Histoire des œuvres de Balzac/Première partie. II. — Œuvres de jeunesse

Nous ne voulons point quitter les Œuvres de Balzac sans dire quelques mots de ses œuvres de jeunesse, bien qu’elles ne fassent point partie de l’édition définitive ; mais elles ont été, depuis quelques années, si fréquemment réimprimées sous son nom, que ce serait une lacune véritable dans cette bibliographie que de ne pas leur consacrer quelques lignes.

Œuvres de jeunesse.

CCLX. L’Héritière de Birague, histoire tirée des manuscrits de dom Rago, ex-prieur des bénédictins, mise à jour par ses deux neveux, A. de Viellerglé et lord R’hoone. Quatre volumes in-12, chez Hubert. 1822.

CCLXI Jean-Louis, ou la Fille trouvée, par A. de Viellerglé et lord R’hoone. Quatre volumes in-12, chez Hubert. 1822.

CCLXII. Clothilde de Lusignan, ou le Beau Juif ; manuscrit trouvé dans les archives de la Provence et publié par lord R’hoone. Quatre volumes in-12, chez Hubert, 1822. Ce roman a reparu, en 1836, signé Horace de Saint-Aubin, sous le titre de l’Israélite.

CCLXIII. Le Centenaire, ou les Deux Beringheld, par Horace de Saint-Aubin. Quatre volumes in-12, chez Pollet. 1822. Ce roman a reparu, en 1837, sous le titre de le Sorcier.

CCLXIV. Le Vicaire des Ardennes, par Horace de Saint-Aubin. Quatre volumes in-12, chez Pollet, 1822. Réimprimé en 1836.

CCLXV. La Dernière Fée, ou la Nouvelle Lampe merveilleuse, par Horace de Saint-Aubin. Deux volumes in-12, chez Barba et Hubert, 1823. Deuxième édition, considérablement augmentée, trois volumes in-12, chez Delonchamps, 1824. Réimprimé en 1836.

CCLXVI. Annette et le Criminel, suite du Vicaire des Ardennes, par Horace de Saint-Aubin. Quatre volumes in-12, chez Buissot, 1824. Ce roman a reparu, en 1836, sous le titre d’Argow le Pirate.

CCLXVII. Wann-Chlore. (Anonyme.) Quatre volumes in-12, chez Urbain Canel et Delonchamps, 1825. Cet ouvrage a été réimprimé, en 1836, signé Horace de Saint-Aubin, sous le titre de Jane la pâle.

CCLXVIII. L’Excommunié, par Horace de Saint-Aubin. Deux volumes in-8o, chez Souverain, 1837. Cet ouvrage, qui paraissait alors pour la première fois et complétait la publication des Œuvres d’Horace de Saint-Aubin, passe pour être du marquis de Belloy.

CCLXIX. Dom Gigadas, par Horace de Saint-Aubin. Deux volumes in-8o, 1840. Cet ouvrage inédit, qui terminait l’édition des œuvres complètes de cet auteur et formait le huitième et dernier de la série, passe généralement pour être du comte Ferdinand de Gramont.

Il faut ajouter ici que deux autres ouvrages : les Deux Hector et Charles Pointel, publiés en 1821 et attribués par divers bibliographes à Balzac, ont toujours été désavoués énergiquement par lui.

Enfin, et pour être absolument complet, nous allons réimprimer pour la première fois, en finissant, quelques articles de Balzac publiés dans la Caricature, et trop peu importants pour être insérés dans ses œuvres ; nous ne les donnons ici, d’après la liste qu’en avait dressée son ami Dutacq, qu’à titre de curiosité littéraire et pour ne rien oublier de ses écrits. Nous dirons aussi à ce propos que l’article extrait de la Caricature, intitulé l’Artiste et l’Épicier, cité par Philibert Audebrand dans la Gazette de Paris du 8 novembre 1857, comme étant de Balzac, est de Henry Monnier. Quelques-uns des articles qui vont suivre ont été cités aussi dans ce même travail de Philibert Audebrand et dans les Grandes Figures d’hier et d’aujourd’hui, de Champfleury.
I.
CROQUIS[1].

Là…, entre le Cher, l’Indre et la Loire, qui, tous trois, semblent se jouer et lutter avec leurs flots de diverses couleurs ; sur un des rochers jaunes dont la Loire est bordée, s’élevait un de ces petits châteaux de Touraine, blancs, jolis, à tourelles, sculptés, brodés comme une malines ; un de ces châteaux mignons, pimpants, qui se mirent dans le fleuve avec les bouquets de mûriers qui les accompagnent, avec leurs longues terrasses à jour et leurs caves en rocher, d’où sort quelque jeune fille en jupon rouge… Frais paysage, dont le souvenir se reproduit plus tard, comme un rêve… Oui, c’est bien là que je l’ai vue, jeune, aimante et tout à moi !…

25 novembre 1830.
II.
LE JALOUX SAPEUR.
La scène se passe dans la cour du Palais-Royal.
LE SAPEUR, PACOT.

Le Sapeur, poussant un soupir. — C’est du propre !…

Pacot, en se dressant par les épaules, faisant jaillir assez lestement sa salive, et gardant les deux mains sous les pans de son uniforme. — Vous dites, sapeur ?…

Le Sapeur. — Je dis que c’est bien joli ! (En montrant la cour.) Toi-même, conscrit, il ne te viendrait jamais dans l’idée de vouloir faire tourner des sapeurs là dedans !… Leurs barbes et leur z-haches n’y tiendraient seulement pas…

Pacot. — Oui, sapeur. C’est tout comme le sergent, qui dit que le gouvernement a tort de rester là, vu qu’il est difficile d’y faire des manœuvres ! (Silence.) Sapeur ?…

Le Sapeur, regardant entrer la garde nationale. — C’est des barbes de chez le perruquier, ça !… On fera plus vite un gouvernement que des éventails comme ça !… (Il se caresse la barbe.)

Pacot. — Sapeur ?…

Le Sapeur. — Les bourgeois ont-ils de beaux habits !… Le tambour-major est bel homme !… Oui, faut le dire, il est bel homme ; mais ça ne jette pas sa canne en l’air comme on vous les jetait dans la garde impériale…

Pacot. — Sapeur ?…

Le Sapeur. — Ils peuvent bien payer des millions de milliasses, ils ne feront jamais jeter une canne en l’air comme le vieux Rabourdin la jetait… Ah ! cré coquin, ça allait-il haut, et en tournant encore ! il était vaniteux aussi ! Et il s’est brûlé la cervelle à Tilsitt parce qu’il avait laissé tomber sa canne devant l’empereur de toutes les Russies, qu’était prévenu de voir Rabourdin !… C’était là un troupier !… Jamais, jamé ! Tiens, vois-tu celui-là qui veut faire des grâces ? Encore un singulier pistolet ! Rabourdin vous levait son coude — bien arrondi… comme ça ! (Il soupire.) Tout ce qu’on peut dire de ceux-ci (Il montre les sapeurs), c’est que ce sont des bourgeois ;… ça ne s’exerce pas !

Pacot. — Sapeur ?…

Le Sapeur. — Tu tournes l’œil en manière de question ? Je parie que tu vas me dire quelque bêtise !…

Pacot. — C’est-y vrai, sapeur, qu’on embête la colonne dans les meilleures sociétés de Paris ?…

Le Sapeur. — Embêter la colonne !… Ah ! je t’embête !…

Pacot, hardiment. — Oui, que l’on lui fait des pièces…

Le Sapeur. — Lui faire des pièces ?… On voit bien que tu ne la connais pas…

Pacot, s’entêtant. — Oui, des pièces de versification !… où l’on lui dit qu’elle est de bronze… que je l’ai entendu lire… Sapeur, faut pas vous fâcher, que il y est question de braise et de fournaise, et autres bêtises… de mirmidons.

Le Sapeur. — Des mirmidons !… (Il sourit.) Pacot…, que t’es bête ! tu ne sais rien de rien en politique. Tu vois ben, les journaux ?… Ils ont des colonnes. Manière de dire… Et là-dessus, on t’a fait un calembour pour t’embêter…

Pacot. — Non, sapeur, j’ai vu la colonne de la place Vendôme dans leurs colonnes, comme je vous vois.

Le Sapeur, faisant toucher sa barbe à Tacot. — C’est-y ma barbe ?… à moi ?…

Pacot, intimidé. — Oui, sapeur…

Le Sapeur. — Eh ben, si c’est ma barbe, ça n’est pas possible ! Et nom de nom de…, on t’a fait avaler une fière blague sans sel !…

Pacot. — Sapeur ?…

Le Sapeur. — Est-ce qu’on peut parler nationalement de la colonne !… Veux-tu que je te dise ce qui peut en parler ?… c’est trois cent mille hommes bien alignés, et avec de beaux sapeurs !… Mais il faudrait l’autre, avec ses mille canons… Voilà les pièces de versification de la colonne !… C’est là, tonnerre de Dieu, la voix de la colonne, et c’est pourquoi qu’on ne l’embête pas… Sans ça, les autres l’auraient bien embêtée…

Pacot. — Possible, sapeur !…

25 novembre 1830.
III.
LES BAISERS PATRIOTIQUES.

Trois gentlemen, venus de Londres pour présenter leurs respects au « citoyen des deux mondes », retournaient dans leur patrie, heureux d’avoir pu voir la révolution de Juillet au mois de septembre. Ils étaient tous trois pensifs, assis sur un des bancs d’arrière du paquebot, et ils restaient dans cette attitude sournoise et silencieuse, moitié réservée, moitié fière, qui caractérise tout bon gentleman.

Cependant, après une heure de silence, quand la brume leur cacha les côtes de France, le plus gros des trois étrangers, qui était, je crois, un alderman, dit en murmurant :

— Gren chitoyenne !… ounanime dans ses upinionnes !…

Le second le regarda d’un air aristocratique, et répondit en mauvais français, pour faire voir à l’alderman qu’il savait aussi bien que lui la langue du pays :

— L’éristocressy frenchèsse, elle été démocrète…, et c’été ridicoule à oun merquis dè… mè le pèple… Le pèple, il été fort sur le pévé…, soublime !…

Le troisième, examinant ses deux compatriotes, leur dit, en anglais, avec une sorte de timidité, car c’était un petit marchand du Strand, et il reconnaissait un esquire et un alderman dans ses deux voisins :

— C’été étonnant, comme mosiè dé la Fayette été encore djeune ! je n’ai pas trouvé à lui les cheveuses si blennes !

— Hâo ! dit l’alderman, noâ ! noâ !… Ses cheveux sont blonds.

No ! no ! reprit l’esquire ! ses cheveuses être gris, noirs et blennes…

— Hâo ! répliqua le mercier, je l’ai embrassé.

— Vos ? dit l’esquire.

— Hâo ! s’écria l’alderman, vos evoir été éttrépé !… le dgénéralle estre oune little.

— Hâo ! reprit l’esquire, oune grend…, sec…, nouare…

No !… oune little… groà…, dit l’alderman en décrivant avec ses mains une forte proéminence abdominale.

— Noâ !…

— Hâo !…

No !… s’écrièrent à la fois les trois Anglais.

— Mosiè, dit l’alderman à un passager français, j’aye périé avec cé dgentlemen qué lé dgénéralle la Fayette né bèse pas tu le moânde… et qu’il été pétit…

— Voici son portrait, répondit, en leur montrant sa tabatière, un Français qui riait depuis un moment.

Les trois Anglais regardèrent avec sang-froid cette tabatière, qui leur prouvait un malheur commun. Ils s’interrogèrent mutuellement de l’œil et restèrent dans un profond silence, comme s’ils eussent appris une faillite qui les aurait ruinés.

Arrivé à Douvres, le petit marchand monta sur le paquebot qui partait pour la France.

— Puisque je n’ai pas embrassé le gren chitoyenne, j’y retourné !… se dit-il.

16 décembre 1830.

IV.
ROUTE D’HASTINGS.

Une diligence est une encyclopédie roulante, un résumé de la vie ordinaire ; car la facilité des liens y augmente en raison du rétrécissement du cercle social.

Jugez quel enthousiasme de rapprochement devait animer sir K…, se trouvant, après un bon dîner, seul en tête-à-tête avec une charmante voyageuse, lady aux cheveux blonds, aux yeux bleus, à la figure plate ; en un mot, beauté à la manière britannique. Vous dire quelle conversation fut tenue, point ne sais ; mais il fut ouï petits cris et petites injures légèrement perçants, couverts cependant par le bruit des coursiers lancés au galop.

Enfin, la diligence arrêtée devant l’auberge de Roberts-Bridge, la jeune lady, tout effarée, s’élance hors de la voiture, et, interpellant le coachman, se plaint vivement à lui des importunités de son compagnon de route. Justement, elle s’adressait à John Teckey, l’un des cochers les plus moraux de la Grande-Bretagne, sinon des plus adroits. Aussi, plein d’indignation, il ouvre incontinent la portière, pour faire à sir K… les reproches respectueux qu’autorisait sa manière de voyager…

Mais le moyen de se consoler des rigueurs de la jolie et farouche lady ? Le trop sensible gentleman était mort de chagrin — et d’apoplexie foudroyante !

30 décembre 1830.
V.
HISTOIRE VÉRITABLE.
Comme quoi des douaniers se lassèrent de prendre des vessies pour… un enfant.

À la barrière de Ramponneau, ils étaient quatre douaniers, aimables, facétieux et habillés de vert, comme sont tous les douaniers et commis d’octroi, par ordonnance du 16 avril dernier.

Nonchalamment assis sur quatre bornes parallèles, les douaniers devisaient et s’entre-narraient leurs exploits. L’un d’eux, qui lisait le Constitutionnel le quatrième jour après sa publication, donnait les nouvelles politiques. Et les douaniers admiraient la faconde de M. Dupin.

Passe une jeune fille, rose et blanche, avec des cheveux châtains s’échappant par boucles, d’un fichu rouge attaché négligemment sur sa tête. Ses yeux noirs étaient timidement baissés. Et, quand le plus galant des quatre douaniers lui adresse un compliment, la belle enfant rougit et double le pas.

— Voilà une jolie fille ! dit l’un des douaniers ; mais avez-vous remarqué son excessif embonpoint et la difficulté de sa démarche ? Il est bien malheureux que la jeunesse soit ainsi exposée à la séduction. Cette pauvre petite a été trompée. Et voici venir un pensionnaire pour les enfants trouvés.

Et les douaniers moralisèrent ; car le douanier est moraliseur par essence. — D’aucuns ont remarqué que les gens qui s’ennuient ont une grande propension à la morale ; d’autres prétendent, au contraire, que la morale ne vient pas de l’ennui, mais que c’est l’ennui qui vient de la morale.

Enfin, quoi qu’il en soit, que les sages soient ennuyeux ou ennuyés, les douaniers, après avoir longtemps déploré la perversité du genre humain, s’accordèrent à dire que, faute de pire, le choléra-morbus devrait bien purger la terre et décimer tous les hommes, à l’exception des douaniers.

— Messieurs, dit un autre douanier, je reconnais cette jeune fille. Je l’ai vue un autre jour passer par la barrière de Belleville, légère et svelte ; sa taille aurait tenu dans les deux mains, et je vous affirme qu’elle était moins timide qu’aujourd’hui. Elle avait ses grands yeux noirs bien ouverts et elle ne rougissait pas. Messieurs, voyez où mène la perversité ! Jeune et jolie, si elle avait conservé cette belle fleur d’innocence, elle pouvait prétendre au sort le plus brillant ; peut-être même aurait-elle pu devenir la femme d’un douanier.

Alors il faisait presque nuit, les allumeurs descendaient les réverbères et les fenêtres des maisons rouges et vertes des marchands de vin s’illuminaient successivement. Alors, aussi, passa à la barrière une jeune fille, rose et blanche, avec des cheveux châtains s’échappant par boucles, d’un fichu rouge attaché négligemment sur sa tête. Ses yeux noirs étaient timidement baissés.

— Oh ! dit un douanier.

— Ah ! dit un autre.

Et les quatre douaniers s’étonnèrent, car c’était la même ; elle rentrait encore, et ils ne l’avaient pas vue ressortir.

Les douaniers eurent une idée.

Ils entourèrent la jeune fille aux yeux noirs, et la firent entrer à l’octroi. La jeune fille était rouge comme le serait une pêche dans un pays où il y aurait du soleil.

Ils la déshabillèrent avec toute la retenue et la décence dont sont susceptibles les douaniers.

Et l’honneur de la jeune fille fut sauf, car elle était légère et svelte, et sa taille aurait tenu dans les deux mains, après qu’elle eut quitté sa robe et trois énormes vessies pleines d’esprit-de-vin, attachées autour d’elle.

6 janvier 1831.

VI.
CHARGES.
I. — M. Mahieux en société

C’était un salon éclairé par des bougies, comme tous les salons du monde qui ne le sont point au moyen de quinquets ou de gaz hydrogène, et meublé, comme tous les salons, par des figures vieilles ou jeunes, mâles ou femelles, insignifiantes ou animées, nulles ou importantes. Déjà on avait devisé sur bien des choses, et l’on allait deviser sur beaucoup d’autres encore, quand, les portes ouvertes avec fracas, un valet se présenta, annonçant à haute voix :

M. Mahieux !

— Hi ! ho ! hé ! hou ! ah ! ah ! ah !

Tel fut le bourdonnement général qui remplaça aussitôt les conversations particulières, par manière d’étonnement et de curiosité ; et deux dames parurent ensemble qui, en se déployant, laissèrent voir entre elles un petit homme in-trente-deux, contrefait, et l’air triomphant au possible. C’était M. Mahieux.

— Dieu de Dieu ! mon cher, fait-il chaud dans votre salon, bon Dieu ! dit-il d’un son de voix tout à fait étrange, en s’avançant vers le maître de la maison. — Eh bien, comment vont les affaires, les plaisirs, les amours ?

— Bien sensible, monsieur Mahieux… Et vous ? Vous voilà donc de retour de votre pays ? Avez-vous été satisfait de vos compatriotes ?

— Ah ! oui, mes compatriotes ! de fameux farceurs, allez ! Je me présente aux élections pour être nommé député ! car, bon Dieu ! il est une classe nombreuse qui n’est pas représentée à la Chambre ! C’est un fait constant, que l’infirmité n’y a pas d’organe ! Et puis, pas du tout, ils vont choisir un colosse, un homme de cinq pieds quatre pouces. Je vous demande si un gaillard comme ça donnera dans la bosse : le plus souvent ! — Il est vrai de dire qu’il y avait un grand motif contre ma nomination : c’est que la tribune est plus haute que moi de trois pouces, et qu’alors il fallait, ou que la France fit faire une autre tribune, ou qu’elle se résignât à ne pas me voir parler, comme les souffleurs. — Ah çà ! mais, mon cher, nous ne sommes pas ici dans mon endroit ; amusons-nous donc un peu, bon Dieu ! Je vois par-ci, par-là des femmes charmantes ; est-ce qu’on ne pourrait pas en faire un tas, de femmes charmantes, pour jouer avec ? aux jeux innocents, par exemple, c’est gentil.

M. Mahieux aime les jeux innocents ? demanda, d’un air bien pincé, une dame assise en tapisserie.

— Oui, grosse mère, je les adore.

Alors les jeunes filles accourent, les jeunes gens se placent, et on n’attend plus que M. Mahieux pour commencer, quand on l’entend, dans une salle voisine, jeter des cris et proférer des jurons épouvantables. On se précipite, on s’informe, et on trouve M. Mahieux mordant furieusement un grand jeune homme blond. On les accable tous deux de questions ; mais, comme l’un est Anglais, et que l’autre ne discontinue pas de blasphémer, on ne peut rien savoir, si ce n’est à peu près que M. Mahieux, prenant pour une patère le nez du gentleman, un peu long il est vrai, avait voulu accrocher son chapeau après ; que l’Anglais avait défendu son nez, M. Mahieux son chapeau, et qu’il en était résulté un instant de trouble, entièrement apaisé au moyen d’une compresse appliquée sur le genou britannique.

— Allons ! s’écrie M. Mahieux, à présent que l’Anglais a fini de faire le méchant, amusons-nous, belle jeunesse !

(Ici arrivent des verres d’eau sucrée, apportés par une femme de chambre.)

M. Mahieux, à son voisin. — Dieu de Dieu ! voyez donc la belle personne ! Quand on a une taille si intéressante, peut-on porter des verres d’eau sucrée, bon Dieu ! — Petite ! Un rafraîchissement par ici. (M. Mahieux boit un verre d’orgeat.) — Merci, femme superbe ! (Il en boit un second.) — Encore un, bobonne, charmeresse ! (Il en boit un troisième.) — Ah ! séduisante Ganymède, va !

Trop occupé de ce qu’il dit pour regarder ce qu’il fait, M. Mahieux, voulant placer son verre, culbute le plateau, et, avec lui, quinze différentes sortes de liquides qui, avant d’arriver à terre, inondent tous les intéressants individus réunis pour faire joujou avec l’innocence. Cris, tumultes, verres brisés, robes perdues, habits tachés, rien ne manque à la catastrophe causée par M. Mahieux.

Pour lui, effrayé des suites d’une pareille maladresse, il crie plus fort que tout le monde, en accuse le pauvre Anglais, lequel, se chauffant tranquillement les pieds, répond toujours Yes ! aux impertinentes interpellations du bossu.

— Dieu de Dieu ! a-t-on vu traverser le détroit pour faire des malheurs pareils ! Je suis sûr, bon Dieu ! que ce goddem-là est payé par son sournois de gouvernement pour casser les verres en France.

— Allons, monsieur Mahieux, calmez-vous, je vous en prie. Pour quelques robes et quelques verres…

— Oh ! homme généreux ! vous êtes bon là, avec vos robes et vos verres ! Ça m’est bien égal, à moi ; c’est le liquide que je regrette : j’ai une soif terrible, moi, d’abord…

Et, là dessus, M. Mahieux va dans la salle à manger, d’où il revient, après cinq quarts d’heure, avec le nez légèrement égratigné.

L’Anglais. — Goddem ! meusieur le baussu, you avoir pris mon carrick que you salissez biaucoup en le traînant par terre.

M. Mahieux, s’apercevant de sa méprise. — Ah ! c’est que, voyez-vous, l’Anglais, je l’ai pris un instant pour me réchauffer, car j’ai les pieds gelés… Mais soyez tranquille, bon Dieu ! on ne vous le mangera pas, votre carrick.

Yes !

Tout le reste de la soirée, M. Mahieux fut d’une amabilité délicieuse, charmant par sa gaieté tous ceux qu’elle ne scandalisait pas, faisant rire aux éclats toutes les jeunes personnes qu’il ne faisait point crier en les pinçant, et ne s’occupant absolument que de la société, si ce n’est quand on apportait des rafraîchissements. Malheureusement, une dame, qui jouait à la bouillotte, laissa tomber son mouchoir, et tout fut fini. M. Mahieux, que la galanterie a toujours perdu, se précipite sous la table pour le ramasser ; la dame, effrayée, jette un cri ; Mahieux, ne croyant pas qu’un genou délicatement pressé puisse causer tant de bruit, se relève pour savoir ce qu’il y a ; mais son brusque mouvement enlève la table, qui, après s’être balancée quelque temps en l’air, se renverse avec fracas, entraînant, dans sa chute, joueurs, chaises et bougies. Tout tombe, roule et se groupe sur le parquet, tandis que la cire brûlante, qui voltige sur les physionomies, arrache de toutes parts des cris de douleur et de malédiction.

Oh ! pour ce dernier coup, arrivé en un clin d’œil, à cette culbute générale et instantanée, à ce bouleversement subit des idées et des individus, plusieurs crurent à la chute de la maison, entre autres les joueurs de bouillotte, et principalement le pauvre Anglais, qui articulait du langage national, autant que pouvait le lui permettre une énorme dame placée en travers sur la partie supérieure de son estomac.

Enfin il en fallut finir avec les douleurs et les gémissements, et, après un quart d’heure accordé à la mutuelle confidence des contusions reçues, quelqu’un s’avisa de demander la cause première de tant de vacarme ; mais personne ne put le dire, car M. Mahieux n’était plus là pour accuser l’Anglais ; il avait disparu avec le carrick de ce dernier, n’ayant jamais pu retrouver son petit habit.

6 janvier 1831.
II. M. Mahieux au bal de l’Opéra.

Le roi y était ; le roi, sa famille, des princes, des ministres, des célébrités russes, anglaises, françaises, à n’en plus finir ! Coup d’œil somptueux, ravissant, éblouissant ! Des lumières, des lustres, des feux partout. L’or et la soie, les fleurs et puis les sons précipités, joyeux de la musique, électrisant les danseurs, enivrant les danseuses ; — les danseuses, dont le cou brille de sueur et de diamants, dont le sein bondit de désirs, dont l’œil noir luit de volupté ; les danseuses avec des fleurs sur leur tête, des fleurs à leur côté, blanches comme leurs robes, fraîches comme leurs bouquets ! — Oh ! quel bal ! quelle cohue ! quelle richesse !

Avez-vous pu — bravant coups de pied, de coude, de ventre, de dos, affrontant liquides, punch, glaces, sorbets suspendus sur votre tête comme jadis l’épée de Damoclès — avez-vous pu vous glisser jusque dans l’intérieur de la salle ? Oh ! alors, vous avez dû rire et rire aux larmes, car les dames riaient, le roi, tout le monde.

C’était lui, c’était M. Mahieux…

Ô grand petit être ! ô juron fait Christ ! ô génie tricorne comme le chapeau de l’homme à la tablature, sublime comme le Coran de Mahomet ! nul ne t’a compris, nul ne s’est inspiré à ton âme, car ton âme, c’est la poésie ; et qu’ils sont prosaïques, les malheureux ! Ils t’ont donné des formes vulgaires, ils t’ont vêtu de haillons, ils t’ont fait laid, ignoble, repoussant, stupide, que sais-je ? Ils t’ont rapetissé, raccourci, mutilé à leur taille, toi géant d’intelligence et de progrès ! Les profanes ! Oh ! s’ils t’avaient vu !

Tu faisais les délices de cette belle fête nationale ! en gants blancs, culottes blanches, bas de soie blancs, gilet blanc, habit de drap vert-pomme doublé de soie, doublé de velours ; — et puis un claque à pluche, et puis des breloques, des chaînes, des lorgnons et puis, et puis…

Tu jures, mais quel parfum ! tu pousses, tu renverses, tu sautes, tu déchires, tu mords, tu cries, tu ris, tu bondis, mais que de grâce ! que de pétulance ! que de gaieté !

— Dieu de Dieu, baron, quel panorama de houris ! ô vingt dieux, baron, je les adore, je les adore toutes… Dieu ! la belle brune ! Oh ! quelle blonde ! Elles me fixent, bon Dieu !… Oh ! vingt dieux !

Un bond, deux bonds, une suite non interrompue de bonds.

Voix de femmes, ensemble et séparément. — Quelle horreur ! on déchire ma robe… — On m’écrase les pieds… — On me mord les jambes… — Aie, aïe, aie ! le mollet !

M. Prudhomme, à ses voisins. — D’où peut venir cette émeute populaire ? Messieurs, je vous prends à témoin !… je proteste contre toute insurrection, pacifique ou non, qui aurait pour but la violation de la monarchie et de la brave garde municipale.

Un militaire, à M. Mahieux. — Corbleu ! méchant bossu, finirez-vous de sautiller ?

— Dieu de Dieu ! on a dit bossu ! — Qu’est-ce qu’a dit bossu ? — Bossu ! — Bossu vous-même, militaire ; vous êtes un inconvenant !

Éclats de rire. — Ah ah ah ! oh oh oh ! hi !

— Je veux réparation d’honneur ; je l’aurai, bon Dieu !

Le militaire hausse les épaules, Mahieux se pend à son bras gauche, il lui mord les cuisses. Le militaire fait un brusque mouvement et lance M. Mahieux sur un garçon chargé d’un plateau de punch, de glaces, de sorbets. Le garçon chancelle, le plateau tombe sur Mahieux.

— Aïe, aïe ! j’ai une glace dans la poitrine ! Ouf ! j’ai un punch dans le dos ! Oh ! vingt dieux ! j’ai une bavaroise dans mon claque… Aïe, aïe ! militaire, bon Dieu ! votre procédé est indélicat, on ne lance pas un galant homme comme une balle, sans le prévenir, vingt dieux !

(S’inclinant avec grâce.) Serais-je assez heureux, belle dame, pour être votre cavalier à la suivante ?

La demoiselle, en se mordant les lèvres. — Avec plaisir, monsieur.

— Votre toilette est délicieuse ; je suis passionné pour vos rubans.

— En avant deux, la chaîne des dames !

— Oh ! vingt dieux ! ce devrait être la chaîne de toute la vie !

— Vous êtes galant, monsieur.

— C’est vrai, belle dame ! pour la galanterie, la nature ne m’a pas tourné le dos, je suis son enfant gâté, moi ! j’idolâtre les dames, vrai Dieu !

Il se hisse de volupté sur la pointe des pieds et va presque à l’épaule de sa danseuse.

— Tiens, ce gros député qui danse, oh ! la bonne charge ; délicieuse, vingt dieux ! je l’ai vu sauter pour l’ex-roi, le voilà qui saute pour les pauvres ; toujours sauteur, bon Dieu !

— Que vous êtes méchant, monsieur Mahieux ?

— Vous trouvez, belle dame ? Oh ! j’adore l’épigramme ! adorez-vous l’épigramme, vous ?… Dieu de Dieu ! je vois le prince ! je vois les basques de son habit ! bon Dieu ! ce grand diable de commissaire me cache son buste ! je vois ses jambes, vingt dieux ! elles sont un peu courtes ; c’est égal ; c’est un bien bel homme !

Mahieux se penche de tous côtés, prend toutes les poses dans sa pétulance enfantine et se marche sur la main gauche ; il pousse un cri, s’agite, se débat et se marche sur la droite…

— Aïe, aïe, aïe ! on me foule !

Mouvement, agitation universelle.

M. Prudhomme, à ses voisins. — Il paraîtrait que toutes les laves du volcan carliste ne sont point encore éteintes ! Mais, monsieur, je réitère mes protestations…

Sortie de l’Opéra.

— John, mê câlech !

— L’équipage de M. le comte !

— Voilà une voiture, messieurs.

— Demandez une voiture !

Mahieux, sautillant, grelottant. — Cocher ! cocher !

— Voilà, monsieur.

— Mène-moi rue de Clichy, cocher ! mène-moi rondement, bon Dieu ! je te donne trente-cinq sous ?

— Mais, monsieur, c’est une course de nuit.

— C’est égal, bon Dieu ! je ne marchande pas ! va, j’ai le moyen, je ne me dédirai pas : trente-cinq sous !

— Mais, monsieur, il me faut trois francs.

Mahieux, s’élançant hors de la portière. — Trois francs ! cocher, tu abuses de ma position ! je te signalerai à la police, vingt dieux !

— Mais, monsieur…

Pendant cette discussion, un monsieur et une dame entrent dans le fiacre, le cocher fouette, et Mahieux reste sur le pavé. — Des voitures se croisent s’entrecroisent.

— Cocher ! cocher !

— Monsieur, c’est pris. — Monsieur, c’est un équipage bourgeois.

— Oh ! vingt dieux ! Dieu de Dieu ! bon Dieu !

Un laquais, impatienté des cris et du bruit que fait Mahieux. — Mais aura-t-il bientôt fini, le bossu ? — Attends, crapaud manqué, je va te placer.

Il saisit Mahieux par son infirmité, et, d’un tour de main, le pose sur l’impériale d’un coupé qui part au grand trot… Mahieux pousse des cris de détresse, des cris lugubres, les chevaux n’en galopent que plus vite… Au bout de vingt minutes, à cinq heures du matin, la voiture s’arrête dans une rue située près de la barrière d’Enfer.

3 février 1831.
VII.
DES POMPES ET DES CHEFS-D’ŒUVRE DE SATAN, TOURNÉS AU PROFIT
DE LA CHRÉTIENTÉ.

Adonc, le pape mort, sans que l’Église ait été malade, et le conclave se devant assembler, sans pour cela que l’Église en doive aller mieux, ce fut pour l’architecte du palais Quirinal affaire aussi importante de convenablement caserner le régiment catholique-apostolique-romain, que pour la statue de Pasquin de le harceler de ses méchantes plaisanteries condamnables d’impiété.

Or, ce étant, M. Valadier, chevalier et architecte, — car une profession n’empêche pas l’autre, — M. Valadier, aussi fort sur son histoire romaine que M. Villemain sur celle d’Angleterre, s’avisa de penser que, de toutes les restaurations, l’impériale n’était pas la plus médiocre, et que, somme toute, il pouvait trouver une réputation toute faite en appropriant aux nouvelles circonstances les localités préparées autrefois pour l’impératrice Marie-Louise et son fils, alors souverain de Rome sans conclave.

Mais M. Valadier, que son titre de chevalier élève de beaucoup, comme on le pense bien, au-dessus des capacités d’architectes ordinaires, s’aperçut, aux ornements mondains qui révélaient la destination première de ces lieux, de la difficulté qu’il éprouverait dans l’accomplissement de sa transfiguration architecturale. En ingénieur bon chrétien, il jugea prudent, pour le salut de son âme, de s’éclairer des lumières de quelque cardinal en odeur de sainteté, de celui, par exemple, que l’on suppose généralement devoir être élu.

Aussi, avant de parcourir avec l’Éminence les galeries profanes, M. le chevalier de l’ordre des architectes avait repassé quelques ouvrages moraux, tel celui de la Rochefoucauld sur les pantalons appliqués aux danseuses, et, fort de ses auteurs, il se proposait de faire des prodiges religieux et romains.

Quant au luxe, rien ne fut à redire, si ce n’est pour enrichir encore ces immenses salles, phénomènes de splendeur et de somptuosité. Mais, quand advint le chapitre de ces secrets de la vie privée, embellis chez les grands des charmes de la mollesse, des recherches de la volupté, l’architecte s’empourpra comme un pilastre de granit et commença son discours de réformes.

D’abord, il offrit de détruire ces mystérieux boudoirs, séjour de rêveries, à la lumière douteuse, à l’air parfumé et aux moelleuses ottomanes. Mais le cardinal l’en empêcha bien, prétendant qu’un futur pape aimait à se reposer tout comme monarque de Rome ou de France.

Et le chevalier s’inclina.

De même fut pour les étuves des bains, ces salles élégantes et solitaires, que l’architecte jugeait inutiles pour le conclave, dont les membres, au contraire, paraissent des messieurs fort propres.

De même alors le chevalier s’inclina.

Mais quelle fut sa surprise, quand, offrant de remplacer par un tableau d’église celui de Diane surprise au bain, sa demande ne fut acceptée qu’à la condition d’y faire succéder Suzanne, vue dans l’eau belle et ravissante, par les deux vieillards ravis.

Néanmoins, il s’inclina encore.

Quand il vit aplanies dans l’esprit du cardinal les difficultés qu’il redoutait le plus, l’architecte, apercevant encore çà et là quelques peintures bien mondaines, proposa simplement de les vêtir à la grecque ou à la romaine, costumes, comme on sait, beaucoup plus convenables que les pantalons collants. Heureusement, le cardinal, ami des arts autant que de l’Église, s’opposa de même à la mutilation de fort belles natures, et consentit seulement à ce que des auréoles, placées sur quelques têtes, fissent autant de saints ou de saintes de quelques divinités trop égrillardes.

Pour le coup, le chevalier s’inclina d’une façon tout architecturale.

Puis, comme il s’en revenait au Vatican avec Son Éminence, le complimentant des murmures approbateurs qui l’accueillaient à son passage, ce qui, disait-il, en chevalier poli, était un hommage populaire à la tiare, tous deux purent apercevoir sur la statue de Pasquin un mauvais quatrain dont le sens était que, quel que fût le pape, la voix de Dieu ne serait point la voix du peuple.

Aussi, deux jours après, lors de la procession du conclave, on remarqua que les tentures du palais Braschi couvraient, à dessein sans doute, la statue de l’hérétique Pasquin.

13 janvier 1831.
VIII.
DE LA LIBERTÉ DRAMATIQUE AU POINT DE VUE HISTORIQUE
ET MILITAIRE.

— Embêtant, Pacot ! V’là-t-il pas qui suppriment le plus bel agrément de la garnison, le spectacle historique et militaire !

— Vraiment, l’ancien !… Qu’est-ce que c’est que ça, le spectacle historique et militaire ?

— Eh bien, une supposition que t’es bête, Pacot…

— Mais, mon ancien, pourquoi donc que vous choisissez toujours cette supposition-là ?

— C’est qu’elle est historique, vois-tu. Eh bien donc, une supposition que t’es bête, Pacot, que t’es farceur, que tu es bon à jouer un rôle n’importe, dans une pièce quelconque ; eh bien, alors, tu es obligé de décéder, et ce n’est plus que vingt-cinq ans après ta mort que tu peux reparaître sur la scène, à condition encore que tu n’aurais pas laissé à la payse des méchants marmots qui viendront s’opposer à ce qu’on joue monsieur leur père.

— Oh ! c’te bêtise !

— Que c’est même immoral, en ce que ça peut porter des jeunes auteurs à prématurer des finales d’existence pour se ménager des sujets sur leurs vieux jours.

— Ah ! c’est bien féroce ; mais c’est égal, ça nous débarrassera des pièces de circonstance, où, dans l’ordre du jour, on nous envoie applaudir gratis. Toujours une corvée de moins, l’ancien.

— Que c’est ensuite détruire le charme et la poésie du quartier Popincourt, où chaque affiche de spectacle est le programme des situations dramatiques et équivoques de l’Empire ; ce qui distrait pendant la faction et permet d’apprendre pas cher aux particuliers qui ont l’amour de l’instruction.

— C’est vrai ; aulieur qu’à présent, vu les difficultés que vous venez de dire, y aura toujours un siècle ou deux entre les spectateurs et le spectacle, ce qui sera fastidieux, vrai, l’ancien, car, en fait d’anciens, moi, j’aime que les vrais anciens, mais j’aime pas les vieux anciens qui n’ont pas d’aigles sur leur bonnet à poil.

— Bien dit, Pacot ! Tiens, regarde-moi ça, mon ami.

— Oui, l’ancien. Quoi ?

— Cette superbe affiche !

— Ah ! c’est vrai : laquelle, s’il vous plaît ?

— Eh ! pardieu, la celle du théâtre des circonférences olympiques, où on prétend que sont alignés, on peut l’dire sans affront, les plus fameux grognards de l’Europe à pied et à cheval.

— Pour lors, mon ancien, votre nom est dans les fantassins.

— Oh ! Pacot ! quelle idée ! pourquoi pas, au fait, puisque j’étais avec l’autre ? Oh ! vertueux Pacot ! consolation des anciens, toi que tu sais écrire, vois donc si, dans le 5e régiment, 3e bataillon, 6e compagnie, tu ne lirais pas en effet : Jean-François Brutignon, dit le Crâne ?

— Volontiers, l’ancien.

Après cinq minutes d’attente.

— Eh bien, Pacot ?

— De quoi, mon ancien ?

— Eh bien, m’as-tu trouvé, mon ami ?

— Non, caporal, je suis encore qu’à la première ligne, où il y a l’Em… pé… l’Empéreur.

— Le chef de file d’abord, c’est juste. Après ?

— Après, j’ai beau me baisser, mon ancien, j’peux pas épeler, l’affiche est trop haute.

— Cré coquin, Pacot, ne te gêne pas, jeune ami. Fais comme moi quand je veux subtiliser un baiser à la payse à travers les barreaux de l’entre-sol.

— Vrai, l’ancien, vous m’autoriseriez à me permettre une licence pareille avec mon respectable caporal ?

— Allons, un temps, deux mouvements ! saute, farceur, et lis couramment.

3 février 1831.
IX.
CHARGES.

Au dernier des rares concerts donnés cet hiver, un beau jeune homme et une femme charmante se trouvaient assis l’un près de l’autre, comme si le hasard les avait réunis pour entendre l’admirable symphonie qu’on exécutait en ce moment. C’était un morceau de Beethoven, partition aussi pleine de charme que d’éclat.

Il y a un moment où tous les instruments s’arrêtent d’un mouvement spontané. L’effet est merveilleux. Vous n’en avez pas idée, si vous ne l’avez pas entendu. C’est un crescendo, crescendo, crescendo… Puis, tout à coup, silence complet.

— Or, cette fois, on entendit distinctement le son d’une petite voix flûtée, qui, prise au dépourvu par le jeu des instruments, modulait distinctement la fin d’une phrase d’amour :

— Tu m’aimeras toujours ?

— Oh ! toujours ! répondit une basse-taille.

Et la symphonie reprit son train.

10 février 1831.
X.
LES BACCHANALES DE 1831.
I.

Si l’on vous avait demandé de mettre seize caricatures sur une seule feuille de papier, d’y exprimer une révolution consommée, d’en indiquer une nouvelle, de n’oublier ni les doctrines ni les personnes qui les représentent, de composer un carnaval politique et de nous faire trembler d’avoir ri,… croiriez-vous la chose possible ?… L’entreprise était difficile ; mais la Caricature se devait à elle-même de dominer la bouffonnerie des rues, celle des affaires publiques et celle des orateurs… Pour réussir, il a suffi de regarder, d’entendre et de copier.

Il y a dans la caricature de Grandville une traduction si vive de l’histoire contemporaine, que l’on croit lire une page où Molière, Juvénal et Tacite ont déposé tour à tour leurs pensées diversement originales.

Où est l’article de journal qui ait plus artistement stigmatisé la politique de notre diplomatie que ce costume de Polonais loué à notre ministère ?

Un habit d’arlequin est réclamé par un pair de France !… Quoi, un seul ?… Ah ! l’honnête homme. Eh ! qui ne pouffera de rire en voyant un avocat célèbre déguisé en homme de courage et M. G…, en carmagnole, lui disant : « Tu as beau faire, tu as peur !… »

Puis l’Académie enveloppée dans les bandelettes d’une momie restant immobile dans une sorte de statu quo metterniquois… Oh ! comme on voit bien qu’elle a dû élire Viennet et refuser Benjamin Constant…

La Liberté sort de l’hôpital, soutenue par l’Avenir en charlatan, et par un vétéran dont la dégaîne historique est si admirablement bien rendue, qu’il y a dans cette figure toute une biographie inexorable. Ne rend-elle pas le dévouement sénile d’un amant fidèle jusqu’au tombeau ?

Le pape et la papesse dansant une valse sont de ces figures que rien ne saurait payer. La ravissante papesse ayant un vieux pape qui défaille entre ses bras et se retient de galoper… est peut-être une double épigramme : est-ce Rome qui chancelle devant un nouveau culte étourdi ?

Mais voyez les ruines de la Contemporaine, déguisée en Amour, faisant reculer un célèbre abbé revêtu des insignes de la folie, et qui néanmoins conserve assez de bon sens pour apercevoir, derrière lui, l’antagoniste de Lisfranc, le plus célèbre de nos chirurgiens qui redoute pour l’Avenir les suites de cette rencontre. Tout est là, même Rossini, qui joue un air à réveiller les morts. Mahieux prend le costume de Napoléon, et le plus gros citoyen de France considère la défroque de Charles X, pendue à un clou !…

Mais voici la création la plus prophétique ! Six jours avant les vengeances populaires, l’impitoyable dessinateur montrait l’archevêque tenant d’un bras la palme du martyre, de l’autre un verre de vin de Champagne, et faisant la nique aux vainqueurs de Juillet qui ont de grands nez.

Il y a dans tout cela des leçons pour tout le monde, et nous ne savons pas si l’expression du temps présent, lithographiée d’une manière si incisive, suggérera quelque pensée utile aux pantins politiques ; s’ils s’occuperont de redresser les griefs ; s’ils voudront voir ce qu’il y a entre les saint-simoniens et l’abbé de Lamennais, entre l’abbé de Lamennais et l’archevêque de Paris… l’anarchie, la royauté, les saturnales populaires !… un croque-mort !

Napoléon devenant la proie de Mahieux est la satire des déplorables tentatives que les vaudevillistes ont fait de mettre la colonne en pièces de six liards.

Nous sommes de notre avis, de l’avis de cette honnête et bonne Caricature, qui rit tant, tant et tant d’un député du centre laissant tomber ses brioches à l’approche de M. Mauguin, dont les discours l’effrayent, qu’elle laisse tomber elle-même son fouet et son bonnet. — Rideamus quoque !

17 février 1831.

II.

Nous avons ri… et nous rirons encore, puisque, grâce à l’esprit observateur de Grandville, les ridicules du jour viennent se grouper par douzaines sous son vitriolique crayon.

Au costume polonais loué à M. Sébastiani ont succédé ceux de deux grands peuples dignes de l’indépendance. Ce sont des fers. Car ces chaînes égoïstes qui retiennent aujourd’hui un généreux dévouement dégénéreront peut-être en instruments d’esclavage et d’oppression !

C’est grâce à des enfants dénaturés que la France, jadis si puissante, et si belle encore aujourd’hui, traîne tristement les lambeaux de la misère. Sa pénurie n’arrête pas l’avidité du pauvre millionnaire qui quête une liste si vile.

Mais ce n’est point tout avec la finance. On n’en finit pas sitôt sur un pareil sujet. Quoi de plus vrai que cet arracheur de dents qui, après les plus belles promesses, souffle, souffle et gonfle tant qu’il peut le budget de 1831 ?

Et M. D…, en bonne fortune, qui, du coin de l’œil, lorgne l’entrée du sac, comme s’il voyait là un confortable fromage de Hollande, quand il songera à se retirer du monde…

À voir la Charte, costumée de pièces et de morceaux, se traîner estropiée, on dirait la constitution affaiblie d’un malade qui, pour avoir confié sa force et sa virilité à de fameux opérateurs, ne sort plus de leurs mains qu’amputé et réduit de moitié.

Jamais don Quichotte n’a servi à figurer une chimère mieux conditionnée que celle de Saint-Simon. Le voyez-vous, armé de l’émancipation du beau sexe, de l’égalité des fortunes, de la répartition suivant les œuvres, de la division des capacités par numéros ? le voyez-vous bouleverser le monde civilisé, dont la topographie intellectuelle n’offre que préjugés à sa lance régénératrice ? — Malheureusement pour la conversion des adeptes, il laisse derrière lui Sancho, drôle imbu d’un préjugé généralement commun : c’est que la panse ne s’emplit pas de préceptes ; et, pendant que son maître court à la bataille, lui s’occupe de la pêche aux écus. Don Quichotte est spiritualiste, Sancho est matérialiste. Sancho perdra la cause, mais il gagnera son fromage.

Costume de muet, loué à M. Royer-Collard, — de poissarde, à Mlle A…, — un mannequin de sauveur de la patrie. — Costume d’enfant loué à Mlle Mars. — Voilà des gens bien habillés à leur taille.

Un monstre déguisé en M. Geoff… S.-H., et une vertu sauvage en actrice des Nouveautés sont de ces rôles heureux qu’il est rare de créer.

Et le Commerce, qui le délivrera ? Qui donc prendra pitié de ce pauvre moribond ? Comment se remettra-t-il jamais de ses secousses, menacé comme il est de la lancette guerrière, des bouillons de la Gazette, des prières de la Quotidienne, des complots du carlisme étranger et des machinations de certain clergé ? Un garde national proposerait comme remède de disperser l’attroupement meurtrier… La police fait autrement : sourde, muette et aveugle, elle écoute sans entendre, parle pour ne rien dire, regarde sans voir, marche timidement à tâtons, mais graisse la patte à un limier pour avoir flairé une révolution dans une colonne du Figaro, ou pour avoir saisi une bulle de savon.

10 mars 1831.
XI.
DES JAMBES DE CAVÉ ET DES BRAS DE MOREAU-SAINTI.

Cavé ne sera point réengagé, dit-on, par la nouvelle direction de l’Opéra-Comique. Un journal effraye son abonné par cette phrase en lettres italiques : On ne le remplacera jamais ! Et, pour la première fois, on se demande ce que c’est que Cavé.

Sous le rapport vulgaire du chant et de la diction, on l’ignore encore. Il sera suffisamment remplacé tant que son emploi restera vacant. Mais il est une fraction de Cavé qui offre un mérite rare, qui à elle seule serait digne de la plume d’un historien : ce sont ses jambes. Là s’est réfugiée toute la fougue du talent lyrique, dramatique et champêtre de l’acteur.

Un ami de Cavé lui conseillait un jour d’entrer en scène sur la tête. Il espérait beaucoup du jeu plein d’expression de ses tibias intelligents.

Mais pour n’avoir pas su utiliser ainsi un talent subversif, tant de mérite n’est devenu qu’un fléau scénique.

On ne se figure pas la foule de petits malheurs occasionnés par la pantomime gigotante de Cavé. Et si de grands effets n’ont souvent que de petites causes, attribuons-lui, pendant que nous y sommes, la ruine du théâtre qui a le bonheur de le posséder.

Qui n’a cru découvrir, en effet, la solution du mouvement perpétuel dans le balancement poétique de cet acteur, dont les jambes sont en état continuel de crispation ; qui jette toujours son corps en avant pour ramener ingénieusement ses jambes, chacune à leur tour, sur le premier plan ; qui danse un couplet, trépigne une ariette, et est parvenu à remplacer une roulade par une gambade !

Talons écorchés, cors écrasés, chevilles compromises, souffleur démoralisé, tels sont les résultats de la méthode innovatrice de Cavé. Aussi, terreur unanime quand il occupe la scène. Fuite de ceux qu’il poursuit, précaution de ceux qu’il approche, douleur de ceux qu’il endommage, toutes ces impressions particulières doivent singulièrement nuire à l’ensemble de l’exécution et à la satisfaction générale.

Si Cavé est si redoutable dans les moments de confiance tranquille où il répond par le sourire de la satisfaction intime aux rires moqueurs du parterre, jugez de ce que ce doit être quand lui-même est à son tour agité d’une crainte légitime ; quand il se trouve en face de Moreau-Sainti, dont les bras harmonieux ont le même inconvénient que ses jambes sagaces, et qui, si vous n’y prenez garde, ne vous enfonce pas moins son doigt dans l’œil, bien que ce soit le plus moelleusement du monde, suivant les règles de l’art et avec plus de grâce que quiconque.

Aussi, quand ces deux messieurs sont en scène, à voir les battements effrayés de l’un et les embrassements interminables de l’autre, le compositeur s’informe de ce qu’est devenue sa musique, le souffleur se réfugie dans son arrière-trou, le public se demande où il est, et tout le monde a l’air prodigieusement satisfait.

3 mars 1831.
XII.
RÉCIPROCITÉ.

Une heure du matin. — Rue déserte.

— Monsieur, pourriez-vous me dire l’heure, s’il vous plaît ?

— Je n’ai pas de montre.

— Seulement l’heure approximative.

— Onze heures.

Le premier individu, tirant vivement sa montre. — Eh bien, vous allez joliment ! Il est une heure un quart.

Le second individu, tirant la sienne. — Vous avancez de dix minutes !… Mais, au fait, monsieur, puisque vous avez une montre, pourquoi votre demande ?

— Mille pardons, monsieur ; c’est que je craignais que vous ne fussiez un voleur, et, pour prévenir une question désagréable, j’ai pris l’initiative. Du reste, mon innocence est prouvée par le premier mouvement consciencieux qui m’a fait inconsidérément tirer mon régulateur. Je suis horloger.

— Pardon alors, monsieur, de la sécheresse de mes réponses. Je craignais pareillement que voleur vous ne fussiez. Au reste, la même raison m’a fait tirer inconsidérément mon régulateur. Je suis aussi horloger. — Ainsi, confrère, vous avancez.

— C’est vous qui retardez.

— Laissez donc !

— Ah ! oui.

Les deux interlocuteurs se touchent la main.

— Adieu, confrère qui avancez.

— Adieu, confrère qui retardez.

Cinq minutes après.

Chacun des horlogers, à part soi. — C’est égal, j’ai toujours prouvé au confrère, clair comme le jour, que c’est lui qui va mal.

10 mars 1831.

XIII.
TOUCHANTE ATTENTION D’UN PAPA.

— Mon ami, dit le papa à son fils, Paganini est arrivé ; Paris possède enfin ce prodige.

— Qu’est-ce que c’est que Paganini ? demanda le fils à son papa.

— Comment ! dit le papa à son fils, tu ignores de pareilles choses ? Mais qu’apprends-tu donc à l’enseignement mutuel ?… Paganini est le généralissime des virtuoses apparus depuis le déluge ; c’est le Napoléon des violons.

— Ah ! dit le fils.

Et il alla jouer à la balle.

Le papa, comme absorbé par une combinaison financière, resta quelques instants silencieux, puis il rappela son fils.

— Mon ami, lui dit-il, tu n’as encore que huit ans ; une longue carrière s’ouvre devant toi, pendant laquelle tu verras bien des choses surprenantes, mais jamais aussi surprenantes cependant que ne l’est Paganini, — à ce qu’assure mon journal. — Ainsi, mon enfant, quoi qu’il en coûte à ton père, je te mènerai ce soir à l’Opéra ; je veux que, dans la suite des temps, tu puisses dire que tu as vu ce divin maestro.

— Papa, est-ce qu’il en coûte cher pour dire cela ?

— Trente francs, mon fils.

— Dieu ! papa, avec trente francs, comme on aurait des chaussons et des sucres d’orge !

— Allons, mon ami, va te faire habiller par ta bonne et prépare-toi à l’admiration.

L’enfant se fit habiller, se prépara à l’admiration en dînant comme quatre et alla le soir à l’Opéra.

Arrivé là, l’enfant récompensa la touchante sollicitude de son papa par un long somme qui tenait de la léthargie.

C’est égal ; dans la suite des temps, le petit gaillard pourra dire qu’il a vu Paganini.

17 mars 1831.
XIV.
HÉROÏSME EN ROBE DE CHAMBRE.

L’Autocrate, sonnant. — Esclave, apporte-moi Diebitsch.

— Sire, j’ignore où est le maréchal.

L’Autocrate, ressonnant ; un second valet arrive. — Esclave, la schlague à ce butor, et apporte-moi Diebitsch.

Le Maréchal. — Sire, Sabalkanski attend les ordres de Votre Majesté.

L’Autocrate. — Eh bien, Diebitsch Sabalkanski (puisque tu as deux si beaux noms pour toi tout seul), j’ai besoin de toi.

Le Maréchal. — Parlez, sire.

L’Autocrate. — Je vais parler aussi ; mais, toi, tu vas te taire. — J’ai conçu un vaste projet pour la réussite duquel j’ai déjà toute la fermeté de vouloir qui distingue les czars, et, de plus, l’assurance de la protection du Très-Haut ; il ne manque plus maintenant que l’appui de ton bras… Eh bien, qu’en dit ton bras ?

Le Maréchal. — Mon bras dit oui, sire.

L’Autocrate. — Bien. — Pour éviter de faire longtemps encore une pension royale à notre cousin Charles X, j’ai décidé dans ma sagesse que je le replacerais sur son trône ; après quoi, bien entendu, nous nous inscrirons comme créanciers sur sa liste civile. En conséquence, puisque tu touches annuellement trois cent mille roubles pour l’entretien de la gloire de notre règne, c’est toi que je charge de mener à bien cette héroïque entreprise.

Le Maréchal. — Sire, vous me voyez tout prêt à vous obéir en tous points. Mais je me permettrai de faire observer à Votre Majesté que la Pologne est en pleine révolte.

L’Autocrate. — Ah ! c’est juste ! J’oubliais de te tracer l’itinéraire à suivre. En passant, tu anéantiras les Polonais jusqu’au dernier ; de là tu te rendras à Holy-Rood pour prendre la famille cosmopolite dans un fourgon ; tu iras aux Tuileries, au coin du pont Royal, asseoir sur le trône des Français leur monarque chéri, et puis, là, tu attendras mes ordres.

Le Maréchal. — Comment ! sire, est-ce que vous n’entrerez pas dans Paris à la tête de votre armée ?

L’Autocrate. — Non, Diebitsch. Je crains trop les rhumes de cerveau et les conspirations pour m’exposer de la sorte. Tu sais que c’est ce qui a compromis la santé de notre auguste frère Alexandre : il en est mort.

Le Maréchal. — Vive l’empereur Nicolas !

L’Autocrate. — Encore bien dit. — Ainsi donc, Diebitsch, à toi la peine, à nous la gloire. Tiens, voilà cent mille roubles pour te donner du cœur : tu trouveras autant de Russes dans ma cour. Fais-en tuer le moins possible ; cependant ne va pas t’en faire faute ; il y en a encore. Bonne campagne ! que le Très-Haut te bénisse, et nous aussi !

C’est à la suite de ces héroïques instructions que le maréchal Diebitsch fit, comme un bon et modeste Russe, la réponse suivante que nous garantissons pour historique :

— Vous voulez, sire, que je remette mes bottes de conquérant ; eh bien, je vous promets de ne les quitter que sur la place du Carrousel, pour les faire décrotter par les Parisiens !

17 mars 1831.

XV.
FANTAISIE.
Application d’un génie d’homme à une carcasse de baleine et à une bûche de bois.

Il y a quelques années, un industriel s’avisa d’imaginer qu’un cétacé pouvait servir à autre chose que faire de l’huile, de la bougie et des buses, et il fit des fleurs en baleine.

L’œuvre fut si parfaite, que tous les amis de l’industriel étaient dans une admiration dubitative, laquelle l’industriel ne daignait seulement pas convaincre.

Mais, le monarque d’alors s’étant permis de hocher royalement la tête, parce que l’industriel s’engageait à faire toute une serre artificielle avec la baleine des Pays-Bas, alors celui-ci sollicita de l’obligeance d’une des dames, le busc de son corset, dans l’intérêt de l’art, et, entre ses mains, cet inélégant tronçon servit de tige à une rose admirable, ne cédant en rien à la nature par la suavité de l’apparence et le charme du coloris.

À ce coup, bruyant concert d’éloges de cour.

Cela seul eût suffi à la fortune d’un artiste ayant déjà vingt mille livres de rente. Or, comme il ne manquait plus que cela à celle de notre industriel, il renonça à la baleine, se disant une dernière fois cétacé.

Adonc, cet hiver, assis au coin de son feu, les jambes étendues comme un homme qui attend la fortune, en jouant avec ses doigts et en se manuélisant le cerveau, il s’avisa d’imaginer qu’une bûche pouvait servir à une autre chose que faire des cendres et des allumettes, et il en fit des chapeaux à l’usage des deux sexes.

Dire une pareille chose semble folie de notre part ; c’est donc prodige de la part de celui qui l’a conçue et réalisée.

Car il n’est aucune étoffe que n’imite à s’y méprendre les fragments de la bûche en question. Velours, gros de Naples, pluche et autres bagatelles ont été transférés du chantier dans les ateliers de nos premières modistes, et Longchamps verra plus d’un élégant minois gracieusement encadré dans une coiffure de bois.

En apprenant cette merveille, le comte de Camerano, grand protecteur des modes, a vite envoyé, rue des Fossés-Montmartre, au grand dépôt de la sylvestrine (c’est le nom des bûches perfectionnées), demander si, vu son titre et son rang, l’industriel ne pourrait pas lui confectionner un complet habillement indigène depuis les bottes jusqu’au chapeau, mettant généreusement pour cela toute une voie de bois à sa disposition.

Avec un peu de peine et beaucoup de bûches, l’industriel y est parvenu.

Mais, vêtu de la sorte, il a été généralement convenu qu’en bois blanc, le comte de Camerano ressemblait à un pierrot ; qu’en acajou, il avait tout l’air d’une commode ; qu’en bois peint, on le prendrait pour un devant de boutique ; en sorte qu’on ignore encore sous laquelle de ces trois flatteuses apparences M. le comte se présentera à Longchamps.

24 mars 1831.

XVI.
CHAPITRE PUREMENT ADMINISTRATIF.
Repas de noce. — Vin du cru. — Coup d’œil d’une mariée. — Coup de tête d’un maire. — Coup de pied du sort.

— Pierre, un repas de noce est un bien succulent passe-temps, mon ami !

— J’sais pas, monsieur le maire ; moi, j’y étais pas.

— Ce que c’est que de ne pas être doué de l’expérience des choses !… Oh ! vin appétissant…, marié du cru… Ô homme légal, suis-je heureux !

— Monsieur le maire, voilà une lettre qui est venue pendant votre absence.

— Dis donc ma délicieuse absence, rustre trop peu poétique !

— Votre absence trop peu poétique, monsieur le maire.

(Après lecture)… Hein :… Qu’est-ce à dire ?… Comment ?… — Quoi ? — … Pierre, qui t’a remis cette lettre anonyme ?

— Le facteur, monsieur le maire.

— Ah ! on se permettra d’effrayer l’autorité constituée, en bicorne et en écharpe, par des moyens insidieux ! et encore sur quel sujet, s’il vous plaît ? sur l’un des sujets les plus poétiques depuis le 29 juillet… (après la mariée et le vin du cru cependant) : sur l’Association patriotique, qui réalise la grande ronde de Béranger… gaillard, qui s’y entend, celui-là, en fillettes, en vin du cru et en patriotisme !… Ah ! on croit me faire peur ? — Pierre, l’individu qui t’a remis cette lettre était-il armé ? avait-il un visage bien sinistre ?

— Monsieur, il était armé d’une boîte, et il avait un visage de facteur.

— Ah ! non, je n’ai pas peur…, et je leur prouverai… Vouloir intimider un fonctionnaire public ; mais il y a là crime prévu par la loi… Il y a conspiration flagrante !… Ah ! c’est l’opinion du roi qu’il ne faut pas empêcher Charlot casse-tête de revenir tronquer nos institutions et nos individus !… Ah ! les motifs de blâme ont une force particulière à l’égard des employés du gouvernement !… Voyez-vous ça ! On va congédier les fonctionnaires parce qu’ils sont ennemis de l’ancien ordre des choses, de sorte que, persécutés également sous celui-ci ou sous l’autre, il ne leur resterait plus qu’à se faire naturaliser Portugais… à aller se faire pendre pour ne pas mourir de faim. Comme c’est probable !… — Voilà maintenant que l’effort spontané de l’appui le plus sympathique… on pourrait même dire ici poétique… est un acte de l’opposition la plus déclarée. — Oh ! précieux !… — Assurer la défense du pays est le devoir du gouvernement, de la garde nationale, de l’armée et des citoyens ; mais ce devoir n’appartient à aucuns autres… Ah ! bien gentil !… Mais, puisque la garde nationale, l’armée et les citoyens forment eux-mêmes cette association, où diable pêchera-t-on les aucuns autres ?… Qu’est-ce que c’est que ça, les aucuns autres ?… Ah ! on prend les lunettes d’un maire pour une optique à mystifications !… C’est ce que nous allons voir… — Pierre, donne-moi mon bicorne, Pierre ; et puis ma canne à dard, Pierre.

— Monsieur va sortir à l’heure qu’il est ?

— Oui, la dignité outragée veut qu’on sorte à toute heure ; s’il pouvait pleuvoir à verse même, ce serait là la véritable poésie du devoir légal !

— Monsieur, ça tombe justement à sciaux.

— Eh bien, alors, donne-moi mon parapluie, Pierre… — Oui, c’est précisément demain matin que paraît le journal de l’arrondissement, et, en mettant au net un tas de belles pensées, beaucoup plus poétiques les unes que les autres, on verra comment je sais répondre aux menaces anonymes !… Allons, en route, et en avant le courage civil et le discernement individuel !

 

Le lendemain du repas de noce, les rayons d’un soleil printanier éclairaient également de leur équitable lumière et le réveil des nouveaux époux, et celui du maire, et celui d’une foule de bien d’autres encore que nous n’énumérerons pas ici, vu la quantité.

Le réveil des époux fut monotone comme une après-dînée, celui du maire, gai comme un vainqueur de bataille. Depuis longtemps ses journaux l’attendaient : il ouvre celui de l’arrondissement et voit son article, qui lui semble être le plus remarquable publié depuis l’invention de la presse périodique. Il le lit une fois, deux fois, trois fois, puis enfin le laisse là parce qu’à chaque nouvelle lecture il le trouvait toujours mieux. Par devoir, il ouvre le Moniteur

Ô lecteur ! pour m’épargner la peine de vous l’expliquer, faites-moi le plaisir de vous figurer vous-même l’aspect tout apoplectique que doit prendre le visage d’un maire, quand ce maire voit rehaussé du titre d’officiel un article qu’il vient de réfuter, nous savons comme !

Cependant, il n’avait reçu qu’une lettre anonyme… C’est que, dans le grand nombre, une était partie sans la signature du sous-préfet.

Et, comme souventes fois il arrive que les plus petites choses décident d’événements de plusieurs pieds de haut, il advint celle-ci, que M. le maire, qui, avant tout, voulait être un homme administratif, rentra dans la catégorie des simples particuliers portant lunettes, parce que, entre une démission et une bassesse, M. le maire trouva la démission beaucoup plus poétique.

14 avril 1831.
XVII.
CAUSONS UN PEU HORTICULTURE.

Bien que depuis le déluge quelques personnes aient eu la louable attention de cultiver un peu la science horticole en France, afin seulement que l’invention ne s’en perdit pas, il faut convenir que cette intéressante branche d’industrie y a été fort longtemps négligée.

Cependant, nos visites guerrières à maintes capitales nous ont appris, parmi tant d’autres choses, que, dans chacune d’elles, l’horticulture était non-seulement un genre de plaisir généralement apprécié, mais encore une source féconde de richesses et de prospérité.

Or, comme, en fait de bonnes idées, nous sommes peu récalcitrants, nous avons goûté du plaisir, nous avons goûté de l’importance végétale, et nous avons pensé que c’étaient choses convenables à importer.

Depuis lors, de généreux efforts, de coûteux sacrifices ont vaincu les premiers obstacles, et aujourd’hui cette science, élaborée péniblement par des hommes modestes et silencieux, a offert des résultats qui atteindront bientôt la supériorité.

De cette amélioration il commence à résulter ce qui existe déjà à Berlin, Vienne, Édimbourg et surtout à Londres : toutes les classes s’intéressent et prennent part à une occupation pleine de charmes et de succès réels ; chacun, suivant la somme de ses moyens, veut concourir à l’œuvre de mode ; entre la lucarne fleurie de la grisette et le jardin du riche capitaliste s’agitent les progrès ambitieux de toute une population de petits propriétaires.

À une pareille armée de praticiens volontaires, il faut autre chose que de sèches théories jetées de loin en loin par un sixième étage. Une nouvelle association d’hommes spéciaux formant une Académie d’horticulture, et appelant à en faire partie tous ceux qui le désirent, nous semble le moyen le plus efficace pour régulariser au profit de la science, et maintenir toujours dans une salutaire direction un goût général auquel pourrait nuire une foule d’erreurs particulières.

Ce n’est pas dans les colonnes réclamées par le ridicule que nous chercherons à analyser le but de cette entreprise d’un intérêt du premier ordre. Que ceux qui voudront s’associer à ses utiles travaux, connaître ses moyens d’opérations, concourir aux prix trimestriels qu’elle décerne, que ceux-là se dirigent rue Taitbout, no 14 ; ils y trouveront des renseignements curieux.

Quant à nous, puisque nous avons sous les yeux le premier numéro du Journal de l’Académie d’horticulture, nous extrairons quelques lignes d’un article sur la Symétrie des jardins, par M. Ch. Lautour-Mézeray, dans lequel cet écrivain, qui instruit sans prétention, frappe de sa plume nerveuse les ridicules horticoles : « Depuis le démembrement des grandes fortunes, qui, sous les rapports de l’aisance individuelle, a produit d’heureux résultats, nos mœurs se sont nivelées à la juste mesure de nos propriétés et de nos appartements ; dès lors, un étrange changement dans la signification des mots : un nouvel enrichi a donné le nom de château à sa petite métairie ; M. l’épicier a parlé de ses domaines, et chacun surtout a brigué les honneurs du jardin anglais ; car c’est sous cette dénomination générique que l’on a confondu les jardins paysagers, les parcs et jardins-parcs. Ces jardins sont aujourd’hui en possession de la faveur du public ; il n’y a pas de petit propriétaire qui ne bâtisse une maison de campagne sur quelques toises de terrain, qui ne veuille avoir son jardin ; de là ces travestissements d’un genre qui doit, il est vrai, représenter les accidents de la nature en petit, mais dont les proportions doivent toujours avoir leur échelle. Un jardin paysager doit être riche de perspectives et se dérouler en tableaux ; des aspects nouveaux doivent s’y découvrir, les scènes de la vie agreste s’y rencontrer sans prétention ; ce doit être enfin une vue de campagne harmoniée et resserrée dans un petit cadre. En France, où malheureusement on ne fait étude de rien, où l’on envie la propriété d’une chose parce que le voisin la possède, on dédaigne de se résigner à une position large et naturelle pour s’exposer au ridicule d’une imitation grotesque et imparfaite d’un état de fortune au-dessus de ses moyens. Aussi voyons-nous les propriétaires de ces petites maisons décorées du nom de campagnes et ensevelies sous les flots poudreux de la canicule, supporter courageusement les fatigues de toute une semaine de travail, dans l’espérance d’aller respirer l’air frais du jardin de la plaine des Sablons. Ce jardin présente trois fois la grandeur d’une salle à manger raisonnable. Il eût été facile d’en faire une pelouse agréable ; le malencontreux propriétaire a voulu un jardin : il a vu des boulingrins, un pont, un rocher, une futaie dans les sites délicieux de Trianon… Il fait une taupinière, un pont sans eau, une futaie avec deux peupliers, une rivière avec une mare ! J’allais oublier le rocher, — c’est le maçon qui s’en est chargé. »

21 avril 1831.
XVIII.
HISTOIRE DU PROGRAMME D’UNE CÉRÉMONIE QUI EUT LIEU
À UN HÔTEL DE VILLE EXTRÊMEMENT ÉLOIGNÉ DE PARIS.

Un Préfet, très-agité. — Diable ! diable ! j’ai à organiser aujourd’hui même une fête superbe, éblouissante, séduisante, et, pour cela, je n’ai à moi ni temps, ni ouvriers, ni instruments, ni invités, et, ce qui est pire, point d’argent !… Mais j’ai mis tout mon monde en campagne, toute la préfecture court la ville, et, pour peu que mes agents ne soient pas des imbéciles ni mes administrés des gens d’esprit, peut-être pourrai-je parvenir à organiser ma fête… ou une fête quelconque… car, après tout, pourvu que ce soit une fête, voilà ce qu’il me faut…

Premier Agent, tout essoufflé. — Monsieur le préfet, je vous amène le corps des tapissiers. Mais, comme on sait par la ville l’embarras de votre position, ils ne consentent à vous prêter appui qu’autant que vous leur accorderez certaines prérogatives… (Tirant un papier de sa poche d’agent.) Au reste, voilà leurs conditions…

Le Préfet. — C’est bon, c’est bon ; jette ça au panier ; dis-leur que tout ce qu’ils demandent leur sera accordé, et mets-moi vite ces gaillards-là à la besogne.

Second Agent, aussi essoufflé que le premier. — Monsieur le préfet, je vous amène un orchestre complet ; mais MM. les musiciens ne veulent jouer ce soir qu’à condition que…

Le Préfet. — C’est bon, c’est bon ; toutes les conditions possibles, je les accepte. Nous aurons donc des musiciens ?

L’Agent. — Oui, monsieur le préfet, et des rafraîchissements aussi. Le limonadier de la préfecture veut bien en fournir gratis, mais seulement si l’on diminue ses contributions…

Le Préfet. — Va dire à ces bonnes gens-là que je serai le plus complaisant de tous les préfets, et fais vite apporter les instruments et la limonade ; dépêche-toi.

Troisième Agent. — Ah ! monsieur le préfet, la cérémonie est flambée ! Pas moyen d’avoir un bal sans danseurs, et les officiers ne veulent pas venir s’il y a des bourgeois, parce que ceux-ci les ont insultés. — Impossible de composer une réunion un peu propre, s’il n’y a pas quelques vieilles têtes de magistrats. Ces vieux entêtés-là ne veulent pas venir s’ils n’ont point la préséance sur la noblesse. — La noblesse ne viendra point, si elle n’a le pas sur la magistrature. — Jusqu’aux bourgeois qui font les difficiles et resteront chez eux si le candidat libéral n’est pas nommé aux élections !

Le Préfet. — Diable ! diable ! Je n’avais pas prévu tous ces embarras-là !… Eh bien, mon ami, mon excellent ami, tu vas retourner chez tous ces ambitieux. Dis aux officiers qu’il n’y aura pas un seul bourgeois ; aux magistrats, qu’ils auront la préséance ; à la noblesse, qu’elle aura le pas (dire lequel, par exemple, je n’en sais rien) ; enfin aux bourgeois, que le candidat libéral sera nommé, par la raison toute simple que les votes sont libres, et que, par conséquent, cela ne dépend pas de moi. Dis tout cela, mon ami, et nous aurons ce soir une fête superbe, éblouissante, séduisante.

Dix heures du soir.

L’hôtel de ville est illuminé, une musique harmonieuse électrise une partie de la société déjà arrivée ; l’allégresse est générale.

Trois heures du matin.

Des cris remplacent le son des instruments, les lustres sont brisés, les invités se prennent aux cheveux ; le tumulte est au comble.

Deux Musiciens, sortant du champ de bataille. — Eh bien, Colophane, chacun, ce soir, a été joué comme il faut ; nous avons vu là une fameuse danse ! Reste à savoir maintenant qui payera les violons !

28 avril 1831.
XIX.
UN CONCILIABULE CARLISTE.

Mon compagnon frappa mystérieusement trois coups à une petite porte qui s’ouvrit comme d’elle-même, et nous entrâmes.

— Ah çà, lui dis-je, vous m’avez mené à une loge de francs-maçons ?

— Non, me répondit-il à demi-voix, je vous ai mené à un conciliabule, et à un conciliabule carliste encore.

Cela me parut chose digne d’être vue, et je le suivis en silence, tandis qu’il montait un noir escalier en colimaçon, qu’il enfilait trois obscurs corridors et qu’il escaladait une petite échelle qu’on retira quand nous fûmes parvenu au faîte.

Nous étions dans la salle des séances, qui était tout simplement un vaste grenier, sur les murs duquel on avait attaché quelques tapisseries représentant des martyrs, des saints et des rois de France.

L’assemblée était aussi singulière que le lieu de la réunion. Il y avait plusieurs tonsures, des figures que l’on rencontre dans les salons et aux deux Chambres, de vieilles marquises, de jeunes femmes, et jusqu’à d’ignobles faces d’ex-gendarmes.

Pour ma part, j’y reconnus le vicomte de C…ac, le petit baron de V… et la charmante Mlle de B…

Nous prîmes place près de cette dernière, mon guide avec un recueillement religieux, moi avec une curiosité vive.

Un orateur occupait la tribune, si on peut appeler de ce nom une modeste chaise qu’on devait sans doute à la munificence de l’invisible portier de cette habitation. L’orateur était un homme puissant de corps, faible d’éloquence, mais chamarré de rubans de plusieurs ordres.

— Oui, s’écria-t-il en terminant d’une voix éclatante, si j’aime et si je regrette cette noble et malheureuse famille, c’est que je crois sincèrement qu’elle seule comprend et peut faire le bonheur de la France. Car que demandons-nous, nous qu’on accuse sans cesse ? le bonheur de la France et les honneurs dus à nos illustres ancêtres. Voilà tout.

Au bruit de cette logique, je me crus un instant à la Chambre des députés.

Une approbation générale, mais toute légère et de bon ton, accueillit l’orateur lorsqu’il sauta à bas de sa chaise.

D’autres lui succédèrent, qui, à peu de chose près, répétèrent le même discours, sans doute pour la plus grande édification des auditeurs. Les finales seules me semblèrent offrir quelque différence.

Un jeune abbé, sentant le musc et le jésuite à quinze pas, vit le bonheur de la France dans le retour de la foi et le triomphe de la religion.

Un vieillard qui avait des culottes de satin noir et des manchettes plissées, assura, lui, que la gloire de la patrie, c’étaient les lumières puissantes d’une noblesse affermie.

Et cependant, malgré ces variantes bien distinctes, chacun des discours fut accueilli avec une égale bienveillance. Ceci m’expliqua comment un gouvernement qui n’a que de tels appuis ne peut exister longtemps. Chacune de ces ambitions altières qui se réunissent et se flattent pour former un pouvoir le détruisent bientôt elles-mêmes en voulant ensuite le posséder chacune séparément.

Avant de se quitter, on arrêta le jour de la prochaine réunion, à laquelle tout le monde promit bien de ne pas manquer, le marquis de F… y ayant promis lecture d’une lettre de son correspondant d’Holy-Rood.

On replaça l’échelle ingénieuse qui permettait de conspirer tranquillement loin de la terre et de la garde municipale ; chacun descendit comme il put, et, dans cette marche pénible, j’eus la meilleure preuve de ce courage du dévouement qui affronte tous les dangers pour faire triompher une cause.

Au jour indiqué pour remonter l’échelle, je courus chez mon introducteur, afin de l’accompagner une seconde fois… Mais, ô fragilité des machines humaines ! le cher ami n’était plus le carliste de la veille. Un poste honorable en province l’avait subitement éclairé sur ses erreurs politiques ; Charles X comptait un partisan de moins.

Dans l’impuissance de m’instruire davantage, j’apprends toujours à mes lecteurs ce que j’ai pu savoir, et, dans le cas où l’un d’eux, par trop scandalisé, voudrait indiquer à M. Vivien le lieu des séances, elles se tiennent rue Saint-Honoré, près la Halle.

5 mai 1831.
XX.
UNE CONNAISSANCE.

Ce dimanche-là, ne sachant où aller, je m’acheminai machinalement vers le théâtre Montparnasse, réceptacle dramatico-champêtre de toutes les grisettes de Paris.

J’entre au parterre, et le hasard me place près d’un jeune et piquant minois, au teint frais, aux beaux yeux bleus, à la taille svelte et gracieuse.

Mon cœur philanthrope n’a jamais pu résister à la vue séduisante d’un tablier noir servant d’enveloppe à tant d’attraits…

Placé fort proche de ma gentille voisine, j’essayai d’entamer la conversation. J’offris d’abord ma lorgnette. C’est toujours par là que je commence : il est bon de voir déjà les choses du même œil. Ma voisine est une petite brocheuse, qui, moyennant ses soixante centimes, vient prendre de l’agrément pour toute la semaine. Paraissant extrêmement sensible, elle répandit quelques larmes brillantes et argentées sur le sort de l’infortunée Léonie. Je mêlai mes larmes aux siennes, et nous fîmes un duo fort attendrissant.

Bientôt nous fûmes comme d’anciennes connaissances. J’eus même l’ineffable joie de lui présenter l’hommage respectueux de mes sentiments sous la forme d’une orange payée pour être de Malte. Dès lors, mademoiselle Chonchon (c’est le nom de ma belle) de temps en temps appuya son joli bras sur mon épaule, pencha sa tête sur ma poitrine. Vous devez penser, mes amis, dans quel état mon pauvre cœur était. À ses battements précipités, on l’aurait cru gratifié du plus solide anévrisme.

Enfin, la toile baissée pour ne plus se relever, j’offre mon bras qu’on accepte, non sans quelque hésitation, et, d’un air grave comme une patrouille de la garde nationale, je reconduis la jeune fille dans le domicile paternel situé rue de la Huchette. Cependant, chemin faisant, j’obtiens quelques propos de reconnaissance, quelques promesses vagues, paroles enivrantes qui rafraîchissent les sens comme une rosée de feu. La soirée était calme, le ciel étoilé comme le poitrail d’un Russe ; pas la moindre averse pour apaiser les passions, pas le moindre pompier pour suppléer la nature… Je pris flamme !

Surmontant ma timidité habituelle de 40 degrés au-dessous de zéro, je saisis la main de mademoiselle Chonchon avec toute la délicatesse d’un gendarme.

— Mademoiselle ! m’écriai-je, les pieds parfaitement en dehors, mais fort ému en dedans ; mademoiselle ! cette main délicieuse, qui semble vous appartenir, je ne consentirai à vous la rendre que quand vous m’aurez permis de vous revoir ! Ouf !

Comme je m’y attendais, la pauvre demoiselle parut fort surprise. Mais ce fut moins de ma proposition que de la pantomime qu’elle m’avait coûtée, car elle m’assigna le plus gracieusement du monde un rendez-vous pour le lendemain soir à huit heures, devant l’église Saint-Sulpice. Puis, là-dessus, elle rentra gaiement chez papa et maman, tandis que, moi, je tirai ma montre pour compter désormais les heures par minutes et par secondes !

Le lendemain, à sept heures du soir, j’étais déjà en toilette de bal. Un rendez-vous produit sur moi l’effet des plus violentes contredanses, et c’est toujours dans ce costume que je m’y rends. Arrivé sur la place du Palais-Royal, j’aperçois un groupe d’individus ; j’avais une heure à perdre, je m’approche et j’augmente le rassemblement de ma somme d’existence en petits souliers.

Comme j’allais adresser ma question de nouveau venu, je me trouve tout à coup nez à nez avec une énorme colonne d’eau. Croyant au prodige d’une trombe aérienne, je suis extrêmement flatté que le phénomène ait bien voulu me distinguer de la foule ; je regarde en l’air pour le bien apprécier ; je cherche, mais je ne vois rien : je suis mouillé, trempé, inondé, transpercé, diluvié ; je suis seul maintenant, chacun a fui le terrain aquatique. — J’en fais autant.

Touchée de mon héroïsme et de ma longanimité, la foule m’essuie, me plaint et m’instruit. Le pompier, homme tout d’enthousiasme et de dévouement, n’est plus qu’une machine ministérielle. Le voilà, faisant de l’ordre public à deux sous la voie ! Maladroitement arraché à l’élément terrible qui lui assigne l’estime, toujours, — la mort, souvent, — que de haines il allume pour éteindre une gambade ! que d’amours-propres noyés ! — Car…

— Ah ! — hi ! — ho ! — bravo ! — ohé ! — fameux ! — hohohoho !

— Qu’est ceci ! une charge de dragons ?

— Non, monsieur, une charge de simple particulier.

En effet, un jeune homme qui a acheté un seau plein à un porteur d’eau, tourne la place, arrive derrière l’officier commandant les jets d’eau, et, d’un bras vigoureux, le coiffe de ce coffre à liquide, qu’il abandonne en fuyant. (Historique). — Hermétiquement imprégné, manquant d’air et probablement de commodité, l’officier s’agite furieux et prononce d’énergiques jurons qui semblent sortir d’une grosse caisse, jusqu’à ce qu’un pompier, quittant sa pièce, vienne rendre son commandant à la respiration et à l’hilarité publique.

Je trouvai fort ingénieuse cette tentative de représailles ; mais, comme elle n’avait en rien séché mes habits, je rentrai vite pour en changer, ne voulant pas voir mon rendez-vous tomber aussi dans l’eau.

Déjà, depuis cinq minutes, huit heures avaient sonné, lorsque mon pied palpitant atteignit enfin la place Saint-Sulpice, place d’ordinaire solitaire et mystérieuse… Elle n’était ce soir-là ni de l’une ni de l’autre nature. Une foule inquiète inondait son pavé. Ne voyant point de pompe, j’approchai.

Enhardi par la figure charmante et la démarche incertaine d’une jeune fille, un élégant l’avait cavalièrement accostée ; mais tout aussitôt un grand gaillard, brutal et cordonnier, était tombé sur le couple à triples coups de tire-pied, et, depuis cinq minutes, les deux champions se rossaient avec une égalité de grâces musculaires qui intéressait trop vivement la foule pour qu’elle les séparât.

La jeune fille, c’était Chonchon ; le jeune fashionable, c’était un ami auquel j’avais confié l’aveu de ma témérité. Je le remerciai beaucoup d’en avoir accepté les conséquences chanceuses, et je m’en allai prendre un riz au lait.

19 mai 1831.
XXI.
LE MEILLEUR RÉPUBLICAIN.

Gloire et envie à M. Bonnichon ! Vive M. Bonnichon ! marchand bonnetier, milicien volontaire, citoyen de la terre promise, consommateur de la manne divine !

Il n’a pour toute influence qu’une figure honnête, un fourniment complet et des bonnets de coton vulgaires. Vous me direz que c’est peu de chose pour une sommité politique ou une gloire quelconque. C’est vrai. Mais le destin a tout fait pour M. Bonnichon.

D’abord, il pouvait naître sur l’horizon glacé, où le knout réchauffe l’homme ; sous le ciel brûlant d’Italie, où un parasol ou un échafaud servent de rafraîchissement. Point. Il est né Butte-des-Moulins, à Paris : il est Français. Dès lors, le voilà, pour sa part, héritier du luxe de Louis dit le Grand ; de la gloire de Napoléon, qui s’est fait grand ; des expériences mal comprises de feu M. de Robespierre.

Il a à choisir parmi vingt religions : il se fait républicain. C’est son goût. Mais il vit sous une monarchie. C’est désagréable.

Un jour, le roi de M. Bonnichon divague, le trône fléchit : son roi s’en va, le trône s’écroule, et M. Bonnichon pousse un soupir politique. On parle de république : il se rappelle celle d’Athènes, celle de Rome, celle de New-York ; et, appliquant ses lumières en cotonnades à une organisation sociale, il s’en va partout colportant, pesant, balançant, élogiant les avantages athéniens, romains, américains.

Ici, la fortune de M. Bonnichon le sert encore malgré lui. Il est Français. Le Français né malin créa le vaudeville. On lui crée une république exprès à sa taille. On lui en donne une supérieure à toutes les autres, car elle ne ressemble à aucune. Le lendemain, il peut mettre sur ses cartes de visite : Bonnichon, bonnetier, citoyen de la meilleure des républiques.

Jeudi dernier, il est réveillé un peu tôt par un bruit de lui fort connu. C’est le rappel. Harmonie commerciale qui avertit les industriels qu’on les dispense ce jour-là de régler leurs affaires.

— Allons, bobonne, dépêche-toi ! s’écrie M. Bonnichon secouant magnanimement son bonnet. Brosse vite mon uniforme, sors mon schako, décroche mon fourniment. Voilà de la besogne.

— Dieu de Dieu ! que vous êtes audacieux, monsieur Bonnichon ! Dire qu’à votre âge que vous soyez ainsi susceptible d’émeutes. Que c’est hétérogène ! Qu’avec ça, dans les émeutes, on peut faire des mauvaises connaissances, et que chacune vous revient toujours à quinze francs d’extra, l’une dans l’autre.

— Que veux-tu, bobonne ! quand on est sergent de la meilleure des républiques, il faut faire son devoir. Une supposition qu’il n’y aurait plus d’ordre public, vois-tu, il n’y aurait plus de garde nationale. C’est sûr. Eh bien, moi, je ne dois pas souffrir qu’on menace l’ordre public, parce que mon uniforme m’a coûté cent soixante-quinze francs cinquante centimes, et que, s’il n’y avait plus de garde nationale, mon uniforme ne me servirait de rien… Et puis, il faut que je tâche de mériter la croix d’honneur qu’on m’a donnée il y a deux mois.

— Adieu, mon pauvre chat !

— Adieu, chérite ! Ne sois pas inquiète va ; j’enverrai le tambour te donner de mes nouvelles.

(Par la croisée.) — Bonnichon ! Bonnichon !!

— De quoi, bobonne ?

— Attends donc une minute. Que tu cours comme un étourdi, que tu as oublié ton fusil, que voilà ton fils qui te le descend, avec un morceau de sucre et un mouchoir blanc.

Rue St-Denis.

M. Bonnichon, avec sa compagnie, devant un rassemblement. — Messieurs les perturbateurs, voudriez-vous bien, je vous prie, avoir l’obligeance de vous évanouir, s’il vous plaît ? Votre présence coupable gêne ici le cours du commerce et des omnibus. Retirez-vous donc vous-mêmes, estimables perturbateurs ; autrement, vous me forceriez à vous y sommer.

Une voix. — Qui donc qui parle d’assommer ?

Un ouvrier. — Si nous nous retirons, aurons-nous de l’ouvrage ?

Un ivrogne. — Diminuera-t-on l’impôt vineux ?

M. Bonnichon. — Messieurs, la force non armée ne délibère pas, je ne puis en entendre davantage…

Ici, un pot de fleurs couvre la tête et la voix de M. Bonnichon.
Une chambre à coucher.

M. Bonnichon, au lit. (On lui pose les sangsues.) — Comment, bobonne, pendant que, là-bas, j’étais martyr de ma cause, on est venu piller ma boutique ? Faire de l’ordre public, et perdre ses bonnets de coton ! c’est dur !… Mais tu ne leur as donc pas dit que j’étais sergent de la meilleure des républiques ?…

— Ça ne prend pas.

— C’est que tu les mets trop haut, chère amie. — … Que j’ai la croix de la Légion d’honneur ?…

— En voilà encore une qui tombe.

— C’est que tu en mets trop à la fois, bobonne. — … Que je suis ami des libertés : de celle de la presse ?

— Ah ! celle-là mord bien.

— Oui, je le sens ! — … Enfin, le défenseur zélé d’un trône entouré d’institutions républic…

— Ah ! les voilà enfin.

— Ohi ! ahi ! holà ! bobonne, comme elles piquent !

23 juin 1831.
XXII.
GUILLOTINE À CHIENS.
Ceci n’est point une histoire.

— Est-ce qu’on n’a pas affiché mon ordonnance contre les chiens ?

— Si, monsieur le préfet. Il y en a même un superbe exemplaire à votre porte.

— Mais on en rencontre dans tout Paris, se promenant la tête haute comme les républicains un jour d’émeute.

— C’est qu’ils n’auront pas bien lu l’ordonnance. On l’a placée trop haut.

— Il est cependant indispensable de se débarrasser de ces animaux-là ; car, à voir le caractère des Parisiens, il paraît qu’ils en mordent terriblement par jour.

— C’est bien vrai, monsieur le préfet. Faut-il alors lancer la boulette administrative, ou bien encore renouveler les massacres de la rue Guénégaud ?

— Non. Aux hommes nouveaux, des moyens neufs. J’y songerai. Revenez demain matin.

Le lendemain, c’était jeudi dernier, et voici ce qui arriva :

Parmi les innombrables voitures de toute forme et de toute espèce qui se croisent dans Paris, on en remarquait une inusitée par son aspect, charrette mystérieuse qui cheminait lentement comme un corbillard de jeune fille.

Gâté qu’il est par une nouveauté toutes les vingt-quatre heures, plus d’un citadin passait insouciant sans honorer l’équipage d’un regard.

Mais il n’en était pas de même des pauvres chiens. Tous quittaient leur maître, leur pâtée, leur devoir ou leurs affections, pour courir après la séduisante charrette, sous laquelle était attachée une jeune et fraîche chienne de chasse aux formes potelées, au poil ondoyant.

Et, ici, voyez la perfidie. Une jolie chienne peut faire tourner la tête au chien le plus vertueux. C’est ce qui arriva, la nature et M. Vivien aidant.

Vous croyez peut-être que, par ce mode de procession amoureuse, au retour de l’équipage à la préfecture, M. Vivien comptait gratifier, comme les étudiants, ces pauvres victimes de quelque touchante allocution ? Non. Avant peu, la procession eût été trop longue, et il y eut une apparence d’émeute.

Or donc, à mesure qu’un chien approchait avec cette confiance qui caractérise la race, un bipède à figure sinistre saisissait le quadrupède curieux, le lançait dans la charrette, et le chien avait vécu.

Après celui-là, un autre ; après ceux-là, d’autres, et tout cela sans bruit, sans efforts, sans cris, et cependant, chaque saut, chaque chien de moins pour la vie ; — car une toile épaisse cachait les convulsions de ces victimes de l’amour et de la police ; un individu blotti dans la voiture les étranglait à leur arrivée par manière de salutation.

Comme on voit, jusque-là tout allait bien, excepté pour les chiens, quand un incident vint troubler l’exécution de cette nouvelle gentillesse d’ordre public.

Dans un moment de disette canine, où la quantité des vivants diminuait en raison de celle des morts, l’homme qui était chargé de les appréhender au corps pour les lancer dans l’éternité s’avisa d’aller prendre comme délinquant un chien paisible, qui, assis sur le seuil d’une boutique, regardait aller les passants.

Entendant faire violence à Azor, sa maîtresse court voir ce qu’on lui veut ; le mari court après sa femme, l’enfant court après son papa ; les voisins arrivent, les passants s’arrêtent, on crie, on jure, on pleure, on s’informe, et bientôt la voiture renversée fait rouler sur le pavé seize cadavres de chiens !

Une pareille cruauté criait vengeance. Deux agents de police pour les seize meurtres parurent une compensation suffisante, faute de mieux, et on les chercha. Mais ils s’étaient évadés.

Alors, tous les marteaux mis à contribution, la guillotine roulante fut brisée, et un superbe feu de joie célébra ce grand crime. Malheureusement, il ne rendit la vie à aucun chien, pas même à l’infortuné Azor, que sa maîtresse emporta lamentablement dans ses bras, voulant faire empailler sans doute ce triste monument de férocité préfectorale.

30 juin 1831.
XXIII.
LOGIQUE ASSOMMANTE.

Il est serviteur de police depuis plusieurs règnes, mais agent intelligent, rusé, sournois, perfectionnant le métier ; c’est dire que, héros d’une profession ignoble, il a su se rendre plus ignoble qu’elle encore.

Aussi, son imagination fertile tient-elle en continuel émoi la sécurité du maître. Tout est-il tranquille, il invente une conspiration, un complot, quelque tentative ténébreuse ; puis, à lui tout seul, il court détruire vaillamment cet épouvantail que son astuce a fait surgir. Y a-t-il un rassemblement, pour peu qu’il s’en mêle, une simple querelle particulière devient une émeute. Enfin, il trouverait à exploiter ses talents préventifs et répressifs jusque sur la calotte d’un cardinal ; et il parviendra à attraper une gratification là où d’autres ne gagneraient que les étrivières.

Aussi, jugez quelle époque délicieuse pour l’activité de notre homme que celle de notre liberté ! Le voilà comme le poisson dans l’eau. Du matin au soir, il ne transpire que dénonciations, rébellions, sommations, suspicions, arrestations. C’est au point que, faute d’une prise dans la journée, par crainte de se rouiller, il serait capable de mettre la main sur le premier collet venu, quitte à trouver un motif après. Cette existence-là n’est qu’une longue crispation de geôle.

Adonc, le duc d’Orléans ne portant plus de chapeau gris, ni monsieur son père de cocarde tricolore sous son parapluie, il fut décidé que tout citoyen devait jeter par la fenêtre son chapeau gris s’il en avait un, en mettre un noir s’il n’en avait pas, et laisser chez lui sa cocarde tricolore avec son chat, sa femme et son bonnet de coton.

Et, dès le matin, l’œil à la piste, la main démangeuse, le serviteur de la police, entouré de dévouements à tous prix, était sur la place de la Bastille qui flairait la sédition, se carrant comme un soldat français au matin d’une bataille.

D’abord passe un jeune homme, le nez en l’air comme un curieux, les bras ballants comme un oisif.

— Monsieur, je vous arrête, lui dit notre homme en le saisissant par son habit, sans doute pour estimer la finesse du drap.

— Bah ! lui répond l’étudiant, et pourquoi donc ?

— Parce que vous portez un chapeau gris à cocarde tricolore et que nous avons un roi citoyen.

— Ah ! c’est juste, dit le jeune homme.

Et, en fredonnant la Parisienne :

« … D’Orléans, toi qui l’as porté… »

il suit, insouciant, les gardes qui le conduisent au violon.

Après celui-là arrive un monsieur, chapeau en tête, comme tous les gens qui ne portent ni casquette ni bonnet à poil.

— Monsieur, lui dit le serviteur de la police, je vous arrête.

— Bah ! et pourquoi donc ? demande le bourgeois.

— Parce que vous n’avez pas de cocarde à votre chapeau ; ce qui prouve évidemment que vous en avez une dans votre poche.

Il fallait que l’homme au chapeau fût un terrible raisonneur, car il paraissait vouloir rétorquer cet argument ; mais un détachement de gardes nationaux qui l’emmena ne lui en permit pas le loisir.

La place aussi judicieusement balayée pour éviter les accidents de la foule, passe un individu, sans doute habitant des environs, car il était venu tête nue, sans façon, comme un voisin. Il lève le nez pour voir s’il ne trouvera pas quelque visage de connaissance, ou, à défaut de ce, au moins celui de l’éléphant ; mais c’est le visage du serviteur de la police qu’il rencontre.

— Individu, lui dit celui-ci, vous allez me suivre au corps de garde.

— Tiens, c’te bêtise ! Et pourquoi donc ça ?

— Parce que vous êtes nu-tête ; ce qui prouve évidemment que vous avez un chapeau gris à cocarde tricolore et que vous l’avez déposé quelque part dans la crainte d’être arrêté !

28 juillet 1831.
XXIV.
COLLOQUE.

— Bonjour, mon petit Pacot ; comme tu es beau sous les armes !

— Dis donc, femme, regarde cette tournure de faction. C’est pourtant not’fieu… Eh bien, pourquoi que tu ne dis rien, Pacot ? Est-ce que tu as du chagrin, mon ami ?

— Fâchez pas, papa. Vous n’avez donc pas lu le programme ? c’est ma consigne.

— Comment, ta consigne ?

— Nous ne hantons plus les ouvriers, les bourgeois ; c’est d’une fréquentation insidieuse…

— Comment ! ton père, ta mère… ?

— Dame, papa, la consigne dit comme ça que, dans les circonstances actuelles, il n’y a plus ni pères ni mères !

Zoé. — Ainsi, je ne pourrai plus voir M. Pacot. Et le sentiment donc ?

— Suspendu, payse !

— Comment, monsieur Pacot, vous avez oublié tous vos serments ! Hi hi hi !

— Pas moi. C’est la consigne. Ah ! dites donc, payse, si ça vous était inférieur, voulez-vous me faire le plaisir d’aller pleurer au large ; car, autrement, je serais obligé de vous arrêter. C’est aujourd’hui le 28 juillet, la consigne dit qu’on doit rire.

— Mais, mon fils…

— Ah ! papa, assez causé ! ne me fréquentez donc pas malgré moi, je vous en prie ; vous allez compromettre Pacot.

— Mais ta famille, tes amis…

— Dame, la consigne avant tout. Elle dit comme ça que je touche un traitement d’un sou par jour pour faire l’exercice et manger des haricots, puis v’là tout. Dès lors, je dois mettre la collection d’mes sentiments dans mon sac et mes guêtres par-dessus. Tenez, gare à vous, papa ! v’là l’sergent qui arrive pour me dire de vous conduire au corps de garde.

— Si jamais tu faisais un pareil coup, Pacot ! tu vois bien ce poing-là…

— C’est ça, et, si je ne vous arrête pas, le caporal me fera fusiller. Voilà la situation. C’est bien respectable, la consigne ! Mais pourtant quelquefois c’est un peu dilatoire.

28 juillet 1831.

XXV.
RÉPÉTITION DUNE SCÈNE IMPROVISÉE.
PERSONNAGES :
LE PÈRE TROUVAILLE. — Vieille utilité dramatique, ayant l’habitude du public et des planches, et pouvant, au besoin, jouer plusieurs rôles à la fois.
GRAND-POULOT. — Jeune débutant, sujet d’espérance, ayant toujours mains et bottes fort propres, cravate et maintien parfaitement empesés.

Le Père Trouvaille. — Eh bien, jeune et intéressant débutant, nous allons donc nous lancer sur le théâtre des succès ? Car vous êtes singulièrement favorisé : vous faites votre entrée dans un rôle brillant, triomphal, comme on n’en rencontre pas un dans toute une année théâtrale, et qui, permettez-moi cette légère digression, fait passablement d’honneur au cerveau qui l’a conçu…

Grand-Poulot. — Oh ! oui ! mais la scène d’improvisation me paraît d’une exécution prodigieusement difficultueuse. Si j’allais me tromper, si le public sifflait…

Le Père Trouvaille. — Impossible ! Nous ferons mettre sur l’affiche : Par ordre ; l’étiquette interdit toute démonstration quelconque. Et puis, d’ailleurs, le public sera choisi. Allons, répétons. Prêtez-moi votre mouchoir.

Grand-Poulot, après s’être mouché. — Voilà.

Le Père Trouvaille. — Ce mouchoir et le mien vous représentent des drapeaux (montrant une perruque qui est sur un secrétaire), et ceci figure l’honorable assemblée de nos auditeurs.

Grand-Poulot, les bras tendus et d’un son de voix fort criard. — Oh ! que je suis heureux !…

Le Père Trouvaille, l’interrompant. — Eh bien, eh bien, qu’est-ce qui vous prend donc ? Comment ! nous ne sommes encore qu’au premier mot, et voilà que déjà vous déployez vos gestes dans toute la longueur de leur plus vaste dimension ! Mais que ferez-vous donc dans les passages à effet ?

Grand-Poulot. — Eh bien, je recommencerai.

Le Père Trouvaille. — C’est ça ! mauvaise école ! vieux genre ! monotonie d’enthousiasme ! méthode détestable, qui peut, en outre, compromettre gravement le succès de la représentation. Vous n’avez donc pas étudié la physiologie du geste ?

Grand-Poulot, d’un son de voix évidemment nasal. — Non, papa Trouvaille.

Le Père Trouvaille. — Eh bien, mon ami, reprenez ce drapeau pour vous moucher, et écoutez mes conseils généraux sur le principe gesticulaire appliqué aux cas particuliers. — D’abord, en toute circonstance, le pouvoir du geste est incontestable et d’une efficacité reconnue. Faute d’avoir lâché la détente de son pistolet pendant que le duc de Modène était à portée, Menotti fut pendu ; et c’est à un seul regard vers le ciel que l’empereur Nicolas devra de mourir du choléra-morbus, au lieu d’avoir été assommé ces jours derniers par la populace de Pétersbourg. Voilà donc une science qui vaut la peine d’être comprise dans toute éducation élémentaire, mais qui devient indispensable dans l’art dramatique, où le geste, lancé avec discernement, augmente ou modère à volonté l’effet de la déclamation. Car il est à remarquer que, bien que l’on parle devant un public français, il s’y trouve toujours mêlés quelques intrus étrangers qui pourraient incivilement refuser leurs suffrages aux choses désavantageuses à leurs nations. Ainsi, quand vous parlerez de la France, la main sur la garde de votre épée, vous serez sûr d’être vigoureusement applaudi.

Grand-Poulot. — Et pour la Pologne ?

Le Père Trouvaille. — Ah ! ici, vous changez vite de position, parce qu’on ne peut pas toujours garder la même, et vous vous contentez de secouer philanthropiquement la tête, geste qui, pouvant signifier beaucoup, mais ne signifiant, rien, a l’immense avantage de ne pas vous compromettre.

Grand-Poulot. — Et pour le Portugal ?

Le Père Trouvaille. — Oh ! pour le Portugal, libre cours à une indignation spontanée. Un coup de poing sous la tribune serait là du plus brillant effet.

Grand-Poulot. — Et pour l’Angleterre, la Russie ?

Le Père Trouvaille. — Nous en sommes arrivés, jeune et intéressant débutant, au point de la circonlocution gesticulaire, à cette périphrase ingénieuse qui fait éluder la question tout en la traitant. En pareille circonstance donc, quand, la tirade commencée, chacun étudie curieusement vos moindres mouvements, afin de lire dans leur expression l’aveu de ce que vous ne direz pas…, eh bien, alors, vous relevez négligemment le col de votre chemise, ou vous buvez un verre d’eau sucrée…

Grand-Poulot. — Oh ! ceci est pyramidalement adroit. Je vais être à présent d’une force herculéenne, si toutefois on ne change rien au programme. Ah çà, n’allez pas me faire faire quelque bêtise, monsieur Trouvaille ; autrement, je le dirais à papa.

Le Père Trouvaille. — Soyez donc sans inquiétude. Nous savons nos rôles. La décoration, mon interpellation, votre improvisation, il y a là dedans une trilogie suffisante pour considérablement amuser le public.

4 août 1831.
XXVI.
UN PROCÈS DE CARICATURE.
Lolo Phiphi à la Cour d’assises.

C’est lundi 22 que Lolo Phiphi a fait son entrée dans le monde judiciaire. Il s’est présenté avec armes et bagages devant MM. les jurés, soutenu par Me Étienne Blanc, cet ami, défenseur de la Caricature, qui ne l’a point oubliée dans le jour du danger.

Lolo Phiphi est un plaisant croquis dont nous avons déjà eu l’occasion de parler. Il représente le Pouvoir, grotesquement figuré par un voyageur en tournée, muni d’échantillons quasi républicains, tels que seringues, cocardes, croix d’honneur, etc., etc. Au bas on lit : Lolo Phiphi, commis voyageur de la maison Casimir Pompier, Canule et Compagnie.

M. Fonrouge, père putatif de Lolo Phiphi, a déclaré qu’il ne reconnaissait point cet enfant comme issu de ses œuvres, qu’il n’était que son père adoptif. Selon M. Fonrouge, Lolo Phiphi serait né à Londres (à London), l’an de grâce 1831, pendant le voyage d’un roi dans ses provinces. Mais, comme père adoptif, il se déclare responsable des méfaits de son nourrisson, et renvoie la cour à maître Blanc, chargé de disculper les prétendus écarts de Lolo Phiphi.

Me Partarieu-Lafosse, substitut de Me Persil, avait mission de prouver que Lolo Phiphi était un insolent. Il s’est contenté de dire : « Voyez cette figure grotesque, messieurs les jurés, et, en conscience, décidez si une pareille figure est admissible dans un gouvernement constitutionnel. »

Me Blanc, persuadé qu’on ne doit pas juger les gens sur la mine, a soutenu, lui, que, sous un gouvernement libre, toutes les figures sont libres de se montrer, attendu qu’il n’y a pas encore de loi somptuaire sur la beauté, et que tout le monde n’est pas obligé d’être aussi joli que M. Mill… M. Desmor… M. Casimir Pompier et autres beautés de premier ordre de notre époque de perfectionnement.

Me Étienne Blanc, enfin, a prouvé clair comme le jour que l’accusé Lolo Phiphi n’est pas si méchant qu’on le dépeint ; que M. Fonrouge avait pu l’adopter sans se compromettre, puisqu’il était le second de la famille, et que son frère aîné, le souffleur de bulles de savon, avait obtenu de MM. les jurés la permission d’exister, même avec sa figure, ce qui, par le temps qui court, est une faveur insigne. Or, comme il n’y a pas encore de droit d’aînesse, MM. les jurés n’ont pas voulu déshériter le cadet quand l’aîné avait été comblé de caresses. Après une demi-heure de délibération, qui s’est passée sans doute à rire bien fort du procès, MM. les jurés ont dit : « Lolo Phiphi est un bon enfant, qu’il existe et poursuive son tour de France ; » ce que Lolo Phiphi ne s’est pas fait dire deux fois, remerciant Me Étienne Blanc de ses spirituels efforts. — Et de deux !

25 août 1831.
XXVII.
THÉÂTRE DE L’AMBIGU-COMIQUE.
PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE
L’ASSASSINAT.
Comédie judiciaire de M. d’Aubigny.

Un écrivain quasi philanthrope a publié un volume sur l’art de faire des dettes, science délicieuse, branche d’économie sociale, complément du savoir-vivre, escroquerie élégante, brillant cheval de louage sur lequel tant d’individus parcourent la vie. Mais il est une classe d’êtres auxquels est interdite la pratique de cette précieuse théorie : c’est celle des directeurs de théâtre.

Si l’ingénieux débiteur peut échapper aux poursuites de ses créanciers en n’ouvrant pas quand ils se présentent, en exceptant de ses promenades les quartiers de ses fournisseurs, en les renvoyant, au cas de rencontre, à un rendez-vous où ils viendront seuls, que peut faire un directeur autour duquel le sort réunit chaque jour ses créanciers en troupe ? car chacun d’eux constitue, pour ainsi dire, un des organes de son existence ; et à tout moment il lui faut entendre la prima donna soupirer la nécessité d’une parure, le jeune premier répéter la nomenclature de ses engagements, et la soubrette demander le montant de ses gages ; enfin, pour lui, chaque tirade est une réclamation, chaque pirouette sent le protêt : à force d’être dramatique, la situation finit par être peu gaie.

Après un mois d’administration ambiguë et comique, c’était précisément celle où se trouvait M. d’Aubigny.

« Mais enfin, quand me payerez-vous ? demandait un jour un tailleur à mon oncle. — Vous êtes bien curieux, lui répondit mon digne parent. » Et, comme le tailleur estimait fort un bon mot, il lui offrit de lui prendre mesure.

« Il est vrai que je vous dois mille francs, écrivait, la semaine dernière, un ferrailleur à un usurier qui les lui réclamait ; mais je vous préviens que, si vous me forcez à vous les rembourser…, je vous tue. » Et, le créancier ayant porté sa lettre au tribunal, les juges lui garantirent le remboursement d’abord et la vie ensuite jusqu’à ce que la mort s’ensuive.

Or donc, M. d’Aubigny, pensant probablement qu’une réponse quelconque compromet toujours, préféra payer en monnaie de rustre et ferma la porte de son cabinet au nez des artistes de son théâtre, qui, après quatre mois de sacrifices faits dans l’intérêt de l’art, venaient réclamer le dividende de cet intérêt.

C’était après une répétition de Cotillon III : la cour, confinée dans le couloir, devisait sur une conduite aussi étrange.

— Du Barry, dit Louis XV, si nous mettions tes bijoux en gage ?

— Eh ! la France, ne sais-tu pas qu’ils y sont déjà ?

— Voilà qui est fort désagréable pour moi qui n’ai plus crédit qu’argent comptant, ajouta le duc de Cossé.

— Et moi qui ai un fiacre à l’heure, sans un sou dans ma soutane, reprit l’archevêque Gentil !

Puis, de minute en minute, la troupe grossissant de voix, d’avis, de plaintes et d’expédients, un machiniste démonta la porte du cabinet silencieux, et M. d’Aubigny, voyant s’avancer vers lui le tambour Mathon, sabre au côté, Caïn avec sa massue, et le traître avec son regard farouche et ses sourcils assassins se crut un homme mort.

— Payez-nous, nous vous en sommons ! lui dit l’allumeur du lustre, les yeux flamboyants comme un homme à jeun.

— Au meurtre ! s’écria M. d’Aubigny.

Puis, croyant être assommé, il s’élança de son secrétaire, pour fuir : le secrétaire tomba sur la queue de madame du Barry, madame du Barry sur Louis XV, Louis XV sur M. d’Aubigny ; dans la bagarre, celui-ci reçut par la mine la calotte de l’archevêque, par les jambes l’épée du duc de Cossé, appela au secours et tâcha de s’échapper ; l’archevêque, qui voulait payer son fiacre, retint son directeur par le pan de sa redingote ; mais le pan resta dans le cabinet pendant que M. d’Aubigny courait sur les boulevards criant : « Au meurtre ! à l’assassinat ! » sa plume à l’oreille, et à sa main la perruque de Louis XV, qu’il avait cru prendre aux cheveux.

Comme on voit, afin que la représentation fut complète, il ne manquait qu’un public pour l’applaudir ; mais M. d’Aubigny, n’ayant jamais pu l’attirer de bonne volonté, vient de l’assigner, par huissier, à entendre juger devant les tribunaux criminels les coupables conspirateurs qui n’ont tenté rien de moins que l’assassinat de deux directeurs (dont l’un absent), dans la personne d’une vieille redingote.

25 août 1831.
XXVIII.
SCÈNE PATHÉTIQUE, HISTORIQUE, PATRIOTIQUE ET ÉCONOMIQUE.

Le Moniteur ayant omis, par un oubli impardonnable, d’enregistrer l’événement qu’on va lire, nous nous empressons, en l’apprenant, de le rendre à la circulation admirative.

Depuis son retour de la promenade en Belgique, chaque jour M. le duc d’Orléans se rend mystérieusement, par les Champs-Élysées, dans une maison du faubourg Saint-Honoré, où il passe régulièrement une heure vingt-cinq minutes, ni plus ni moins. Quoique ces visites soient faites sous l’incognito de l’air le plus bourgeois, il advint cependant, la semaine dernière, que cet incognito fut trahi. Le propriétaire d’un jeu de siam du carré Marigny, ex-portier à Sainte-Barbe, reconnut son royal élève sous le modeste chapeau rond, et, fier de cette découverte, il en fit part à un invalide, son ami, et à une marchande de pain d’épice, sa voisine. Pour de simples prolétaires, la rencontre d’un prince est une bonne fortune. Aussi ce ne fut plus dès lors que projets d’ovation, de harangue, d’arc de triomphe, même. Mais, pendant tous ces débats d’enthousiasme, le temps s’écoulait impassible, et, après le terme connu de une heure vingt-cinq minutes, M. le duc d’Orléans reparut, venant du faubourg Saint-Honoré. Sa présence devint le signal de l’allégresse la plus spontanée. Le vieil invalide balbutia quelques humbles variantes sur Jemmapes et Valmy, et la marchande de pain d’épice fit retentir les échos de vivat mille fois répétés, pendant que le propriétaire du jeu de siam, se multipliant, battait des mains, sanglotait, éternuait, et se mouchait vigoureusement par manière de feu d’artifice. Chacun ayant ainsi continué son rôle pendant un laps de temps convenable, la marchande de pain d’épice acheva le sien en tendant respectueusement la main à Son Altesse royale. L’Altesse y déposa un petit papier, et disparut. Et le trio populaire de bénir une aussi heureuse rencontre, l’invalide de se promettre la livre de tabac, et la marchande un éventaire nouveau. Enfin, on ouvre le petit papier. — … Il contenait une pièce de quinze sous !

29 septembre 1831.
XXIX.
IL VAUT MIEUX JAMAIS QUE TARD.

Il y a quelques mois, quand le prince de Joinville, pour apprendre la marine, parcourut la province en chaise de poste, le maire d’une petite ville se trouva pris au dépourvu. Il n’avait point été averti et n’avait fait aucuns préparatifs. La garde nationale n’était pas sous les armes ; le maire n’avait point préparé son improvisation ; les épiciers de la ville n’étaient pas munis de lampions ; on n’osa même donner un bal, attendu que les dames, non averties, n’avaient pas médité leur toilette. Le discours parut faible, la réception peu brillante, et le Moniteur n’en parla pas.

Le maire en devint jaune et s’en prit à l’adjoint ; l’adjoint au garde champêtre ; le garde champêtre à sa femme ; celle-ci à sa fille, qui s’en prit à son amant, lequel s’en prit au sort ; en quoi nous le jugeons fort malheureux ; car c’est une douce consolation de pouvoir faire retomber sa mauvaise humeur sur un être palpable. Demandez plutôt.

Quelque temps après advint un ami du maire. Le maire lui fit des reproches. Lui, habitant de Paris, ne l’avait pas averti ; à quoi l’ami répondit qu’il n’avait pas manqué de lui écrire à ce sujet, et que la lettre probablement avait été égarée. Le maire n’en crut rien, fit semblant de le croire et le remercia.

La chose se passa et fut oubliée de tous, à l’exception du maire.

Or, l’ami du maire avait raison. Il lui avait, en effet, écrit au sujet de l’arrivée du petit prince ; puis il avait prié quelqu’un, qui se trouvait chez lui, de mettre la lettre à la poste. Cette personne la donna à une autre ; cette autre à une autre, et enfin la lettre tomba dans les mains d’un homme qui allait à Constantinople. Il oublia de la jeter à la poste et l’emporta à Stamboul.

Un jour, en envoyant des dépêches, il retrouva la lettre et l’expédia en même temps par un vaisseau qui revenait en France.

Or, un matin, le maire reçut une lettre, une lettre lacérée, percée et sentant le vinaigre à dix pas. Il fut véhémentement effrayé, l’ouvrit et la lut. Elle était ainsi conçue :

« Paris…
» Mon cher ami,

» Je vous avertis que le prince de Joinville va passer par votre ville. Vous recevrez cette lettre deux jours avant son arrivée. Prenez vos précautions. »

Elle était signée de son ami.

— Il veut réparer sa faute, se dit le maire. C’est bien. À tout péché miséricorde. Cette fois-ci, nous serons en mesure.

Après cette idée consolante, il en vint une autre au fonctionnaire public, une autre qui lui dressa les cheveux sur la tête et lui blêmit la face, au point que l’adjoint en fut épouvanté.

La lettre était percée de part en part, tailladée, passée au vinaigre.

— À coup sûr, le choléra-morbus est à Paris. Et cette phrase : Prenez vos précautions ! Plus de doute…

On assemble le conseil municipal.

On décrète ce qui suit :

1o Un exprès va être envoyé à Paris pour supplier monseigneur le prince de Joinville d’ajourner son voyage ;

2o Un cordon sanitaire va être formé autour de la ville ;

3o Un lazaret va être établi hors la ville ;

4o Y seront mises tout de suite les personnes atteintes ou soupçonnées ;

5o Le traitement de toutes maladies, ainsi que tout accouchement quelconque, seront ajournés, pour ne pas distraire, des soins importants que demande l’approche du choléra, le médecin et la sage-femme de la ville ;

6o On fera des prières publiques ;

7o Par autorité de police, on s’interdira jusqu’à nouvel ordre, pour ne pas exciter la colère du Ciel, les jurons, le vol, le sacrilége, le rapt, l’ivrognerie, le viol, l’assassinat et les calembours et quolibets contre le pouvoir ;

8o On brûlera des herbes aromatiques dans les rues.

Trois gardes nationaux de bonne volonté firent le cordon sanitaire et entourèrent la ville à une distance les uns des autres, qui parut un peu grande à quelques-uns, lesquels, néanmoins, ne jugèrent pas à propos de remplir les lacunes.

Et la consternation se répandit dans la ville. Les athées crurent, les impies se convertirent, les prêtres firent l’aumône.

La chose dura deux jours, au bout desquels vint l’ami du maire. On voulut le mettre au lazaret. Il força la ligne On se sauva dans les rues. On sonna le tocsin. On s’enferma à double tour. On voulut lui tirer des coups de fusil. Il venait de Paris, et probablement il était infecté.

Il alla frapper chez le maire. Le maire pâlit, sa femme et sa fille crièrent, la servante hurla, le chien jappa. Il continua à frapper. Le maire ouvrit la fenêtre du grenier, et, après l’avoir prié de prendre le dessous du vent, pour ne pas lui envoyer d’exhalaisons pestilentielles, il lui expliqua ce qui se passait. L’ami demanda sa lettre. On la lui jeta par la fenêtre. Le vent l’emporta, et l’ami courut après pendant une heure, répandant la terreur dans toutes les rues par lesquelles il passait. Puis il revint, riant et se tordant. On s’expliqua, et le cordon sanitaire alla se coucher.

20 octobre 1831.

XXX.
ESSAI D’UN REMÈDE CONTRE LE CHOLÉRA-MORBUS.

Le choléra-morbus était à la barrière de Pesth, en Hongrie, qui marchait de son pas sanglant, la faux en main et la tête haute, sans que les commis de l’octroi lui courussent après, faute d’avoir subi les visites de formalité…

Puis, devant le fléau, bondissait la terreur vagabonde, la terreur aux yeux hagards, aux mains suppliantes, aux cris déchirants. Car, si l’on n’en mourait, il y aurait à devenir fou de se trouver ainsi happé sans rime ni raison par cette main brutale, faisant tout à coup rendre compte de la vie, à vous, petite et heureuse fille, à vous, homme jeune et avide de jours, comme si jamais on songeait à pareille chose avant d’être brisé par les revers ou affaibli par l’âge.

Aussi était-ce dans Pesth un trouble d’assaut, un sac moral. Ici, les uns barricadant leurs maisons pour ne pas ouvrir au choléra-morbus ; — là, d’autres fuyant leur logis, pour qu’il ne les rencontrât pas chez eux ; — à côté, des épicuriens s’emplissant d’eau-de-vie et de liqueurs fortes pour ne laisser en eux aucun vide où l’épidémie pût se loger ; — et, plus loin, quelques pauvres diables assommant les gendarmes, afin de se procurer encore une dernière satisfaction… Mais, au milieu de ces figures décomposées par la terreur, de ces pensées bouleversées par l’effroi, un seul sentiment domine tous les autres : celui de l’égoïsme, première qualité.

Parmi les nouveaux vassaux du seigneur Choléra se trouvait un primat de Hongrie, lequel ne pouvait se résoudre à mourir comme un simple particulier. Et cela se conçoit. Qu’un vil prolétaire, perdant toujours en ce monde et n’ayant qu’à gagner en l’autre, quitte la vie insouciant, bien ; mais c’est à regret qu’on abandonne, pour l’hypothétique peut-être, une certitude de plaisirs et de délices ; et le primat, cramponné après l’existence, combattait le fléau depuis longtemps par d’incroyables préservatifs.

Tous les systèmes rêvés sur l’origine du choléra, il les avait suivis ; toutes les tisanes ou pilules supposées efficaces, il les avait avalées. Ayant appris que, d’après une nouvelle méthode, le choléra s’introduisait par les cheveux, il s’était fait raser la tête, ce qui lui donnait l’air d’un Chinois effrayé. Il avait aussi tenté d’inutiles efforts pour se procurer une bienfaisante gale, indiquée comme remède ; malgré la meilleure envie, il n’avait jamais pu se la procurer, et il en était réduit à se gratter tout le long du jour par manière de consolation.

Il avait donc usé tous les conseils, épuisé tous les médicaments, hors ceux de son confesseur ; l’arrivée du choléra à Pesth lui rendit tout à coup cet oubli palpable comme un remords : il envoya vite chercher le saint homme.

Vous dire ce qui se passa entre eux pendant plusieurs heures qu’ils demeurèrent enfermés, point ne saurais ; mais, dans la journée même, le primat déposa deux millions de florins pour la construction de la cathédrale de Gran, ainsi que cent mille florins pour aumônes aux pauvres ; enfin, à part l’air insolite que nait toujours à sa physionomie son chef tondu comme vous savez, jamais, depuis longtemps, il n’avait paru si tranquille sur l’état de sa santé.

Et, deux jours après, le primat de Hongrie était mort du choléra-morbus.

27 octobre 1831.
XXXI.
UNE CONFIDENCE.

C’était lors de la dernière session. Certain président de certaine cour, comme qui dirait Me Duplex, par supposition, ce jour-là satisfait de lui comme chaque jour, supplia sa femme de venir être témoin de ses succès. Car, si les talents du président n’ont point encore percé au Palais, sa femme, sa bonne et son portier l’avaient jusque-là cru sur parole.

L’affaire promettait des détails curieux ; le président devait être sublime ; sa femme jugea convenable de briller du reflet de la sublimité conjugale, et elle vint à l’audience.

Une toilette élégante, une figure jolie furent bientôt remarquées au barreau ; aussi un jeune avocat se chargea-t-il d’abréger l’attente de la séance, en liant conversation avec la dame.

D’abord ce furent des lieux communs, vulgaires comme la pluie et le beau temps, puis on vint à parler du procès qui allait commencer.

— La cause sera pleine d’intérêt ? demanda la jeune femme.

— Elle en comporte tous les éléments, reprit l’avocat ; mais, avec un président comme celui qui siége, il y a peu de développements à espérer.

— Comment, monsieur ?

— Oui, madame, avec lui, le droit de la défense est singulièrement limité. Il passe parmi ses collègues pour un médiocre magistrat : on va même jusqu’à dire que son cousin le caporal Ag… lui est supérieur ; ainsi, madame, jugez par comparaison…

Et le front de la jolie dame de se rembrunir, et ses lèvres de se contracter. Heureusement, le cri rauque de l’huissier annonçant la cour vint mettre un terme au colloque. L’avocat regagna son banc après de gracieuses salutations à la confidente de ses opinions particulières, et celle-ci, les prenant naturellement pour de pures calomnies, prêta une attention fort intéressée.

D’après les nouvelles habitudes de la presse relativement à la liberté, et de la liberté relativement à la presse, un journaliste, malade de trop de franchise, était appelé à rendre compte d’un article.

D’abord parle le substitut aussi longuement qu’il veut, aussi passablement qu’il peut ; puis l’avocat commence la défense.

Mais ici concurrence entre le président et l’avocat.

— Je parlerai.

— Vous ne parlerez pas…

— J’en ai le droit. — Et moi aussi…

L’affaire s’engage : le président fait beaucoup d’inintelligible bruit, il s’embrouille, balbutie, et ne trouve rien de mieux à dire, si ce n’est que, dans tous les mois possibles, le 18 est quatre jours après le 14 ; il fait de très-jolis efforts pour le prouver, et, admirez la puissance du talent, il y parvient…

Enfin, cette séance d’arithmétique judiciaire se termine, et de tous les divers groupes formés par l’auditoire surgissent de désagréables commentaires sur la scène improvisée par le président. Cependant, une seule opinion vient encore faire douter madame Duplex de tout ce qu’elle a vu et entendu, par de louangeuses observations et des remarques passablement honorables. Elle s’approche du cercle impartial pour se consoler aux sons de la voix amie…

C’était celle de son époux !

27 octobre 1831.
XXXII.
MANIÈRE CHINOISE DE SE MOQUER DES PERCEPTEURS.

Ceci se passait en Chine, fort peu de temps après l’invasion des Tartares. J’appelle Tartares une nuée de brigands qui, leur chef en tête et le nez camus, enjambèrent un beau jour la grande muraille (oh ! oui, c’était un bien beau jour !), et s’abattirent sur l’empire de Confucius, pour le déchiqueter entre eux. Comme ces animaux étaient fort affamés, les ressources ordinaires furent loin de suffire. On créa de nouveaux impôts, on en créa sur tout. Le Chinois ne put faire un pas, dire un mot, boire de l’eau même sans payer quelque droit. Il paya pour avoir une tête, des yeux et des poumons ; autrement dit, il fut soumis à une redevance pour chaque porte et pour chaque fenêtre. L’air respirable devint alors d’un prix exorbitant. Un centime de plus, et les riches seuls eussent pu s’en passer la fantaisie ; c’eût été du luxe. Mais déjà l’homme du peuple, dont le travail suffisait à peine au manger, au logement et à la couverture, l’ouvrier chargé d’une nombreuse famille, ne pouvait y atteindre ; il ne pouvait suffire à faire respirer sa femme et ses enfants. Il avait du riz gris, c’était possible, et de l’eau, et de la paille ; mais ce n’était pas assez : il lui fallait du soleil, il lui fallait de l’air, et l’air et le soleil étaient si fort renchéris, qu’il se voyait dans la nécessité de s’en passer.

Que fit alors le Chinois ? Le Chinois est industrieux : il nous a devancés de bien loin dans la civilisation ; il connaissait la poudre, que nous nous assommions encore ; il savait imprimer, que nous ne savions pas lire. Que fit-il donc ? Une révolution ? Hélas ! non ; ce sont de ces choses qu’on ne fait pas tous les jours. Il s’ingénia, sans sortir de l’ordre légal. La loi demandait tant par fenêtre : il boucha ses fenêtres. — La loi faisait commerce de tabac ; on ne fuma plus qu’une pipe par famille ; la fumée se repassait de bouche en bouche. — La loi exigeait tant par porte ; le Chinois boucha ses portes et ne sortit plus que par la cheminée. — La loi enfin percevait tant par tête d’homme, comme auparavant par tête d’animal ; le Chinois se fit enterrer tout vif. Une famille nécessiteuse, composée de huit individus, je suppose, se réduisait à un, à deux, à trois, à quatre, selon ses facultés ; les autres s’enfouissaient sous des meubles, sous des cuviers, dans des tonneaux ; ou bien se faisaient incruster dans le mur, pour s’immobiliser et échapper ainsi à la capitation. Quand les agents du fisc se présentaient pour faire le recensement, ils étaient obligés de changer toutes leurs additions et de les réduire à zéro presque, et, d’ailleurs, il leur fallait entrer par la cheminée. Ils furent vexés.

De cette manière-là, le Chinois ne paya plus d’impôts, mais n’en resta pas moins respectueux pour l’ordre légal, bon citoyen et bon Chinois.

Et qu’arriva-t-il de cette impossibilité de percevoir des impôts ?

Je ne sais pas. J’en suis là de mes recherches ; quand je l’aurai trouvé, je vous en ferai part. En attendant, convenons d’une chose, c’est que, nous autres, nous sommes bien plus heureux que les Chinois. On ne voit pas encore de pareilles choses en France. — Croyez-vous ?

8 décembre 1831.
XXXIII.
QUELQUES ARTICLES DE LA LISTE CIVILE.

Il est des gens qui semblent faire métier de dépopulariser les trônes populaires. Il faut avoir du temps à perdre. C’est ainsi que, pendant longtemps, on a essayé d’insinuer parmi les contribuables que dix-huit millions étaient le taux indispensable du gouvernement au meilleur marché possible ; tandis qu’il est aujourd’hui certain, d’après la demande de ce gouvernement lui-même, que nous en serons quittes pour seulement la bagatelle de 17 millions 996,853 francs.

Dans ce revenu de la royauté bourgeoise, on remarque les articles suivants :

Service médical : 80,000 francs. — Voilà qui dément toutes les apparences et toutes les protestations de constitution solide. Une pareille acquisition de remèdes annonce un avenir bien malade.

Blanchissage : 160,000 francs. — C’est-à-dire près de 500 francs par jour. Ici l’on s’éloigne considérablement du système adopté par Napoléon, lequel ne consacrait à cet usage que 15,000 francs par an, et prétendait qu’on lavât son linge sale en famille.

Chauffage : 250,000 francs. — Sans savoir précisément de quel bois se chauffe le roi citoyen, on peut supposer qu’il entre beaucoup de fagots dans ce compte-là.

Cuisine : 780,000 francs. — Dans 780,000 francs, que de dîners à vingt-deux sous !

Cave : 120,000 francs. — Tout doit se trouver dans cette cave-là : eau à boire et bons pots-de-vin.

Palais de la couronne : 4,450,000 francs. — On ne peut que se réjouir de voir une pareille somme consacrée à l’encouragement des beaux-arts, à l’activité des fabriques, à l’acquisition des produits commerciaux. Cependant, à considérer l’économie qui préside à ce genre de dépenses, il paraîtrait malheureusement que le fossé des Tuileries en a enfoui une grande partie.

Écuries : 900,000 francs. — Les écuries royales sont composées de trois cents chevaux. On n’a pas pu trouver de coursiers qui voulussent s’atteler au char du juste milieu à moins de mille écus d’avoine. Beaucoup de fonctionnaires publics n’en consomment pas  tant.

Menus plaisirs : 4,208,000 francs. — Nous sommes fort heureux que la nouvelle cour n’exige point de grosses joies, car, à en juger seulement par les plaisirs menus, Dieu sait ce qu’il en eût coûté ! Cependant, avec près de cinq millions, il y a de quoi réjouir tant de monde, que nous espérons que la nouvelle cour daignera bien amuser un peu le peuple à ses dépens.

8 décembre 1831.
XXXIV.
SCÈNE D’OCTROI.
Bordeaux, 12 décembre.

L’observation préventive est une des carrières les plus vastes. Avec un peu de poignet et d’imagination, rien ne peut être brillant comme l’avenir d’un gendarme ou d’un douanier. Rêves de dols et de fraudes, projets de conspirateurs, exploits de geôle, que ce doit être délicieux ! Dîner de suspicion, dormir l’oreille au guet, vivre toujours en alerte ; c’est la poésie la plus romantique appliquée à l’existence.

Or, ces jours derniers, une de ces existences en redingote verte était, sonde en main, assise sur la borne d’une barrière de Bordeaux, ayant absolument l’air de ne penser à rien, tandis qu’au contraire elle ruminait contrebande.

Il advint que, dans cette situation morale, un cheval se trouva nez à nez avec le douanier. Derrière le cheval était une voiture, derrière la voiture le charretier, et derrière le charretier un gros homme. Cheval, voiture et charretier, dûment visités, continuèrent leur chemin, et le gros homme s’apprêtait à reprendre le sien, quand le douanier le happa au collet, comme par manière d’estimer le drap de son habit.

— Ohé ! lui dit le soldat de l’octroi, pourquoi vous cachiez-vous donc ainsi derrière cette voiture ?

— Je ne me cachais pas derrière elle ; c’est elle, au contraire, qui me cachait en étant devant moi, et j’attendais qu’elle eût franchi la barrière pour en faire autant, mon volume personnel s’opposant à ce que nous puissions passer tous les deux de front.

— Et pourrait-on savoir quelle matière frauduleuse constitue ce volume extraordinaire ? dit le douanier, toujours fixé à son poste et à son idée de contrebande.

— Une hydropisie, répondit le gros homme.

— Une hydropisie ?… Voyons les pièces de conviction.

— L’hydropisie ne paye pas de droit. Sans cela, je n’irais pas me promener hors barrière.

— Au nom du roi ! montrez vos preuves, ou je ne réponds de rien.

— Douanier, je porte certainement le roi dans mon cœur ; mais cela n’est pas visible même sans mon gilet de flanelle ; ainsi laissez-nous aller, moi et mon hydropisie, vu l’impossibilité où je suis de vous repasser cette dernière.

Et le gros homme, qu’attendait son dîner, voulut s’en aller, ce que trouvant un acte d’insigne rébellion, le douanier se fendit fort élégamment ; puis, comme il tenait toujours sa sonde, en un temps deux mouvements le gros homme vit son malheureux ventre transformé en fourreau, et tomba à la renverse, criant miséricorde, jurant Dieu et maudissant tous les employés de la douane.

Ébahi d’avoir rencontré chair au lieu de fer-blanc, le bon douanier fut sur le point de se lamenter ; mais, comme avant tout il se devait à son service, il reprit sa sonde et alla visiter une diligence pendant qu’on menait l’hydropique à l’hôpital.

À huit jours de là, l’individu homicide et douanier était toujours à la même place, c’est-à-dire assis sur la borne de l’octroi, en redingote verte et sa sonde en main, toujours avec l’air de ne penser à rien.

— Que j’embrasse mon sauveur ! s’écria tout à coup une voix bordelaise.

Et, comme le douanier faisait mine de vouloir se sauver en reconnaissant l’homme qu’il avait si indélicatement sondé, celui-ci lui raconta d’une manière succincte et joyeuse comme quoi il lui devait un grand bien au lieu d’un mal, le système de vérification dont il avait usé à son égard ayant provoqué l’écoulement d’abord si intempestif, puis enfin si salutaire, de la masse d’eau constituant son hydropisie.

Ce qui fait que, touché de cette cure merveilleuse, l’estimable Bordelais sollicite aujourd’hui la croix d’honneur pour le gaillard contre lequel il eût réclamé la corde, il y a huit jours. (Historique.)

22 décembre 1831.
XXXV.
CHARGE.
Comme quoi, lorsque les commissaires de police portent des éperons,
cela entrave le commerce.

C’est une drôle de chose que la peur ; elle change la face des hommes et celle des affaires ; elle rend lâches les braves et hardis les moins déterminés ; elle fait descendre des gens dans leur cave par vingt degrés de chaleur, au risque d’un rhume de cerveau, et décide les carlistes à attendre patiemment que la France entière redemande Henri V. Ses effets ont une étonnante variété, et M. Geoffroy Saint-Hilaire a remarqué, comme une monstruosité du genre, qu’à la suite d’une grande secousse politique, la peur croupionisa des représentants qui, jusque-là, avaient marché la voix forte et la tête haute.

Pour moi, j’aime bien mieux la peur de M. Mouchinet, mon marchand de tabac. Sa peur, à lui, est franche et pure comme du macouba, juste comme ses balances, raisonnée comme une demi-once à six blancs.

Jugez plutôt.

C’était le 19 de ce mois. Pendant que l’empereur Nicolas poursuivait quelques débris polonais jusque dans la cité Bergère, par l’officieux ministère de M. Gisquet. M. Mouchinet était sorti depuis quelques instants avec son voisin l’épicier. Il était parti l’air satisfait comme quand il fait un calembour. Tout à coup il rentre chez lui, l’œil effaré, son habit de travers, le chapeau sur l’oreille et le bec de son parapluie tourné vers la terre. Quand le bec du parapluie de M. Mouchinet est en bas, c’est que son propriétaire éprouve une violente commotion individuelle.

— Femme, s’écrie-t-il d’une voix entrecoupée ; femme, quel affreux malheur nous menace !

— Qu’y a-t-il donc, mon chat ? reprend madame Mouchinet éperdue. Dieu ! peut-on effrayer comme ça une innocente mère de cinq enfants. Le banquier qui a nos vingt mille francs aurait-il fait faillite ?…

— Non, non.

— Est-ce que M. Duchâtellier va établir un entrepôt de son sternutatif près de notre bureau de tabac ?

— Pas davantage.

— Est-ce que ma petite qu’est en nourrice a eu des convulsions ?

— Ce n’est pas encore cela. Mais prends vite le maryland, les cigares de la Havane et le tabac turc, et fais-les porter dans le trou pratiqué au mur de la cave !… Joins-y l’argenterie et nos effets précieuses. — Tiens, voilà ma montre et mes breloques !… Maintenant, je vais étendre du tabac de fiacre sur le comptoir, encore du tabac de fiacre, cinq caisses de tabac de fiacre ; ça les adoucira peut-être, ces buveurs de sang !

— Dieu ! les républicains vont faire le pillage de notre tabac ! — Éléonore, descendez à la cave les pipes d’écume et le carton des tabatières.

Ici entre dans la boutique un jeune homme à barbe de bouc et en chapeau de cuir.

Le Jeune Homme. — Un quart de tabac maryland, s’il vous plaît ?

M. Mouchinet. — Nous n’en avons plus pour le moment : il ne nous reste plus que du tabac ordinaire, monsieur…

Le jeune homme s’en va.

— Dieu ! vois-tu, mon épouse, comme il est venu me sonder, ce scélérat-là ? Je l’ai vigoureusement éconduit, aussi !

— Mais dis-moi donc, monsieur Mouchinet, dans quel quartier est l’émeute ?

— Elle n’est pas encore commencée, mon épouse ; mais prépare toujours mon uniforme, car, si on les laissait faire, ils pourraient bien décréter les assemblées primaires cette après-midi, et proclamer la république au réverbère !

— Comment, monsieur Mouchinet, aureriez-vous des relations incendiaires avec ces hommes immoraux ?…

— Oh ! bobonne, je suis toujours marchand de tabac pur ; mais, ce matin, j’ai été chez le commissaire de police, afin d’y avoir un passe-port pour l’épicier du coin, et…

— Ah ! et il vous a dit qu’on savait qu’il y aurait du bruit ?

— Non.

— C’est qu’il donnait ses instructions d’ordre public à des ouvriers ?

— Mais non.

— Eh bien, qu’est-ce que c’était donc alors ? car vous me faites dessécher de peur !

— Eh bien, mon épouse…, le commissaire de police avait ses éperons !

29 décembre 1831.
XXXVI.
LE PORTIER DU CAMP DE MAUBEUGE.

Cette physionomie n’est pas assez large pour constituer une figure historique. Cependant, ce vieux grognard, qui n’est ni concierge ni suisse, mais gardien à lui seul de tout un camp, ressort éminemment de la ligne vulgaire des portiers.

Il y a quelque huit jours, ce camp, désert maintenant, retentissait de tambours et de clairons ; chaque pied de son poudreux terrain était foulé par de martiales manœuvres ; chacune de ses lignes parcourues par d’agiles coursiers ; la vie à double existence, la vie de guerre animait toute cette nature monotone ; enfin, trente mille hommes alors gardaient eux-mêmes le camp de Maubeuge.

Cent vingt mille francs ont été dépensés d’abord pour l’établissement de cette garde d’honneur dont on devait démontrer ensuite l’utilité. Les trente mille hommes ont disparu. On les retrouverait au besoin, épars sur le Rhône et l’Isère. Mais les cent vingt mille francs sont bien perdus pour le contribuable. Un contribuable et l’écu qu’il porta au fisc ne se rencontrent plus une seconde fois dans la vie. Et aujourd’hui, de ces dépenses belliqueuses, de tout ce luxe militaire, il ne reste plus rien qu’un simple portier.

Voyez-vous cette figure bizarre, exilée entre deux nations, portier d’un désert, d’un désert sans cour, étages, ni porte cochère ; portier pour ne tirer le cordon à personne ; pour répondre à des locataires absents ; seul maître de la cave au grenier, s’il y avait un grenier et une cave.

Aussi dort-il la grasse matinée sans que les porteurs de journaux, les palefreniers, le facteur ou les crieurs des rues, viennent troubler son sommeil. Seulement, il a ses denrées gastronomiques par provision, car la laitière et le boulanger ne sont pas à sa porte, ce qui a le désagrément de le priver des nouvelles du jour, de cette chronique débitée par l’épicier, commentée par la pratique, et classée au rang des matières solides entre une livre de beurre et une once de café.

Comme, après tout, on peut déjeuner sans nouvelles, le portier déjeune. Puis, pour tuer le temps jusqu’au dîner, il donne pendant une heure une leçon d’exercice à son chien, balaye un coin de son camp pendant dix minutes, et emploie le reste du jour à calculer combien d’années et de coups de balai exigera encore le nettoiement de la totalité de son domaine.

Et, après dîner, quand vient la nuit d’hiver avec ses ombres glaciales, ses brouillards pénétrants, pour lui point de réverbères à garnir pour de brillants escaliers, point de rhumes à braver pour ouvrir la porte à des équipages ; mais le silence auprès du feu, qui sert aussi de lumière à sa modeste cabine, avec le passé pour compagnon et les souvenirs pour rêveries. Oubli du présent qui agace, absence de la réalité qui inquiète ; alors, charme de ces songes délicieux qu’on bâtit comme on les veut, sans autres frais que la pensée. Pour le soldat, l’image du petit chapeau apparaît au milieu des braises capricieuses de son foyer ; il la dévore de l’œil, la caresse de sa pincette, et souvent l’image revient constante au foyer, car son type demeure fidèle au cœur du vieux brave.

Sans horloge qui indique un terme à ses veilles, le portier du camp jette un regard aux maisons qui entourent la sienne : par exemple, celles de Mons et de Maubeuge… Les fenêtres se dégarnissent de clarté, les lumières s’éteignent ; il allume la sienne et va se coucher.

Heureux portier !

Cependant, demain, il sera matinal. Une pensée patriotique surgie en son cerveau nécessite un travail assidu de sa part. Tourmenté par ces bruits de guerre qu’accrédite un spéculateur, qui font trembler un diplomate et qu’un vieux soldat accueille toujours avec joie, lui aussi tient à dire ses deux mots à l’ennemi. Il veut prévoir tous les cas. Il a donc disposé son fusil de munition et doit planter à la frontière un énorme écriteau où il a tracé cette formule de son nouvel état : Parlez au portier, s’il vous plaît !

5 janvier 1832.
XXXVII.
PROGRÈS DE L’OPINION PUBLIQUE.

Ce soir-là, c’était fête à la cour. Car à présent la cour festoie que c’est une bénédiction ! Grande soirée, pour la clémence du Russe envers les Polonais ; concert pour chanter la gloire du vainqueur de Lyon ; bal paré, où l’on remarquait madame de Feuchères, et auquel ne fut pas invité l’indiscret M. Hennequin.

Ce soir-là, c’était seulement un concert de famille, un divertissement incognito, caché de la sorte dans la louable intention sans doute de ne point blesser les oreilles de ceux qui ne se divertissent pas du tout. Aussi la réunion avait-elle lieu dans les petits appartements, au rez-de-chaussée du pavillon Marsan ; et les sons mélodieux allaient se perdre en tourbillonnant dans les larges échos du Carrousel, sans troubler la misère, c’est-à-dire le repos des rues de la capitale.

Séduit par ces accents, un garde national, sorti du poste royal, s’arrête et écoute… Un piano parle, une voix l’accompagne, cette voix paraît être celle d’une jeune princesse ; le soldat, citoyen et dilettante, se laisse ravir par ce charme ; il monte sur une borne, colle sa tête contre les volets, et le voilà tout oreilles…

Mais un camarade l’aperçoit, qui vient détruire son estimable illusion :

— Veux-tu bien descendre, lui crie-t-il, qu’ils vont te faire payer, s’ils te voient.

On nous permettra de taire le nom du grenadier estimateur, dans la crainte que cette révélation ne lui fasse infliger la croix d’honneur.

5 janvier 1832.

XXXVIII.
JUSTE MILIEU FUNÉRAIRE.

Considérant que le peuple français s’est comporté d’une manière fort inconvenante envers Louis XVI, qu’il s’est moqué de Louis XVIII, qu’il a chassé Charles X, et que… etc. ; considérant qu’il importe donc de maintenir une cérémonie expiatoire qui témoigne à l’univers tout le respect, tout l’amour que le peuple français n’a cessé de porter à ses rois ;

La Chambre des pairs adopte la résolution suivante :

Article premier. — La loi de 1815 sur la commémoration du 21 janvier est et demeure abrogée, attendu que cette loi était injurieuse pour le peuple français ; mais, attendu qu’il est essentiel d’effacer jusqu’à la trace d’un événement aussi funeste :

Art. 2. — Le 21 janvier demeure un jour de deuil général. Ce jour-là, les cours, tribunaux et administrations publiques seront fermés. La Chambre des pairs pourra seule tenir ses séances comme d’ordinaire, ce qui n’a pas d’inconvénient, attendu qu’elle n’y fait jamais rien.

Art. 3. — Ce jour-là, les Français auront tous le cœur navré et la larme à l’œil. Il n’y aura ni spectacles, ni concerts, ni bastringues, excepté ceux de la cour et des théâtres de polichinelle.

Art. 4. — Attendu qu’il serait de la dernière inconvenance qu’il fit un beau temps ce jour-là, ce qui pourrait porter le peuple à la gaieté, le gouvernement prendra des mesures pour qu’il pleuve, qu’il neige et qu’il crotte. La crotte est essentiellement monarchique. Le ministre des travaux publics est spécialement responsable de l’état de l’atmosphère pendant ladite journée.

Art. 5 et dernier. — Enfin toutes mesures seront ordonnées, qui tendront à suspendre ce jour-là toute la vie sociale, et à faire qu’il soit comme si elle n’était pas.

Toutefois, les pairs de France continueront de toucher leurs pensions comme à l’ordinaire et la liste civile n’en courra pas moins son petit bonhomme de train.

1er  mars 1832.
XXXIX.
PLANCHES.
— Nos 170 et 171. —

Père-Scie. — Pauvre Caricature ! Ce n’était point assez de tenir éveillés les yeux perçants du parquet, d’exciter contre elle tant de haines puissantes ! Il fallait encore que son propre succès tournât contre elle-même ! — Le nombre de nos abonnés nous met à présent dans la nécessité de faire tirer huit jours d’avance les lithographies que nous destinions au numéro prochain, et voyez les contre-temps que cela nous cause :

Deux fois nous donnons un dessin où se trouve Casimir Perier, et Casimir Perier était mort dans l’intervalle de l’impression à la publication.

Jeudi dernier, nous donnions un nouveau dessin auquel les événements survenus dans le même intervalle semblent prêter un caractère qui était loin de notre pensée.

Aujourd’hui, il faut bien donner notre Père-Scie qui est imprimé, colorié, payé, etc., etc. Eh bien, aujourd’hui, il dépend de M. Persil de faire recommencer à notre gérant les treize mois de prison dont il avait déjà fait plus du tiers ; et, si M. Persil n’entend pas la plaisanterie, s’il est vindicatif, Philipon ne dira plus : « Qui de 13 paye 5 reste 9 ; » mais « Qui doit 13 paye 18. » Pauvre Caricature !

L’autre dessin est le portrait ressemblant du Sauveur de la patrie.

14 juin 1832.
XL.
CAUSES DE NOTRE INTERRUPTION.

Nous croyons devoir reproduire en partie l’explication que nous avons adressée dernièrement à tous nos abonnés, car il se pourrait que plusieurs ne l’eussent pas reçue.

Le 8 de ce mois, la cour royale a jugé la Caricature journal politique. Vainement Me Blanc, notre ami et notre avocat, a rappelé que la Silhouette, le Sylphe, le Trilby et vingt autres journaux qui se permettaient, comme nous, l’allusion et le sarcasme politiques, n’avaient pas été, pour cela, considérés comme journaux politiques, et n’avaient jamais fourni de cautionnement…, nous n’en avons pas moins été condamnés, attendu probablement que la presse doit être bien plus libre sous la Charte-Vérité, sous la meilleure des républiques, qu’elle ne l’était avant la Révolution.

Or, dans le moment même où cet arrêt était rendu, les compagnons de captivité de notre gérant étaient enlevés de Chaillot par deux cents hommes de troupe de ligne, avec l’appareil majestueux que comporte l’état de siège, c’est-à-dire les soldats chargeant leurs armes dans la cour de la maison de santé, maltraitant les scélérats qu’ils venaient y chercher, et rudoyant les femmes et les enfants de ces infâmes brigands.

Cela se passait le second jour de la mise en état de siège, le lendemain de la saisie du numéro 84. Philipon put donc croire que la bienveillance du pouvoir allait l’envoyer devant une commission militaire. Il déclina la compétence de ce tribunal, en se réfugiant provisoirement chez un ami. C’est la meilleure manière, croyez-moi, de protester en semblable circonstance. L’absence de notre gérant, qui, en tout autre temps, n’eût point arrêté la marche du journal, dut y mettre obstacle cette fois, car l’arrêt de la cour était exécutoire par provision ; et, le cautionnement devant être la propriété du gérant qui le dépose lui-même, nous ne pouvions dès lors remplir cette formalité. La Caricature ne put donc paraître ni le 14 ni le 21.

Toutes ces difficultés sont aujourd’hui surmontées. Nous sommes rentrés en communication avec Philipon, et notre journal reparaît à dater d’aujourd’hui, avec la régularité que nos abonnés lui connaissent, et que le dépôt même de notre cautionnement ne peut rendre que plus invariable encore.

Quoique cette interruption ait été causée par force majeure, nous nous ferons un devoir de dédommager nos abonnés de la privation d’un numéro. Pendant le mois de juillet, nous donnerons, dans trois numéros, trois dessins au lieu de deux.

Nous invitons ceux de nos souscripteurs dont l’abonnement expire à la fin de juin à le renouveler sans retard, les épreuves du second tirage étant toujours beaucoup plus fatiguées que celles du premier.

28 juin 1832.
XLI.
LES FAUX DIEUX DE L’OLYMPE.
I.

Vingt-trois procès dans un an, trois condamnations, 7,000 francs d’amendes et de frais, l’obligation de fournir un cautionnement de 24,000 francs, que jamais Charles X n’avait demandé à la Silhouette, treize mois de prison pour notre gérant, tout cela avait fait de la Caricature un journal passablement méchant, et méchant à bon droit. Mais ce n’était pas assez, nous aurions pu nous refroidir ; notre haine, en vieillissant, aurait pu perdre de sa force ; il a fallu prudemment raviver notre colère, et, pour cela, rien n’était meilleur qu’une criante injustice. Or, notre gérant, que menace une paralysie du nerf optique, et que de fréquentes congestions cérébrales mettent souvent en danger, Philipon, fugitif pendant la terreur de juin, et qui ne s’était livré, avant la levée de l’état de siège, qu’à la condition qu’on le laisserait prisonnier sur parole chez le docteur Pinel, a été brutalement enlevé de cette maison et rejeté à Sainte-Pélagie… N’aurions-nous pas été en cas de légitime défense, si, prenant corps à corps des ennemis tellement acharnés, nous eussions vengé par la risée publique le mal fait de sang-froid à notre collaborateur ?

Nous ne l’avons point fait ; car nous sommes insensibles aux coups qu’on nous porte, et c’est avec sagesse qu’on attend sans doute de nous de la douceur pour de la violence, de l’aménité pour de la brutalité.

Nous avons quitté momentanément le domaine de la politique, et nous sommes retombés dans les dieux pour rire, dans l’Olympe de convention. Si notre début dans le genre rococo classique n’est pas brillant, si nos têtes ne sont pas nobles, si nos costumes ne sont pas d’une exactitude mythologique, c’est la faute de nos modèles et de nos habitudes ; nous serions bien heureux de pouvoir en changer, mais nous ne l’espérons pas.

Nous reviendrons sur ce tableau d’histoire.

On nous assure qu’un saisisseur fameux, furieux d’une charge qu’il a prise pour lui, prépare une vengeance déguisée. Ce serait joli !

20 septembre 1832.

II.

Il nous est arrivé d’amuser nos lecteurs en leur rapportant les singulières interprétations données à nos croquades par quelque flâneur arrêté devant les carreaux d’Aubert. Nous avons entendu l’explication que nous allons reproduire. Elle est très-loin, sans doute, du sens que les auteurs ont attaché à leur dessin ; mais il faut avouer que les erreurs de costume lui prêtent une apparence de vérité qui a pu tromper quelques personnes.

« Oh ! le beau Jupiter, disait le cicérone ! comme il est gras ! quel bel homme ! c’est la Flatterie qui lui verse l’ambroisie.

Apollon chante à ses pieds. L’artiste a peut-être pensé à M. Viennet ; ce qui le prouverait, c’est la cigale qu’on décernait aux mauvais chanteurs, et que je vois près de lui.

Le beau Neptune tient son trident (ou sa tricanule) comme un maréchal de France tiendrait son bâton.

Thémis a l’œil de M. Bart… C’est bien lui qu’on a voulu faire, car sa balance n’a qu’un plateau.

Cette tête de veau que nous voyons sur l’autre plan, qui est-ce ? Parbleu ! c’est Bacchus, l’amphitryon des centres, c’est Girodinde.

Plus loin, le Moniteur répand ses pavots sur le monde. Excellente image de la nuit !

Assis sur un canon, le dieu Mars brandit un cierge de procession.

Et les Furies secouent, l’une ses mandats de saisie ; c’est la bête noire de la presse, la Furie aux bouquets ; l’autre, son triangle d’acier, son fer de guizotine : c’est la Furie doctrinaire.

Ici, le dieu Pan, le dieu potager, souffle tranquillement dans son chalumeau ; il a seulement l’air de souffler avec le nez, mais cela n’ôte rien à sa grâce naturelle.

Vulcain-Périgord forge des chaînes et des protocoles ; il est assis sur les filets dont il entortille le monde ; il a l’air de se reposer sur ses lauriers. Une fleur de lis est tatouée sur son bras droit : si nous pouvions voir le bras gauche, nous y trouverions sans doute un bonnet rouge.

Sur le devant, ce petit dieu qui s’enfuit, c’est Mercure qui vole des pieds et des mains. Sa figure, d’un tiers trop petite, exprime bien le goût des affaires d’argent.

L’Amour du Juste-Milieu est un monstre aveugle, qui traîne un carquois chargé des traits pesants du Nouvelliste et du Journal de Paris.

Dans le coin, une Vénus nous peint la corruption. Elle tient et caresse sur ses genoux Némésis désarmée et accompagnée de plusieurs autres.

Un vieil abbé enrichi figure l’Avarice.

La Discorde tient sa poire à la main.

La Cupidité, appuyée sur le temple des agioteurs, sourit à l’espoir d’une hausse ou d’une baisse qu’elle prépare.

Sébastiani est dignement remplacé par un paon. C’est un intérim dont personne ne s’apercevra.

Momus, le pauvre Momus, n’est pas prodigieusement gai ; il ressemble à M. Dupin, indécis s’il acceptera ou refusera un portefeuille. Sa marotte, c’est un soulier avec lequel il croit avoir sauvé le monde…

Cet homme ou plutôt ce dieu, aux formes athlétiques, c’est Hercule. Il est revêtu de sa peau de lion et s’appuie sur une lourde massue qui porte cette inscription : Discours.

La tremblante Paix est reconnaissable par son rameau, par le lièvre, symbole de la frayeur, et par son air humble et suppliant.

Dans le fond, Saturne, le Temps, détrôné par son fils, émigré en emportant la meilleure des républiques. Ce dieu se retire aux États-Unis. (Ne serait-ce pas Lafayette ?)

Le Zodiaque est une manière comique de nous rappeler qu’en juin, la Balance penchait ; qu’en juillet, le Lion dormait ; que nous marchions à reculons en août, et qu’en septembre nos dieux n’ont encore pris aucun parti.

Mais ce que j’aime le mieux, disait toujours l’orateur du trottoir, c’est l’aigle bâtard et ses foudres, c’est Cerbère, agent de police, qui garde l’enfer des patriotes, et, surtout, c’est le siége de la Sagesse, qui reste vacant dans l’Olympe de nos dieux. »

Or, nous n’avons pas besoin d’ajouter que rien de tout cela n’a été dans notre pensée. Nous n’avons voulu faire qu’un pur croquis d’imagination.

27 septembre 1832.

  1. Tous ces morceaux étant extraits de la Caricature, nous les ferons suivre de la date du numéro dans lequel ils ont paru.