Histoire des Abénakis/1/03

CHAPITRE TROISIÈME.

les anglais et les sauvages
de la nouvelle-angleterre.

1614-1633.


En 1614, John Smith, le célèbre aventurier de la Virginie, partit d’Angleterre, avec deux vaisseaux, dans le but d’aller faire des découvertes sur les côtes de la Virginie. Mais, ayant fait fausse route, il alla débarquer sur l’île Monhigin, près des côtes du Maine. Ayant résolu de faire des explorations en ces endroits, il construisit plusieurs berges pour faciliter ses voyages. Il explora avec soin les côtes, depuis la rivière Pentagoët (Penobscot) jusqu’au Cap-Cod. De retour en Angleterre, la même année, il prépara une carte de tout le littoral qu’il avait visité, donnant des noms aux caps, aux baies, aux îles et aux rivières qui s’y trouvent. Cette carte fut présentée au fils de Jacques I, qui nomma ce territoire : « la Nouvelle Angleterre. »

Smith avait laissé en Amérique l’un de ses vaisseaux sous le commandement de Hunt, auquel il avait donné ordre de prendre une charge de poisson pour le marché espagnol. Hunt, au lieu d’exécuter l’ordre qu’il avait reçu, se rendit au Cap-Cod, et s’y occupa à donner la chasse aux sauvages. Il fit prisonniers vingt-sept sauvages pekuanokets, qu’il alla vendre aux Espagnols comme esclaves[1]. Cette grave faute fut plus tard pour les Anglais la cause de beaucoup de maux, car les Pekuanokets, irrités de cette insulte, promirent de se venger, et ils n’oublièrent jamais cette promesse.

De ces infortunés captifs, un seul put s’échapper. Il se rendit à Londres, où il passa près de cinq ans, puis il revint dans son pays en 1619, et y servit plus tard d’interprète aux Anglais[2]. Les autres furent conduits en Espagne, d’où ils ne revinrent jamais.

Six ans après cette échauffourée de Hunt, dix-neuf familles de Puritains partirent d’Angleterre, dans le but d’aller établir une colonie en Amérique. Après une pénible et dangereuse navigation de plus de deux mois, ces nouveaux colons arrivèrent au Cap-Cod. À peine eurent-ils mis pied à terre, qu’ils se virent cernés par un grand nombre de sauvages, qui lancèrent sur eux une nuée de flèches en poussant des cris et des hurlements tels qu’ils n’en avaient jamais entendus.

Ces sauvages étaient des Pekuanokets, qui, se souvenant de l’injustice de Hunt, voulaient venger leurs frères par la mort de tous ces Anglais. Mais lorsqu’ils entendirent la mousqueterie de ces étrangers, ils en furent tellement effrayés qu’ils s’enfuirent promptement dans la forêt, se croyant menacés de la foudre.

Tous les sauvages de ces contrées montrèrent pendant longtemps une extrême crainte des armes à feu ; et l’on peut assurer que ce fut en grande partie cette crainte qui, pendant quinze ans, les empêcha de déclarer la guerre aux Anglais. Ceux-ci, le connaissant, se gardaient bien de leur procurer de ces armes, et s’efforçaient de les entretenir dans cette crainte.

Cependant, en 1628, un nommé Morton, entraîné par l’amour du gain, se rendit chez les Pekuatsaks pour faire la traite avec eux, ; il leur vendit des mousquets et de la poudre, et leur enseigna la manière de s’en servir[3]. Cette étourderie fut très-funeste aux Anglais, car les sauvages s’accoutumèrent aux armes à feu, perdirent peu-à-peu la crainte qu’ils en avaient, et déclarèrent alors la guerre aux colons.

Les Puritains construisirent à l’Ouest du Cap-Cod un fort, qu’ils appelèrent « Plymouth, » et s’y réfugièrent vers la fin de Décembre de la même année, 1620.

Ils souffrirent beaucoup pendant l’hiver, Cette grande misère leur causa de sévères maladies, et bientôt la mort fit de grands ravages parmi eux. À leur arrivée au Cap-Cod, leur nombre était de cent, et au printemps suivant, il se trouva réduit à quarante-six. Dans cette grande détresse, quelques sauvages seulement eussent suffi pour achever de les détruire entièrement ; mais, heureusement pour eux, ces pauvres gens étaient tellement sous l’empire de la crainte qu’ils ne songèrent pas même à aller les attaquer ; au contraire, ils s’enfuyaient dans la forêt à l’approche d’un Anglais.

Dans le cours de l’hiver, les Pekuanokets, les Massajosets et les Naragansets tinrent de Grands Conseils au sujet de ces étrangers, et déclarèrent qu’il était prudent et nécessaire de faire un traité de paix avec ces hommes puissants, qui portaient la foudre et qui pouvaient les faire mourir.

Au mois de Mars, les Pekuanokets députèrent, dans ce but, leur grand Chef Samoset[4] au fort Plymouth[5]. Les Anglais, dans leur alarmante position, craignaient beaucoup les sauvages ; aussi ils profitèrent de cette occasion pour les flatter. Ils reçurent le Chef avec solennité, lui firent beaucoup de politesses, et lui donnèrent de l’eau-de-vie, chose qu’il ne connaissait pas. Ce sauvage fut si surpris et si émerveillé de l’effet que cette boisson produisit sur lui, qu’il se crut alors le plus heureux des hommes. Dans ce moment de surexcitation, il accorda aux Anglais tout ce qu’ils lui demandèrent, et leur promit de revenir au fort dans quelques jours avec les Chefs de plusieurs tribus. Fidèle à sa parole, il reparut bientôt à Plymouth avec un grand nombre de sauvages et plusieurs Chefs, à la tête desquels était le célèbre Massasoit[6], Chef des Narangansets.

Le gouverneur Carver, ne voulant pas laisser entrer les sauvages dans le fort, envoya Winslow à leur rencontre pour parlementer avec eux. Celui-ci leur donna des présents et les harangua. Les sauvages furent si satisfaits qu’ils conclurent un traité de paix avec le gouverneur[7].

Peu de temps après, les Anglais eurent l’occasion de raffermir leur alliance avec Massasoit. Les Nibenets de Mount-Hope, Rhode-Island, ayant déclaré la guerre aux Narangasets, les Anglais intervinrent en faveur de Massasoit ; et forcèrent les Nibenets de se retirer. Ceux-ci en conçurent une grande haine contre les colons, et promirent de se venger un jour. Ils ne renoncèrent jamais à ce projet de vengeance. Aussi, cinquante ans plus tard, en 1671, ils devinrent, sous le commandement de leur roi Philippe, très-redoutables aux Anglais, comme nous le verrons.

Massasoit fut si satisfait de la conduite des Anglais en cette occasion qu’il se lia pour toujours avec eux d’une étroite amitié. Ce fut cette amitié qui l’engagea plus tard à prendre part à la guerre contre les Pequots, ce qu’il ne fit toutefois qu’avec la plus grande répugnance, et qui le porta à user de toute son influence auprès des sauvages, pendant le reste de sa vie, pour étouffer leurs murmures contre les colons, calmer leurs mécontentements et les engager à conserver la paix. Aussi, l’on peut assurer que les Anglais ne durent le succès de la colonie du Massachusetts qu’à la protection de ce puissant et fidèle ami. Le tribut de reconnaissance qu’ils lui payèrent, cinquante ans plus tard, fut l’extermination complète de sa tribu et le lâche assassinat de son fils Philippe. C’est ainsi qu’ils vénérèrent la mémoire de ce Chef, qui les avait sauvés mille fois par sa généreuse et bienfaisante protection.

Les Anglais s’allièrent facilement aux Mohicans. Ces sauvages ne vivaient que fort peu de temps sur leurs terres. Ils erraient sans cesse çà et là, faisant la chasse et la pêche sur les terres de leurs frères, et commettant des déprédations partout où ils passaient, ce qui causait de fréquentes querelles avec les autres tribus. En outre, ils se rencontraient souvent, depuis plusieurs années, avec des pêcheurs anglais, et sympathisaient avec eux. Ils avaient établi avec eux un petit commerce de fourrures, et les considéraient comme des frères. Dans ces relations, plusieurs d’entr’eux avaient appris à parler l’anglais d’une manière assez passable[8]. Ainsi, leurs difficultés continuelles avec les autres sauvages et leur sympathie pour les Anglais les engagèrent de suite à conclure le traité d’alliance demandé, et ils y furent toujours fidèles. Aussi prirent-ils une part active dans toutes les guerres des Anglais contre les sauvages.

Peu de temps après ces traités de paix et d’alliance avec les sauvages, la colonie de Plymouth fit une perte sensible dans la personne du gouverneur Carver, qui mourut à la fin de Mars. Il fut remplacé par le gouverneur Bradford, qui fut l’historien de cette Province.

Dans le mois de Novembre de la même année, 1621, un vaisseau, portant trente-cinq nouveaux émigrants, arriva d’Angleterre. Il en arriva encore les années suivantes. De sorte qu’en 1624, le fort de Plymouth comptait trente-deux maisons et cent quatre-vingts habitants.

Pendant ce temps, de nouveaux établissements furent faits dans la Baie de Massachusetts. En 1622, un marchand de Londres, Thomas Weston, vint avec cinquante à soixante hommes construire le fort Weymouth.

L’année suivante, les sauvages Massajosets résolurent de détruire ce fort ; mais Massasoit les apaisa et les engagea à vivre en paix avec leurs nouveaux voisins. En conséquence, un traité de paix fut conclus entr’eux et les autorités de Weymouth[9].

En 1625, un établissement fut fait à Braintree, sur une élévation, qui fut appelée Mount-Wollaston.

Vers 1628, on procéda à l’établissement des villes de Salem[10], Charlestown, Dorchester, Watertown, Roxbury et Boston[11] ; et en 1629, ces établissements furent incorporés sous le nom de « Colonie de la Baie de Massachusetts ».

Pendant ce temps, les sauvages du Massachusetts murmuraient fortement. Ils voyaient que les Anglais s’emparaient de leurs terres, sans leur offrir d’indemnité, et que ces envahisseurs, au lieu de les traiter avec bonté, les maltraitaient et n’affectaient pour eux que le plus grand mépris. Ces injustices, ces mauvais traitements et ces mépris remplissaient leurs cœurs de haine. Chaque année, des révoltes se tramaient secrètement parmi eux contre les colons. Mais Massasoit était partout pour apaiser ces soulèvements. Il voyageait sans cesse d’une tribu à l’autre, et réussissait toujours à convaincre les sauvages que la révolte contre des hommes si puissants serait une folie et causerait inévitablement la perte de toutes les tribus.

De leur côté, les Anglais étaient parvenus, à force de présents, à acheter un certain nombre de sauvages, qui étaient devenus leurs fidèles esclaves. Ils envoyaient constamment ces sauvages dans les tribus, avec ordre de raconter aux sauvages mille contes touchant la bravoure, le courage des Anglais, l’effet extraordinaire de leurs mousquets, de leurs canons, et l’impossibilité de résister à ces terribles armes[12]. Les sauvages, croyant tous ces contes, n’osaient plus parler de leurs projets de vengeance.

C’est ainsi que se passèrent les choses jusqu’au temps où la guerre éclata contre les Pequots.


  1. Morton’s Memorial. 55.
  2. John Smith. Description of New-England. 47.
  3. S. G. Goodrich. Pictorial Hist. of the U. S. 58.
  4. De « Sôgmôit » ou « Sagamosit » celui qui est Chef.
  5. Samoset avait appris quelques mots anglais du sauvage Pekuanokets, qui avait été emmené captif par Hunt en 1614, et qui était revenu en son pays en 1619. Aussi, il étonne beaucoup les Anglais lorsqu’en arrivant au fort il les salua en disant : « Welcome Ingis ; welcome Ingis, » Anglais soyez les bienvenus. Il répétait ces paroles à tous ceux qu’il rencontrait. C’est de ce mot « Ingis » que vient le nom de « Yankees » donné aux Anglais du Nord des États-Unis. La prononciation des Pekuanokets était plus douce que celle des Abénakis. Ainsi, ceux-ci disaient « Ingris » au lieu de « Ingis. » Aujourd’hui ils disent « Iglis, » au lieu de « Ingris. » La lettre « R, » employée autrefois si fréquemment dans leur langue, est toujours remplacée par « L », ce qui rend leur langage beaucoup plus doux.
  6. « Massasoit, » celui qui est grand et puissant.
  7. S. G. Goodrich. Pictorial Hist. of the U. S. 52.
  8. Tous les sauvages de la Nouvelle-Angleterre montrèrent une grande aptitude à apprendre la langue anglaise, et introduisirent de suite beaucoup de mots anglais dans leur langue. Les Abénakis montrèrent la même aptitude pour cette langue. Mais il, n’en fut pas de même pour la langue française : ces sauvages ne savaient que quelques mots de cette langue, qu’ils prononçaient d’une manière presqu’inintelligible, tandis qu’un grand nombre d’eux parlaient l’anglais avec assez de facilité. Cependant, ils avaient autant de relations avec les Français qu’avec les Anglais. Il faut donc croire que la langue des premiers offrait à ces barbares moins de charmes que celle des derniers.
  9. S. G. Goodrich. Pictorial Hist, of the U. S. 54.
  10. L’endroit où fut placé l’établissement de Salem était autrefois appelé « Naumkeak ». Ce mot vient de « Naumkik », à la terre qui vient, qui s’avance, parcequ’il y a en cet endroit une longue pointe de terre qui s’avance dans la Baie de Massachusetts.
  11. Le lieu où est situé la ville de Boston s’appelait autrefois « Shawmut » ou « Tremont ». Il est probable que ces deux mots viennent de l’expression sauvage « Samôt », qui nourrit. Il y avait en cet endroit une excellente source d’eau. Or, les sauvages considéraient toujours une source d’eau comme une chose très-importante. Ils n’établissaient leurs campements que sur le bord d’une rivière, ou près d’une source d’eau, parcequ’il leur semblait impossible de vivre ailleurs. Le voisinage d’une rivière, ou d’une source d’eau, était presqu’aussi nécessaire pour eux que la nourriture. Ainsi, il est probable que, pour cette raison, ils avaient appelé l’emplacement de Boston « Samôt », endroit qui nourrit, où l’on vit facilement.
  12. S. G. Goodrich. Pictorial Hist, of the U.S. 55.