de préséances : les honneurs à recevoir dans les églises. En vain Colbert écrivit-il à l’intendant qu’il ne pouvait prétendre à se mettre sur un pied d’égalité avec le gouverneur — la dispute se perpétua : elle provenait de plus d’une cause. La traite en sous main et le commerce de l’eau-de-vie que favorisait Frontenac donnaient lieu à des dénonciations de la part de l’intendant. Il est curieux de lire aujourd’hui ces dépêches, écrites de Québec, par les deux premiers fonctionnaires de la colonie se plaignant l’un de l’autre et qu’ils se gardaient bien de se communiquer, naturellement. On y distingue de suite deux caractères difficiles et que leur position rendait encore plus opposés.

La plaie des coureurs de bois excite surtout l’indignation de Duchesneau. Il est juste de le féliciter de ses efforts de ce côté. Dans cette lutte, La Salle, Du Luth, Masson, La Taupine, dévoués à Frontenac, sont l’objet de ses constantes attaques.

Daniel Greysolon du Luth ou Dulude, natif de Saint-Germain-en-Laye, était beau-frère de Laporte de Louvigny et cousin de Tonty. Son frère, Greysolon de la Tourette, établit un poste au nord du lac Supérieur. Du Luth était venu au Canada avant 1674, mais retourné en France, il avait suivi l’armée en Belgique et pris part à la bataille de Senef où il rencontra le père Hennepin, aumônier des troupes. On le retrouve aux Trois-Rivières[17], le 26 novembre 1676, parrain de Marie Roussel, et à Montréal en 1678 d’où il partit, le 1er septembre, avec sept hommes pour explorer le pays des Sioux.

Passé en France (1677) sur l’avis de Frontenac, tant pour obtenir la concession du lac Érié que les moyens d’exploiter le Mississipi jusqu’à la mer, Cavelier de La Salle, appuyé par le prince de Conti, avait reçu du roi des lettres-patentes (12 mai 1678) et était débarqué à Québec, le 15 septembre, en compagnie du sieur de Tonty, avec environ trente hommes, pilotes, matelots, charpentier et autres ouvriers, ainsi que les choses nécessaires à ses entreprises. Quelques Canadiens se joignirent à lui. Il envoya tout son monde en avant au fort de Frontenac, où étaient les pères Gabriel de la Ribourde et Luc Buisset, récollets, et où se rendirent en même temps les pères Louis Hennepin, Zénobe Membré et Melithon Vatteaux, aussi récollets. Les religieux de cet ordre tendaient, comme avant eux les jésuites, à s’avancer vers l’ouest, « et, dit le père Le Clercq, le sieur du Luth, homme d’esprit et d’expérience, fit jour aux missionnaires et à L’Évangile dans plusieurs nations différentes. »

Laurent de Tonty, d’une famille italienne, inventeur des assurances sur la vie qui portent son nom, avait pour un motif resté inconnu, été enfermé à la Bastille de 1669 à 1677. L’un de ses fils, Alphonse, fut en 1717, commandant au Détroit. Son autre fils, Henri, s’était enrôlé dans la marine en 1668 et servait avec honneur au moment où le prince de Conti le recommanda à La Salle comme son lieutenant. Delietto qui commanda aux Illinois était son parent.

Aussitôt arrivé au fort Frontenac, l’automne de 1678, La Salle envoya quinze hommes, avec sept ou huit mille livres de marchandises, pour faire la traite et lui frayer la route du Mississipi par la baie Verte et les Illinois. Le 18 novembre, Henry de Tonty, le père Hennepin, le capitaine Pierre de Saint-Paul sieur de la Mothe-Lussière, et seize hommes partirent de Frontenac et entrèrent, le 6 décembre, dans la rivière Niagara ; le 11, Tonty fixa son choix sur un terrain situé non loin du débouché du canal Érié aujourd’hui, et se mit à l’œuvre pour y élever un fort qu’il baptisa du nom de Conti. Comme les Iroquois pouvaient ne pas aimer cette manière d’entrer dans leur pays, on leur dépêcha le père Hennepin et Lamothe, escortés par sept hommes. Ces ambassadeurs rencontrèrent chez les Tsonnontouans les pères jésuites Rafeik et Garnier, que Lamothe eut le tort de faire éloigner du conseil tenu (1er janvier 1679) avec les chefs iroquois. Il n’en fallait pas plus pour indisposer les sauvages contre le fort Conti. Vers la fin de janvier, La Salle visita son nouveau poste, apprit ce qui se passait du côté des Tsonnontouans, mit sur chantier la quille d’un navire, ordonna divers travaux et reprit le chemin de Frontenac. Pendant ce temps, ses créanciers faisaient vendre tout ce qu’il possédait à Québec. Peu d’hommes, même parmi les découvreurs et les traiteurs de ce siècle fécond en désastres et en coup de fortune, ont éprouvé autant de déboires que La Salle. Ses historiens attribuent ses malheurs aux cabales des factions ; d’autres s’en prennent à son caractère tout d’une pièce : les deux explications nous paraissent bonnes.

Le Griffon (les supports des armes de Frontenac étaient deux griffons) jaugeant quarante-cinq tonneaux, très orné, coûtant quarante mille francs, fut lancé dans la rivière Niagara, au-dessus des chûtes, le printemps de 1679. La Salle étant arrivé au fort Conti le 30 juillet, envoya Tonti en canot d’écorce l’attendre au Détroit, et le 7 août, il franchissait sur son vaisseau la barre du lac Érié. Trente-deux hommes montaient le Griffon, y compris trois récollets. Le 11, La Salle rejoignait Tonty au Détroit ; le 28 ils arrivaient ensemble à Michillimakinac, au grand étonnement des indigènes et des Français. Les persécutions suivaient La Salle à la piste. « L’entreprise, qui devait être soutenue, dit le père Membré, par toutes les personnes bien intentionnées, pour la gloire de Dieu et pour le service du roi, avait produit des dispositions et des effets bien contraires, dont on avait déjà imprimé les sentiments aux Hurons, aux Outaouais de l’île et aux nations voisines, pour leur causer de l’ombrage. » Une partie des hommes envoyés l’année précédente aux Illinois n’avaient pas dépassé Michillimakinac, tant on les y avait effrayé par le récit des dangers d’un pareil voyage. Quelques-uns de ces déserteurs s’étaient rendus au saut Sainte-Marie ; La Salle envoya Tonty pour les arrêter en même temps qu’il mettait aussi la main sur quatre d’entre eux restés à Michillimakinac. Le 2 septembre le Griffon entra dans le lac Dauphin ou Michigan et s’arrêta à la baie Verte. Un certain nombre des hommes envoyés aux Illinois, attendaient La Salle en ce lieu avec quantité de pelleteries. Le 18 septembre, le navire chargé de tout ce qu’on avait pu se procurer par la traite, mit à la voile pour Niagara. On ne sait ce qu’il devint, malgré les recherches faites à son sujet. Dans le même automne, un bâtiment qui apportait de France vingt-deux mille livres à La Salle, se perdit dans le Saint-Laurent.

Avec les hommes qui lui restaient, La Salle se dirigea vers le fond du lac Michigan et construisit (novembre 1679) un fort à l’entrée de la rivière des Miamis où Tonty arriva à son tour, le 20 novembre, venant du saut Sainte-Marie avec les déserteurs. Les pères de la Ribourde et Hennepin avaient partagé toutes les fatigues du pénible et long voyage de La Salle et de ses compagnons. De ce point, La Salle, Tonty, de la Ribourde et Hennepin remontèrent (8 décembre) la rivière Saint-Joseph ou des Miamis, et descendirent celle des Illinois ; le 5 janvier (1680) ils étaient dans un camp de sauvages au lac Peoria, Pimedi ou Pimiteoui. C’est là que fut commencé (15 janvier) un fort auquel La Salle, abreuvé de mécomptes et d’épreuves en tous genres, donna le nom de Crèvecœur ; il y laissa Tonty pour commander, et partit le 2 mars pour retourner en Canada.

Le père Hennepin, du consentement de La Salle, s’était mis en route, le 29 février, avec Antoine Auguelle dit Picard Duguay et Michel Accault, natif du Poitou, qui savait les langues sauvages. Le 8 mars ils entrèrent dans le Mississipi ; à la hauteur de la rivière Wisconsin, des Sioux les firent prisonniers.

Daniel Greysolon Du Luth, parti de Montréal, le 1er septembre 1678, avec des Français, parmi lesquels les nommés Bellegarde, Lemaître, Masson et Pepin, s’était rendu au pays des Sioux dans le dessein de nouer des rapports avec ces peuples. L’été de 1680, il entendit parler de la captivité de trois Français et se mit en devoir de les retrouver. La rencontre eut lieu au mois de juillet, sur le Mississipi, aux chûtes Saint-Antoine ; Du Luth fut assez heureux pour délivrer ses compatriotes et les ramener à Michillimakinac, où il passa l’hiver. En cet endroit, il eut connaissance qu’on l’accusait de faire le métier de coureur de bois, c’est pourquoi, au printemps de 1681, il descendit à Québec afin de se disculper en expliquant ses découvertes et démontrant que, le 2 juillet 1679, il avait planté les armes de France dans le grand village des Sioux, du consentement de ces sauvages.

Dans une position plus humble que celle de La Salle, Tonty, Du Luth et Jolliet, un voyageur du nom de Nicolas Perrot a rendu de grands services au milieu des peuples de l’ouest et a contribué pour sa bonne part à l’extension de la puissance française au delà des lacs. Dès l’année 1660, il était employé à la baie Verte par les pères jésuites, dont il paraît avoir quitté le service vers 1666. On le trouve l’année suivante, ainsi que M. Gilles Perrot, prêtre, chez les sulpiciens de Montréal. Au printemps de 1670 il revenait de nouveau de l’ouest. C’est vers ce temps qu’il se maria avec Madeleine Raclot, dont une sœur ou une parente épousait, à la même époque, Michel David, habitant de Champlain. Perrot établit sa famille à Bécancour, d’où sa descendance s’est répandue dans les environs et y existe encore. Le prestige qu’il avait acquis sur les sauvages et le goût prononcé qu’il possédait pour les découvertes l’attirèrent encore une fois du côté de l’ouest, mais il n’y séjourna que peu de temps à la fois, puisque de 1672 à 1680, il lui naquit six enfants baptisés dans le Bas-Canada. Jusqu’à cette dernière date, il faisait par occasion le métier d’interprète mais plus régulièrement celui de coureur de bois et de traiteur. Le recensement de 1681 donne l’état de sa famille dans la seigneurie de Lintot, près Bécancour. De 1684 à 1699 il exerça des commandements qui en firent à peu près le principal personnage de cette époque parmi les Sioux, les Mascoutins, le Outagamis, les Poutéouatamis, les Maloumines et les Miamis. La fameuse nation des Outaouais reconnaissait comme toutes les autres, sa prudence, son adresse à manier les esprits et son caractère plein de ressources. Tandis que les forts de Frontenac et de Michillimakinac protégeaient les convois de traite des Français contre les Anglais et leurs alliés les Iroquois, Perrot balançait dans l’ouest les influences nombreuses qui militaient contre ses compatriotes. Il sut enrôler les sauvages et les conduire jusque sur le Saint-Laurent pour soutenir la guerre contre les Iroquois. Le récit de ses aventures remplirait un volume. Ayant été malheureux dans son commerce du côté de la baie Verte et se voyant ruiné, il tourna de nouveau ses regards vers le pays des Sioux, et partit, en 1687, avec de nouvelles marchandises, à la tête d’une quarantaine de Français, porteur des instructions de M. Denonville. En 1690 il conduisit une nouvelle expédition plus considérable. Nous constatons la présence de Perrot dans le Bas-Canada presque tous les ans de 1670 à 1700, et comme durant cette période il ne cessa d’être en rapport direct avec les nations de la baie Verte et du Mississipi, on voit qu’il a mérité par excellence le titre de voyageur qu’on lui a toujours décerné. Il paraît s’être détaché de cette vie errante en 1701, au grand regret des nombreuses tribus qu’il avait en quelque sorte gouvernées. Au moment il prenait ainsi sa retraite Perrot, ruiné derechef, était en butte aux tracasseries de ses créanciers. Il intenta un procès à M. de Monseignat, et à des marchands de Montréal, et le perdit avec dépens ; de plus, un incendie ayant ravagé son magasin, et s’étant conduit avec trop de prodigalité à l’égard des sauvages, il soutenait que le gouvernement de la colonie était tenu en honneur de lui rembourser certaines sommes. L’intendant ne voulut pas l’écouter, tout en reconnaissant que Perrot avait dépensé beaucoup d’argent et qu’il se trouvait dans la situation la plus misérable. Ses enfants à cette époque (1702) étaient mariés et pouvaient à la rigueur l’empêcher de mourir de faim. S’étant donc fixé à Bécancour, d’où sa famille n’avait pas bougée depuis trente ans, il y fut nommé « capitaine de la côte, » ce qui, outre l’honneur de la charge lui procurait quelques honoraires, puisque les officiers de milice étaient revêtus « d’une espèce de caractère qui les distinguait des autres habitants et leur donnait plus d’autorité. » On les employait pour porter les ordres du gouvernement et ils touchaient cent francs. Les seigneurs et les juges locaux leur confiaient les fonctions d’huissiers. Nous le voyons instrumenter de la sorte en 1710. Quelques années plus tard, il figure comme parrain avec madame la baronne de Bécancour. À sa mort survenue le 13 août 1717 il est dit âgé de soixante-et-quatorze ans. Sa femme mourut à Bécancour également, en 1724, à soixante-et-quatorze ans. Perrot a laissé des Mémoires extrêmement curieux sur les pays qu’il a parcourus, les mœurs et coutumes des sauvages, et la vie des Français dans ces contrées lointaines.

Ce voyageur célèbre n’a pas acquis la fortune et a dû contribuer autant que personne à dépeupler le bas Canada pour lancer la jeunesse dans les courses aventureuses où elle s’est distinguée pendant plus d’un demi siècle. Son mérite est d’avoir contenu les sauvages dans l’obéissance française.

En dépit des ordonnances, le nombre des coureurs de bois augmentait. L’automne de 1680, M. Duchesneau écrivait au ministre que huit cents hommes avaient de cette façon déserté la colonie. « Je pense, ajoute-t-il, qu’après toutes les pièces convaincantes que je vous ai envoyées de ce qui m’avait fait croire que monsieur le gouverneur donnait sa protection à plusieurs coureurs de bois, vous ne me blâmerez pas d’avoir sur cela de fortes impressions et quoique la parole formelle qu’il m’a donnée de les poursuivre me persuade qu’il n’est plus dans ce sentiment, cependant je crois que ma fidélité pour vous exige de moi que je vous avertisse que tout le monde dit qu’il entretient un commerce de lettres avec Dulut et qu’il est vrai qu’il en reçoit des présents et qu’il n’a pas voulu que je fisse emprisonner le nommé Patron, oncle du dit Dulut, qui reçoit ses pelleteries et qui sait la fin de son entreprise, qui n’est pas ignorée, à ce qu’on assure, du supérieur du séminaire de Montréal, nommé monsieur Dollier, qui est un très honnête homme, qui ne manquera pas peut-être d’en instruire monsieur Tronson. Je vous dirai de plus, monseigneur, que monsieur le gouverneur a défendu aux interprètes de me faire entendre ce que voudraient dire les sauvages des nations éloignées ; qu’il a commandé au prévost, qui est un fort honnête homme, et qui a beaucoup envie de s’acquitter de sa charge, d’en arrêter aucun coureur de bois en conséquence de mes ordonnances, sans lui en donner avis, et qu’il a envoyé derechef Lataupine, ce fameux coureur de bois que je fis arrêter l’année dernière et duquel je vous envoyai l’interrogatoire. C’est celui dont il se sert pour porter ses ordres et pour traiter dans les nations outawases et aussi pour en rapporter les pelleteries qui y ont été laissées par le nommé Randin qui était ce prétendu ambassadeur avec lequel et ses autres associés M. le gouverneur avait fait une convention pour la traite dont je vous envoie une copie collationnée sur l’original. » L’année suivante, il expose qu’il y a deux classes de coureurs de bois : les uns qui vont aux Assiniboines, aux Sioux, aux Illinois, aux Miamis ; les autres qui ne se rendent qu’au « Long-Sault, à la Petite-Nation et quelques fois jusqu’à Michillimakinac » pour y rencontrer soit des Français soit des sauvages avec lesquels ils traitent. Du Luth appartenait à la première catégorie.

Et au milieu de ces tiraillements des hauts fonctionnaires, le commerce prospérait entre les mains des Français qui avaient l’adresse d’entraîner à leur service les Canadiens déjà épris de la passion des voyages et du goût du déplacement qui les a fait remarquer par tous les historiens. C’était la vigueur, la sève de la colonie qui s’en allait. Huit cents hommes dans les bois : huit cents terres restées en friches. N’allons point croire que la misère chassait ainsi les habitants de chez eux, car la situation du pays était très belle. Un coup d’œil sur le recensement de 1681 que nous donnons au chapitre suivant le démontre en toutes lettres. De plus, la dette publique se trouvait réduite à une bagatelle, mais l’irréflexion d’une part et l’appât d’un gain subit de l’autre, faisaient que nos gens prêtaient l’oreille aux promesses de ceux qui étaient venus de France pour tirer du castor. Dans ces jours de paix, où l’on ne comprenait pas le danger qu’il y avait de trop nous étendre et d’éparpiller nos forces, chacun songeait à l’ouest, à l’inconnu, à la fortune acquise en deux ou trois campagnes. Toutes les pensées se portaient vers la traite. Si l’on continue de gêner les coureurs de bois, disait La Hontan, c’en est fait de la colonie car nos marchands vont manquer de bras pour leur trafic. Hélas ! ces faiseurs d’argent trouvaient commode de dépeupler nos jeunes paroisses et d’arrêter l’élan de la colonisation.


  1. Voir le présent ouvrage, tomes IV, 94.
  2. L’Ottawa était encore regardé comme le haut du Saint-Laurent. Voir le présent ouvrage, tome I, p. 29.
  3. Cette mesure correspondrait à la chûte de la Chaudière, située entre les villes de Hull et Ottawa.
  4. C’est-à-dire l’Outaouais ou l’Ottawa, par où les Outaouais, venant des grands lacs, descendaient à Montréal.
  5. À part cette lettre de Frontenac, voir l’exposé de La Salle : Société Historique de Montréal, 6e livraison, p. 68.
  6. Relation, 1636, p. 49-51. Journal des Jésuites, p. 13.
  7. Par suite des ravages de la petite vérole en 1670.
  8. Les jésuites étaient aussi seigneurs du Cap.
  9. Voir Charlevoix : Journal Historique, I, 205. Le présent ouvrage, II, 107-9, 148.
  10. Voir le présent ouvrage, IV, 95.
  11. Édits et Ordonnances, I, 104.
  12. L.-P. Turcotte : Histoire de l’île d’Orléans, 12, 49, 54, 82, 91, 105, 112. Charlevoix : Journal Historique, I, 206. Tenure Seigneuriale, vol. B., 86.
  13. Voir tome IV, p. 94, du présent ouvrage.
  14. Voir Titres Seigneuriaux, I, 317. Bouchette : Dictionnaire, article « Matane. »
  15. Édits et Ordonnances, I, 102.
  16. Thomas Aubert qui, en 1508, remonta le fleuve à quatre-vingts lieues de son embouchure, a laissé une carte sur laquelle les Monts-Notre-Dame sont figurés.
  17. Un nommé Joseph Louis dit Dulude figure au recensement de 1666, (voir le présent ouvrage, IV, 63).