Histoire des Canadiens-français, Tome IV/Chapitre 7

Wilson & Cie (IVp. 111-124).

CHAPITRE VII

1663-1673


Nouveau peuplement du Canada.



D
e 1632 à 1662, les progrès de la colonisation furent l’œuvre des seigneurs, ces humbles concessionnaires de terrains, venus ici dans l’espoir de créer un avenir à leurs familles. Ils figurent au premier rang des défricheurs. Ensuite viennent les jésuites, pour une part très mince. Ces deux influences se faisaient sentir dans les groupes de Québec et des Trois-Rivières. D’un côté comme de l’autre, on n’amenait de France que des hommes de choix.

Les nombreux documents qui expliquent l’origine de Montréal mettent au-dessus du doute la moralité de ses colons comme aussi celle des chefs qu’ils s’étaient donnés ; pas un seul écrivain n’a fait une allusion défavorable aux familles fixées dans ce gouvernement.

Ceux qui ont voulu critiquer le caractère des personnes envoyées au Canada se sont rabattus sur Québec, port de mer, endroit où aboutissaient tous les cancans du pays. Et encore faut-il bien noter que La Hontan, Beauchêne et Pouchot, les seuls auteurs dont on cite les traits méchants à l’adresse de nos ancêtres, n’ont jamais été témoins des scènes qu’ils racontent et n’ont fait que passer à travers le bas Canada, à titre de simples touristes. Une lecture attentive de leurs textes suffirait pour réfuter leurs propres assertions — mais nous avons mieux que cela dans les lettres et rapports qu’ils n’ont pas connus et qui sont de l’époque même où se passaient les événements en question.

« Avant 1660 arrivèrent au Canada l’émigration presque entière du Perche, que nous avons évaluée, en totalité, à trois ou quatre cents âmes, et les émigrations dirigées sur Montréal, trois cents à trois cent cinquante, ce qui, joint aux émigrations diverses venues à Québec et à Trois-Rivières, ne peut guère dépasser le nombre de mille à douze cents émigrants dans cette période ; ce qui, joint aux naissances, forme le chiffre de deux mille âmes qu’avait le Canada en 1660. » (Rameau : La France aux colonies)

Dans les instructions données au sieur Gaudais-Dupont (mai 1663), il est enjoint à ce commissaire de « s’enquérir s’il manque dans le pays des femmes ou des filles, » voulant, dit le roi, y en envoyer le nombre nécessaire l’année suivante. Cet officier n’était pas encore de retour en France lorsque le 28 novembre, même année, le conseil de Québec porta défense à toutes personnes, de quelque condition qu’elle fût, d’empêcher les filles venues de France aux frais de Sa Majesté de se marier quand bon leur semblerait. L’objet de tant de précaution était le peuplement régulier et honnête de la Nouvelle-France.

Pendant le séjour de Mgr de Laval en France (1663), ce prélat avait expliqué à Louis XIV « que les gens des environs de la Rochelle et des îles circonvoisines, qui passaient à la Nouvelle-France, étaient peu laborieux, et même pas fort zélés pour la religion, et qu’ils donnaient de mauvais exemples aux anciens habitants du pays. » Il fut décidé (avril 1664) de lever trois cents hommes « en Normandie et dans les provinces circonvoisines, qui seront conduits sur des vaisseaux marchands, dont les capitaines sont obligés, par leurs traités, de rapporter des certificats du Conseil de Québec, touchant le nombre d’hommes qu’ils auront débarqués. »

Au moment où Talon partait pour le Canada (1665), Colbert lui donna les instructions suivantes : « Avant de partir, M. Talon devra voir les pères jésuites qui sont allés au Canada et deux membres du conseil de Québec qui sont à Paris en ce moment : M. Bourdon, procureur-général du conseil, et M. Louis Rouer de Villeray, conseiller, desquels il tirera tout ce qu’ils peuvent savoir du Canada. Il devra aussi lire les instructions qui ont été données à M. de Tracy et les différents arrêts rendus par le conseil souverain sur la concession et le défrichement des terres, etc., etc. Il faut qu’il sache que les Iroquois s’étant déclarés[1] les ennemis perpétuels et irréconciliables de la colonie, et ayant empêché, par leurs massacres et leurs cruautés, que le pays ne pût se peupler[2] et s’établir, et tenant tout en crainte et en échec, le roi a résolu de porter la guerre jusque dans leurs foyers pour les exterminer[3] entièrement, n’y ayant nulle sûreté en leur parole. À cet effet, il envoie le sieur de Tracy avec quatre compagnies d’infanterie[4], et le sieur de Callières avec mille bons hommes du régiment de Carignan ; et il y adjoindra trois à quatre cents soldats du pays qui savent la manière de combattre[5] de ces peuples sauvages. L’intention du roi est que l’intendant assiste aux conseils de guerre et qu’il soit informé de toutes les mesures qui s’y prendront, pour pouvoir subvenir à tous les besoins des troupes, et quand l’expédition sera finie, il devra encore songer à fournir les forts qui seront alors construits dans le pays ennemi, pour prévenir tout retour des sauvages. Étant à Québec, il devra s’informer de tout ce qui concerne l’administration de la justice, et de ce qui regarde l’état des familles, afin que s’il y avait quelque chose à redresser, il le fît même avant l’expédition chez les Iroquois, sans plus attendre. Il faut que l’intendant sache bien que la justice est établie pour le bonheur des peuples et l’accomplissement des intentions principales du roi, et qu’il veille à ce qu’elle soit rendue par le Conseil avec intégrité, sans cabale et sans frais. Enfin, bien que l’intendant ait le pouvoir de juger souverainement et en dernier ressort les causes civiles, il est bon qu’il ne se serve de ce pouvoir que rarement, laissant leur liberté aux juges établis. Il doit établir une bonne police pour contrôler l’administration des deniers publics, la culture des terres, l’organisation des manufactures. Il en disposera les règlements sur l’exemple de ceux qui sont en vigueur en France, mais après avoir consulté les principaux du pays[6]. Il faut qu’il connaisse bien le revenu du pays, l’emploi des deniers, les dettes déjà, contractées, afin qu’il remédie à tout. Il doit particulièrement observer que les habitants s’étant établis à des distances trop grandes, on ne peut leur venir en aide en cas d’alerte, et ils ne peuvent non plus se porter secours[7]. Désormais les défrichements seront faits de proche en proche. En conséquence, il faut ramener autant que possible tous ceux qui se sont trop éloignés, et enfin pour l’intérêt de la colonie, il faut retirer une partie de leurs lots à ceux qui en ont plus qu’ils n’en peuvent occuper, cultiver et défendre, on les donnera à de nouveaux arrivants. Il faut que l’intendant s’occupe de faire préparer des terres et des habitations pour celles des nouvelles familles qui n’auraient pas d’autres ressources, au moins trente ou quarante habitations chaque année. Enfin, le roi, considérant tous ses sujets du Canada, depuis le premier jusqu’au dernier, comme ses propres enfants, et désirant satisfaire à l’obligation où il est de leur faire ressentir la douceur et la félicité de son règne, l’intendant s’étudiera à les soulager en toutes choses, et à les exciter au travail et au commerce, qui seuls peuvent les soutenir en ce pays, et d’autant que rien ne peut mieux y contribuer qu’en entrant dans le détail de leur intérieur : il est à propos qu’il visite toutes les habitations les unes après les autres, pour voir ce qu’il en est, et, de plus, qu’il pourvoie à toutes leurs nécessités, afin qu’en faisant le devoir d’un bon père de famille, il puisse leur donner les moyens de subsister et même d’étendre leur exploitation sur les terres voisines de leurs propriétés. Il verra à établir des manufactures, et à attirer des artisans pour les choses les plus nécessaires dont on trouve les matières premières si abondamment dans le pays, et dès lors on ne sera plus obligé d’y importer à grands frais de la toile, des draps, des coiffures et des chaussures, et on peut compter pour cela sur l’aide du roi qui est persuadé qu’il ne peut employer une forte somme d’argent à un meilleur usage. L’intendant verra encore si les terres rapportent beaucoup de blé, et s’il excède ce qui est nécessaire à la consommation des habitants ; il verra à destiner un certain nombre de terres à la culture du chanvre et des légumes. »

Ces sages mesures ne devaient pas être totalement négligées ; on perdit de vue, néanmoins, la question du commerce en favorisant les monopoles, au lieu de laisser le champ libre aux colons, et ce fut une des principales causes de la constante faiblesse du Canada.

« Le vaisseau de Normandie arrive à Québec avec quatre-vingt-deux, tant filles[8] que femmes, entre autres cinquante d’une maison de charité de Paris, où elles ont été très bien instruites. Aussi cent cinquante hommes de travail, tous en bonne santé. » (Journal des Jésuites, 2 octobre 1665.)

Colbert écrivait, le 5 avril 1666 : « Le roi est satisfait de voir que le plus grand nombre des soldats… sont disposés à s’établir dans ce pays au moyen de quelque aide supplémentaire qu’on leur donnerait à fin de cet établissement… Cela paraît si important à Sa Majesté, qu’elle désirerait les voir tous rester au Canada. »

Les années 1666-1667 amenèrent plus de six cents émigrants, dont quarante familles destinées aux villages de M. Talon. Les anciens et nouveaux concessionnaires de seigneuries firent venir des colons et des engagés. Plus de deux cents jeunes filles arrivèrent de Paris. Enfin un total de six cents âmes pour ces deux années.

« Il est venu cette année, écrivait la mère de l’Incarnation (18 octobre 1667), quatre-vingt-douze filles de France, qui sont déjà mariées, pour la plupart, à des soldats et à des gens de travail, à qui l’on donne une habitation et des vivres pour huit mois, afin qu’ils puissent défricher des terres pour s’entretenir. Il est venu aussi un grand nombre d’hommes aux dépens du roi, qui veut que ce pays se peuple. Sa Majesté a encore envoyé des chevaux[9], cavales, chèvres, moutons, afin de pourvoir le pays de bestiaux et d’animaux domestiques… On dit que les troupes s’en retourneront l’an prochain, mais il y a apparence que la plus grande partie restera ici, comme habitants, y trouvant des terres qu’ils n’auraient peut-être pas dans leur pays. »

Talon, de son côté, écrivait au ministre une lettre dont voici le résumé : « On nous a envoyé de Dieppe quatre-vingt-quatre jeunes filles et vingt-cinq de la Rochelle. Il y en a quinze ou vingt d’assez bonnes familles ; plusieurs sont de véritables demoiselles et passablement bien élevées. Elles se plaignent de la fatigue du voyage et du manque de soin. Je ferai mon possible pour leur donner satisfaction, car si elles écrivent à leurs protecteurs en France qu’elles n’ont pas été bien traitées, cela peut mettre obstacle à votre projet de nous envoyer, l’an prochain (1668), un bon nombre de jeunes personnes choisies. » Il ajoute : « À mesure que le Canada recevra des accroissements, il pourra, par ses peuples naturellement guerriers et disposés à toutes sortes de fatigues, soutenir la partie française de l’Amérique méridionale, si l’ancienne France se trouvait hors d’état de le faire, et cela d’autant plus aisément qu’il aura lui-même des vaisseaux. Ce n’est pas tout : si son commerce et sa population augmentent, il tirera de la mère-patrie tout ce qui pourra lui manquer, et, par ses importations du royaume, il contribuera à l’accroissement du revenu du roi, et accommodera les producteurs français en achetant le surplus de leurs marchandises. Au contraire, si la Nouvelle-France n’est pas soutenue, elle tombera entre les mains des Anglais, ou des Hollandais ou des Suédois ; et l’avantage que l’on perdra en perdant cette colonie, n’est pas si peu considérable que la compagnie ne doive convenir que, cette année, il passe de la nouvelle en l’ancienne France pour près de cinq cent cinquante mille francs de pelleteries. Par toutes ces raisons, comme par celles qui sont connues et dont on ne parle pas, ou qui sont cachées et que le temps fera seul découvrir, on doit se convaincre que le Canada est d’une utilité inappréciable. » Il dit de plus : « Le peuple du Canada est de pièces de rapport ; quoique d’habitants de différentes provinces de France, dont les humeurs ne sympathisent pas toujours, il m’a paru assez uni dans tout le temps de mon séjour. Il y a parmi ces colons, gens aisés, gens indigents, et gens tenant des deux extrêmes. Le second ordre demande le secours du roi, et l’aide des conseils et de l’application de ceux qui sont chargés dans le pays des affaires de Sa Majesté, qui doivent par obligation étroite entrer dans le détail des familles. »

Charlevoix, commentant les chroniques de cette époque, dit : « On remarqua même que parmi les nouveaux venus, les plus libertins ne pouvaient tenir longtemps contre les exemples de vertus qu’ils avaient sans cesse devant les yeux, et qu’au bout de dix mois plusieurs n’étaient plus reconnaissables, et ne se reconnaissaient plus eux-mêmes. Les soldats ne parlaient de la guerre des Iroquois que comme d’une guerre sainte, du succès de laquelle dépendait la conversion des infidèles. Deux ecclésiastiques et deux jésuites, qui accompagnèrent M. de Tracy dans son expédition, ont assuré à leur retour que bien des missions religieuses n’étaient ni mieux réglées, ni plus édifiantes que cette petite armée. »

Aux instances de Talon, qui demandait qu’on envoyât beaucoup d’émigrants, Colbert répondit que le roi avait besoin d’hommes pour l’armée et pour la marine et que la colonie devait songer à s’accroître le plus possible par elle-même.

« Talon, dit M. Garneau, exigea trop des ministres en demandant des colons. Colbert lui-même lui répondit qu’il ne serait pas prudent de dépeupler la France pour peupler le Canada, que l’émigration devait être graduelle et qu’il ne fallait pas y faire passer plus d’hommes que le terrain défriché ne pouvait en nourrir. Talon, sans se décourager, ne cessa point de vanter les avantages qu’on pouvait retirer du pays si l’on savait l’administrer. Il pensait que le Canada pouvait contribuer, par ses productions, à la subsistance des Antilles, et leur devenir un secours assuré si celui de Finance venait à leur manquer ; qu’il pourrait leur fournir, ainsi qu’à la France elle-même, du goudron, de la résine, de la farine, des légumes, du poisson, des bois et des huiles. Il fallait se faire céder la Nouvelle-York pour avoir deux débouchés à la mer. »

La paix de Bréda (1667) raffermissait la main du roi de France. L’Acadie elle-même reçut des troupes composées de soldats qui voulaient devenir colons.

En 1668, le roi déboursa quarante mille francs pour aider à l’envoi de jeunes filles. Quelques historiens ont voulu jeter du louche sur la condition de ces personnes, dont un certain nombre jouissait d’une bonne instruction, si on en juge par leurs écritures qui sont restées. Ce n’était, assurent-ils, que des pauvresses ramassées dans les rues de Paris. Talon, s’adressant au ministre, (1668), dit : « Entre les filles qu’on fait passer ici, il y en a qui ont de légitimes et considérables prétentions aux successions de leurs parents, même entre celles qui sont tirées de l’Hôpital Général de Paris. » Elles n’étaient donc pas tout à fait destituées du côté de la fortune et de l’éducation.

Cette année (1668), le nombre des ménages recensés en Canada était de onze cent trente-neuf. La population comptait six mille deux cent quatre-vingt-deux âmes, dont quatre cent douze soldats établis sur des terres. Il y avait quinze mille six cent quarante-deux arpents de terre en culture. La récolte était de cent trente et un mille minots de grains. Les bêtes à cornes, au nombre de trois mille quatre cents.

La mère de l’Incarnation écrivait, l’automne de 1668 : « Les navires n’ont point apporté de malades cette année. Le vaisseau arrivé était chargé comme d’une marchandise mêlée. Il y avait des Portugais, des Allemands, des Hollandais et d’autres de je ne sais quelles nations. Il y avait aussi des femmes maures, portugaises, françaises et d’autres pays. Il est venu un grand nombre de filles[10], et l’on en attend encore. La première mariée est la[11] Mauresque qui a épousé un Français. Quant aux hommes, ce sont des hommes qui ont été cassés[12] du service du roi et que Sa Majesté a voulu être envoyés en ce pays ; on les a tous mis au bourg Talon, à deux lieues d’ici, pour y habiter et le peupler ; quand ils auront mangé la barique de farine et le lard que le roi leur donne, ils souffriront étrangement jusqu’à ce qu’ils aient défriché[13]. L’on ne veut plus demander que des filles de villages[14], propres au travail comme les hommes ; l’expérience fait voir que celles qui n’y ont pas été élevées[15] ne sont pas propres pour ici, étant dans une misère d’où elles ne se peuvent tirer… Le porteur de la présente est M. de Dombour (l’un des trois fils de Jean Bourdon) qui va en France pour accompagner madame Bourdon, sa mère (sa belle-mère). Je vous prie de les recevoir avec des démonstrations d’amitiés, parce que c’est une famille que j’aime et chéris plus qu’aucune de ce pays… M. Bourdon menait (il était décédé à Québec, le 12 janvier de cette année) une vie des plus régulières… Cet homme charitable se donnait entièrement au bien public… Il avait quatre filles qu’il a toutes données au service de Dieu… Il lui restait deux fils ; le plus jeune fait ses études à Québec, et l’aîné est celui qui vous présente cette lettre. Je les considère comme mes neveux… Madame Bourdon est un exemple de piété et de charité dans tout le pays. Elle et madame (veuve de Louis) d’Ailleboust sont liées ensemble pour visiter les prisonniers, assister les criminels, et les porter même en terre sur un brancard… Avant de passer en Canada, où elle n’est venue que par un principe de piété et de dévotion, elle était veuve de M. de Monceaux, gentilhomme de qualité. Quelque temps après son arrivée, M. Bourdon demeura veuf avec sept enfants… Elle eut un puissant mouvement d’assister cette famille… Elle se ravala de condition pour faire ce coup de charité, qui fut jugé en France, où elle était fort connue, tant à Paris qu’à la campagne, comme une action de légèreté… mais on a bien changé de pensée quand on a appris tout le bien qui a réussi de cette généreuse action. »

Un « bureau » formé de femmes infiniment respectables du Canada : la mère de l’Incarnation, Mlle  Mance, madame Bourdon et madame d’Ailleboust, supportées par des personnes pieuses de la cour et de la bourgeoisie de France, c’est plus qu’il n’en faut pour garantir nos mères canadiennes contre toute accusation ; pourtant, il y a des écrivains qui se font un plaisir d’attaquer « les filles venues de Paris. » Tant il est vrai que la malice ne reconnaît pas de preuve contraire.

L’influence de l’esprit religieux dans le choix de ces filles avait été prépondérante. Les jésuites, sans pitié pour eux-mêmes, ne l’étaient pas davantage pour les autres, surtout lorsqu’il s’agissait de la morale ; on ne peut qu’applaudir à cela. Les sulpiciens de même. Des femmes comme la sœur Bourgeois, le mère de l’Incarnation, madame Bourdon, madame d’Ailleboust, Mlle  Mance, sont, plus que la femme de César, à l’abri du soupçon.

Passé en France (1667) dans l’intérêt de la colonie, Talon reçut du roi (5 avril 1668) des instructions dont voici le texte : « L’intendant, en arrivant, doit faire le recensement de tous les habitants du pays, faire tenir registre des baptêmes, décès et mariages ; renouveler le recensement chaque année ; prendre tous les moyens possibles pour l’augmentation de la population, mariages, immigrations, etc. Il doit tenir à l’administration fidèle et sans frais de la justice, bannir les chicanes, les divisions, les contentions ; visiter souvent les familles et les assister, prendre soin des malades, chercher les remèdes aux maladies du pays ; convaincre ceux qui souffrent que leur conservation est très chère au roi et très nécessaire au public ; observer la conduite des juges et des autorités, les avertir s’il est nécessaire ; exciter le peuple au travail, lui en fournir tous les moyens en donnant des terres, en établissant des manufactures, etc., etc., et en particulier des pêcheries sur le Saint-Laurent, qui pourraient être si productives ; établir des relations avec les îles des Antilles en y portant du poisson, des viandes et les bois dont elles ont besoin ; rechercher les mines et les mettre en exploitation ; s’occuper de la conservation et de la multiplication des bestiaux ; envoyer à la Rochelle tout ce qui peut convenir à la construction et au gréement des vaisseaux, comme chanvre, fer, plomb, charbon de terre, bois de toutes sortes et de toutes dimensions ; observer la conduite des dépositaires de l’autorité, ne prendre jamais parti dans leurs divisions, afin d’être plus en état de concilier les esprits ; rappeler aux sauvages, pour les attirer au christianisme, qu’il a été statué par le cardinal de Richelieu que tout sauvage amené à la profession de la religion acquiert tous les droits de la nationalité française dont il pourra jouir au Canada et même en France, s’il y venait résider ; examiner avec soin le tort qui est produit par le commerce du vin et des eaux-de-vie. »

La lettre suivante de la mère de l’Incarnation (octobre 1669) est remplie de détails curieux : « J’ai reçu votre dernière lettre par les mains de madame Bourdon et de son fils, qui, en même temps, ont été ravis de pouvoir me dire de vos nouvelles ; ils se sentent comblés du bon accueil que vous leur avez fait, et comme ce sont de mes meilleurs amis, et que c’est à mon occasion que vous leur avez rendu cet honneur, je vous en remercie de tout mon cœur. Madame Bourdon a été chargée en France de cent cinquante filles que le roi a envoyées en ce pays par le vaisseau normand. Elles ne lui ont pas peu donné d’exercice durant un si long trajet, car comme il y en a de toutes conditions, il s’en est trouvé de très grossières et de très difficiles à conduire. Il y en a d’autres de naissance, qui sont plus honnêtes[16] et qui lui ont donné plus de satisfaction. Un peu auparavant, il était arrivé un vaisseau rochelais, chargé d’hommes et de filles et de familles formées. C’est une chose prodigieuse de voir l’augmentation des peuplades qui se font en ce pays. Les vaisseaux ne sont pas plutôt arrivés que les jeunes hommes y vont chercher des femmes, et dans le grand nombre des uns et des autres, on les marie par trentaines. Les plus avisés commencent à faire une habitation un an devant que de se marier, parce que ceux qui ont une habitation trouvent un meilleur parti : c’est la première chose dont les filles s’informent, et elles font sagement parce que ceux qui ne sont pas établis souffrent beaucoup avant que d’être à leur aise. Outre ces mariages, ceux qui sont établis depuis longtemps, dans ce pays, ont tant d’enfants que cela est merveilleux et tout en foisonne. Il y a quantité de belles bourgades, des villages et des hameaux, sans parler des habitations solitaires et écartées. Le roi a renvoyé ici des capitaines et officiers à qui il a donné des forts, afin qu’ils s’y établissent et qu’ils s’y pourvoient ; ils le font, et plusieurs sont déjà fort avancés. On attend de jour en jour, M. Talon, que le roi renvoie pour régler toutes choses en ce pays et les former selon le dessein de Sa Majesté. Il a cinq cents hommes avec lui et seulement deux femmes de qualité, avec leurs suivantes… Il est vrai qu’il vient ici beaucoup de monde de France et que le pays se peuple beaucoup, mais parmi les honnêtes gens, il vient beaucoup de canaille de l’un et de l’autre sexe, qui cause beaucoup de scandale. Il eut été bien plus avantageux à cette nouvelle Église d’avoir peu de bons chrétiens, que d’en avoir un grand nombre qui nous causent tant de trouble. Ce qui fait le plus de mal, c’est le trafic des boissons de vin et d’eau-de-vie[17]. On déclame contre ceux qui en donnent aux sauvages ; on les excommunie ; l’évêque et les prédicateurs publient en chair que c’est un péché mortel ; et nonobstant tout cela, plusieurs se sont formés une conscience que cela se peut. »

M. Garneau fait une observation juste : « Jusque là, dit-il, l’on avait été très scrupuleux sur le choix des émigrants destinés au Canada, que l’on avait regardé plutôt comme une mission que comme une colonie. Mais ce système, qui le privait de beaucoup d’habitants, était erroné, car l’expérience a démontré que les mœurs des émigrés s’épurent à mesure qu’ils acquièrent de l’aisance, et que la pauvreté excessive corrompt les hommes. On jugea donc à propos de se départir d’une sévérité dont les avantages étaient temporaires, et dont les mauvais effets, permanents et irréparables. On put alors trouver des colons en plus grand nombre. »

Le père Le Clercq, écrivant quelques années plus tard, dit que les personnes douteuses dont il est fait mention ci-dessus « effaçaient glorieusement, par leur pénitence, les taches de leur première condition. »

Les années 1668, 1669 donnèrent environ quatre cents émigrants. C’est là, croyons-nous, le groupe le plus nombreux qui soit venu se fixer au Canada. Colbert écrivait, le 15 mai 1669 : « Sa Majesté envoie cent cinquante filles pour être mariées, six compagnies de cinquante hommes chacune (du régiment de Carignan), et plus de trente officiers ou gentilshommes, tous pour s’établir, et plus de deux cents autres personnes y vont aussi dans ce but. » Les capitaines reçurent chacun mille livres en argent.

Les cadres du régiment de Carignan étaient donc retournés en France. Vers 1700, ce corps prit le nom de régiment du Perche. On le voit servir en 1780, à peu près, dans la guerre de l’indépendance des États-Unis.

Après le départ de M. de Tracy (1667), la meilleure partie du régiment de Carignan demeura au Canada ou y revint après avoir accompagné le vice-roi en France. « Presque tous les soldats, dit Charlevoix, s’y étaient faits habitants, ayant eu leur congé à cette condition… Plusieurs de leurs officiers avaient obtenu des terres avec tous les droits de seigneurs : ils s’établirent presque tous dans le pays, s’y marièrent, et leur postérité y subsiste encore. La plupart étaient gentilshommes ; aussi la Nouvelle-France a-t-elle plus de noblesse ancienne qu’aucune autre de nos colonies, et peut-être que toutes les autres ensemble. Enfin, partout où l’on faisait des défrichements, le terrain se trouvait bon ; et comme les nouveaux habitants se piquèrent d’émulation pour égaler la vertu, l’industrie et l’amour du travail des anciens, tous furent bientôt en état de subsister, et la colonie en se multipliant n’eut pas le chagrin de voir altérer sa religion et ses mœurs. »

Colbert écrivait à Mgr de Harley, archevêque de Rouen, le 27 février 1670 : « Comme il pourrait s’en rencontrer (des filles robustes) dans les paroisses, aux environs de Rouen, le nombre de cinquante ou soixante qui seraient bien aises de passer au Canada pour être mariées et s’y établir, et que d’ailleurs vous avez toujours eu beaucoup de zèle pour l’augmentation de cette colonie, j’ai cru que vous trouveriez bon que je vous suppliasse, comme je le fais par cette lettre, d’employer l’autorité et le crédit que vous avez sur les curés de trente ou quarante de ces paroisses, pour voir s’ils pourraient trouver en chacune une ou deux filles disposées à passer volontairement en Canada. »

Un projet avait été soumis pour marier des sauvagesses avec des Français ; mais sur un rapport de Talon, il fut abandonné. Le métissage n’a jamais été bien vu parmi les Canadiens, et si l’on en excepte le Nord-Ouest, où les femmes de race blanche manquaient absolument, il ne présente que des cas de rares exceptions.

Au nombre des moyens qu’employa Louis XIV pour relever la France, il faut noter son édit sur les mariages. Le voici en substance. Il est du mois de novembre 1666 : « Cette mesure, favorable surtout aux campagnes, avait pour but d’encourager la population et de fournir ainsi les bras au travail… Tout garçon, dit l’édit, qui se mariera avant vingt ans, ne payera pas de taille avant vingt-cinq ans accomplis ; au contraire, payera la taille tout garçon non-marié dans l’âge de vingt ans. Tout père de famille qui aura dix enfants, ni prêtres, ni religieuses, sera exempt de collecte, curatelle, guet et garde. Celui qui en aura douze sera exempt de la taille[18]. »

L’attention du monarque se tourna vers la Nouvelle-France à propos du même sujet. Un édit, du 12 avril 1670, renferme ces dispositions : « Le roi étant en son conseil, s’étant fait représenter les lettres et relations venues l’année présente de la Nouvelle-France, autrement dit Canada, ensemble les états et mémoires contenant le nombre de Français que Sa Majesté y a fait passer depuis quatre ou cinq ans, des familles qui y sont établies, des terres qui y ont été défrichées et cultivées et tout ce qui concerne l’état du dit pays, et Sa Majesté avant reconnu l’augmentation considérable que cette colonie a reçue par les soins qu’elle en a bien voulu prendre ; en telle sorte qu’elle a lieu d’espérer, qu’en continuant ces mêmes soins, elle pourra être en état de se soutenir d’elle-même dans quelques années, et voulant que les habitants du dit pays soient participants des grâces que Sa Majesté a faites à ses peuples ; en considération de la multiplicité des enfants et pour les porter au mariage, Sa dite Majesté, étant en son conseil, a ordonné et ordonne qu’à l’avenir tous les habitants du dit pays qui auront jusqu’au nombre de dix enfants vivants, nés en légitime mariage, non prêtres, religieux ni religieuses, seront payés des deniers que Sa Majesté envoyera au dit pays, d’une pension de trois cents livres par chacun an, et ceux qui en auront douze, de quatre cents livres ; qu’à cet effet, ils seront tenus de représenter à l’intendant de justice, police et finances, qui sera établi au dit pays, le nombre de leurs enfants au mois de juin ou de juillet, chaque année, lequel, après en avoir fait la vérification, leur ordonnera le payement des dites pensions, moitié comptant et l’autre moitié en fin de chacune année. Veut de plus Sa dite Majesté qu’il soit payé par les ordres du dit intendant à tous les garçons qui se marieront à vingt ans et au-dessous, et aux filles à seize ans et au-dessous, vingt livres pour chacun le jour de leurs noces, ce qui sera appelé le présent du roi ; que par le conseil souverain établi à Québec pour le dit pays, il soit fait une division générale de tous les habitants par paroisses et bourgades, qu’il soit réglé quelques honneurs aux principaux habitants qui prendront soin des affaires de chacune bourgade et communauté, soit pour leur rang dans l’église soit ailleurs ; et que ceux des habitants qui auront plus grand nombre d’enfants soient toujours préférés aux autres, si quelque raison puissante ne l’empêche ; et qu’il soit établi quelque peine pécuniaire, applicable aux hôpitaux des lieux, contre les pères qui ne marieront point leurs enfants à l’âge de vingt ans pour les garçons et de seize ans pour les filles. »

Un ordre fut lancé, en 1670, par Talon, défendant à tout homme non marié de faire la pêche, la chasse ou de traiter avec les sauvages ou de fréquenter les bois sous aucun prétexte. Colbert, approuvant cette action, ajoute que ceux qui ne veulent pas se marier devraient être soumis à des charges additionnelles ; « on devrait les priver de tout honneur, même y ajouter quelque marque d’infamie. » En décembre 1670, François Lenoir, célibataire, habitant de Lachine, fut appelé devant le juge pour avoir trafiqué avec les sauvages dans sa maison ; il promit de se marier l’année suivante, dans les trois semaines après l’arrivée des navires de France ; à défaut de ce faire, il devait payer cent cinquante livres à l’église de Montréal et pareille somme à l’hôpital ; moyennant ces conditions, il put continuer son commerce, mais non aller dans les bois. Le 2 janvier 1673, à Montréal, il épousa Madeleine Charbonnier, native de Meudon, évêché de Paris. Sa descendance porte le nom de Rolland.

« En 1670, dit M. Rameau, il arriva cent soixante et cinq filles, non plus de Paris cette fois, mais de Normandie ; représentations ayant été faites à Colbert que les filles envoyées de Paris étaient trop délicates, celui-ci s’adressa à l’archevêque de Rouen, pour qu’il fît désormais choisir dans les paroisses de campagne, aux environs de cette ville, les filles qu’il conviendrait le mieux d’envoyer au Canada ; il vint de plus les colons que l’on expédiait chaque année à Talon pour peupler les villages des environs de Québec, environ quarante à cinquante familles. »

« La lettre suivante est de Talon, en date du 10 novembre 1670 : «… Il est arrivé cette année cent soixante et cinq filles, trente seulement restent à marier. Je les ai réparties dans des familles recommandables jusqu’à ce que les soldats qui les demandent en mariage soient prêts à s’établir ; on leur fait présent en les mariant de cinquante livres en provisions de toute nature et en effets ; il faudrait encore que Sa Majesté en envoyât cent cinquante à deux cents pour l’an prochain ; trois ou quatre jeunes filles de naissance trouveraient aussi à épouser ici des officiers qui se sont établis dans le pays. Je vous recommande d’envoyer des engagés. Madame Étienne, chargée par le directeur de l’hôpital général de la direction des jeunes filles qu’il envoie, retourne en France pour en ramener celles que l’on enverra cette année. Il faudrait fortement recommander que l’on choisît des filles qui n’aient aucune difformité naturelle ni un extérieur repoussant, mais qui fussent fortes, afin de pouvoir travailler dans ce pays, et enfin qu’elles eussent de l’aptitude à quelque ouvrage manuel. J’ai écrit dans ce sens à M. le directeur de l’hôpital. »

Il faut toujours citer les études de M. Ferland à ce sujet : « Le nombre de femmes et de filles venues de Paris est comparativement considérable. Il a été nécessairement grossi par la liste d’orphelines envoyées des maisons royales de charité. Plusieurs de ces personnes étaient des orphelines appartenant à des parents morts pauvres au service du roi. »

Le Beau, qui visitait le pays vers 1730, écrivait : « Le R. P. Joseph[19], Canadien, et d’autres vieillards, qui ont presque touché à ces premiers temps, disent que les hommes du régiment Carignan-Salières s’établirent avec des filles venues de France, qui étaient à charge de pauvres communautés, d’où on les tira pour les conduire en Canada de leur plein gré. »

Écrivant à Talon (1671), Colbert dit : « Il s’est présenté à Paris quelques officiers des troupes restées en Canada. Comme il importe au service de Sa Majesté qu’ils s’établissent dans ce pays et qu’ils servent d’exemple à leurs soldats, il est bien nécessaire que vous empêchiez, à l’avenir, ces officiers de repasser en France. Faites-leur comprendre que le véritable moyen de mériter les grâces du roi est de s’établir au pays et d’exciter fortement tous leurs soldats à travailler au défrichement et à la culture des terres. »

Il arriva de France, cette année, cent cinquante jeunes filles. Vers l’automne, l’intendant déclara au ministre qu’il serait inutile d’en envoyer l’année suivante, car, dit-il, le pays pourra fournir cent jeunes filles à marier, » ce qui est un nombre suffisant pour les soldats établis ou qui seront congédiés du service. « Les naissances de cette année sont de six à sept cents. Il est inutile aussi d’envoyer des demoiselles de condition ; nous en avons reçu cette année quinze, outre quatre que j’avais amenées pour former des mariages avec les officiers et les habitants de distinction. »

M. Dollier de Casson, qui était alors en Canada, remarque que le climat sévère du pays avait sur les femmes un effet plus fortifiant que sur les hommes.

D’après le père Le Clercq, le régiment de Carignan « donna lieu à plus de trois cents familles nouvelles. » De son côté, M. Rameau écrit : « Ce licenciement dut procurer plus d’un millier de colons au Canada ; en effet, les troupes amenées par M. de Tracy (1665) devaient former quinze cents hommes, sur lesquels il faut déduire trois cents soldats qui restèrent au service, et autant environ pour les hommes morts pendant la guerre et ceux qui purent retourner en France ; restaient donc huit à neuf cents hommes que l’on congédia. Si l’on y joint maintenant tous ceux qui suivent nécessairement les armées, et que ce licenciement dut forcer à prendre fortune dans le pays avec le régiment, nous atteindrons facilement, on le voit, le chiffre de mille émigrants. Cette évaluation est encore confirmée par le recensement de 1668, qui mentionne quatre cents douze soldats établis cette année même dans le pays, mais non encore portés sur le sens ; or, comme en 1666 et en 1667 ; la plupart avait déjà reçu leurs terres et s’étaient installés, tout tend donc à montrer comme très rationnel le chiffre de mille comme nombre des émigrants laissés dans le Canada par le congédiement de cette petite armée. » De 1665 à 1673, on estime qu’il s’établit mille filles recrutées en France.

Le calcul de Talon (1671) n’était pas tout à fait exact, car le comte de Frontenac, nouveau gouverneur, écrivit au ministre pour lui demander des jeunes filles et des serviteurs : « La rareté d’ouvriers et d’engagés m’oblige à vous supplier d’avoir la bonté de vouloir songer à nous en envoyer quelques-uns de toutes les façons, et même des filles pour marier à beaucoup de personnes qui n’en trouvent point ici et qui font mille désordres. S’il y avait eu ici, cette année, cent cinquante filles et autant de valets, dans un mois ils auraient tous trouvé des maris et des maîtres. L’on m’avait dit que le grand hôpital de Paris et celui de Lyon proposaient d’en envoyer à leurs dépens, pourvu qu’on leur accordât ici des concessions. » Cette lettre est du 2 novembre 1672.

La sœur Bourgeois, partie pour la France en 1670, revint en 1672 avec onze filles, dont six pour son ordre et cinq destinées à être mariées, la plupart assez pauvres. Sur le même navire, il y avait quarante-cinq colons. Durant les années 1670, 1671, 1672, on évalue le nombre de ces derniers à cinq cents ; et de 1663 à 1672, à un total de deux mille cinq cents âmes venues de France pour s’établir. Montréal, de 1657 à 1672, fournit plus de six cents naissances.

La guerre de Hollande coupa court aux émigrations administratives. Le roi envoya encore (1673) soixante jeunes filles. Ce fut à peu près sa dernière démarche en ce sens.

Le recensement de 1673 donne six mille sept cent cinq âmes, chiffre qui étonna Louis XIV et même Colbert, assure-t-on. Le ministre écrivit à l’intendant, le 17 mai 1674 : « Votre principal soin doit être d’accroître la population du pays, Sa Majesté a donc été très surprise de voir qu’il n’y a encore que six mille sept cent cinq habitants dans tout le Canada ; elle pense qu’il y a erreur dans ces rapports, car le pays contenait, il y a dix ans, plus de monde qu’aujourd’hui. Voyez ces rapports avec soin, pour qu’on sache le chiffre exact des habitants. » L’expression « il y a dix ans », nous reporte à 1663, époque où la population du pays était de deux mille cinq cents âmes, et non pas sept ou huit mille comme la dépêche le donne à entendre ici.

Si l’on examine attentivement l’histoire de notre pays, de Champlain jusqu’à la conquête, espace de cent cinquante ans, on reste surpris du peu de secours fournis par la France. En écartant les périodes de guerres, où le souverain tournait forcément les yeux vers nous, et cela pour notre malheur, il n’y a que l’époque de Colbert (1662-1682) qui marque à l’avantage du Canada — et encore faut-il réduire à neuf ou dix années (1664-1672) les opérations dirigées ici par ce grand homme. Après avoir supprimé les Cent-Associés nous avoir envoyé des troupes, organisé la justice, préparé des envois de colons, surveillé le choix des officiers et même des soldats destinés à être licenciés, pris des mesures pour que le travail des champs fût le premier encouragé, il songea aux mines, aux pêcheries, à l’exploitation des forêts et voulut établir des manufactures susceptibles d’utiliser les produits naturels du pays. Portant ses vues plus loin, il invita les découvreurs à visiter le Mississippi et les terres dont la renommée s’était déjà répandue parmi nous. Sans la guerre de Hollande, la colonie, petite et misérable hier, se serait trouvée grande et prospère le surlendemain. Cependant, tel est le privilège du génie que l’impulsion donnée par Colbert s’est fait sentir après 1673 tant qu’il a vécu lui-même, et longtemps après sa mort.

L’intendant Talon est peut-être l’homme de tous temps qui a le mieux compris le Canada et les Canadiens. Colbert, agissant comme ministre, appuyait et donnait vie aux projets de Talon ; ces deux hommes se complétaient l’un par l’autre. Ils étaient de ceux que Louis XIV sut placer dans ses conseils pour relever la France et la porter au premier rang des nations. Le même sentiment inspira au roi de faire étudier la situation de la colonie canadienne par un expert en ces matières, au lieu de s’en tenir aux lettres et aux cabales des partis qui se disputaient cette malheureuse contrée. Déjà les rapports de M. d’Avaugour avaient produit le bon effet de décider le roi à nous envoyer des troupes et abolir les Cent-Associés, mais Talon fit en quelque sorte table rase du vieux système ; il balaya tous ceux qui gouvernaient par la ruse et sous de faux prétextes ; il prêta l’oreille aux plaintes des habitants — ce qui n’est pas peu dire à sa louange. La colonie, qu’il voulait voir équilibrée, l’était devenue effectivement lorsqu’il repassa en France. Fondée sur l’agriculture, elle pouvait subsister par elle-même ; l’ordre moral y était parfait et les consciences tranquillisées depuis l’éloignement des jésuites de la plupart des situations qu’ils occupaient dans le bas Canada. Les enfants des premiers colons se mariaient. L’intendant, tout à l’espoir d’un avenir digne de ses efforts, envisageait les choses au point de vue canadien d’abord, français ensuite. Rien de plus juste. Il n’hésita point à recommander l’établissement de manufactures, afin, disait-il avec courage, que les habitants cessent un jour d’acheter dans la mère-patrie des articles qu’ils pourraient se procurer chez eux. C’est le langage d’un homme d’État. Dans le même ordre d’idées, il voulait faire de Québec l’un des plus grands chantiers de navires du monde. Il avait raison. Quant à nos surplus en blé, céréales de toutes sortes, bois, goudron, huiles, etc., il indiquait les Antilles françaises comme marché ouvert. N’était-ce pas là un relèvement comparable à celui de la France de 1662 à 1672 ? Et si l’on songe que ces projets reçurent un commencement d’exécution ; que plusieurs aboutirent à un succès complet, on ne peut que regretter amèrement l’indifférence dont Louis XIV paya ensuite, durant quarante années du reste de son règne, les tentatives faites pour développer cette Nouvelle-France, cette autre force nationale comprise par Talon, calculée par Colbert — si noblement sentie et entretenue par les Canadiens. En 1672, il nous fallait dix ou quinze années de paix pour devenir les maîtres de l’Amérique, ou tout au moins tellement forts sur le Saint-Laurent que nous conquérir eut été impossible. Au lieu de cela, les guerres se rouvrirent en Europe et sur ce continent. Louis XIV perdit, de gaîté de cœur, l’occasion de donner le Canada aux Canadiens.



Séparateur

  1. La guerre des Iroquois avait commencé en 1636 contre les Français en mission dans le pays des Hurons. De là, elle gagna le bas Canada (les habitants) à mesure que les Hurons se sentirent écrasés.
  2. Les Cent-Associés nous refusaient des garnisons, c’est pourquoi les massacres étaient si nombreux.
  3. Malheureusement, il n’y eut pas d’extermination, Les campagnes tant vantées de 1666-7 effrayèrent seulement les Iroquois.
  4. Ces compagnies ne paraissent pas avoir appartenu au régiment de Carignan. Voir pp. 36, 46, 47 du présent volume.
  5. C’est précisément ce que ne comprirent pas les officiers français, pour le malheur de la colonie.
  6. Ces bonnes dispositions de Louis XIV n’allèrent point jusqu’à permettre les assemblées des habitants. Il en résulta une faiblesse pour la colonie.
  7. Si, avant 1665, on eût eu le soin de chasser les Iroquois, comme on le devait, la tranquillité se fût trouvée assurée.
  8. Voir tome III, 65, 71, 72. IV, 6, 25, 46.
  9. Voir Faillon : Hist. de la Colon. III, 222. Le présent ouvrage IV, 46,
  10. Évidemment des « filles du roi », autres que les Portugaises, etc.
  11. « La Mauresque. » Il n’y en avait donc qu’une seule ?
  12. Ce mot peut signifier : déchargé du service, autant que rejetté du service.
  13. Tout comme nos défricheurs d’aujourd’hui.
  14. Des filles instruites, comme l’étaient celles de l’hôpital-général de Paris, ne pouvaient se faire aux travaux des champs.
  15. « Les filles du roi », ayant reçu une éducation propre à entrer au service des grandes dames, ne devaient, nécessairement, pas se trouver chez elles au milieu des travaux de la ferme.
  16. C’est-à-dire plus polies.
  17. Le privilège de la traite appartenait à la compagnie des Indes. Nous ne voyons pas comment on pourrait faire peser sur les habitants l’accusation d’avoir vendu de l’eau-de-vie.
  18. Gaillardin : Histoire du règne de Louis XIV, III, 448-9.
  19. Probablement Joseph Denis, fils de Pierre Denis de la Ronde et de Catherine Leneuf. Il avait pris les ordres chez les récollets, vers 1690.