CHAPITRE NEUVIÈME.

les abénakis de kénébec
et les
algonquins du canada.

1640-1644.


Un Algonquin polygame, du nom de Makheabichtichiou, se retira, en 1640, sur la rivière Kénébec, pour se soustraire aux réprimandes qu’il avait méritées, en refusant opiniâtrement d’obéir à son missionnaire. Dans le cours de l’hiver suivant, il fut tué par un Abénakis, qui était ivre. Ses deux femmes revinrent en Canada, et, dans ce voyage, l’un de ses fils mourut misérablement, sans recevoir le baptême[1].

Dans le cours de l’été suivant, deux Abénakis vinrent à Québec, pour annoncer la mort de cet Algonquin. Ils déclarèrent que ce meurtre avait été causé par l’ivrognerie ; que leur nation avait fort désapprouvé ce crime, et qu’ils étaient députés auprès de la nation algonquine, pour offrir satisfaction aux parents du défunt.

Comme ces parents résidaient aux Trois-Rivières, ces Abénakis s’y rendirent, accompagnés de quelques Algonquins, parmi lesquels étaient deux Chefs de Sillery, Jean Baptiste Etinechka8at et Noël Negabamat.

Les Algonquins des Trois-Rivières voulurent d’abord tuer les Abénakis. Mais lorsqu’ils comprirent que le meurtre avait été causé par l’ivrognerie, qu’il n’était que le fait d’un seul sauvage, et qu’il avait été désapprouvé par la nation abénakise, ils consentirent à un arrangement ; et un traité de paix fut alors conclu entr’eux et les Abénakis[2].

Depuis ce traité, les Abénakis ont toujours été les alliés inséparables des Algonquins. Avant leur émigration en Canada, ils envoyèrent chaque année quelques députés à Québec, pour renouveler cette alliance ; et depuis leur émigration, on les vit toujours unis aux Algonquins, pour combattre avec eux soit les Iroquois soit les Anglais.

Il est probable que, longtemps avant ce traité, les Abénakis avaient eu des relations amicales avec les Algonquins du Canada. Il parait même que quelques familles algonquines s’étaient autrefois retirées dans leur pays. Nous lisons dans les relations des Jésuites qu’en 1642, lorsque les Français célébrèrent à Montréal, pour la première fois, la fête de l’Assomption, quelques Algonquins assistèrent à cette solennité. Après la fête, plusieurs Français se rendirent sur le sommet de la montagne, accompagnés des sauvages. Alors l’un de ceux-ci, indiquant de la main les collines, situées vers le Sud et l’Est de la montagne, dit aux Français : « Voilà où il y avait des bourgades très peuplées. Les Hurons, qui pour lors étaient nos ennemis, ont chassé nos ancêtres de cette contrée. Les uns se retirèrent vers le pays des Abénakis, d’autres allèrent trouver les Iroquois, et une partie se rendit aux Hurons mêmes et s’unit à eux. Voilà comme cette terre est restée déserte » [3].

Cette tradition était déjà ancienne en 1642, et était confirmée par des vieillards, dont les parents avaient vécu en ce lieu.

Nous avons vu qu’en 1613 le P. Biard rencontra chez les Abénakis de Saint-Sauveur un sauvage, qui se nommait et « Asticou »[4]. Or, ce mot « Asticou » vient de la langue algonquine. Il est donc probable que ce sauvage était algonquin, et qu’il était l’un de ceux qui s’étaient retirés dans le pays des Abénakis, ou l’un de leurs descendants.

À l’automne de 1643, un Algonquin de Sillery, du nom de Charles Meïachka8at, excellent chrétien, se rendit chez les Abénakis de Kénébec, dans le but de leur parler de Dieu et de la foi chrétienne. Il était accompagné d’un jeune Abénakis, récemment converti, et qui s’était réfugié en Canada. Ce jeune sauvage lui servit d’interprète à Kénébec [5].

Meïachka8at passa l’hiver chez les Abénakis. À cette époque, ces sauvages n’avaient pas vu un seul prêtre depuis trente ans ; ils n’étaient en relations qu’avec les Anglais, qui employaient toutes sortes de moyens pour les détourner du catholicisme et les entraîner dans l’erreur. Cependant, comme ils avaient des dispositions à embrasser le christianisme et comme ils haïssaient les Anglais, ils écoutèrent attentivement les discours du bon Charles, et en furent vivement impressionnés. Plusieurs manifestèrent même le désir d’être instruits, et de recevoir le baptême.

Dans le cours de l’hiver, Meïachka8at alla visiter les Anglais ; ceux-ci voulurent se moquer de sa foi, ainsi que des objets de dévotion qu’il se faisait un honneur de porter sur lui ; mais il se montra si ferme qu’il mit ces hérétiques dans la confusion. « Tu méprises le fils de Dieu et sa Mère, » dit-il à l’un d’eux, en présence de quelques Abénakis qui l’avaient accompagné, « c’est le diable qui te fait parler et qui met ces paroles dans ta bouche. Tu brûleras dans l’enfer, puisque tu méprises ce que Dieu a fait et ordonné »[6]. Depuis ce temps, les Anglais le laissèrent en paix.

Au printemps, 1644, l’un des Chefs abénakis et quelques uns de sa tribu l’accompagnèrent en Canada, afin de se faire instruire. Ce Chef était l’un de ceux qui étaient venus à Québec, en 1641, pour conclure le traité de paix avec les Algonquins. L’orateur Algonquin, annonçant cette paix, lui avait dit : « Si tu veux lier nos deux nations par une parfaite amitié, il faut que nous professions la même foi. Fais-toi baptiser et que tes gens fassent la même chose. Ce lien sera plus fort que tous les présents. Nous prions Dieu et nous ne connaissons pas d’autres amis ou frères que ceux qui prient comme nous. Comment aimerons-nous ceux que Dieu hait ? Or, Dieu hait ceux qui ne prient pas. Si tu veux donc nous avoir pour frères et pour amis, apprends à prier comme l’on nous a enseigné »[7]. Le Chef Abénakis, fortement impressionné par cette harangue, avait promis de revenir à Québec pour se faire baptiser. Ce fut pour accomplir cette promesse qu’il accompagna Meïachka8at.

Quelque temps après son arrivée à Québec, les Abénakis qui l’avaient suivi ayant commis quelques insolences, furent chassés dans leur pays[8]; cependant, sur sa demande, trois d’entr’eux eurent la permission de rester à Québec.

Ce Chef fut logé à Sillery, où on le mit sous les soins du P. de Quen. Ce bon sauvage désirait ardemment le baptême. Il ne manquait jamais de demander une instruction chaque jour, assistait régulièrement aux prières qui se faisaient en commun, soir et matin, et entrait souvent dans l’église, dans le cours de la journée, pour visiter le Saint-Sacrement et demander à Dieu la grâce d’être bientôt baptisé. Le P. de Quen l’éprouva plusieurs fois, lui faisant des reproches, et lui disant même des choses rebutantes. Ainsi, il lui disait quelquefois « qu’il n’avait pas le temps de s’occuper de lui, qu’il devait plutôt penser aux autrès sauvages, qui étaient mieux disposés que lui, qu’il était un étranger, qu’on ne se fiait pas à sa parole et qu’on avait des raisons de penser qu’il voulait tromper les Pères. » À quoi l’Abénakis répondait, avec la plus grande humilité : « Qu’il s’agissait du salut de son âme, qu’il était plus pressé et plus en danger que les autres sauvages, qu’il savait déjà les prières et le catéchisme, que Meïachka8at lui avait enseigné tout cela pendant l’hiver qu’il avait passé avec lui, qu’à la vérité il était étranger, mais que le Ciel était fait pour ceux de sa nation comme pour les autres, qu’il avait laissé son pays et renoncé à sa charge de Chef pour venir se faire instruire des vérités chrétiennes, qu’il voulait toujours demeurer avec les chrétiens de Sillery, afin de conserver sa foi et continuer son instruction, qu’il ferait un voyage en son pays pour y régler ses affaires et qu’il reviendrait à Québec »[9].

Enfin, après une longue épreuve, le P. de Quen, voyant son courage et sa persévérance, lui conféra le baptême. M. de Montmagny fut son parrain, et lui donna le nom de « Jean Baptiste »[10].

Après son baptême, ce bon sauvage alla remercier le P. de Quen de toutes ses bontés à son égard, et lui assura, en même temps, qu’il n’avait jamais ressenti une joie pareille à celle de ce jour. « Non », dit-il, « je ne serais pas si joyeux quand même on m’aurait retiré des mains des Iroquois » [11].

Les Iroquois haïssaient les Abénakis, parcequ’ils étaient les alliés et les amis des Français. Ils les attaquaient partout où ils les rencontraient, et massacraient impitoyablement tous ceux qu’ils faisaient prisonniers. Aussi, à cette époque, les Abénakis ne craignaient rien tant que ces cruels ennemis.

Quelque temps après, le nouveau chrétien partit pour son pays. Il était bien décidé de revenir en Canada pour résider à Sillery, comme il l’avait, promis. Mais il eut le malheur de tomber entre les mains des Iroquois, et fut probablement mis à mort par ces cruels sauvages[12], car il ne reparut, ni à Kénébec, ni en Canada.

Plusieurs jours après son départ de Québec, quelques Abénakis y arrivèrent par la route qu’il avait suivie, et annoncèrent à Sillery qu’ils ne l’avaient pas rencontré, mais qu’ils avaient trouvé sur leur route un canot d’Iroquois, qu’ils pensaient que le Chef et ses compagnons étaient tombés entre les mains de ces sauvages, qui les avaient probablement massacrés et s’étaient emparés ensuite de leur canot[13].

  1. Relations des Jésuites. 1641. 19, 20.
  2. Relations des Jésuites, 1641. 47, 48.
  3. Relations des Jésuites. 1642. 33. — Le P. de Charlevoix Hist. Gén. de la N. France ; Vol. I, 354.
  4. Relation du P. Biard. 1613 8.
  5. Relation des Jésuites. 1643. 20.
  6. Relations des Jésuites. 1643, 20.
  7. Relations des Jésuites, 1644. 4.
  8. Relations des Jésuites. 1644. 4.
  9. Relations des Jésuites. 1644. 4, 5.
  10. Idem. 1644. 5.
  11. Idem. 1644. 5.
  12. Idem. 1644. 5.
  13. Relation des Jésuites. 1644 5.