Histoire des Canadiens-français, Tome II/Chapitre 9

Wilson & Cie (IIp. 123-138).

CHAPITRE IX

1642 — 1645


Progrès de la Société de Montréal. — Premières attaques des Iroquois. — M. d’Ailleboust. — Missionnaires chez les Hurons. — Guerre des Iroquois. — État du pays. — Compagnie des Habitants.



V
ivement pressé par les nouvelles du Canada, l’automne de 1641, et ne sachant point quel précieux secours M. de Maisonneuve allait recevoir de la main du sieur de Puyseaux ; voyant, d’un autre côté, l’impression produite sur plusieurs dames de qualité par les lettres de mademoiselle Mance, le dévoué M. Olier présenta son ami la Dauversière à des personnes de condition qui «  prirent une si parfaite confiance dans les récits que leur fit ce dernier, qu’ils furent ravis d’être reçus eux-mêmes au nombre des associés de Montréal, et de pouvoir contribuer par leurs largesses à une si sainte entreprise… Vers la fin du mois de janvier 1642, ces généreux associés étaient déjà au nombre d’environ trente-cinq. » Le 2 février, tous réunis dans l’église de Notre-Dame de Paris, ils consacrèrent l’île de Montréal à la sainte Famille ; M. Olier célébra la messe ; ceux qui n’étaient point prêtres communièrent de sa main : les autres célébrèrent en même temps aux autels voisins.

Les compagnies de marchands avaient, jusque là, trompé les espérances du Canada ; la religion accomplit ses promesses.

Le nombre des associés s’éleva promptement à quarante-cinq ; mais l’humilité de ces dignes chrétiens était telle, qu’on ne connait point la liste de leurs noms, sauf ceux que mentionne M. Dollier, et encore ne sont-ils pas tous des premières années de la compagnie : « M. le duc de Liancourt, l’abbé Bareau, de Monmor, de la Marguerye[1], Goffre[2], de Renty, Bardin, Morangy, de Chaudebonne, Duplessis Monbar, de Saint-Fremin, de Fancan, de la Doversière, Dirval, les deux frères messieurs Leprêtre, comme aussi M. Olier, M. de Bretonvilliers[3], M. l’abbé de Kelus (Queylus) et autres ; parmi les femmes, madame la chancelière, mesdames de Villesavin, Seguin[4] et plusieurs autres, entre lesquelles je comprends madame de Bullion, qui au ciel tiendra un des premiers rangs dans cet ouvrage, et avec d’autant plus de raison que n’ayant voulu être connue dans les biens qu’elle y a fait, elle en a laissé la gloire à son Dieu. »

M. Olier était alors dans toute l’activité de la vie. Il a dû inspirer cette partie du mémoire des associés de Montréal présenté à la compagnie de la Nouvelle-France en décembre 1640, où l’on voit que les fondateurs de Montréal se proposaient d’établir trois communautés : l’une d’ecclésiastiques séculiers, l’autre de sœurs vouées à l’instruction de la jeunesse, et la troisième d’hospitalières pour l’assistance des malades. Au mois de mai 1642, il fonda, à Vaugirard, la Société des prêtres, laquelle se transporta à Paris trois mois plus tard, et prit le nom de Saint-Sulpice, paroisse que dirigeait M. Olier. En même temps, M. de la Dauversière commença, à la Flèche, l’institut des filles de Saint-Joseph, qui devait fournir des hospitalières. La communauté des institutrices fut, plus tard, l’œuvre de la sœur Marguerite Bourgeois.

M. de la Dauversière était procureur de la compagnie de Montréal. Il employa quarante mille francs à l’achat de provisions de bouche, d’armes, de munitions et d’ornements d’église ; enrôla une douzaine de bons hommes, et confia le tout au sieur Pierre Le Gardeur de Repentigny, chargé de la conduite des navires de France au Canada pour le compte des Cent-Associés. Lorsque M. de Repentigny parut à Montréal avec ces secours, les travaux de la place — fort, retranchements, magasin, corps de logis — étaient très avancés, et les Iroquois n’avaient pas inquiété les travailleurs. Tous les effets laissés à l’anse Saint-Michel étaient déjà transportés en lieu sûr ; enfin, l’hiver 1642-43 s’annonçait sous d’excellents auspices[5].

Le 19 mars 1643, fête de saint Joseph, patron du Canada, « le principal bâtiment étant levé, on mit le canon dessus afin d’honorer ce jour au bruit de l’artillerie. » Vers la fin du même mois, dix Algonquins, poursuivis par des Iroquois, se réfugièrent dans le fort à la vue de leurs ennemis. C’est de cette manière que l’habitation française fut découverte par ces maraudeurs. Quant aux Algonquins et aux Hurons, ils n’écoutaient jamais leurs alliés les Français, mais ils imposaient à ceux-ci la tâche de les défendre lorsqu’ils avaient attiré sur eux quelques bandes d’Iroquois. On a même constaté que les Hurons étaient rarement fidèles aux Français, et la chose s’explique assez facilement si l’on songe que, outre le sang, la langue et les coutumes étaient communes aux Hurons et aux Iroquois.

Piescaret, à la tête de huit hommes, tenta d’aller surprendre les ennemis au dessus de Montréal, mais sans succès. Au commencement d’avril, il pria M. de Maisonneuve de lui permettre de se rendre aux Trois-Rivières ainsi que sa bande, ce qui s’exécuta avec peine et misère ; car les Iroquois le suivirent à la piste et ne lui laissèrent de repos qu’au terme de sa course.

La traite des pays d’en haut pouvait tomber aux mains des Iroquois. M. de Montmagny arma (27 mai) une barque la Louise, commandée par Pierre Caumont dit Laroche, soldat de la garnison de Québec, montée par cinq matelots et quatre soldats, avec instruction de se rendre au lac Saint-Pierre. Le 12 juin, quarante Iroquois mirent pied à terre à la Pointe-du-Lac, et se fortifièrent à leur mode au moyen d’un retranchement de corps d’arbres, assez solide pour défier les petites pièces de fonte des chaloupes et des barques. Déjà une catastrophe était survenue à Montréal. Les Hurons, descendant à la traite, avaient rencontré, près du lieu nommé plus tard Lachine, une bande d’Iroquois, et, soit par lâcheté ou autrement, leur avaient fait connaître l’existence du poste français. Aussitôt, quarante de ces barbares s’approchèrent (9 juin) et surprirent à l’ouvrage six hommes, dont trois : Guillaume Boissier dit Guilling (de Limoges), Bernard Boête ou Berte (de Lyon) et Pierre Laforêt dit l’Auvergnat, furent tués sur le coup, et les trois autres emmenés captifs. Après cet exploit, Hurons et Iroquois passèrent la nuit ensemble à insulter les Français ; mais vers le matin, les Iroquois cassèrent la tête à une partie des Hurons, se saisirent de leurs pelleteries et, traversant le fleuve, gagnèrent les bois dans la direction de Chambly. Ce qui restait de Hurons se réfugièrent à Montréal, où on les traita avec humanité. Peu après, l’un des prisonniers français, s’étant échappé, donna des renseignements qui permirent d’aller reprendre une quantité de pelleteries abandonnées en chemin par les vainqueurs, et que M. de Maisonneuve distribua à sa petite garnison. « C’est une chose admirable combien cet homme a toujours aimé ceux qu’il a commandés, et combien il s’est peu considéré lui-même, » observe M. Dollier de Casson.

Au commencement de juillet, le gouverneur-général visita Ville-Marie, comme on appelait la cité naissante, et apporta des nouvelles de France.

Le cardinal de Richelieu était décédé le 4 décembre 1642 ; mais le roi Louis XIII avait écrit de sa main qu’il prendrait soin de la colonie de Montréal, et que, pour première marque de son intérêt, il lui faisait don d’un navire de trois cent cinquante tonneaux appelé Notre-Dame. M. de Montmagny ignorait la mort de ce prince, survenue le 14 mai.

Depuis plus de dix années, Richelieu ne s’occupait guère du Canada, et tolérait la conduite des Cent-Associés envers cette colonie. La première période de son ministère avait été remarquable dans un autre sens, car il était parvenu à faire disparaître la compagnie de Caen qui abusait de son privilège. Les Canadiens peuvent dire avec Corneille :

Qu’on parle mal ou bien du fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n’en diront jamais rien :
Il m’a fait trop de bien pour en dire du mal,
Il m’a fait trop de mal pour en dire du bien.

L’été de 1643 se passa au milieu des appréhensions de quelques coups des Iroquois. Le gouverneur-général faisait croiser quatre chaloupes au lac Saint-Pierre. Des combats isolés avaient lieu fréquemment entre les sauvages. On n’entendait parler que d’embuscades et de massacres.

Le mois de septembre ramena un peu de confiance. Un gentilhomme de la Champagne, nommé Louis d’Ailleboust[6] sieur de Coulonges et d’Argentenay, avec sa femme, Barbe de Boullongne, et la sœur de celle-ci, arrivèrent de France porteurs de nouvelles encourageantes. Florentin de Boullongne, de la paroisse Saint-Eustache de Paris, avait épousé mademoiselle Eustache Quen, dont il eut deux filles : Philippine-Gertrude, née 1603, à Ravière, comté de Tonnerre, en Champagne, et Barbe, née 1618, qui était mariée à Louis d’Ailleboust ; Philippine-Gertrude entra chez les ursulines de Québec (1648) et prit le nom de mère de Saint-Dominique.

Madame de Bullion avait fait une fondation de deux mille francs de rente pour l’entretien d’un hôpital, et donné douze mille francs pour le bâtir et le meubler ; de plus, elle envoyait deux mille francs à mademoiselle Mance « pour les employer à sa dévotion. » Chacun des associés « avait tâché de se saigner charitablement et généreusement. »

Madame de la Peltrie, voyant que mademoiselle Mance aurait à l’avenir de la compagnie et de l’aide de son sexe, retourna à Québec. Une autre perte pour la colonie de Montréal fut le départ de M. de Puyseaux. Ce bon vieillard, attaqué par la paralysie et affaibli par l’âge, demanda à M. de Maisonneuve de lui rendre ses terres de Saint-Michel et de Sainte-Foye, ce qui lui fut accordé verbalement sur l’heure. Il descendit à Québec, où, selon les apparences, il demeura une année ou deux. En 1644, il dota de cinq cents francs Marie-Olivier-Silvestre Manitouabewich, sa filleule (adoptée par Olivier Le Tardif), qui se mariait (3 novembre) avec Martin Prévost. C’est le premier mariage d’un Français avec une femme sauvage. M. de Puyseaux était retourné en France lorsque M. de Maisonneuve ratifia (19 octobre 1646, à Québec) sa rentrée en possession des deux terres. Noël Juchereau des Chastelets acheta le fief Saint-Michel et le donna ensuite à sa nièce, Geneviève Juchereau, lorsqu’elle épousa (1er octobre 1648) Charles Le Gardeur de Tilly. « Par un acte passé en 1656, M. de Tilly loue la terre de Puiseaux ou Saint-Michel à Martin Pin, Jean de La Rue et Siméon Le Gendre. Quelques années plus tard, ce fief fut vendu au séminaire de Québec, auquel il a toujours appartenu depuis. » Par un testament fait à la Rochelle, le 21 juin 1647, M. de Puyseaux lègue sa terre de Sainte-Foye au profit du futur évêque de Québec. Copie de ce document fut expédiée en 1733 à la demande des chanoines de Québec, mais, faute de pouvoir en identifier les limites, on renonça à l’espoir de posséder cette propriété. Les bons offices de M. de Puyseaux ne furent point méconnus des associés de la compagnie de Montréal, qui « le firent très bien soigner ; ils en eurent la même sollicitude que s’il dut être leur propre frère, et ils ne l’abandonnèrent point jusqu’au tombeau. »

M. d’Ailleboust était un militaire et un agriculteur ; il remplaça la palissade de Ville-Marie par quelques bastions construits scientifiquement ; en même temps, on prit des mesures pour tirer de la terre la subsistance des habitants, dès l’été de 1644.

Nous commençons à voir figurer les noms de quelques Français fondateurs du poste. Le premier habitant de Montréal fut Pierre Gadois, déjà cité pages 80, 91. En 1641, était arrivé au Canada Nicolas Gode, maître-menuisier, né 1583, de Saint-Martin d’Igé, évêché de Séez, au Perche ; sa femme était Françoise, née 1586, sœur de Pierre Gadois ; leurs enfants, deux garçons et deux filles, encore très jeunes à cette époque, se marièrent plus tard et fondèrent de nombreuses familles. Godé fut tué par les Iroquois, à Montréal, en 1657. En 1642, M. de la Dauversière avait envoyé, sous les ordres de M. Pierre Le Gardeur de Repentigny, « un charpentier d’un jugement solide, d’une piété sincère et d’un courage à toute épreuve, qui servit utilement la colonie. » Il se nommait Gilbert Barbier dit Minime, était né en 1626, fils de Pierre Barbier et de Claudine Vison ; le 14 novembre 1650, à Montréal, il épousa mademoiselle de la Vau ; un de leurs fils fut tué par les Iroquois, un autre par les Anglais.

En 1643, étaient à Montréal : François Gode, menuisier, lequel épousa (1649) Françoise Bugon, née 1626, de Saint-Pierre, évêché de Clermont, en Auvergne ; César Léger, maître taillandier, fils de Jean Léger et de Marie Massiager, de Mornac, évêché de Xaintes, en Saintonge, épousa (1644) Roberte Gadois, fille de Pierre Gadois ; Léonard Lucot dit Barbot, né 1626, fils de François Lucault et de Marie Bagodon, se maria (1643) avec Barbe, fille de Jean Poisson et de Barbe Provost, de Saint-Jean, au Perche ; il fut tué par les Hurons en 1651, près Montréal. Le registre de 1643 cite aussi les noms de David de la Touze, Jacques Haudebert, Mathurin Serrurier, J.-Baptiste Davène, Jean Caron, Jacques Boni, Jean Philippe, Pierre Didier, Pierre Quesnel, et… Bellanger, pas autrement connus[7].

L’acte qui suit est la ratification de la concession de l’île de Montréal et de la seigneurie de Saint-Sulpice :

« Louis, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre. À tous ceux qui ces présentes lettres verront, salut : Nos chers et bien aimés Pierre Chevrier écuier, sieur de Fancamp, et Hiérosme le Royer, sieur de la Dauversière, tant pour eux que pour les habitants de Montréal en la Nouvelle-France et leurs associés pour la conversion des Sauvages du dit pays, nous ont fait dire et remontrer qu’ils ont traité avec nos chers et bien aimés les associés de la grande Compagnie de la Nouvelle-France de la propriété de l’île de Montréal, lors entièrement inculte et inhabitée au milieu du grand fleuve de Saint-Laurent et de deux lieues aux environs de la dite île, en tout droit de justice et seigneurie tant en l’île que sur la dite rivière, aux charges et conditions mentionnées aux contrats des sept août et dix-sept décembre mil six cent quarante passés entre eux et les exposans ; et pour leur faciliter le moyen de secourir les Sauvages qui fréquentent les environs de la dite île et de faire étendre la lumière de l’Évangile par la commodité du dit fleuve qui a trois cents lieues de cours, aux nations qui sont sur les bords et autres plus éloignés, à quoi les dits exposans avec l’assistance divine se sont si heureusement employés jusqu’à présent qu’ils y ont bâti un fort, une habitation et un hôpital pour les pauvres Sauvages qui y abordent en grand nombre pour y venir habiter, cabaner et se faire instruire en la foi chrétienne : leur aidant à défricher la terre en sorte qu’il y a apparence que si le ciel continue de verser ses grâces comme il a fait jusques à ce jour par des effets d’une providence extraordinaire, ce dessein serait pour réussir beaucoup à la gloire de Dieu duquel nous relevons notre couronne, et au bien, avantage et honneur de notre service, et qu’en la dite île dont les terres sont des plus fertiles et mieux tempérées de tout le pays, il s’y pourrait établir quelque puissante communauté qui servirait à l’avenir de refuge assuré aux pauvres Sauvages disposés déjà la plupart à recevoir les remèdes de leur salut, qui à présent n’osent plus fréquenter la rivière au grand dommage des marchands français à cause de leurs ennemis communs les Sauvages appelés Iroquois qui pour l’avantage des armes à feu dont ils sont munis, courent impunément la rivière et tout le pays, pillant et enlevant ces pauvres innocens dépourvus de toute sorte de défense, et après les avoir tourmentés inhumainement les font mourir cruellement. Et parce que les exposans doutent devoir être troublés en l’exécution de leur entreprise s’ils n’ont sur ce nos lettres de ratification et confirmation des dits contrats ci-attachés sous le contre-scel des présentes, humblement requérant icelles ; — À ces causes, bien mémoratifs des bons sentiments que le roi, Henry-le-Grand, notre aïeul avait pour l’avancement du service de Dieu en ces pays comme il appert par plusieurs ses lettres et déclarations qu’il en a faites, confirmées de temps en temps par le feu roi notre très honoré seigneur et père, et particulièrement au mois de mars, mil six cent quarante-trois pour le sujet de Montréal dont nous sommes pleinement informés devoir beaucoup contribuer au bien général du dit pays et conversion des sauvages, et que la puissance royale n’est établie de Dieu en terre que pour y procurer avant toute chose l’amplification de sa gloire ; et ayant en singulière recommandation tous les louables et magnifiques desseins de nos très honorés seigneurs, père et aïeul, Nous, pour donner plus de moyen aux exposans de continuer ce qu’ils ont si utilement commencé pour le bien du christianisme au dit pays, et pour en faire passer par notre exemple l’émulation à nos sujets à la bénédiction de notre règne, de l’avis de la reine régnante notre très honorée dame et mère[8], de notre très cher oncle le duc d’Orléans, de notre cher cousin le prince de Condé et de plusieurs grands et notables personnages de notre conseil, avons les dits contrats et cessions faites aux exposans ratifiés, alloués et approuvés, ratifions, allouons et approuvons par ces présentes, voulons et nous plaît que du contenu en iceux ils jouissent pleinement et paisiblement à perpétuité ; et pour faire vivre les habitans de l’île de Montréal en paix, police et concorde, leur permettons d’y mettre tel capitaine ou gouverneur particulier qu’ils nous voudront nommer, continuer les fortifications et habitations tant pour les Français que pour les sauvages chrétiens qui s’y viendront habituer, leur donner secours de vivres et armes si besoin est ; et pour leur défense ériger corps de ville ou communauté ; faire descendre et monter en liberté par la rivière de Saint-Laurent leurs barques ou canots de Québec à Montréal pour y porter les vivres et munitions nécessaires aux habitans sans qu’ils soient tenus mouiller l’ancre en aucun lieu sinon pour leur commodité ni qu’ils puissent être troublés et empêchés sous quelque prétexte que ce soit ; faire et recevoir legs pieux et fondations tant pour l’entretien des pauvres sauvages que des ecclésiastiques, religieux ou séculiers qui y sont et qu’il conviendra entretenir à l’avenir en plus grand nombre, à la charge en cas de plainte ou malversation des dits associés ou leurs commis de faire rendre compte du revenu des dits legs à tel qu’il nous plaira d’y commettre. Si donnons en mandement à nos amés et féaux conseillers tenant nos cours de parlement et autres nos justiciers et officiers qu’il appartiendra, et à notre amé et féal le chevalier de Montmagny notre lieutenant en la Nouvelle-France que ces présentes ils fassent lire, publier et enregistrer et du contenu faire jouir les exposans, leurs associés et habitans du dit Montréal pleinement, faisant cesser tous troubles et empêchemens au contraire ; et pour ce que des dites lettres on pourra avoir affaire en divers lieux, nous voulons qu’aux copies dûment collationnées foi soit ajoutée comme au présent original ; car tel est notre plaisir. Donné à Paris, le treizième jour de février, l’an de grâce mil six cent quarante-quatre, et de notre règne le premier. Signé : Louis[9]

Pour compléter cette pièce, il est nécessaire de donner aussi les deux déclarations que l’on va lire : « Aujourd’hui date des présentes, sont comparus pardevant les notaires garde-notes du roi notre sire en son châtelet de Paris, les soussignés Pierre Chevrier sieur de Fancamp et noble homme Hiérosme le Royer sieur de la Dauversière, demeurant en la ville de la Flèche, étant de présent en cette ville de Paris, logés ensemblement rue des Marmousets en la maison où est pour enseigne la Fleur-de-Lis, paroisse de la Magdelaine en la cité ; lesquels ont dit et déclaré, reconnu et confessé que l’acceptation qu’ils ont faite de la donation qui leur a été faite tant par monsieur de Lauzon, conseiller du roi en ses conseils, que par Messieurs de la compagnie de la Nouvelle-France, de l’île de Montréal en la dite Nouvelle-France et autres terres au dit lieu, par trois divers contrats dont l’un passé en la ville de Vienne en Dauphiné pardevant —[10], notaire au dit lieu, le —[11] jour de —[12] mil six cent —[13] le second —[14]et le troisième signé Lamy, secrétaire de la dite compagnie de la Nouvelle-France, le —[15] jour de mil six cent a été et est pour et au nom de messieurs les associés pour la conversion des sauvages de la Nouvelle-France dans la dite île de Montréal, auxquels partant ils en font, en tant que besoin est ou serait, cession et transport, n’y prétendant aucune chose que comme étant du nombre des associés ; dont et de laquelle présente déclaration les dits sieurs de Fancamp et de la Dauversière ont requis le présent acte aux dits notaires pour servir à la dite compagnie en temps et lieu ce que de raison. Ce fut ainsi fait et passé, requis et octroyé ès études des dits notaires soussignés, l’an mil six cent quarante-quatre le vingt-cinquième jour de mars après midi, et ont signé la minute des présentes avec les dits notaires soussignés, laquelle est demeurée vers et en la possession de Chaussière, l’un d’iceux qui a adverti[16] du scel ces dites présentes. Ainsi signé : Pourcelle et Chaussière. — Et ensuite est écrit : Et le vingt-unième jour de mars mil six cent cinquante, sont comparus pardevant les dits notaires, les dits sieurs Pierre Chevrier et Hiérosme le Royer étant de présents en cette ville de Paris logés à la Fleur-de-Lis, rue des Marmousets, paroisse Saint-Pierre-aux-Bœufs ; lesquels ont déclaré que messieurs les associés pour la conversion des sauvages de la Nouvelle-France en l’île de Montréal ci-dessus désignée, sont : Messire Jean-Jacques Ollier, prêtre, curé de Saint-Sulpice ; messire Alexandre Le Rageois, ecclésiastique ; Nicolas Barreau, ancien ecclésiastique ; messire Roger du Plessis, seigneur de Liancour, duc de la Roche-Guyon et autres lieux, chevalier des ordres du roi ; messire Henry-Louis Habert, seigneur de Montmort, conseiller du roi en ses conseils, et maître des requêtes ordinaires de son hôtel ; Bertrand Drouart, écuier, et Louis Séguier sieur de Saint-Germain, au profit desquels à ce présents et acceptant tant pour eux que pour Louis Dailleboust et Paul de Chomedey, écuiers, les dits sieurs Chevrier et le Royer de la Dauversière font en tant que besoin serait la déclaration ci-dessus à l’effet de la plus grande validité d’icelle ; reconnaissant d’abondant iceux sieurs de Fancamp et de la Dauversière qu’ils ne prétendent aucune chose en la dite île de Montréal, forts et habitation d’icelle et autres dépendances, que comme associés avec les dits sieurs ci-dessus nommés, et tous ensemble s’en font encore, en tant que besoin est ou serait, donation mutuelle et réciproque, irrévocable, et entre vifs aux survivants les uns des autres, en cas de prédécès d’iceux, et au survivant et dernier survivant de tous en excluant à jamais tous leurs héritiers et ayans cause pour quelque cause et occasion que ce soit ; donnant pouvoir au porteur en cas qu’il se trouvât nécessaire de faire insinuer les présentes partout où besoin sera, dont ils ont requis acte aux dits notaires à eux octroyé ès études des dits notaires les dits jour et an que dessus, et ont signé. Ainsi signé : Chevrier, Ollier, Le Rageois, H.-L. Habert, Barreau, Chaussière, Le Royer, Roger du Plessis, Drouart, Louis Séguier, Bouret, et au bas est écrit et paraphé : En conséquence de l’acte en forme de décharge de pièces passé entre les parties ès noms, pardevant autres notaires du dit Châtelet de Paris, soussignés ce jourd’hui dixième mars mil six cent soixante-quatre. Ainsi signé : Chevrier, l’abbé de Queylus, Drouart, Huart, Le Rageois, Barillon, Du Plessis, Muret, notaires, en l’original des présentes annexé à la minute du dit acte par devers le dit Muret l’aîné, notaire. Signé : Huart, Muret, avec paraphes. — Enregistré au présent registre du conseil souverain de la Nouvelle-France, ce requérant, monsieur Souart dénommé en la requête par lui présentée à monseigneur l’intendant ci-dessus enregistrée, dont acte lui est octroyé pour servir aux seigneurs de l’île de Montréal ce que de raison, par moi greffier au dit conseil soussigné, le vingtième septembre mil six cent soixante-six. Signé : Peuvret[17]. »

Des changements se préparaient dans l’administration de la Nouvelle-France, par suite de la crise amenée avec la guerre des Iroquois et la fondation de Montréal.

Les jésuites avaient commencé, à Québec, en 1636, un « séminaire de néophytes » ; mais, dès l’année suivante, les élèves étaient retournés à la vie des bois. Les religieux n’obtenaient presque rien des Cent-Associés ; néanmoins, voyant que les sauvages ne voulaient pas venir à eux, ils eurent le courage de se porter avec plus d’énergie que jamais du côté des missions. De 1636 à 1640, Tadoussac devint un poste fixe où les Montagnais rencontraient toujours un ou deux prêtres. Sillery prospérait. Trois-Rivières prenait une importance réelle à cause des nombreuses bandes d’Algonquins qui y passaient en toutes les saisons. Les colons, choisis en France parmi l’élément catholique, s’étaient toujours prêtés aux vues des apôtres du Canada. « Plût à Dieu, dit le père LeClercq, que depuis ce temps (1615) jusqu’aujourd’hui (1680), à mesure que la colonie s’est accrue et que le nombre des missionnaires a augmenté, tout le monde eût également concouru à la conversion des barbares, comme le petit nombre d’habitants et de familles françaises qui étaient alors au pays y travaillaient avec nos pères ; car, quoi qu’il en soit du zèle des messieurs de la Compagnie, l’on sait que l’on suppléait à leur défaut dans le pays, et que le petit troupeau d’habitants et de missionnaires travaillait infatigablement à humaniser, à policer, et à préparer les sauvages à notre sainte foi[18]. » Cet accord entre les habitants et les religieux sur l’article de la conversion des sauvages n’empêchait point les premiers de regretter les récollets, leurs anciens pasteurs. Ils se seraient probablement accommodés des jésuites ; mais ceux-ci voulaient être, avant tout, les évangélisateurs des races indigènes ; il en résultait qu’on ne les regardait ni comme des curés ni comme des prêtres attachés au pays. Le père Le Clercq expose ainsi la situation des habitants : « Deux députés arrivèrent de Canada en France (1639) et s’adressèrent secrètement à nos pères (récollets) de Paris pour leur représenter la gêne où étaient les consciences de la colonie de se voir gouverner par les mêmes personnes pour le spirituel et pour le temporel, nous conjurant de faire nos diligences en cour afin d’obtenir notre rétablissement. Le père Paul Huet les accompagna chez quelques-uns des messieurs de la compagnie qui étaient de nos amis et qui nous ouvrirent librement leurs pensées, nous témoignant être persuadés de la nécessité de notre retour, même pour leurs propres intérêts, et nous promettant toutes sortes de faveurs[19]. » Richelieu se montra favorable à cette démarche ; toutefois, elle rencontra ailleurs des obstacles insurmontables. Le 20 janvier 1642, le cardinal semble avoir repris l’affaire, car il donna ordre à Guillaume de Caen de faire passer à Québec trois récollets ; mais les jésuites exposèrent leurs remontrances, et rien ne se fit. Une lettre du roi, datée du 12 avril 1642, confirma les jésuites dans la prétention qu’ils soutenaient[20].

C’est au pays des Hurons que les jésuites ont le plus brillé. Le père Le Clercq observe cependant que les conversions ne devaient pas être aussi nombreuses qu’ils le disaient, attendu, ajoute-t-il, que les sauvages dont on a connaissance dans les postes français, et qui sont l’élite de leurs nations, s’y montrent parfaitement barbares, ne suivant les quelques pratiques religieuses qu’on leur impose que pour faire plaisir aux missionnaires, lesquels sont, à leurs yeux, des grands chefs français. À ce titre, c’étaient des espèces d’otages dont la présence dans les cantons rassurait les flottilles qui allaient en traite dans les établissements français[21].

La compagnie des Cent-Associés comptait parmi ses membres les plus actifs plusieurs commerçants, ceux-là même qui dirigeaient la traite et avaient contracté l’obligation d’aider les jésuites dans leurs travaux apostoliques, mais qui s’écartaient si facilement de ce devoir. On les entendit se plaindre de ce que les religieux traitaient à leur détriment. Dès 1636[22], le père Le Jeune se défendit de cette accusation et protesta que les pères étaient, au contraire, très pauvres. Tout nous indique, en effet, qu’ils vivaient dans les plus grandes privations, à Québec et ailleurs.

Voici les noms des jésuites du Canada, année 1640 : Adam, Buteux, Burgum, Brebeuf, Chastelain, Chaumonot, Daniel, Davost, Delaplace, Dandemare, De Noue, De Quen, François Dupéron, Jos.-Imbert Dupéron, Garnier, Jogues, Charles Lalemant, Jérôme Lalemant, Le Jeune, Le Mercier, Lemoyne, Ménard, Claude Pijart, Pierre Pijart, Poncet, Ragueneau, Rayonbault, Vimont et le frère Cauvet.

Au mois de mai 1640, le père Chaumonot écrivait du pays des Hurons : « Nous sommes ici treize pères, tous français, avec quelques jeunes gens qui[23] se donnent à nous pour le soin du temporel, et qui nous tiennent lieu de frères coadjuteurs. Notre manière de vivre paraîtra en Europe très étrange et très pénible, mais nous la trouvons fort douce et fort agréable. Nous n’avons ni sel, ni huile, ni fruits, ni pain, ni vin excepté celui que nous gardons pour la messe. Toute notre nourriture se compose d’un grand plat de bois rempli d’une espèce de soupe faite au blé-d’Inde écrasé entre deux pierres ou pilé dans un mortier, et assaisonnée avec quelques poissons fumés. Notre lit est de terre, couverte d’une écorce d’arbre ou tout au plus d’une natte. L’étendue de notre mission comprend, cette année, trente-deux bourgs ou villages, dans lesquels il ne reste pas une seule cabane où l’Évangile n’ait été annoncé. Beaucoup de sauvages ont reçu le baptême. La plupart, victimes d’une épidémie qui a ravagé le pays, sont au ciel, nous l’espérons. Cette maladie a été l’occasion de calomnies et de persécutions (de la part des sauvages) excitées contre nous, sous le prétexte que nous étions les auteurs du fléau. Toutefois, aucun de nous n’a péri dans cette tempête, bien que quelques-uns aient été bâtonnés et que d’autres aient vu la hache levée sur eux et bien près de leur tête… Notre lit est formé d’une écorce d’arbre, sur laquelle nous mettons une couverture, épaisse à peu près comme une piastre de Florence. Pour les draps on n’en parle pas, même pour les malades. Mais la plus grande incommodité, c’est la fumée qui, faute de cheminée, remplit toute la cabane et gâte tout ce qu’on voudrait garder. Quand certains vents soufflent, il n’est plus possible d’y tenir, à cause de la douleur que ressentent les yeux. En hiver, nous n’avons pas, la nuit, d’autre lumière que celle du feu de la cabane, qui nous sert pour réciter notre bréviaire, pour étudier la langue et pour toute chose. Le jour, nous nous servons de l’ouverture laissée au haut de la cabane, et qui est à la fois cheminée et fenêtre… Les sauvages ont tenu plusieurs assemblées très nombreuses pour aviser aux moyens de nous forcer à quitter le pays. Beaucoup de capitaines ont voté notre mort ; mais pas un n’a osé s’en faire l’exécuteur, et jusqu’à présent Dieu nous a préservés de leurs coups. Pendant tout l’hiver, nous nous attendions chaque jour à apprendre la mort de quelqu’un de nos missionnaires, et chaque jour en disant la sainte messe, nous faisions la communion comme devant nous servir de viatique. Tout s’est borné à quelques coups de bâton, et au chagrin de voir renverser les croix que nous avions dressées, et réduire en cendres une de nos cabanes. Un seul des nôtres a vu couler son sang, sed non usque ad mort… Dès qu’ils ont fait un prisonnier, ils lui coupent les doigts des mains, il lui déchirent avec un couteau les épaules et le dos, ils le garottent avec des liens très serrés, et le conduisent en chantant et en se moquant de lui, avec tout le mépris imaginable. Arrivés à leur village, ils le font adopter par quelqu’un de ceux qui ont perdu leur fils à la guerre. Ce parent simulé est chargé de caresser le prisonnier. Vous le verrez venir avec un collier en fer chaud, et lui dire : « Viens, mon fils ; tu aimes, je crois, à être bien orné, à paraître beau. » En le raillant ainsi, il commence à le tourmenter depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête, avec des tisons ardents, avec la cendre chaude, en perçant ses pieds et ses mains avec des roseaux ou des pointes de fer. Quand la faiblesse ne permet plus au captif de se tenir debout, on lui donne à manger, et puis on le fait marcher sur les charbons de plusieurs brasiers placés en rang. S’il est épuisé, ils le prennent par les mains et les pieds et le portent sur ces brasiers. Enfin ils le conduisent hors du village, et le font monter sur une estrade, pour que tous les sauvages, le voyant dans ce pitoyable état, puissent satisfaire la rage de leur cœur. Au milieu de tous ces supplices, ils l’invitent à chanter, et le patient chante afin de ne pas passer pour lâche[24]. ”

Le père de Brebeuf avait reçu aux Trois-Rivières, l’automne de 1643, six Hurons qui venaient se faire instruire dans le dessein de retourner dans leur pays répandre les semences de l’Évangile. À leur départ des Trois-Rivières, fin d’avril 1644, ils étaient accompagnés du père Bressani et d’un jeune Français lorsque, parvenus au lac Saint-Pierre, l’une des dix bandes d’Iroquois qui étaient déjà en campagne les surprit et les enleva. La consternation devint plus grande que jamais dans le pays. La puissance des Iroquois prenait des proportions effrayantes. Sillery fut déserté. L’été se passa en combats et en alertes. Le 30 mars, M. de Maisonneuve avait fait une sortie contre ces barbares et soutenu une lutte très chaude, à l’endroit où se trouve à présent la place-d’armes de Montréal ; il avait même tué de sa main le chef des ennemis ; mais, accablé par le nombre, il s’était retiré dans le fort. Au mois de juillet, le capitaine de la Barre arriva de France « avec beaucoup de gens, partie desquels étaient d’une compagnie que la reine envoya cette année en Canada sous sa conduite, laquelle compagnie fut distribuée dans les différents quartiers de ce pays ; et l’autre partie de ce monde venait aux frais de messieurs du Montréal, lesquels firent encore cette année de très grandes dépenses pour ce lieu[25]. »

En même temps, il y eut aux Trois-Rivières des conférences solennelles au sujet de certains prisonniers que les Français voulaient rendre aux Iroquois à condition qu’ils déposeraient les armes. On ne réussit que difficilement à entraîner les Hurons dans ce sentiment. Alors comme autrefois et par la suite, cette nation imprévoyante et fière compromettait ses alliés pour un geste, un mot, un caprice, sans réfléchir à la conséquence de ses actes. Enfin, des délégués furent chargés de visiter les cantons iroquois et de se réunir l’année suivante pour tenter de conclure une paix solide.

L’élan qu’avait pris la Nouvelle-France après 1632 était fort diminué depuis 1640. La fondation de Montréal est regardée avec raison comme une seconde colonie, parce qu’elle fut l’œuvre d’une classe d’hommes qui ne dépendaient nullement des Cent-Associés. Autour de Québec, il se faisait peu de progrès ; de 1640 à 1645, on ne rencontre que la concession du fief de Chavigny (1640) ; et près des Trois-Rivières, le petit fief de l’Arbre-à-la-Croix (5 avril 1644), accordé à Jacques Hertel. La grande compagnie se ruinait, disait-elle ; les seigneurs travaillaient avec un courage exemplaire et menaient la vie du défricheur ; les Iroquois se promenaient en maîtres partout ; les colons regrettaient d’avoir quitté la France. « Quant à l’action du gouvernement, elle était complètement nulle, soit comme action directe, soit comme encouragement ou excitation à des entreprises coloniales ; le commerce continuait chaque année à envoyer deux ou trois navires chercher ses pelleteries ; ces navires apportaient les marchandises nécessaires au Canada, avec quelques engagés, puis c’était tout. Cependant, combien aurait-il été facile à Mazarin, en paix alors avec l’Angleterre, d’engager par quelques sacrifices les armateurs, très entreprenants à cette époque, des ports français à soutenir et fortifier le peuplement de ce pays ! La colonisation ne faisait donc que des progrès insensibles : néanmoins, comme la terre était fertile, le climat très sain, les établissements faciles à cause de l’abondance des bois et la simplicité rustique des immigrants, elle eût encore pris un certain développement, sans les grandes difficultés dont on était toujours entouré par les hostilités et les déprédations des sauvages[26]. »

Dans ces circonstances difficiles, l’esprit qui avait dicté la requête de l’année 1621 se réveilla : les habitants sentirent germer dans leur cœur le patriotisme canadien, par opposition aux idées étroites des compagnies de traite et de tous ceux qui exploitaient le Canada. Les habitants étaient venus de France comptant sur des promesses qui ne se réalisaient pas. Les seigneurs qui les avaient amenés étaient aussi trompés qu’eux-mêmes. Pour établir le pays, ces seigneurs avaient fait choix de jeunes hommes nouvellement mariés et adonnés aux travaux des champs — la meilleure population qu’il fût possible de se procurer, la seule qui fût nécessaire ; mais par la négligence des autorités, ce petit peuple était menacé de périr misérablement. La moindre protection pouvait tout sauver, et bientôt on se serait vus assez nombreux pour exploiter le sol et lui fournir des défenseurs — des Canadiens défendant le Canada. C’était cette pensée fructueuse et si juste qu’il s’agissait, plus que jamais, de mettre en œuvre, bien différente de celle qui présidait alors à la formation des colonies de la Nouvelle-Angleterre, où l’on voyait se réfugier une foule de gens sortis des villes de la vieille Angleterre à la suite de dissensions religieuses ou politiques, et incapables de se maintenir par le travail de l’agriculture, sans compter que la plupart n’étaient plus d’un âge à fonder des familles.

Le privilège de la traite dont jouissaient les Cent-Associés augmentait le malaise des habitants. Et puis, les jésuites n’étaient point des curés ; ils en étaient encore à croire que les sauvages se convertiraient : en attendant, les laboureurs français restaient isolés sur leurs terres. Le sentiment de la patrie nouvelle naquit chez ces hommes de la nécessité où ils se virent de faire la lutte à leur corps défendant : notre histoire est toute entière dans ces quelques mots, et c’est pourquoi nous appelons ce livre l’histoire des Canadiens-français.

Les Iroquois de Paris donnaient à la reine régente autant et plus d’inquiétude que ceux du Canada. Un auteur de cette époque, Jean Douchet, sieur de Romp-Croissant, a écrit le tableau des misères et des crimes de la grande ville. Écoutons-le un instant : « J’ai horreur quand il me revient en mémoire ce que plusieurs personnes dignes de foi m’ont dit pour chose véritable, savoir : qu’il a été tué de nuit, dans les rues de cette ville de Paris, trois cent soixante et douze hommes en trois mois, d’entre la Saint-Rémy dernier et les Rois ensuivant, de cette présente année 1644 ; et qu’il y en a eu quatorze de tués le dit jour des Rois. » Romp-Croissant évalue à huit cents le nombre d’individus qu’on aurait trouvés assassinés dans les rues de Paris, depuis la mort de Louis XIII (1642) jusqu’à l’époque (1644) où il écrivait[27].

L’Histoire, souvent pompeuse et fausse, se plait à raconter les exploits militaires du prince de Condé durant les vingt-quatre mois de 1644-1645. Ce sont les batailles de Gravelines, Rotwille, Fribourg, Spire, Philisburg, Mayence, Berghen, Creutznach, Landau, Roses, Florens, Nordlingen, la Mora, le passage du Rhin et la prise de plusieurs villes. Les massacres à la frontière, avec force panaches et drapeaux déployés, éclipsaient les meurtres de la capitale. Les lauriers stériles de Condé ne rachètent point les souffrances d’un royaume tombé dans l’anarchie. Les pauvres bourgeois de Paris, et les colons du Canada, assassinés par les Iroquois, brûlés à petit feu, soumis aux tourments inventés par un art infernal, sont oubliés sitôt que les noms de Fribourg, Mayence, etc., viennent se placer dans le récit de ces temps d’oppression.

L’automne de 1644, Pierre Le Gardeur[28] de Repentigny et Jean-Paul Godefroy partirent pour la France, avec mission de représenter les désirs et les intérêts des habitants ; car c’est ainsi que l’on désignait ordinairement les censitaires et les personnes établies dans le Canada à poste fixe. Leur démarche pour obtenir des récollets ne réussit pas, mais ils furent plus heureux du côté du monopole de la traite, qu’on les avait chargés de détruire ou de mitiger. En voici la preuve : c’est un arrêté en date du 6 mars 1645 :

« Vu par le roi, étant en son conseil, la reine régente sa mère présente, les articles accordés à la compagnie de la Nouvelle-France, le 29 avril 1627, et l’édit de l’établissement de la dite compagnie, du mois de mai 1628, l’acte contenant la délibération de l’assemblée générale des associés de la compagnie de la Nouvelle-France du 6e jour de décembre 1644, et autres jours suivans jusqu’au 7 janvier 1645 ; le traité fait ensuite le 14me jour du dit mois, entre les dits associés d’une part, et le député des habitants de la Nouvelle-France fondé sur leur procuration, d’autre part ; par lequel, entre autres choses, la compagnie de la Nouvelle-France, relevant et conservant les nom, titres, autorités, droits et pouvoirs qui lui ont été donnés par l’édit de son établissement, pour demeurer en pleine propriété, possession, justice et seigneurie de tous les pays et étendue des terres de la Nouvelle-France ; aurait accordé, cédé et remis, sous le bon plaisir de Sa Majesté, aux dits habitants du dit pays, présens et à venir, tout le droit et faculté de la traite des peaux et pelleteries en la Nouvelle-France, dans l’étendue des terres au long du grand fleuve Saint-Laurent et rivières qui se déchargent en icelui, jusqu’à son embouchure dans la mer, à prendre à dix lieues près de la concession de Miscou du côté du sud, et du côté du nord, autant que s’étendent les bornes de la dite compagnie, sans comprendre en la dite concession les traites qui se peuvent faire ès colonies de l’Acadie, Miscou et du Cap-Breton, desquelles la dite compagnie a ci-devant disposé, et auxquelles elle se réserve de pourvoir ci-après lorsqu’il y aura lieu ; pour jouir par les dits habitants des choses concédées, à l’exclusion de tous autres, ainsi que la dite compagnie de la Nouvelle-France en a pu ou dû jouir, conformément à l’édit de son établissement ; et à la charge aussi que les dits habitants entretiendront à l’avenir la colonie de la Nouvelle-France, et déchargeront la dite compagnie des dépenses ordinaires qu’elle faisait ci-devant pour l’entretien et appointements des ecclésiastiques, gouverneur, lieutenants, capitaines, soldats et garnisons dans les forts et habitations du dit pays, et généralement de toutes autres charges[29] dont la compagnie pourrait être tenue suivant le même édit, et sans que les dits habitants puissent faire aucune cession ou transport de tout ou de partie de la dite traite ainsi à eux cédée. Et Sa Majesté étant bien informée que la dite compagnie, pour parvenir à l’établissement de la dite colonie en la Nouvelle-France, a fait dépense de plus de douze cent mille livres, outre ce qui est provenu du pays dont elle doit encore plus de quatre cent mille livres qu’il faut répéter avec grande peine et frais sur chacun associé, et qu’elle n’a eu d’autres motifs pour ce faire que l’avancement de la gloire de Dieu et l’honneur de cette couronne en la conversion des peuples sauvages, pour les réduire à une vie civile sous l’autorité de Sa dite Majesté ; et que la dite compagnie n’en a pu donner de plus véritables marques qu’en se privant des moyens de se rembourser à l’avenir de toutes les dites dépenses, comme elle fait par le délaissement et abandonnement de la dite traite au profit des dits habitants qui l’ont désiré et demandé avec très grande instance, comme le seul moyen d’accroître et affermir la dite colonie. Le roi étant en son conseil, la reine régente sa mère présente, agrée, ratifie et approuve la dite délibération de la compagnie de la Nouvelle-France du 6 décembre 1644, et autres jours suivants ; ensemble le traité fait en conséquence d’icelle, le 14 janvier 1645, et ordonne qu’ils auront lieu et que du contenu en iceux les dits associés de la dite compagnie de la Nouvelle-France et les dits habitants jouiront respectivement à leur égard pleinement et paisiblement, sans qu’il y soit contrevenu en aucune manière que ce soit, et qu’à cette fin toutes lettres nécessaires seront expédiées. — Je soussigné, chef du bureau des archives de la compagnie des Indes, certifie la copie de l’arrêt dont copie est ci-dessus et des autres parts transcrite, conforme à une copie qui est déposée au bureau de dépôt de la marine du roi. — À Paris, le trois juillet mil sept cent cinquante-un. Signé : Dernis[30]. »

La compagnie fit cet abandon moyennant une rente seigneuriale d’un millier pesant de castors. Le sieur Noël Juchereau des Chastelets fut nommé commis général des Habitants. La société de Montréal fit ses conventions à part, se déchargeant en partie sur ses colons des frais et responsabilités à venir. Par exception, il fut permis aux pères jésuites de trafiquer, comme d’habitude, sur une échelle assez restreinte, pour leur aider à subsister.

La mesure allait trop loin, évidemment. Le petit groupe des habitants de Québec et des Trois-Rivières, comme aussi celui de Montréal, n’avaient pas demandé autant de faveurs et d’obligations. Ils exigeaient justice : la diplomatie leur imposa un éléphant à nourrir. Nous sommes convaincu, néanmoins, qu’ils eussent relevé le pays si le pouvoir royal avait envoyé quelques troupes pour contenir les Iroquois ; mais au contraire, l’indifférence pour le Canada grandit chaque jour, à partir de 1645 jusqu’à 1660.

Les habitants étaient autorisés à élire des syndics, ou représentants de leurs intérêts auprès du gouverneur-général : un pour Montréal, un pour les Trois-Rivières, un pour Québec.

« L’institution municipale au Canada aurait dû être la pierre angulaire de la colonisation ; elle eût donné de l’ensemble aux efforts de chacun, elle eût créé des routes, elle eût facilité la distribution des jeunes gens sur de nouvelles terres, elle eût apporté au sein de la population cette vigilance soigneuse, cette sollicitude de détail si précieuse pour les hommes isolés de la campagne, et pour l’emploi judicieux des ressources les plus minimes. Par ses soins enfin, par ses bons avis et le zèle de la chose publique qu’elle eût suscité parmi eux, elle eût prévenu en grande partie les préjudices considérables que causèrent à la colonie les émigrations de coureurs de bois, et elle eût doublé l’énergie et la puissance utile des Canadiens[31]. »

Tel est donc le résumé de l’acte de 1645 : le roi se désiste ou plutôt ne veut plus prêter secours ; les marchands conservent la propriété de la Nouvelle-France ; les obligations tombent à la charge des habitants ; un semblant de liberté politique couvre le tout. Et l’on s’étonne que les Canadiens n’aient point progressé !

Ces nouvelles, apportées au Canada par M. de Repentigny, dans l’été de 1645, se répandirent promptement parmi les sauvages. On tenait alors aux Trois-Rivières des assemblées de toutes les tribus iroquoises, huronnes, algonquines et montagnaises pour la conclusion de la paix, qui fut signée aux applaudissements d’une multitude de sauvages, des habitants, des jésuites, des employés de la traite, des soldats et du gouverneur-général.

Au mois d’octobre, M. de Champflour, commandant aux Trois-Rivières, et M. de Maisonneuve, qui venait d’apprendre la mort de son père, repassèrent en France. M. d’Ailleboust se chargea du gouvernement de Montréal.

Le mois de janvier 1646 fut l’un des mois d’hiver les plus agités qu’on rencontre dans les récits du temps. Les Algonquins n’étaient pas du tout convaincus que la paix durerait. Quatre « cabanes » s’étaient arrêtées à Montréal ; aux Trois-Rivières, il y en avait douze, mêlées de sauvages chrétiens et païens. Le va-et-vient des chasseurs des terres du nord augmentait ce nombre. Tous les bruits, les cancans, les faux rapports de la contrée y aboutissaient. En un certain moment, l’eau-de-vie aidant, il fut question d’ouvrir un conseil pour reconsidérer la situation, sans tenir compte de ce qui avait été réglé, tant avec les Iroquois qu’avec les Français. Il y eut des délégués de Québec pour prendre part à ce mouvement. Chaque jour apportait son agitation. Tout cela ne pouvait échapper aux otages iroquois restés aux Trois-Rivières et à Québec. La situation s’embrouillait de plus en plus. La rumeur la moins douteuse était que les Iroquois n’hésiteraient pas à rompre la paix au premier moment favorable. Trois cents hommes, choisis parmi les Agniers — alors la tribu la plus redoutable — devaient, disait-on, fondre sur les Trois-Rivières avant le printemps.

Dans l’automne de 1645, le fort de Richelieu avait été presque abandonné. Les pères Dendemare et Joseph Dupéron en étaient sortis vers la fin de septembre et n’avaient pas été remplacés ; il n’y restait que huit ou dix hommes. Le commandant, M. de Senneterre (ou Santerre) était retourné en France. Il fut entendu que les missionnaires des Trois-Rivières visiteraient la petite garnison durant l’hiver. Le père de Noue périt, au mois de février, en allant à Richelieu.

Les neiges, fort hautes cette année, et les « démolissements » qui commençaient rendaient la chasse à l’orignal plus fructueuse que de coutume ; aussi vit-on les députés iroquois profiter avec plaisir de ces avantages et courir les forêts en toute liberté, entre Montréal et les Trois-Rivières, jusqu’à la fin de la saison, attendant l’époque fixée pour les conférences.

Les bruits de trahison, de guerre, de désastres prochains ne cessaient de circuler, surtout à Montréal, à tel point que les sauvages de ce lieu, ne se croyant plus en sûreté, parlèrent de se réfugier dans les bois. Une escouade, commandée par le Borgne, de l’île des Allumettes, se dirigea de Montréal sur les Trois-Rivières ; mais, après un court séjour en cet endroit, ces pauvres gens reprirent le chemin de l’île, leur patrie, et ils furent attaqués et dispersés par des maraudeurs iroquois.

À partir de ce moment, la guerre recommença.


  1. En 1650, il était du conseil privé du roi.
  2. Le Gauffre. Il était prêtre, et fut nommé premier évêque du Canada. Il mourut presque aussitôt. Son testament affectait quatre-vingt mille francs pour fonder un évêché en ce pays.
  3. Alexandre Le Rageois. Fut supérieur du séminaire de Saint-Sulpice.
  4. Est-ce la femme de Louis Séguier, sieur de Saint-Germain ?
  5. Dollier de Casson : Histoire du Montréal, 40-42, 48 ; Paillon : Histoire de la colonie, I, 403-5, 435-7, 443-4, 468 ; Relation, 1642, p. 37.
  6. Voir la notice que lui a consacrée M. Faillon : Histoire de la colonie, I, 448.
  7. Pour cette année 1643, consulter : Dollier de Casson : Histoire du Montréal, 43-50, 54 ; Relation, 1651, p. 2, ; Bois : Le chevalier de Sillery, 24-5 ; Ferland : Notes, 63, 79 ; Faillon : Histoire de la colonie, I, 399, 448-52, 465.
  8. La Reine Anne d’Autriche, régente du royaume. Le roi Louis XIV était âgé de cinq ans.
  9. Édits et Ordonnances, I, 24.
  10. Courdon.
  11. Septième.
  12. Août.
  13. 1640.
  14. 25 janvier 1636.
  15. 17 décembre 1640.
  16. Adverti signifie certifié.
  17. Édits et Ordonnances, I, 274.
  18. Premier Établissement, I, 334.
  19. Idem, I, 478.
  20. Harrisse : Bibliographie et cartographie, p, 296.
  21. Premier Établissement, I, 532, 534.
  22. Relation, pp. 50, 51.
  23. Plusieurs de ces « engagés » ou « donnés » se marièrent ensuite et fondèrent des familles canadiennes.
  24. Premières missions des jésuites, 195, 199, 203, 207-8.
  25. Dollier de Casson, Histoire du Montréal, 55.
  26. Rameau : La France aux colonies, II, 21.
  27. Le Magasin pittoresque, 1871, p. 327.
  28. « Ce gentilhomme a laissé sa probité, sa générosité et sa libéralité héréditaire à sa famille, » écrivait, quarante ans plus tard, le père Le Clercq (Premier Établissement, I, 490-97).
  29. Ces conditions nous paraissent onéreuses.
  30. Édits et Ordonnances, I, 28.
  31. Rameau : La France aux colonies, II, 121.