Histoire des Canadiens-français, Tome III/Chapitre 10

Wilson & Cie (IIIp. 137-144).

CHAPITRE X

1625-1657.


On demande un clergé national.



N
otre clergé, dit-on souvent, a fait œuvre nationale, et les Canadiens lui doivent de la reconnaissance. Ceci est parfaitement conforme à l’opinion de tous les gens éclairés ; mais la masse des lecteurs ne se doute peut-être pas de la distinction qu’il y a à faire entre notre clergé et le clergé français du dix-septième siècle. Confondre les jésuites, par exemple, avec les prêtres canadiens, c’est prendre de l’eau pour du feu — sans compter que, durant le dix-septième siècle, nous n’avons pas eu de clergé canadien, grâce aux jésuites.

Dès leur premier pas sur le sol de la Nouvelle-France, les jésuites avaient été reçus avec froideur par les Français établis ou hivernants. À Québec, en 1625, on ne voulait pas même leur envoyer de canot pour les aider à débarquer du navire qui les amenait. Les récollets s’interposèrent par charité et réussirent à calmer les esprits. En récompense de leur dévouement, les récollets furent écartés du Canada et leurs terres données aux jésuites, en 1632. On ne sait s’il y eut alors protestation de la part des Canadiens ; mais, vers 1639, ceux-ci firent des démarches pour obtenir de n’être plus gouvernés « dans le spirituel et le temporel » par les mêmes personnes. Cette demande, que toutes les circonstances connues rendent justifiable, ne fut pas écoutée. Les jésuites étaient détestés chez nous, mais puissants à Paris ! Bossuet devait leur dire un jour : Vous êtes plus forts par l’intrigue que par l’estime que l’on a de vous.

De quoi se plaignaient les Canadiens en 1639, et en 1645, et en 1650, et en 1656, et en 1662, et en 1669 ? — car ils se sont tenus sur la brèche et n’ont cessé de porter à la cour suppliques sur requêtes et pétition sur prière, dans l’espoir d’obtenir justice.

Ils n’étaient ni des sauvages ni des protestants. Français et catholiques, ils demandaient… des curés.

Pourquoi donc n’acceptaient-ils pas les jésuites ? Parce que les jésuites s’occupaient de toutes autres choses que des Habitants.

Ces derniers avaient-ils les moyens de faire vivre des curés ? Oui, pour deux raisons : 1o le seul fait de demander des prêtres montre qu’ils voulaient et pouvaient les soutenir ; 2o ils donnaient aux jésuites plus de secours qu’il en eût fallu à des curés.

Quels étaient ces secours ? La compagnie des Cent-Associés, puis ensuite celle des Habitants, avaient entre leurs mains le monopole de la traite, c’est-à-dire du commerce du Canada, à charge de payer pour l’entretien de la colonie une somme annuelle évaluée au quart du trafic. En conséquence, les marchandises étaient tarifées de manière à acquitter cet impôt et à laisser encore à la compagnie un certain bénéfice. L’Habitant contribuait ainsi au paiement des dépenses publiques. Or, au nombre de ces dépenses, il y avait les missions des jésuites — des missions chez les sauvages, qui se trouvaient en partie aux charges d’une poignée de colons ! Les lettres des jésuites sont remplies de doléances sur le misérable état du commerce qui prive le pays des ressources nécessaires au soutien des missions. C’est à croire, vraiment, que le pays (le Canadien) n’existait que pour satisfaire aux besoins des missionnaires !

La France, ou plutôt ceux qui parlaient et agissaient en son nom depuis Cartier, prétendaient s’imposer la tâche de convertir les sauvages. Fort bien ; mais devaient-ils taxer pour cet objet de pauvres défricheurs qui n’avaient que faire des obligations contractées par les jésuites et ceux qui les protégeaient ? Nous n’irons pas jusqu’à croire que les protecteurs en question oubliaient leurs promesses ; car sans cela on n’eût pas compté, en 1640, soixante personnes au moins dans le cercle des jésuites, à côté d’une population française fixe de deux cent soixante et quinze âmes ; mais rappelons-nous que les soixante et quatre chefs de famille ou habitants contribuaient leur large part des frais des missions — chose injuste, toute aussi injuste que le monopole de la traite dont on accablait ces courageux pionniers.

L’une des clauses du règlement de 1648 pourvoyait à l’entretien d’une compagnie de volontaires qu’on enverrait (elle y alla) protéger les missions huronnes. Ce zèle nous attira la guerre avec un redoublement de férocité de la part des Iroquois. À ne lire que les Relations des jésuites, on se persuade aisément que les Habitants avaient pour principal devoir de prêter main-forte aux missionnaires et de payer le plus qu’ils pourraient de ces sortes de dépenses ! Il existe des milliers de lecteurs qui le croient !

En 1650, les Habitants ne dépassaient guère six cents âmes ; le pays renfermait une quarantaine de pères jésuites, assistés de trente ou quarante frères, donnés, domestiques, etc.

Nous ne blâmons pas les personnes charitables de France qui faisaient des sacrifices d’argent pour le bien des missions. Ce qu’il eût fallu ne pas faire eût été de ne mêler en rien la cause des Habitants avec celle de ces pères. Il y avait en évidence deux objets : la conversion des indigènes et l’établissement de colons français ; pourquoi avoir abandonné l’un et l’autre au contrôle des jésuites, qui eurent grand soin de rejeter dans l’ombre les cultivateurs, la vraie sève du pays, et qui étouffèrent, pendant plus de trente ans, les plaintes de cette population ?

L’histoire du Canada a été écrite par trois classes d’hommes : les Français, qui n’ont voulu y voir que les intérêts français ; les religieux, qui se sont extasiés sur les missions, et les laïques, effrayés par la menace des censures ecclésiastiques. Nous qui ne sommes ni Français de France, ni prêtre, et qui ne craignons pas les censures ecclésiastiques, nous écrivons la vérité. Avec les gens qui ne se gênent pas, dit un proverbe, il ne faut point se gêner : les jésuites ont joué leur rôle ici à notre détriment : ils n’ont pas de titre à l’impunité.

Comme pour venir en aide au sentiment national dont les colons de 1639 se faisaient les interprètes, la société qui se proposait alors de fonder Montréal avait en vue de se procurer l’assistance de prêtres séculiers. Malheureusement, le clergé de France, avili dans les hautes sphères par les ambitions politiques et la cupidité ; maintenu dans les campagnes et les petites villes au rang de valets des grands seigneurs, n’était guère susceptible d’offrir des sujets propres à cette œuvre sainte et méritoire. C’était l’époque où saint Vincent de Paul et M. Olier, pour n’en citer que deux, travaillaient à l’épuration du clergé. Le nord du royaume, pays des premiers Canadiens, était encore la partie la plus saine, et l’on est peu surpris de voir que les seuls prêtres séculiers du temps de M. de Montmagny (1636-1648) venaient de ces endroits. MM. Le Sueur et Nicolet furent véritablement les curés de Beauport et des petits établissements groupés autour de Québec.

La société de Montréal, avec ses aspirations si différentes de celles des jésuites, porta ombrage à ceux-ci. Les obstacles du début une fois franchis, M. de Maisonneuve ne pouvait cependant refuser d’accepter les jésuites, puisque les autres prêtres faisaient défaut ; mais on suit avec précision la marche des idées de la compagnie que ce gentilhomme représentait, et l’on voit que la porte n’était ouverte aux jésuites que faute de mieux.

C’est du voyage en France du gouverneur de Montréal (1645) que date la première dispute connue sur l’à-propos de nommer un évêque au Canada. M. le Gauffre, ami de M. Olier, fut désigné ; sa mort, survenue presque au lendemain de sa nomination, suspendit l’affaire. Les jésuites intervinrent alors : car ils avaient, en quelque sorte, été devancés, et ils surent tirer avantage de la disparition du titulaire qui n’appartenait pas à leur ordre. Parmi ceux qui les supportaient de leur argent et de leur influence, ils créèrent ce désir, si nettement exprimé par la mère de l’Incarnation, de ne confier qu’à eux la gouverne spirituelle d’une colonie dont ils avaient été les premiers pasteurs. On ne tenait compte ni des récollets leurs prédécesseurs (écartés par des moyens encore inavoués), ni du fait que le Canada, loin d’être avant tout un pays de missions, était une colonie française habitée, et non pas seulement fréquentée, par des Français.

M. d’Ailleboust, trop attaché à Montréal, ne garda pas le gouvernement. Les missions huronnes, ruinées par les Iroquois en 1648-9, forçaient les jésuites à se rabattre sur le bas Saint-Laurent, et c’est en partie pour fortifier la position de l’Ordre que M. de Lauson fut choisi comme gouverneur, le lendemain du refus opposé aux Canadiens de leur envoyer des récollets. En même temps, les Cent-Associés écrivaient à Rome, demandant qu’un jésuite fût nommé évêque de la Nouvelle-France. Le projet échoua. La compagnie de Montréal ne voulait point concéder à ces pères de seigneurie dans son île. M. de Lauson leur donna celle de Laprairie. Ce jeu des influences du temps nous explique ce que nous ne retrouvons pas dans les archives ou dans les imprimés dont les historiens ont fait usage.

Voyons une note du Journal des Jésuites : « Le 15 août (1653), fut annoncé le jubilé, sous l’autorité de monsieur l’archévêque de Rouen[1], qui en avait ici envoyé le mandement de le publier. Son mandement doit être conservé dans les archives comme pièce authentique de la continuation de possession que le susdit seigneur archévêque a déjà prise par quelques autres actes du gouvernement spirituel de ce pays. Cette publication, toutefois, du jubilé sous son nom et autorité est le premier acte qui ait paru notoirement dans le pays ; qui est d’autant plus authentique qu’il s’est fait en la présence du gouverneur, ipso non répugnante (immo ipso præmonito & consentiente, quod tamen non est passim enulgandum) & est in maxima populi frequentia, qui ensuite a gagné ce jubilé, lequel ne pouvait ici être gagné autrement, le pape ne l’accordant qu’aux sujets des prélats qui le lui demandaient pour leurs diocésains. Sur quoi est à remarquer que n’y ayant eu rapport à aucun évêque pour le gouvernement spirituel de ce pays jusqu’en l’an 1647[2], il fut pour lors considéré, à l’occasion des vêtures et profession des religieuses, qu’on ne pouvait s’en passer, et, la susdite année, le père Vimont, passant en France, fut surtout chargé de cette affaire[3], pour l’assurance des professions religieuses. Le père Vimont, après avoir consulté Rome, les principaux pères de notre compagnie de la maison-professe et du collége, le sens plus commun fut qu’il fallait s’adresser et attacher à M. de Rouen[4] ; ensuite le père Vimont s’adressa au père Pingeolet, pour lors recteur du collège de Rouen, par la faveur et assistance duquel on obtint de M. l’archévêque de Rouen l’ancien, lettre de grands-vicaires ; ce qui étant apporté ici, avec les lettres et les résolutions de tous nos pères, confirmatives de ce que dessus, on procéda avec assurance à recevoir des professions religieuses. On ne jugea pas toutefois à propos de faire encore éclater beaucoup au dehors cette affaire[5]. Depuis, mondit sieur l’archévêque de Rouen envoya une patente bien ample, adressée au révérend père assistant, par laquelle il établissait le supérieur de la mission (des jésuites) son vicaire-général, avec toutes les précautions possibles pour le bien de notre compagnie ; et, le dit sieur archévêque étant mort cette année 1653, son neveu, successeur en sa charge, et qui du vivant de son oncle avait été son coadjuteur, envoya une semblable patente à celle de son oncle au révérend père assistant, qui nous fut ici apportée avec le mandement pour la publication du jubilé. On a de plus à noter que le susdit neveu successeur, étant coadjuteur de son oncle, donna lettre démissoire au sieur Gendron pour recevoir les ordres, l’année 1652, et ce en considération qu’il était son sujet pour avoir demeuré environ dix ans en ce pays ; le même, depuis la mort de son oncle, a donné un autre mandat pour faire inquisition sur la vie et sainte mort de nos pères : de sorte que tout cela mis ensemble a fait juger que la chose était venue à maturité pour la faire dorénavant paraître et éclater au dehors quand besoin serait ; ce qui s’est fait nunc primum par la publication susdite du jubilé, sous le nom et autorité de mondit seigneur archévêque de Rouen, qui fut qualifié notre prélat ce jour-là, 15 août, en présence, comme dit est, de monsieur le gouverneur et de tout le peuple assemblé, pendant la grande messe. »

De son côté, la mère de l’Incarnation écrivait, en 1652 : « Comme il n’y a point ici d’évêque, celui de Rouen a déclaré qu’il nous en tenait place. Et pour se mettre en possession, il a institué pour son grand-vicaire le révérend père supérieur des missions, lequel d’ailleurs étant le principal ecclésiastique du pays, nous nous reposons sur son autorité pour la validité de nos professions, après la consultation qui en a été faite en Sorbonne, signée de six docteurs. »

Ce n’était point là ce que voulaient les Canadiens ; car, d’après le père Le Clercq, récollet, le mécontentement des habitants existait toujours : « Le Français, dit-il, aime la liberté : il est ennemi de la contrainte jusque dans sa religion, en quelqu’endroit qu’il se rencontre. L’on a vu avec combien d’instances réitérées les Canadiens avaient demandé des récollets depuis le rétablissement de la colonie (1633). Plus on y mettait d’obstacles plus on augmentait leur soupçon et l’empressement qu’ils avaient de nous voir. »

Tant que M. de Lauson fut à la tête des affaires à Québec, il n’y eut que lui et les jésuites d’influents dans le pays ; mais sa triste administration se terminant par une déroute (1656), il y eut lieu d’espérer que les habitants pourraient faire entendre leur voix. Le gouverneur de Montréal laissa son commandement au major Closse et partit pour la France, sur les pas de M. de Lauson. Jusque là, dit M. Dollier de Casson, le principal but de M. de Maisonneuve « était de grossir cette colonie par le nombre des hommes dont il moyennait la venue ; maintenant il y veut établir un clergé pour la sanctification des peuples ; c’est pour cela qu’il passe la mer et expose sa vie en ce nouveau trajet, encore qu’il feignit un autre sujet pour son voyage. Il jugea ne devoir pas retarder ce dessein pour deux raisons ; la première, parce que les révérends pères jésuites se trouvaient pressés de toutes parts par les missions étrangères et éloignées des sauvages[6], qui sont écartés dans les bois, ce qui lui faisait craindre assez souvent de n’avoir pas toujours l’assistance spirituelle qu’il aurait souhaitée et qu’ils auraient bien désiré lui donner sans ces conjectures. Secondement, le souvenir des desseins de M. Olier et de tous les messieurs associés, qui avaient toujours eu la vue sur les messieurs du séminaire de Saint-Sulpice, ainsi qu’ils lui avaient déclaré, lui fit croire qu’il ne pouvait procurer trop tôt à cette île la venue des ecclésiastiques de cette maison, à cause des biens spirituels et temporels qu’ils y pouvaient faire. Ayant bien pesé toutes ces choses, il les proposa à Mlle  Mance, laquelle étant de son sentiment, il se détermina d’aller trouver cette année feu M. Olier, l’illustre fondateur du séminaire de Saint-Sulpice, afin de lui demander des messieurs de son séminaire pour avoir le soin de cette île, comme aussi de faire intervenir messieurs les associés de la compagnie, afin de réussir dans sa demande… M. Olier, qui ne pouvait refuser telles propositions, les accepta d’abord ; il eut bien voulu y venir se sacrifier lui-même, tout accablé qu’il était et près de son tombeau[7] par ses mortifications et austérités extraordinaires, mais n’y ayant de possibilité à la chose, il jetta les yeux sur monsieur l’abbé de Quélus, sur messieurs Souart et Gallinier et monsieur Dallet, qui tous quatre acceptèrent le parti avec autant d’obéissance et de zèle qu’on en saurait souhaiter… Quant à M. de Quélus, auquel l’assemblée générale du clergé avait voulu auparavant procurer un mitre pour venir ici annoncer l’Évangile, il n’y vint pas avec moins de joie sous une moindre qualité, voyant que la plus grande gloire de Dieu ne s’était pas trouvée conforme à celle qu’on avait eue de l’honorer du bâton pastoral. »

M. de Maisonneuve était arrivé à Paris au commencement de l’hiver de 1656-7, au milieu de l’effervescence résultant de la dispute des jansénistes et des molinistes. Dès le mois de janvier, Pascal lançait contre les jésuites les premiers de ses fameux libelles, les Provinciales, qui eurent d’abord un effet étourdissant. Ceci explique peut-être le succès de M. Olier ; car autrement les jésuites, dont la ligne de conduite dans les affaires du Canada était toute tracée, se seraient vus en position, comme jadis, de contrecarrer ses démarches, bien que M. Olier ne fût pas janséniste. Au mois d’avril (1657), lorsque les prêtres destinés à Montréal partirent de France, la cause des jésuites avait tellement baissé que leur influence à la cour et dans les salons de la capitale ne valait plus rien. Elle se releva bientôt.

En même temps, un nouveau gouverneur-général était nommé. Pierre de Voyer, chevalier, vicomte d’Argenson, conseiller d’État, née en 1626 d’une famille distinguée dans la robe, avait été destiné à la vie ecclésiastique et tonsuré à l’âge de dix ans ; mais il se tourna vers la carrière militaire, se signala à la bataille de Lens et au siège de Bordeaux durant la Fronde ; on le fit ensuite bailli de Touraine. Le président Lamoignon, très bien en cour depuis que la cause du parlement de Paris était triomphante, au milieu des intrigues et des revirements de la guerre civile, le désigna au ministre comme successeur de M. de Lauson au Canada. Sa commission, signée du roi, le 26 janvier 1657, renferme les passages suivants : « au lieu et place du sieur de Lauzon, dont le temps, qui ne doit être que de trois ans, ordonné par nos règlements pour ledit pays, est expiré[8]… ensuite de la présentation qui nous a été faite de la personne du vicomte d’Argenson… par la compagnie de la Nouvelle-France, ainsi qu’il appert par un extrait de leurs délibérations ci-attaché… donnons la dite charge de gouverneur et notre lieutenant-général dans toute l’étendue du fleuve Saint-Laurent en la Nouvelle-France, îles et terres adjacentes de part et d’autres du dit fleuve et autres rivières qui se déchargent en icelui, jusqu’à son embouchure, à prendre dix lieues près de Miscou du côté du sud, et du côté du nord autant que s’étendent les dites terres du dit pays, de la même sorte… que le dit sieur de Lauzon, pour trois ans seulement, qui commenceront du jour que le dit sieur vicomte d’Argenson arrivera à Québec… »

La situation du Canada était des plus pénibles. Les Iroquois grandissaient en puissance et naturellement en audace. Le cours du Saint-Laurent leur appartenait par le droit de la force. Leurs maraudeurs descendaient jusqu’à Gaspé et y portaient le fer et le feu, accompagnés des horreurs dont les récits du temps nous fournissent les détails. Ils étaient déterminés à fondre dans leur confédération les restes des tribus huronnes, ou à anéantir celles-ci sous les yeux des Français si on refusait de se prêter à leurs desseins. Les annalistes et les historiens ont beaucoup écrit sans rien expliquer sur ce sujet. Nous n’y voyons que des choses fort explicables — étant donné le naturel de la race huronne-iroquoise. En premier lieu, les Hurons n’avaient fait alliance avec les Français que par calcul : leur éloignement des Iroquois, et par suite l’esprit de vengeance qui animait ces derniers contre eux, les mettaient dans le cas de chercher à se faire des alliés. Quand les Iroquois virent que la France ne donnait qu’un secours imaginaire à leurs « frères séparés », et que les missionnaires affluaient au pays des grands lacs, ils adoptèrent une politique parfaitement conforme à l’esprit de domination de leur peuple, savoir : l’écrasement des tribus huronnes, qui devait amener l’affaiblissement des Français trop dispersés, trop peu soutenus par la mère-patrie. Durant les guerres de 1636 à 1655, ils cédèrent néanmoins à un instinct de race qui leur faisait adopter bon nombre des vaincus, fortifiant par là les liens de familles et comblant les vides produits dans leurs rangs par la fortune des armes. Lorsque les restes des bourgades huronnes prirent le chemin de Québec (1650), la moitié des malheureux ainsi chassés de leur pays comptaient des parents parmi les Iroquois. Les allures des maraudeurs et des assassins organisés en bandes se modifièrent. On les vit entrer en conférences, non-seulement avec leurs victimes, mais aussi avec les Français, et demander ou plutôt exiger à front découvert la réunion de toutes les familles huronnes-iroquoises. Le sentiment de leur impuissance portait les Hurons à adopter ce plan. Restait à convaincre les Français. Les Iroquois se montrèrent à la hauteur de diplomates consommés en attaquant les administrateurs de la colonie par le côté religieux. Il a toujours été de pratique chez les sauvages de l’Amérique du nord de regarder les « robes noires » comme des chefs français ; les jésuites savaient cela et en tiraient profit. Les Iroquois comprenaient de plus que ces hommes ne prêchaient point la guerre, et par conséquent qu’ils ne pouvaient leur être nuisibles de ce côté. Or, en flattant le désir qu’avaient les missionnaires de se répandre au loin, ils étaient sûrs d’entraîner le gouvernement de Québec à seconder leurs vues. C’est ce qui arriva. Les Hurons, affolés de terreur et attirés par les parents qu’ils avaient dans les cantons, résistaient mollement aux instances des délégués et des visiteurs qui se glissaient chaque jour au sein de leur village sous mille prétextes. Les choses en vinrent au point que, non contents des revers éprouvés par les colons, et sans tenir compte de l’état de gêne de la colonie, les jésuites résolurent de taxer encore le pays pour équiper un corps de cinquante ou soixante personnes destiné à établir une mission en plein pays des Iroquois. Qu’on lise les mémoires du temps — on y trouvera, mêlé aux discours des orateurs iroquois, des témoignages de l’adresse incroyable de cette nation, des preuves de la duplicité des Hurons, et des signes non équivoques de l’aveuglement des jésuites, qui, sans se préoccuper du sort des habitants, couraient au martyre comme des soldats lancés à la gueule des canons. Cet esprit de sacrifice, agissant mais imprévoyant, a été loué : a-t-on réfléchi aux dangers qu’il allait encore faire naître pour les habitants ? Ceux qui, de nos jours, ont cru devoir signaler une telle inconséquence et rappeler que, semblable à la célèbre charge de cavalerie à Balaklava, cette nouvelle entreprise des jésuites avait occasionné des massacres en pure perte, se sont vu imputer un manque de foi religieuse. Depuis quand la religion exige-t-elle des sacrifices inutiles ? Qui donc a le droit de compromettre toute une population sans la consulter ? On nous répond par un mot qui fait courber les têtes : « Dieu vous a tenu compte des souffrances des jésuites. » Nous avons souffert plus que les jésuites — beaucoup plus ! Ensuite, quelle est cette méthode de nous pousser malgré nous dans une mauvaise affaire, afin de nous créer un mérite aux yeux de Celui qui voit toutes choses ? Les misères de la vie, augmentées des maux que fait subir un gouvernement maladroit ou abusif, sont bien suffisants pour l’homme sans qu’on multiplie comme à plaisir les obstacles devant ses pas. Tout ceci n’est que de la pauvre et triste politique, et, quoi que l’on fasse, ce ne sera jamais de la religion.

Contre chacun des martyrs jésuites nous pouvons opposer quarante martyrs canadiens — hommes, femmes et enfants assommés, écorchés, brûlés, tourmentés d’une manière aussi horrible que l’ont été les pères Brebeuf et Lalemant ; mais l’Histoire ne s’en occupe presque pas. La raison de cet injuste oubli est toute entière dans la persistance que mettent les jésuites à glorifier, depuis plus de deux siècles, leurs martyrs dont ils font journellement un objet de réclame pour leur cause. Dans l’espace des vingt années qui viennent de s’écouler, pas moins de quinze volumes ont été mis devant les lecteurs, parlant toujours et à tout propos de ces dix ou douze victimes volontaires du zèle religieux. Les Canadiens, moins vantards, ne font pas tant de tapage dans la presse. Il est vrai qu’ils ont été conduits à la boucherie malgré eux, et qu’ils n’ont pu se venger, durant tout le temps du régime français, que par le mépris dont ils ont accablé les jésuites. La légende, défigurée et grossie, remplace à présent l’Histoire.



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  1. La plupart des colons du Canada venant de la Normandie, il était juste que, à défaut d’un évêque en titre, ils regardassent celui de Rouen comme leur chef ecclésiastique.
  2. En 1645 on s’en était occupé, puisque M. le Gauffre avait été choisi.
  3. Voir page 8 du présent volume.
  4. Après la mort de M. le Gauffre.
  5. Les jésuites avaient leur arrière-pensée de faire nommer un évêque au choix de l’Ordre.
  6. On voulait, coûte que coûte, établir des missions chez les Iroquois, sans se préoccuper de la perfidie habituelle de cette nation et des misères déjà trop grandes de la colonie française.
  7. Il mourut au printemps de 1657
  8. Il était expiré depuis plus de deux ans.