Histoire des œuvres de Balzac/Première Partie/I. La comédie humaine


PREMIÈRE PARTIE


BIBLIOGRAPHIE DES ŒUVRES COMPLÈTES

I

LA COMÉDIE HUMAINE

2e édition. 17 volumes. 1869-1870.

I
TOMES I à IV, première partie, premier livre : Scènes de la Vie privée[1], sixième édition ; 4 volumes in-8o, 1869, contiennent :

TOME PREMIER.

I. Avant-Propos, daté de juillet 1842. Préface générale écrite pour la première édition de la Comédie humaine, 1842-1846, dont la première livraison fut mise en vente le samedi 23 avril 1842 ; cet avant-propos parut inédit, dans la dernière livraison du premier volume. (Voir tome XXII, page 379, la préface et la note de la première édition des Scènes de la Vie privée.)

II. La Maison du Chat-qui-pelote, daté de Maffliers, octobre 1829. Dédié à mademoiselle Marie de Montheau. Parut pour la première fois, sous le titre de Gloire et Malheur, dans la première édition des Scènes de la Vie privée, deux volumes in-8o, avril 1830. Cette nouvelle n’a été datée pour la première fois qu’en 1835, dans la troisième édition de ces Scènes, et n’a reçu sa dédicace et le titre qu’elle porte aujourd’hui qu’en 1842, dans le tome I de la cinquième édition (première de la Comédie humaine).

III. Le Bal de Sceaux, daté de Paris, décembre 1829. Dédié à Henry de Balzac (frère de l’auteur). Parut pour la première fois avec le sous-titre de : ou le Pair de France, dans la première édition des Scènes de la Vie privée, deux volumes in-8o, avril 1830. La dédicace parut pour la première fois en 1842 dans le tome I de la cinquième édition (première de la Comédie humaine), et la date dans la troisième, en 1835.

IV. Mémoires de Deux Jeunes Mariées, daté de Paris, 1841. Dédié à George Sand, dédicace datée de Paris, juin 1840. Imprimé pour la première fois dans la Presse, du 1er novembre 1841 au 15 janvier 1842, après avoir été annoncé longtemps dans la Revue de Paris, sous le titre de : Mémoires d’une Jeune Mariée, et publié en volumes en 1842, chez Souverain, deux volumes in-8o, avec la dédicace et une préface datée des Jardies, mai 1840, toutes deux inédites (voir tome XXII, page 549) ; ce roman entra la même année (1842) dans le tome II de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine). Dans la première édition, après le mot « profession », ligne 3, page 130, on lisait : « Sous le nom charmant de Sœur Marie des Anges. » On sait que Balzac annonça longtemps un roman sous le titre de Sœur Marie des Anges ; voilà la seule trace, aujourd’hui effacée, qui laisse deviner quel devait être le personnage principal de cet ouvrage.

V.La Bourse, daté de Paris, mai 1832. Dédié à Sofka. Parut pour la première fois dans la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, quatre volumes, mai 1832. En 1835, cette nouvelle entra, datée pour la première fois, dans le tome I de la première édition des Scènes de la Vie parisienne, d’où elle fut retirée en 1842 pour rentrer, augmentée de sa dédicace, dans le tome I de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

VI.Modeste Mignon, daté de Paris, mars-juillet 1844. Dédié d’abord à une étrangère, aujourd’hui à une Polonaise, qui est du reste la même personne. Imprimé pour la première fois, avec la dédicace, dans le Journal des Débats, la première partie du 4 au 18 avril, la deuxième du 17 au 31 mai, et la troisième du 5 au 21 juillet 1844, cet ouvrage parut, daté, la même année chez G. Roux et Cassanet, en quatre volumes in-8o, avec le sous-titre de : ou les Trois Amoureux, et suivi de : un Épisode sous la Terreur et une Passion dans le désert.

En volumes, cet ouvrage était divisé ainsi :

1. Une souricière.
2. Croquis d’Ingouville.
3. Le chalet.
4. Scène de famille.
5. Un portrait d’après nature.
6. Avant-scène.
7. Un drame vulgaire.
8. Simple histoire.
9. Un soupçon.
10. Le problème reste sans solution.
11. Les leçons du malheur.
12. L’ennemie qui veille dans le cœur des filles.
13. Le premier roman des jeunes filles.
14. Une lettre de libraire.
15. Un poëte de l’école angélique.
16. Particularités des secrétaires particuliers.
17. Écrivez donc aux poëtes célèbres !
18. Un premier avis.
19. L’action s’engage.
20. Manche à manche.
21. Une reconnaissance chez l’ennemi.
22. Bas bleu, prends et lis.
23. Modeste remporte un avantage signalé.
24. La puissance de l’inconnu.
25. Le mariage des âmes.
26. Où mènent les correspondances.
27. La mère aveugle y voit clair.
28. Péripétie prévue.
29. Une déclaration d’amour en musique.
30. Physiologie du bossu.
31. Modeste prise au piège.
32. Butscha heureux.
33. Portrait en pied de M. de la Brière.
34. Où il est prouvé que l’amour se cache difficilement.
35. Une lettre comme vous voudriez en recevoir.
36. Les choses se compliquent.
37. Morale à méditer.
38. Rencontre entre le poëte de l’école angélique et un soldat de Napoléon, où le soldat est complètement mis en déroute.
39. Une idée de père.
40. Tragi-comédie intime.
41. Désenchantée.
42. Entre amis.
43. Le plan de Modeste.
44. Un troisième prétendu.
45. Où le père est superbe.
46. Où l’on peut voir qu’un garçon est plus marié qu’on ne le pense.
47. Un poëte est presque une jolie femme.
48. Une magnifique entrée de jeu.
49. La Brière est à Butscha comme le bonheur est à la religion.
50. Auquel l’auteur tient beaucoup.
51. Le duc d’Hérouville entre en scène.
52. Un prince de la science.
53. Première expérience de Modeste.
54. Où le poète fait ses exercices.
55. Modeste s’établit dans son rôle.
56. Temps que dure en province l’admiration.
57. Modeste devinée.
58. Ernest heureux.
59. Où Butscha se signale comme mystificateur.
60. Canalis devient positif.
61. Canalis se croit trop aimé.
62. Une lettre politique.
63. Un ménage aristocratique.
64. Où il est prouvé qu’il ne faut pas toujours jouer la règle avec les femmes.
65. Le véritable amour.
66. Pompeuse entrée de Modeste à Rosembray.
67. Une colère de duchesse.
68. Une malice de jeune fille.
69. Une sortie modèle.
70. Léger croquis de la société.
71. La Brière est toujours admirable.
72. Où le positif l’emporte sur la poésie.
73. Où Modeste se conduit avec dignité.
74. Rendez-vous de chasse, et rendez-vous d’amour.
75. Conclusion.

La publication de ce roman dans le Journal des Débats avait été précédée d’une lettre datée du 25 mars 1844 insérée dans ce journal, le 30 du même mois (voir tome XXII, page 563).

En 1845, Modeste Mignon entra dans le tome IV de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

TOME II.

VII. Un Début dans la vie, daté de Paris, février 1842. Dédié à Laure (de Balzac), depuis madame Surville, sœur de l’auteur. Imprimé pour la première fois dans la Législature, du 26 juillet au 4 septembre 1842, sous le titre de : le Danger des mystifications ; ce roman était alors divisé en chapitres dont voici les titres :

1. Ce qui manquait à Pierrotin pour être heureux.
2. Le régisseur en danger.
3. Les voyageurs.
4. Le fils du fameux Czerni-Georges.
5. Où Mistigris se distingue.
6. Le drame commence.
7. Intérieur du ménage Moreau.
8. Le dénoûment du drame.
9. Douleurs de mère.
10. L’oncle Cardot.
11. La vie et les farces de la Bazoche.
12. La comtesse de las Florentinos y Cabirol.
13. Autre catastrophe.
14. Conclusion (en volume : Dernières fautes d’Oscar).

Cet ouvrage dut porter d’abord le titre de : les Jeunes Gens.

Suivi de la Fausse Maîtresse, il fut publié ensuite, daté, en deux volumes in-8o, chez Dumont, en 1844, sous le titre qu’il a gardé, puis en 1845, toutes les divisions de chapitres supprimées, et dédié pour la première fois, dans le tome IV de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

VIII. Albert Savarus, daté de Paris, mai 1842. Dédié à madame de Girardin, « comme un témoignage d’affectueuse admiration » ; ces mots ont disparu aujourd’hui, et le nom seul de la personne à qui ils étaient adressés est resté. Cet ouvrage fut imprimé pour la première fois dans le Siècle, du 29 mai au 11 juin 1842, divisé en chapitres dont voici les titres :

1. Madame de Watteville.
2. Le baron.
3. L’histoire commence.
4. Le lion de province.
5. Babylas le Tigre.
6. Prix moyen du Lion et du Tigre.
7. Léger croquis.
8. Un mot sur Besançon.
9. Pourquoi Lion.
10. Philomène.
11. Entre mère et fille.
12. Circonstances mystérieuses.
13. Un portrait fait de main d’abbé.
14. L’étincelle sur la poudre.
15. Ce qu’en quinze jours le diable fait de ravages chez une jeune fille de dix-sept ans.
16. La première entrevue.
17. Philomène devient une femme supérieure.
18. Duel de Savaron avec la ville de Besançon.
19. La première nouvelle de la Revue.
20. Premier chapitre
21. Deuxième
22. Troisième
23. Quatrième
24. Cinquième
25. Sixième
26. Septième
27. Huitième
28. Neuvième
29. Dixième
30. Onzième
31. Douzième
32. Treizième
33. Quatorzième
34. Quinzième
35. Seizième
36. Dix-septième
de la nouvelle : Les deux amis[2].
Miss Lovelace.
La fausse muette.
Les réfugiés.
Francesca mariée.
Saintes promesses.
Autres énigmes.
La promenade sur le lac.
Un premier soupçon.
Autre changement.
Toujours des énigmes.
La princesse Gandolphini.
Anxiété d’amoureux.
Une reconnaissance.
Une réflexion plus ou moins agréable au lecteur.
Ce qui rendait la princesse une femme adorable.
Un orage par un temps pur.
37. Conclusion de la nouvelle.
38. Le contre-coup.
39. Utilité des kiosques.
40. Lettre d’Albert Savaron à Léopold Hannequin.
41. Autre lettre.
42. Comme il aime !
43. Un beau mouvement.
44. Les eaux d’Arcier.
45. Les Rouxey.
46. Un bel et bon procès.
47. Préavis de Philomène.
48. Fin contre fin.
49. Fureurs de fille.
50. Les Chavoncourt.
51. Préparatifs.
52. Albert à l’œuvre.
53. La réunion préparatoire.
54. Un prêtre est un ami sûr.
55. Inexplicable.
56. Albert Savarus enlevé.
57. Beaucoup d’événements.
58. Les crimes de Philomène.
59. Quelques lumières.
60. Philomène reste une fille extraordinaire.

Albert Savarus entra la même année (1842), augmenté de sa dédicace et de sa date, dans le tome I de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine), sans aucune division de chapitres. En 1844, il reparut encore chez Souverain, complément de la Muse du département (dont les deux derniers volumes portaient comme titre : Rosalie ; version datée de Paris, mai 1843), en deux volumes in-8o, avec sa division en chapitres, et suivi de la Justice paternelle (un Drame au bord de la mer) et du Père Canet (Facino Cane). Dans le Siècle, le personnage qui prit plus tard le nom de Rosalie, porte celui de Philomène ; il fut maintenu dans la première édition de la Comédie humaine, mais l’ouvrage y fut accompagné de cette note, qui explique le changement de nom opéré plus tard :

Nous n’ignorons pas que le culte de sainte Philomène n’a commencé qu’après la révolution de 1830 en Italie. Cet anachronisme, à propos du nom de mademoiselle de Watteville, nous a paru sans importance ; mais il a été si remarqué par des personnes qui voudraient une entière exactitude dans cette histoire de mœurs, que l’auteur changera ce détail aussitôt que faire se pourra.

C’est par suite de ce changement de nom que l’auteur a supprimé dans l’édition définitive ce fragment, qui se plaçait autrefois ligne 2, page 156, après le mot « ville ».

De là le nom de Philomène imposé à sa fille, née en 1817, au moment où le culte de cette sainte ou de ce saint — car, dans les commencements, on ne savait à quel sexe appartenait ce squelette — devenait une sorte de folie religieuse en Italie, et un étendard pour l’ordre des jésuites.

IX. La Vendetta, daté de Paris, janvier 1830. Dédié à Puttinati. Imprimé pour la première fois dans la première édition des Scènes de la Vie privée, deux volumes, avril 1830. Cette nouvelle était alors divisée en quatre chapitres dont le premier avait paru déjà dans la Silhouette du 1eravril 1830. Voici les titres de ces chapitres :

1. L’atelier.
2. La désobéissance.
3. Le mariage.
4. Le châtiment.

Un fragment de cette nouvelle a été réimprimé aussi dans le Courrier des électeurs du 9 mai 1830. La dédicace et la date ont paru pour la première fois en 1842, dans le tome I de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

X. Une Double Famille, daté de Paris, février 1830-janvier 1842. Dédié à la comtesse Louise de Türhein. Parut pour la première fois, sous le titre de la Femme vertueuse, dans la première édition des Scènes de la Vie privée, deux volumes, avril 1830 ; un fragment de ce récit avait déjà paru dans le Voleur du 5 avril 1830, sous le titre de la Grisette parvenue. Enlevée de la troisième édition de cet ouvrage, 1834-1835, cette nouvelle entra, toujours sous le titre de la Femme vertueuse, et datée de Paris, février-mars 1830, dans le tome I de la première édition des Scènes de la Vie parisienne (1835) ; elle fut placée définitivement avec la même date dans les Scènes de la Vie privée, en 1842, cette fois sous le titre qu’elle porte encore aujourd’hui, et entra, augmentée de sa dédicace, dans le tome I de leur cinquième édition (première édition de la Comédie humaine). Cette dernière version fut légèrement remaniée, ce qui explique les dates actuelles, 1830-1842, qui sont une correction posthume de l’auteur.

XI. La Paix du ménage, daté de juillet 1829. Dédié à Valentine Surville (nièce de l’auteur). Parut pour la première fois dans la première édition des Scènes de la Vie privée, deux volumes, avril 1830, et, daté de la Boulonnière, juillet 1829, dans leur troisième édition, 1834-1835 ; la dédicace n’y fut jointe qu’en 1842, dans le tome I de la cinquième édition de ces Scènes (première édition de la Comédie humaine).

XII. Madame Firmiani, daté par erreur de Paris, février 1831 (c’est février 1832 qu’il faut lire, comme dans toutes les éditions datées antérieures à la Comédie humaine)[3]. Dédié à Alexandre de Berny. Imprimé pour la première fois dans la Revue de Paris de février 1832, ce récit parut pour la première fois en volume la même année dans les Nouveaux Contes philosophiques, un volume in-8o, chez Ch. Gosselin, et entra ensuite, daté de février 1832, dans le tome IV de la première édition des Scènes de la Vie parisienne, 1835. Il fut placé définitivement en 1842, augmenté de sa dédicace, dans le tome I des Scènes de la Vie privée, lors de leur cinquième édition (première édition de la Comédie humaine).

XIII. Étude de femme, daté de Paris, février 1830. Dédié au marquis Jean-Charles di Negro. Imprimé pour la première fois dans la Mode du 12 mars 1830, ce récit parut pour la première fois en volume, daté, à la suite de la deuxième édition de la Peau de chagrin, publiée en 1831, sous le titre de Romans et Contes philosophiques, trois volumes in-8o, chez Ch. Gosselin. En 1835, il est entré sous le titre de Profil de marquise, dans le tome IV de la première édition des Scènes de la Vie parisienne ; puis, sous son titre actuel et augmenté de sa dédicace, il fut placé en 1842 dans le tome I de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine), où il est resté.

XIV. La Fausse Maîtresse, daté de Paris, janvier 1842. Dédié à la comtesse Clara Maffeï. Imprimée pour la première fois dans le Siècle du 24 au 28 décembre 1841, cette nouvelle parut pour la première fois en volume, augmentée de sa dédicace et de sa date, en 1842, dans le tome I de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine). En 1844, elle termina encore le deuxième volume d’un Début dans la vie. La première version du Siècle était divisée en chapitres dont voici les titres :

1. Un mystère dans le bonheur.
2. Deux nouveaux amis du Monomotapa.
3. Malaga.
4. Un homme incompris.
5. Paz Partout.

La version publiée après un Début dans la vie l’était ainsi :

1. Un mystère dans le bonheur.
2. Des Paz.
3. Malaga.
4. Suite de Malaga.
5. Commencement des chagrins de Malaga.
6. Les chagrins de Malaga.
7. Angoisse de Paz.
8. Le bal Musard.
9. Une étrange situation.
10. Conclusion.

XV. Une Fille d’Ève, daté des Jardies, décembre 1838. Dédié à la comtesse Bolognini, née Vimercati. Imprimé pour la première fois avec sa date, dans le Siècle du 31 décembre 1838 au 14 janvier 1839, avec les divisions de chapitres suivantes :

1. Les deux Marie.
2. Confidence de deux sœurs.
3. Histoire d’une femme heureuse.
4. Un homme célèbre.
5. Florine.
6. L’amour aux prises avec le monde.
7. Le suicide.
8. L’amant sauvé et perdu.
9. Le triomphe du mari.
10. Conclusion.

ce récit parut pour la première fois en volume, augmenté de sa dédicace, en 1839, suivi de Massimilla Doni, deux volumes in-8o, chez H. Souverain, avec une préface spéciale datée des Jardies, février 1839 (voir tome XXII, page 518). Il a été réuni pour la première fois aux Scènes de la Vie privée lors de leur cinquième édition, tome I, 1842 (première édition de la Comédie humaine).

TOME III.

XVI. Le Message, daté de Paris, janvier 1832. Dédié au marquis Damaso Pareto. Imprimé pour la première fois dans la Revue des Deux Mondes du 15 février 1832, ce récit parut pour la première fois en volume dans le tome III de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832 ; il y est intitulé le Conseil, et comprend en outre une des trois nouvelles que Balzac intitula plus tard la Grande Bretèche ou les Trois Vengeances, en les réunissant ensemble (voir Autre Étude de femme). Cette version contenait des fragments curieux qui ont disparu dans toutes les éditions suivantes et que nous recueillons ici pour la première fois. En 1833 (daté 1834), et en 1839, Balzac inséra le Message, qui depuis lors garda ce titre, dans le tome II de la première et de la deuxième édition des Scènes de la Vie de province, et, en 1842, cette nouvelle fut définitivement placée, augmentée de sa dédicace et de sa date, dans la cinquième édition des Scènes de la Vie privée, tome II (première édition de la Comédie humaine). Voici la première version du Conseil.

LE CONSEIL.

— La pièce est, je vous l’assure, madame, souverainement morale.

— Je ne partage pas votre avis, monsieur, et je la trouve profondément immorale.

— Voilà des gens bien près de s’entendre !… dit un jeune homme.

— Ils ne connaissent pas la pièce !… lui répondit à voix basse une jeune femme.

— Vous avez été la voir ? demanda le jeune homme.

— Oui, reprit-elle.

— Et vous étiez au spectacle avec M. de la Plaine…

— Cela est vrai !…

— Sans votre mari ni votre mère.

— Mon Dieu !… reprit-elle en riant d’un rire affecté, contraint même, l’incognito est bien difficile à garder dans Paris !

— Vous vouliez donc vous cacher ?

— Non…, dit-elle ; et, si j’en avais eu l’intention, voyez un peu comme j’y aurais réussi ! Mais vous êtes donc mon espion ?

— Non, madame, reprit le jeune homme, je suis votre ange gardien…

— N’est-ce pas la même chose ? dit-elle ; les anges gardiens sont les espions de l’âme.

— Oui, mais un espion doit être payé. Or, répondit-il, pourriez-vous me dire ce que gagnent les bons anges ?

La jeune femme regarda d’un air inquiet son interlocuteur.

Pendant cet aparté, la discussion, ayant continué, s’était échauffée.

— Monsieur !… disait la maîtresse de la maison au représentant de l’opinion contraire à la sienne, il y a deux manières d’instruire une nation. La première et, selon moi, la plus morale, consiste à élever les âmes par de beaux exemples : c’était la méthode des anciens. Autrefois, les forfaits représentés sur la scène y apparaissaient au milieu de tous les prestiges de la poésie et de la musique ; les leçons données par le théâtre participaient donc de la noblesse même du sujet et de la pompe employée à la reproduire. Jamais alors la scène ne souilla la vie privée, jamais les poëtes comiques ou tragiques d’aucun pays ancien ne levèrent le chaste rideau qui doit couvrir le foyer domestique. Il a fallu voir en France la ruine de l’art pour en voir la dégradation. Je vais condamner par un seul mot le système actuel : je puis mener ma fille voir Phèdre, et je ne dois pas la conduire à ce drame honteux, qui déshonore le théâtre où il se joue, ce drame où la femme dégradée insulte à tout notre sexe et au vôtre ; car, ou vous faites la femme ce qu’elle est, ou elle vous fait ce que vous êtes : dans les deux cas notre avilissement est la condamnation du peuple qui l’accepte. — La seconde manière de former les mœurs est de montrer le vice dans tout ce qu’il produit de plus horrible, de le faire arriver à ses dernières conséquences, et de laisser dire chacun à son voisin : « Voilà où mènent les passions déréglées !… » Ce principe est devenu le moteur secret des livres et des drames, dont les auteurs modernes nous accablent. Il y a peut-être de la poésie dans ce système ; il pourra faire éclore quelques belles œuvres ; mais les âmes distinguées, les cœurs auxquels il reste quelque noblesse, même après la tourmente des passions et les orages du monde, le proscriront toujours : la morale au fer chaud est un triste remède, lorsque la morale décente et pure peut encore suffire à la société.

— Madame, répondit le défenseur de la poésie hydrocyanique, je vous le demande, s’est-il jamais rencontré de jeune fille qui, après avoir vu jouer Phèdre, ait emporté une idée bien exacte de la moralité contenue dans cette tragédie ?…

La discussion continua fort vivement, et le jeune homme qui, en entendant parler haut, avait interrompu la conversation commencée avec sa voisine, la reprit aussitôt.

La jeune dame à laquelle il paraissait si vivement s’intéresser était une des femmes de Paris qui subissaient alors le plus d’hommages et de flatteries. Mariée depuis quatre ans à un homme de finance, admirablement jolie, ayant une physionomie expressive, de charmantes manières et du goût, elle était le but de toutes les séductions imaginables.

Les jeunes fils de famille, riches et oisifs ; les gens de trente ans, si spirituels ; les élégants quadragénaires, ces émérites de la galanterie, si habiles, si perfides, grâce à de vieilles habitudes ; enfin tous ceux qui, dans le grand monde, jouaient le rôle d’amoureux par état, par distraction, par plaisir, vocation ou nécessité, semblaient avoir choisi madame d’Esther pour en faire ce que l’on nomme à Paris une femme à la mode.

La supposant mal défendue par un banquier, ou pensant que peut-être l’âge et les manières de son mari devaient lui avoir donné quelque aversion secrète du mariage, ils cherchaient à l’entraîner dans ce tourbillon de fêtes, de voyages, d’amusements faux ou vrais, au milieu duquel une femme, en se trouvant toujours en dehors d’elle-même, ne peut plus être elle. Au sein de cette atmosphère de bougies, de gaze, de fleurs, de parfums ; dans ces courses rapides et sans but, où force lui est d’obéir aux exigences d’une perpétuelle coquetterie d’esprit et au besoin de lutter avec des rivales, à peine une femme peut-elle réfléchir ; alors, tout est complice de ses étourderies, de ses fautes : hommes et choses. Puis, si, par prudence, elle reste vertueuse, ses prétendus amis la calomnient. Il faudrait qu’elle fût un ange pour résister à la fois au mal et au bien, à des passions vraies et à d’adroits calculs.

En ce moment, madame d’Esther avait distingué, parmi tous les hommes du monde qui se pressaient vainement autour d’elle, un jeune officier de mérite, nommé M. de la Plaine.

Ernest de la Plaine était bien fait, élégant sans fatuité, possédait le don de plaire par ses manières et par une certaine grâce native. Il avait une de ces figures graves auxquelles la nature a, dans un moment d’erreur, donné tous les caractères de la passion et toutes les séductions de la mélancolie ; il était éminemment spirituel et très-instruit. En le rencontrant, madame d’Esther préféra sa conversation à celle des gens dont elle était environnée, parce que les hommes instruits et spirituels n’abondaient pas autour d’elle ; Ernest lui plut, et elle laissa voir son goût pour lui, parce qu’elle n’avait aucune arrière-pensée ; sa naïveté fut mal comprise, et les gens du monde dirent, dans leur langage si favorable à la médisance, que madame d’Esther avait distingué M. de la Plaine.

Ernest, se voyant distingué par une femme à la mode, la rechercha, redoubla de soins pour elle, obéissant ainsi à sa double vocation d’homme et d’officier. Il s’efforça de plaire à M. le comte d’Esther. Aujourd’hui le titre de comte ou de baron semble être une conséquence nécessaire de la patente des banquiers. Or, le bon capitaliste, ayant rencontré peu de gens capables de l’écouter, reçut à merveille M. de la Plaine, dont il croyait être compris ; et, de concert avec sa jolie femme, il conspira le bonheur de l’officier, qui, disait-il, était un très-aimable jeune homme.

Ces rencontres, ces soins, ces visites, ces conversations à onze heures qui s’établirent entre madame d’Esther et le capitaine étaient des choses extrêmement naturelles, en harmonie avec nos usages, et ne froissaient en rien ni les mœurs ni les lois. M. d’Esther pouvait bien prier M. de la Plaine de mener madame la comtesse au spectacle et au bal, quand, en sa qualité de mari, il n’en avait pas le temps. — M. Ernest la lui ramenait fidèlement. — Mais, pour un observateur, madame d’Esther marchait très-vertueusement, et, à son insu peut-être, sur la glace d’un abîme, sur une glace dont elle seule n’entendait pas les craquements.

Il existe dans la nature un effet de perspective assez vulgaire pour que chacun en ait été frappé. Ce phénomène a de grandes analogies dans la nature morale. Si vous voyez de loin le versant d’une allée sur une route, la pente vous semble horriblement rapide, et, quand vous y êtes, vous vous demandez si ce chemin est bien réellement la côte ardue que vous aviez naguère aperçue. Ainsi, dans le monde moral, une situation dangereuse épouvante en perspective ; mais, lorsque nous sommes sur le terrain de la faute, il semble qu’elle n’existe plus ; et alors nous sommes tous un peu comme M. de Brancas, l’original du Distrait peint par la Bruyère, qui, jeté dans un bourbier, s’y était si bien établi, qu’il demanda : « Que me voulez-vous ? » aux gens empressés de l’en tirer.

En ce moment, madame d’Esther se trouvait dans le plus brillant des trois ou quatre salons de Paris où l’on s’intéresse encore à la littérature, aux arts, à la conversation française d’autrefois, où le jeu est un accessoire souvent dédaigné, où la poésie règne en souveraine, où les hommes les plus distingués de la noblesse française, si peu tyrannique et si calomniée, se rencontrent avec les hommes transitoires de la politique. La discussion y est polie, spirituelle surtout. Là, les naufragés de l’Empire causent avec les débris de l’émigration ; les artistes y sont près des gens de cour, leurs juges naturels, puissance contre puissance. Ce salon est un asile d’où les lieux communs sont bannis ; la critique y sourit ; le bon goût y interdit de parler du fléau régnant ou de ce que tout le monde sait ; enfin, vous pouvez y apporter votre idiome et votre esprit, vous serez compris ; chaque parole y trouve un écho. Les sots ne viennent pas là ; ils s’y déplairaient ; ils y seraient comme des chats dans l’eau ; leur esprit tout fait n’aurait pas cours en ce salon, et ils le fuient, parce qu’ils n’aiment pas à écouter.

Le jeune homme que madame d’Esther nommait son espion appartenait à l’une de ces catégories sociales entièrement ruinées par les barricades de Juillet. — C’était le neveu d’un pair de France !… — Or, presque toutes les industries tuées en juillet 1830 ont reçu peu ou prou de mesquines indemnités ; mais celle des neveux de pairs de France a été complètement détruite, sans que la moindre souscription ait dédommagé les victimes. Être neveu d’un pair de France était jadis un état, une position : c’était au moins un titre qui éclipsait même le nom patronymique d’un jeune homme ; et à cette question faite sur lui : « Qui est-il ?… » tout le monde répondait :

— C’est le neveu d’un pair de France !…

Ce bienheureux népotisme valait une dot ; il impliquait un brillant avenir, il supposait la pairie pour la seconde génération : le neveu d’un pair de France était l’espérance incarnée.

Or, ayant tout perdu, fortune positive et fortune problématique ; de chiffre, étant devenu zéro, M. de Villaines s’était vu dans la cruelle nécessité d’être quelque chose par lui-même. Il tâchait donc de passer pour un homme spécial, et, depuis deux ans, s’occupait de beaux-arts.

Les beaux-arts semblent n’exiger aucune étude sérieuse chez les gens qui aspirent à les diriger. Il leur faudrait bien, à la vérité, avoir quelque haute pensée, comprendre leur siècle, et sentir vivement les grandes conceptions ; mais qui n’a pas la prétention de se connaître aux arts ?… Alors, la capacité de l’homme auquel les gouvernements confient cette importante direction ne peut résulter que d’une croyance. Donc, le but des intrigants sans âme, et à qui trop souvent les destinées de l’art ont été remises, a toujours été d’accoutumer le public à croire en eux.

M. de Villaines, homme d’esprit et d’une grande finesse, envieux comme tous les ambitieux, prenait le devant sur ses rivaux en flattant les artistes ; en publiant des ouvrages spéciaux ; en comptant des colonnes renversées ; en rétablissant le texte d’inscriptions inutiles ; en demandant la conservation de quelques monuments que personne ne songeait à détruire ; enfin, pour avoir le droit d’administrer les ruines de la France, il enrégimentait les débris de l’Asie, de Palmyre, de Thèbes aux cent portes, et faisait graver les tombeaux de l’Égypte ou de la Sicile.

Grâce à ce savoir-faire, il se faisait du savoir à bon marché et devenait une espèce de préjugé. Il ignorait les premiers éléments de tous les arts, mais son nom retentissait dans les journaux ; et, si dans un salon une question d’art s’était élevée, tout à coup, à son aspect, une dame disait :

— Mais voilà M. de Villaines qui va nous expliquer cela…

Et M. de Villaines expliquait tout, en donnant des avis parfaitement motivés ; car c’était un improvisateur, et un homme de tribune, au coin de la cheminée. Quand il avait le bonheur d’être encore le neveu d’un pair de France, il jouissait d’une certaine réputation comme conteur. Sa conversation spirituelle, semée d’anecdotes, d’observations fines, le faisait rechercher ; il était la providence des salons entre minuit et deux heures du matin.

Madame d’Esther n’entrait presque pour rien dans l’intérêt que M. de Villaines lui portait. M. de Villaines haïssait cordialement Ernest de la Plaine ; et, pour venger de vieilles injures, il avait résolu d’éclairer la comtesse sur le danger dont elle était menacée. — La plupart des belles actions n’ont pas eu d’autre principe que l’égoïsme. Aussi, pour rester philanthrope, il faut peu voir les hommes : l’indulgence ou le mépris du monde doivent être écrits au fond du cœur de ceux qui demeurent dans le monde ou qui le gouvernent.

En ce moment, la discussion était arrivée au terme où elles tendent toutes : à un oui devant un non, exprimés, de part et d’autre, avec une exquise politesse. Alors les gens de bon goût cherchent à changer le sujet de la conversation ; mais M. de Villaines, qui voulait tirer parti de cette dissertation, se leva, vint se placer à la cheminée, et, regardant les principaux avocats des deux opinions contraires, qui s’étaient eux-mêmes réduits au silence, il leur dit :

— Je vais essayer de vous mettre d’accord !… Dans les arts, il faut faire le moins de traités possible. L’œuvre la plus légère sera toujours mille fois plus significative que la plus belle des théories.

« Supposez, dit-il en jetant à madame d’Esther un regard d’intelligence qu’il eut l’adresse de dérober à tout le monde, supposez que, dans ce salon, se rencontrât une jeune femme charmante, prête à s’abandonner à tous les plaisirs, à tous les dangers d’une première passion… L’homme auquel elle va sacrifier sa vie aura tous les dehors flatteurs et décevants qui font croire à une belle âme ; mais moi, observateur, je connais cet homme : je sais qu’il est sans cœur, ou que son cœur est profondément vicieux, et qu’il entraînera cet ange dans un abîme sans fond. N’est-ce pas là le premier acte du drame dont vous blâmez la représentation ?… Eh bien, croyez-vous que je puisse obtenir de cette femme une renonciation entière et complète à ses espérances en lui disant quelques phrases éloquentes et classiques, taillées en plein drap dans Fénelon ou dans Bossuet ?… »

À ces mots, madame d’Esther rougit.

— Non, elle ne m’écoutera seulement pas… Mais, si je lui racontais une aventure effrayante, arrivée récemment, qui peignît énergiquement les malheurs inévitables dont toutes les passions illégitimes sont tributaires, elle réfléchirait, et… peut-être…

— Réalisez la supposition en nous donnant d’abord votre conseil : je consens à être cette femme, et à prendre le danger sur mon compte… Voyons, prêchez-moi…, dit en riant la maîtresse de la maison.

Tout le monde s’étant groupé autour de M. de Villaines, il commença en ces termes :

— Je ne sais pas s’il y a parmi vous beaucoup d’amants, dit-il en jetant un regard à demi sardonique sur tout le monde, mais je suis bien certain de ne jamais dire mon aventure à des personnes plus dignes de l’entendre…

Ici, le Message commençait, et, après le mot risées (voir tome III, page 3, ligne 17), se plaçait ceci :

— Je vous demande grâce, madame, dit M. de Villaines à la maîtresse du logis, pour ces détails ; plus tard, vous…

— Allez, dit-elle, votre remarque est plus dangereuse que vos confidences. N’interrompez plus votre récit.

Après cette interruption, le Message reprenait et se terminait sans changements, complété par ces quelques lignes :

— Et vous avez cru voir dans cette aventure, dit la maîtresse du logis, une leçon pour les jeunes femmes !… Rien ne ressemble moins à un conte moral… Qu’en pensez-vous ?… ajouta-t-elle en quêtant autour d’elle des approbations à son opinion.

— Il faut conclure de cette histoire, dit un jeune fat, que nous ne devons pas voyager sur les impériales !…

— C’est un malheur, mais ce n’est pas une leçon !… reprit une jeune dame. Vous nous avez représenté la comtesse si heureuse, et son mari si bien dressé, que la morale de votre exemple est en conscience peu édifiante ! dit-elle en s’adressant au narrateur.

— Quoi ! mesdames, répondit M. de Villaines, n’est-ce donc rien que de vous montrer quelle instabilité frappe les liaisons criminelles ; de vous faire voir le hasard, les hommes, les choses, tout, aux ordres de cette justice secrète dont la marche est indépendante de celle des sociétés ?… Il n’y a pas de quoi faire frémir une femme au moment où elle va se livrer au malheur ?…

À ces mots, madame d’Esther leva la tête vers M. de Villaines ; elle était profondément émue.

— Prenez garde, reprit-il en s’adressant aux dames, si vous ne trouvez pas cette histoire assez tragique, vous donnez gain de cause à ceux qui plaident pour cette pièce dont vous condamniez le sujet ; mais, à des femmes moins jeunes, moins naïves que celle à laquelle j’étais censé m’adresser, je pourrais dire une tragédie domestique plus effrayante…

— Supposez-nous moins naïves, alors…, dit une dame.

Madame d’Esther était muette et pensive.

— Je ne me fais jamais prier…, dit M. de Villaines.

Il s’assit sur une causeuse, le silence se rétablit, et chacun écouta de nouveau.

Ici se plaçait le fragment de la Grande Bretèche ou les Trois Vengeances, qui termine aujourd’hui Autre étude de femme. Après ce récit, le Conseil se terminait ainsi :

— Eh bien, mesdames, dit M. de Villaines, après un bref moment de silence, pendant lequel chacun de ses auditeurs cherchait des critiques à faire, ou se remettait de ses émotions, est-ce une leçon ?… N’y a-t-il pas dans cette aventure l’épouvantable angoisse que doivent donner les mensonges perpétuels auxquels vous condamne une passion illégitime ?… Eh bien, cette affreuse tragédie est moins horrible pour moi que le spectacle d’une jeune et jolie femme, encore pure, prête à devenir la proie d’un homme sans principes…

— Cette histoire est-elle vraie ?… demanda la maîtresse de la maison.

— Oui, répondit-il ; mais qu’importe ?

M. de Villaines revint s’asseoir près de madame d’Esther. La conversation prit un autre cours ; et, quelques instants après, des discussions s’élevèrent au sujet de ces deux histoires.

La jeune comtesse, saisissant un moment où personne ne faisait attention à elle, alla dans un boudoir voisin, suivie du neveu de l’ex-pair de France.

Là, ils s’assirent ensemble sur le même divan, assez embarrassés l’un et l’autre, n’osant pas se parler ; mais, comme le silence est très-bavard entre un jeune homme et une jolie femme, la comtesse retrouva bientôt la parole.

— Monsieur, lui dit-elle d’un son de voix touchant, n’êtes-vous pas lié depuis longtemps avec M. de la Plaine ?…

— Oui, madame.

— Et le connaissez-vous bien ?…

— Oui…

— Alors je vous remercie, monsieur, du conseil indirect que vous m’avez donné. — Vous êtes mon véritable ami, vous !… Vous avez raison : il n’y a pas de bonheur assez grand pour faire affronter les secrètes tortures que les passions illégitimes nous font subir.

M. de Villaines, auquel il restait une ombre de pudeur dans l’âme, rougit du rôle qu’il venait de jouer ; et, dès ce moment, il devint passionnément épris de madame d’Esther.

XVII. La Grenadière, daté d’Angoulême, août 1832. Dédié d’abord à Caroline en ces termes : « À la poésie du voyage, le voyageur reconnaissant. » Aujourd’hui : À D. W. Imprimée pour la première fois dans la Revue de Paris d’octobre 1832, cette nouvelle, qui dut s’appeler d’abord les Orphelins, parut pour la première fois en volume, datée d’août 1832, dans le tome II de la première édition des Scènes de la Vie de province, 1833 (daté 1834) ; elle fit aussi partie de la deuxième édition de ces Scènes, en 1839, et n’entra dans celles de la Vie privée, augmentée de sa première dédicace, qu’à leur cinquième édition, tome II, 1842 (première édition de la Comédie humaine) ; la dédicace actuelle est une correction inédite de l’auteur.

XVIII. La Femme abandonnée, daté d’Angoulême, septembre 1832. Dédié à la duchesse d’Abrantès en août 1835. Imprimé pour la première fois dans la Revue de Paris de septembre 1832, ce récit parut pour la première fois en volume dans le tome II de la première édition des Scènes de la Vie de province, 1833 (daté 1834). Il fut placé, augmenté de sa dédicace et de sa date, dans les Scènes de la Vie privée, lors de leur cinquième édition. Tome II, 1842 (première édition de la Comédie humaine).

XIX. Honorine, daté de Paris, janvier 1843. Dédié à Achille Devéria. Divisé en six chapitres sans titres, ce roman parut pour la première fois dans la Presse du 17 au 29 mars 1843, précédé de l’épigraphe ci-contre, empruntée à Mademoiselle de Maupin :

« Idéal ! fleur bleue à cœur d’or dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au fond de notre âme pour en boire la plus pure substance ! fleur douce et amère, on ne peut t’arracher sans faire saigner le cœur, sans que de ta tige brisée suintent des gouttes rouges !

théophile gautier. »

Balzac avait déjà cité ces lignes à la fin d’une Fille d’Ève ; dans les premières éditions, il en nommait l’auteur, qu’aujourd’hui il appelle : « Un des plus remarquables poëtes de ce temps. »

Ce récit fut ensuite imprimé avec sa dédicace et sa date en deux volumes in-8o, 1844 (daté 1845), chez de Potter ; il était accompagné dans cette édition d’un Prince de la bohème (les Fantaisies de Claudine), et divisé comme suit :

1. Comme quoi le Français est peu voyageur.
2. Un tableau italo-gallique.
3. Histoire mystérieuse d’un consul général.
4. La consulesse.
5. Une utopie sociale.
6. Une idée de curé.
7. Peinture de jeunesse.
8. Un vieil hôtel.
9. Un portrait.
10. Le jeune vieillard.
11. Un drame inconnu.
12. Une noble amitié.
13. Les trois coups d’avant le lever du rideau.
14. Une discussion du conseil d’État.
15. Le secret dévoilé.
16. La confession d’un ministre d’État.
17. Un mariage de convenance et d’inclination.
18. Une humble passion légitime.
19. Un mari romanesque.
20. Une tentative.
21. Une singulière proposition.
22. L’action commence.
23. Une esquisse.
24. Comment finit la première entrevue.
25. La cage d’Honorine.
26. Observation sur le travail des femmes.
27. Un aveu d’Honorine.
28. Le mal qu’on peut faire avec une phrase.
29. Le défi.
30. La révélation.
31. Une lettre.
32. Les réflexions du jeune homme et celles de l’homme marié.
33. Les commandements de l’Église.
34. La réponse.
35. Pauvre Maurice.
36. Une trompeuse réconciliation.
37. Le dernier soupir d’Honorine.
38. Deux dénoûments.
39. Une question.
40. Le dernier mot de tout cela.

Honorine entra enfin en 1845 dans le tome IV de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine). La première édition se termine par ces mots, supprimés depuis : « Merci, dirent à la fois Claude Vignon et Léon de Lora. »

XX. Béatrix, daté de 1838-1844. Dédié à Sarah (dédicace portant le titre d’Envoi, et datée des Jardies, décembre 1838, dans le feuilleton du Siècle). Les deux premières parties actuelles de cet ouvrage, les personnages et le drame, datées de janvier 1839, — où les journaux du temps prétendirent reconnaître, dans les personnages de Camille Maupin, de la marquise de Rochefide (qui s’appelait d’abord de Rochegude), de Claude Vignon et de Conti, George Sand, la comtesse d’Agoult, Gustave Planche et Liszt, — ont paru d’abord dans le Siècle, du 13 au 26 avril et du 10 au 19 mai 1839, sous le titre de Béatrix ou les Amours forcés ; puis, la même année (daté 1840), sous le même titre, avec une préface (voir tome XXII, page 536), en deux volumes in-8o, datés des Jardies, janvier 1839, chez Souverain. Ces deux versions étaient divisées ainsi :

1re partie : Mœurs d’autrefois (en volume, une Famille patriarcale).
1. Une ville de Bretagne.
2. L’hôtel du Guaisnic.
3. Le baron.
4. Les deux femmes.
5. Trois silhouettes bretonnes.
6. Soirée normale.
7. Calyste.
8. Inquiétudes augmentées.
2e partie : Mœurs d’aujourd’hui (en volume : une Famille célèbre).
9. Enfance de mademoiselle des Touches.
10. Portrait.
11. Biographie de Camille Maupin.
12. Les Touches.
13. Deux amours (en volume, l’hôtel du Guaisnic).
14. La marquise Béatrix (en volume, la marquise de Rochegude).
15. Claude Vignon.
16. La lettre de Béatrix.
17. Une première confidence.
18. Un moment de bonheur (en volume, divisé en deux chapitres ; le second intitulé Première entrevue).
19. Les deux amours.
3e partie : Mœurs d’aujourd’hui (en volume : une Famille célèbre).
20. Trois femmes pour une.
21. Diplomatie féminine.
22. Correspondance.
23. Un duel entre femmes.
24. Promenade au Croisic.
25. Conti.
26. La jeune malade.
27. Mort et mariage.

Cette version diffère légèrement de celle qui entra, en 1842, non datée, — toutes divisions de chapitres supprimées, portant simplement l’indication de « première partie », et sous le seul titre de Béatrix, — dans le tome III de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine). Entre autres modifications, cette partie de l’ouvrage se terminait, en 1839, par le fragment suivant, qui a été supprimé depuis ; après les mots : « Signons, dit-il, » lesquels remplaçaient le dernier paragraphe qui existe aujourd’hui, on lisait :

L’abbé Grimont, à qui revenait l’honneur de la conversion de cette femme célèbre, fut nommé vicaire général du diocèse.

Calyste, riche et marié à la plus belle femme de Paris, conserve un fonds de tristesse que rien n’a dissipé, pas même la naissance d’un fils, né à Guérande, en 1838, à la grande joie de Zéphirine du Guénic. Béatrix vit toujours au fond de son cœur, et il est impossible de prévoir ce que causerait de désastres dans ce jeune ménage une rencontre de Calyste et de madame de Rochegude.

La troisième partie, un Adultère rétrospectif, parut d’abord dans le Messager, du 24 décembre 1844 au 23 janvier 1845, sous le titre de : les Petits Manèges d’une femme vertueuse ; puis, en 1845, sous le titre de la Lune de miel, en deux volumes in-8o, chez Chlendowski ; elle était suivie, dans ces volumes, de : les Premières armes d’un lion (Autre Étude de femme). Ces deux versions étaient divisées en chapitres dont voici les titres :

1re partie : Histoire d’une lune de miel (en volume, les Adultères sous roche).
1. Un voyage dans ses rapports avec le mariage.
2. Une lettre modèle.
3. Comme quoi, selon Scribe, le sentiment va vite en voiture.
4. Entre novices.
5. À quoi, dans la lune de miel, mènent les brouilles.
6. Déjà !
7. Conclusion.
8. Où il est prouvé que, dans son système, J.-J. Rousseau n’a pas pensé au sevrage.
9. Une première attaque à langue armée.
10. Définition du je ne sais quoi.
11. Une femme qui pose.
12. Les inconvénients de la naïveté.
13. Questions graves.
14. Le nid de l’ange déchu.
15. Le premier non du oui.
16. Le deuxième non du oui.
17. L’école du mensonge.
18. Les chevaux ne mentent pas (encore).
19. Essai de toxicologie morale.
20. Comme quoi, dans ces affreuses crises, le premier besoin est la lumière.
21. Et la lumière fut.
22. Premier mensonge d’une pieuse duchesse.
23. Un sublime propre à la femme (quand elle se croit aimée).
24. Un mensonge (un monstre) comme il y en a beaucoup.
25. À méditer par toutes les femmes.
26. Petit traité de la certitude fait à un autre point de vue que celui de Pascal.
27. Un coup d’épingle sur une armure d’acier.
28. Une réflexion peut-être neuve sur la douleur.
29. Un chapitre oublié dans la Physiologie du mariage.
30. De l’impossibilité d’opérer les aveugles volontaires.
31. Une rage qui peut se guérir.
32. Un dithyrambe conjugal.
33. Une complication.
2e partie : Les Noirceurs d’une femme pieuse.
34. Une consultation (en volume, une Conspiration spirituelle).
35. L’homme abandonné.
36. Comme quoi le rat, accusé d’être destructeur, est au contraire un animal constructeur.
37. Histoire normale des grisettes (lorettes) distinguées.
38. Les quatre temps du 13e arrondissement. Premier temps.
39. Second temps.
40. Troisième temps.
41. Quatrième temps.
42. Le dernier mot de la lorette (distinguée).
43. Un héritier (en volume, Une des maladies du siècle).
44. Un pigeon réfractaire (en volume, un Spéculateur en bêtise).
45. Sans titre (en volume, un Pigeon réfractaire).
46. Influence des relations sociales et d’une position.
47. Entre chien et loup.
48. Un premier prix de vertu.
49. L’école des diplomates.
50. Encore un.
51. Le pied de guerre et ses rapports avec le pied de grue.
52. Nouvelle histoire des variations.
53. Le monde se venge.
54. Les incurables.
55. Les hasards de la vie.
56. Une terrible leçon.
57. Béata-Béatrix.
58. Comme quoi les Almavivas sont souvent plus forts que les Figaros.
59. Combien l’on a raison d’apprendre aux enfants les fables de La Fontaine (en volume, Combien de choses les fables de La Fontaine expliquent).

Enfin, en 1845 encore, cette partie entra, datée comme aujourd’hui, sous le seul titre de « dernière partie », et toutes les divisions de chapitres enlevées, dans le tome IV de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine). Elle se terminait alors par ces mots, enlevés en partie aujourd’hui :

Calyste tendit la main à sa femme et la lui serra si tendrement, en lui jetant un regard si éloquent, qu’elle dit à l’oreille de la duchesse : « Je suis aimée, ma mère, et pour toujours ! »

Aujourd’hui, comme on l’a vu, tout l’ouvrage porte pour la première fois sa division en trois parties avec titres, et la date de 1838-1844.

XXI. Gobseck, daté de Paris, janvier 1830. Dédié au baron Barchou de Penhoën en 1840. Cette nouvelle parut pour la première fois dans le tome I de la première édition des Scènes de la Vie privée, deux volumes, avril 1830, sous le titre de : les Dangers de l’inconduite ; elle était alors divisée en trois chapitres : l’Usurier, l’Avoué et la Mort du mari, dont le premier avait paru inédit dans la Mode du 26 février 1830. En 1835, sous le titre de : le Papa Gobseck, elle entra, datée pour la première fois, dans le tome I de la première édition des Scènes de la Vie parisienne, d’où, en 1842, elle fut retirée pour reprendre place, sous son titre actuel et augmentée de sa dédicace, dans le tome II de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

XXII. La Femme de trente ans : IPremières fautes. II. Souffrances inconnues. IIIÀ trente ans. IVLe Doigt de Dieu. VLes Deux Rencontres. VILa Vieillesse d’une mère coupable. Daté de Paris, 1828-1844. Dédié à Louis Boulanger. Les différents chapitres de ce récit parurent d’abord détachés, et même, dans la première édition de librairie, où ils forment le tome IV de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832, ils ne sont pas réunis entre eux, et un avis de l’éditeur (voir tome XXII, page 382) donne seul quelque lien aux chapitres. Dans l’édition suivante, où les chapitres sont datés, tome IV de la troisième édition des Scènes de la Vie privée, 1834-1835, Balzac intitula le tout Même histoire, et fit une préface datée du 25 mars 1834 (voir tome XXII, page 382), qui expliquait sommairement sa pensée ; pourtant ce ne fut qu’en 1842, dans le tome III de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine), que les personnages continuèrent à porter les mêmes noms à travers les divers chapitres du roman, qui devint alors définitivement un ouvrage suivi. Il est facile de découvrir le motif qui avait forcé l’auteur à ne pas attribuer d’abord à une même personne les diverses aventures de la Femme de trente ans. À l’époque où il publiait les différents chapitres de cette œuvre, qu’il fait commencer en 1813, sous le premier Empire, l’héroïne n’eût pu, si c’eût été un seul et même personnage, avoir atteint l’âge qu’il lui attribuait dans les différentes parties de son récit, qui embrasse une période de trente et un ans ; aussi s’empressa-t-il, en préparant la dernière version qu’il ait corrigée de ce roman, de le dater de 1828-1844 au lieu de 1828-1842, afin de prolonger encore l’intervalle existant entre la date du début et celle de la fin de l’ouvrage. Il rendit possible ainsi l’indication qu’il plaça à la première ligne du dernier chapitre, que l’histoire s’achève en 1844, et non plus en 1842, comme dans l’édition précédente. La dédicace fut publiée pour la première fois en 1842 dans le tome III de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

Voici maintenant l’origine de ces divers chapitres. Le premier, Premières fautes, a paru pour la première fois sous le titre de : le Rendez-vous, dans la Revue des Deux Mondes, numéros de septembre et d’octobre 1831 ; il y était divisé ainsi : la Jeune Fille, la Femme, la Mère, la Déclaration, le Rendez-vous. La première de ces divisions avait déjà paru, signée « comte Alex. de B. », dans la Caricature du 25 novembre 1830, sous le titre de : Dernière Revue de Napoléon, et elle a reparu depuis dans divers journaux reproducteurs sous celui de : une Revue au Carrousel ; ce morceau finit à la fin de la ligne 16, page 530. Le Rendez-vous parut pour la première fois en volume et sous ce titre dans le tome IV de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832. Ce n’est que dans la troisième édition, 1834-1835, que ce chapitre fut daté de Paris, janvier 1831, et ce n’est qu’en 1842, dans le tome III de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine) que ce morceau prit son titre actuel, toutes divisions supprimées.

Le deuxième chapitre, Souffrances inconnues, a paru pour la première fois, inédit, daté de Paris, 15 août 1834, dans le tome IV de la troisième édition des Scènes de la Vie privée, 1834-1835.

Le troisième chapitre, À trente ans, daté pour la première fois d’avril 1832 dans la troisième édition des Scènes de la Vie privée, 1834-1835, a paru pour la première fois dans la Revue de Paris d’avril 1832, sous le titre de la Femme de trente ans, titre qui servit depuis 1842 à tout l’ouvrage, et, pour la première fois en volume, dans le tome IV de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832. C’est de ce fragment seul que Sainte-Beuve parle avec éloge dans le tome II des Causeries du lundi.

Le quatrième chapitre, le Doigt de Dieu, a été publié en deux parties distinctes ; la première, sous le seul titre de : le Doigt de Dieu, a paru pour la première fois dans la Revue de Paris du 25 mars 1831, et, pour la première fois en volume, dans le tome IV de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832. Il a porté pour la première fois la date de mars 1831 et le sous-titre de la Bièvre, dans l’édition de 1834-1835. La deuxième partie, intitulée la Vallée du torrent, a paru pour la première fois, inédite, datée du 25 mai 1834, dans le tome IV de la troisième édition des Scènes de la Vie privée, 1834-1835. Ces sous-titres et ces divisions ont été supprimés en 1842 dans la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine), et Balzac ajouta le paragraphe III de la page 629 pour souder les deux parties ensemble.

Le cinquième chapitre, les Deux Rencontres, parut pour la première fois dans la Revue de Paris, des 21 et 28 janvier 1831 ; il était divisé en deux parties dont voici les titres : la Fascination, le Capitaine parisien, et se terminait par ces mots : « S’il y eut entre ces deux êtres une troisième rencontre, ce ne fut ni sur la terre, ni sur les eaux… » paragraphe qui fut enlevé lorsque les Deux Rencontres parurent pour la première fois en volume dans le tome IV de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832. L’auteur y ajouta en revanche une troisième partie inédite, qui porta le titre d’Enseignement, et, dans l’édition de 1834-1835, où il data pour la première fois les morceaux, il mit la date de janvier 1831 à la fin seulement des trois chapitres des Deux Rencontres, ce qui était absolument inexact pour l’Enseignement, écrit en 1832. En 1842, dans la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première de la Comédie humaine), toutes ces divisions ont disparu.

Enfin, le sixième chapitre, la Vieillesse d’une mère coupable, a paru pour la première fois, inédit, sous le titre de l’Expiation, dans le tome IV de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832. Il fut daté de Saint-Firmin, mai 1832, dans la troisième édition, 1834-1835. Ce dernier chapitre n’a pris le titre qu’il porte aujourd’hui qu’en 1842, dans la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

Il est regrettable pour l’histoire littéraire que la plupart des dates que nous venons de recueillir ici aient été effacées depuis l’édition qui a précédé la version définitive sur laquelle nous faisons ce travail ; d’autant plus que celles de 1828-1844, que l’auteur y a substituées, ne sont vraies ni l’une ni l’autre ; on a pu s’en convaincre en lisant la présente étude.

TOME IV.

XXIII. Le Père Goriot, daté de Saché, septembre 1834. Dédié à Geoffroy Saint-Hilaire. Imprimé pour la première fois dans la Revue de Paris des 14 et 28 décembre 1834, 28 janvier et 11 février 1835, ce roman parut en 1835 chez Werdet et Spachmann, en deux volumes in-8o, marqués « deuxième édition » (la publication de la Revue étant comptée pour la première), avec une préface datée du 6 mars 1835 (voir tome XXII, page 407), laquelle avait paru d’abord dans la Revue de Paris en mars de cette même année. Il eut encore, en 1835, une seconde édition véritable, marquée « troisième », et augmentée d’une seconde préface inédite, datée de Meudon, 1er mai 1835 (voir tome XXII, page 415). Ces trois versions étaient divisées en chapitres dont voici les titres :

1. Une pension bourgeoise.
2. Les deux visites.
3. L’entrée dans le monde.
4. (Sans titre.)
5. Trompe-la-Mort.
6. Les deux filles.
7. La mort du père.

Toutes ces divisions ont disparu en 1843, lorsque cet ouvrage entra, daté et augmenté de sa dédicace, dans le tome I de la troisième édition des Scènes de la Vie parisienne (première édition de la Comédie humaine, tome IX). Dans l’édition définitive qui nous occupe, Balzac l’a désigné dans ses notes posthumes, pour entrer dans les Scènes de la Vie privée, et a enlevé le passage suivant, qui se trouvait après les mots : « cette gracieuse femme », ligne 5, page 220 :

En entrant dans la galerie où l’on dansait, Rastignac fut surpris de rencontrer un de ces couples que la réunion de toutes les beautés humaines rend sublimes à voir. Jamais il n’avait eu l’occasion d’admirer de telles perfections. Pour tout exprimer en un mot, l’homme était un Antinoüs vivant, et ses manières ne détruisaient pas le charme qu’on éprouvait à le regarder. La femme était une fée, elle enchantait le regard, elle fascinait l’âme, irritait les sens les plus froids. La toilette s’harmoniait chez l’un et chez l’autre avec la beauté. Tout le monde les contemplait avec plaisir et enviait le bonheur qui éclatait dans l’accord de leurs yeux et de leurs mouvements.

— Mon Dieu, quelle est cette femme ? dit Rastignac.

— Oh ! la plus incontestablement belle, répondit la vicomtesse. C’est lady Brandon ; elle est aussi célèbre par son bonheur que par sa beauté. Elle a tout sacrifié à ce jeune homme. Ils ont, dit-on, des enfants. Mais le malheur plane toujours sur eux. On dit que lord Brandon a juré de tirer une effroyable vengeance de sa femme et de cet amant. Ils sont heureux, mais ils tremblent sans cesse.

— Et lui ?

— Comment ! vous ne connaissez pas le beau colonel Franchessini ?

— Celui qui s’est battu… ?

— Il y a trois jours, oui. Il avait été provoqué par le fils d’un banquier ; il ne voulait que le blesser, mais par malheur il l’a tué.

— Oh !

— Qu’avez-vous donc ? vous frissonnez, dit la vicomtesse.

— Je n’ai rien, répondit Rastignac.

Une sueur froide lui coulait dans le dos. Vautrin lui apparaissait avec sa figure de bronze. Le héros du bagne donnant la main au héros du bal changeait pour lui l’aspect de la société.

 XXIV. Le Colonel Chabert, daté de Paris, février-mars 1832. Dédié à la comtesse Ida de Bocarmé, née du Chasteleer. Imprimé pour la première fois dans l’Artiste des 20, 27 février, 6 et 13 mars 1832, sous le titre de la Transaction, avec les subdivisions suivantes : IScène d’étude. IILa Résurrection. IIILes Deux Visites. IVL’Hospice de la vieillesse, ce conte reparut la même année dans le tome I du Salmigondis, recueil en douze volumes in-8o, chez Fournier jeune, par divers auteurs, sous le titre de : le Comte Chabert, et dans le tome IV de la première édition des Scènes de la Vie parisienne, 1835, daté de février-mars 1832, sous le titre de : la Comtesse à deux maris. Il avait alors trois subdivisions : une Étude d’avoué, la Transaction, l’Hospice de la vieillesse, qui disparurent en 1844 lorsqu’il prit son titre actuel, en entrant, augmenté de sa dédicace, dans le tome II de la troisième édition des Scènes de la Vie parisienne (première édition de la Comédie humaine, tome X). C’est dans l’édition définitive que l’auteur met pour la première fois la date 1840 au lieu de 1832, ligne 16, page 305. Même observation qu’au numéro précédent, relativement à sa présence aujourd’hui dans les Scènes de la Vie privée.

XXV. La Messe de l’athée, daté de Paris, janvier 1836. Dédié à Auguste Borget. Imprimé pour la première fois dans la Chronique de Paris du 3 janvier 1836, ce récit parut pour la première fois en volume, avec sa date et sa dédicace actuelles, en 1837, dans le tome XII de la quatrième édition des Études philosophiques, d’où il fut enlevé en 1844 pour entrer dans le tome II de la troisième édition des Scènes de la Vie parisienne (première édition de la Comédie humaine, tome X). Voici une note qui l’accompagnait dans le journal en 1836 et qui a disparu depuis :

Quoique les circonstances de ce récit soient toutes vraies, ce serait un tort grave d’en faire l’application à un seul homme de cette époque, l’auteur ayant rassemblé sur une même figure des documents relatifs à plusieurs personnes.

Même observation qu’aux récits précédents, relativement à l’entrée de celui-ci dans les Scènes de la Vie privée.

XXVI. L’Interdiction, daté de Paris, février 1836. Dédié au contre-amiral Bazoche. Imprimée pour la première fois dans la Chronique de Paris des 31 janvier, 4, 7, 11 et 18 février 1836, avec les divisions suivantes :

1. Les deux amis.
2. Le juge mal jugé.
3. La requête.
4. Ce qui fut dit entre une femme à la mode et le juge Popinot.
5. Le fou.
6. L’interrogatoire.

cette nouvelle parut pour la première fois en volume, datée, en 1836, dans le tome XXV de la quatrième édition des Études philosophiques ; elle fut placée, en 1839, dans le tome II de la deuxième édition des Scènes de la Vie parisienne, dont elle fit encore partie en 1844, augmentée de sa dédicace et entra, comme les numéros précédents, dans l’édition définitive des Scènes de la Vie privée.

XXVII. Le Contrat de mariage, daté de Paris, septembre-octobre 1835. Dédié à G. Rossini. Ce roman fut imprimé, inédit et daté, sous le titre de la Fleur-des-pois, en 1835, dans le tome II de la troisième édition des Scènes de la Vie privée, 1834-1835, avec les divisions suivantes :

1. Le pour et le contre.
2. Le contrat de mariage (en 3 journées).
3. La séparation.

En 1842, augmenté de la dédicace, il entra, sous son titre actuel et toutes les divisions enlevées et remplacées par une seule : Conclusion, dans le tome III de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine).

XXVIII. Autre Étude de femme, daté de Paris 1839-1842. Dédié à Léon Gozlan. Publié pour la première fois en volume, avec sa dédicace, en 1842, dans le tome II de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée (première édition de la Comédie humaine), ce récit contient plusieurs nouvelles et fragments pris à d’autres ouvrages de Balzac, non réimprimés dans la Comédie humaine, tels que des fragments d’une Conversation entre onze heures et minuit (voir plus loin), notamment un récit inséré d’abord sans titre dans cette nouvelle, puis, sous celui de la Maîtresse de notre colonel, dans le numéro 10 du Napoléon, mars 1834, et le commencement de la Femme comme il faut, étude qui parut, en 1840 dans les livraisons du tome I des Français peints par eux-mêmes, huit volumes in-8o chez Curmer, 1840-1842. Autre Étude de femme a paru de nouveau, sous le titre de : les Premières Armes d’un lion, en 1845, à la suite de la Lune de miel (voir plus haut Béatrix), et était alors divisée ainsi :

1. Le secret des soirées parisiennes.
2. Chez mademoiselle des Touches.
3. Ce qui ne se trouve qu’à Paris.
4. Une loi du goût.
5. L’orateur.
6. Une définition de la femme.
7. Profil de grande dame.
8. Idées de de Marsay sur la jalousie.
9. Jeune, beau, spirituel, aimant, très-fort, et… trahi.
10. La femme est un singe.
11. Profonde sensation.
12. Les cheveux.
13. Dieu, l’horreur et les dames.
14. Une scène modèle.
15. Le sublime de ces sortes de poëmes.
16. Un trait de lumière.
17. Une vérité sociale.
18. Autres vérités.
19. De la transformation des sociétés par l’état de la femme.
20. Émile Blondet professe.
21. Questions incidentes.
22. Blondet se résume.
23. Où Canalis monte sur ses grands chevaux de tribune.
24. Les contes s’attirent.
25. Histoire d’un incendie.
26. Suite de l’histoire d’un incendie.
27. Fin ou fi !

Dans l’édition définitive qui nous occupe, Balzac a placé à la suite d’Autre Étude de femme, la Grande Bretèche, nouvelle dont il a enlevé le titre de façon à faire suivre sans interruption les deux récits. La Grande Bretèche parut pour la première fois, inédite, dans le tome III de la deuxième édition des Scènes de la Vie privée, mai 1832, avec le Message, sous le titre collectif de : le Conseil (voir plus haut, le Message) ; puis, datée de 1832-1836, dans le tome III de la première édition des Scènes de la Vie de province, 1834-1837, où, augmentée de deux autres récits, le Grand d’Espagne et l’Histoire du chevalier de Beauvoir, extrait d’une Conversation entre onze heures et minuit, elle ne contient plus le Message ; elle porte, dans cette édition et la suivante, 1839, le titre de la Grande Bretèche ou les Trois Vengeances, motivé par les trois récits que cette version contient. Les deux contes ajoutés avaient paru tous deux pour la première fois en février 1832, dans les Contes bruns, un volume in-8o, chez Urbain Canel et Adolphe Guyot, volume anonyme par Charles Rabou, Philarète Chasles et H. de Balzac, dont la part de collaboration à ce livre se bornait au Grand d’Espagne et à la Conversation entre onze heures et minuit. Ils ont été, en 1843, enlevés de la Grande Bretèche, et placés dans la Muse du département (Dinah Piédefer) ; enfin, en 1845, dans le tome IV de la cinquième édition des Scènes de la Vie privée, où ce récit entra allégé des deux contes en question, il a gardé seulement le titre de la Grande Bretèche, fin de Autre Étude de femme, le sous-titre de : les Trois Vengeances, ne pouvant plus rester après le retranchement des deux nouvelles qui l’avaient motivé ; et, comme nous l’avons dit en commençant, l’auteur lui enleva définitivement ce titre, en datant pour la première fois ces deux morceaux ainsi réunis, dans l’édition qui nous occupe. Il a enlevé aussi ce court fragment qui se plaçait après le mot « perdu ? » ligne 37, page 554 :

Pour moi, je trouve la fuite de la duchesse de Langeais, dit la princesse en regardant le général de Montriveau, tout aussi grande que la retraite de mademoiselle de la Vallière.

— Moins le roi, répondit le général.

Peu d’ouvrages de Balzac ont été aussi travaillés et remaniés que cette nouvelle ; il en prit encore d’autres fragments qu’il plaça dans la Muse du département (Dinah Piédefer), en 1843 ; et dans toutes les éditions que nous venons de citer, jusqu’à celle de 1845, il y a des pages entières qui ont disparu dans l’édition définitive, et qui ne se trouvent chacune que dans une édition. Voici, pour commencer, la deuxième version de la Grande Bretèche (voir plus haut pour la première : le Conseil, dans le Message), extraite de la première édition des Scènes de la Vie de province, 1834-1837. Cette version est en quelque sorte le germe de la Muse du département ; aussi s’y trouve-t-il quelques très-courtes parties semblables.

LA GRANDE BRETÈCHE
ou les trois vengeances.

Un des plaisirs les plus vifs en province, et que chacun poursuit avec le plus d’acharnement, est la découverte des secrets en amour ; mais aussi, n’est-ce pas la chasse transportée dans la région des sentiments ? Peut-être cette curiosité générale rend-elle les passions plus profondes dans une sous-préfecture que partout ailleurs. La rigidité des mœurs, la continuité de l’espionnage, la surveillance officieuse qui fait de la vie privée une vie quasi publique, la promiscuité que la disposition des lieux et que les habitudes domestiques introduisent dans les intérêts et jusque dans les pensées des maîtres et des serviteurs, tout oblige les amours illicites à s’envelopper des précautions les plus minutieuses, à observer un mutisme absolu, à garder une dissimulation perpétuelle. Une passion devient là comme une partie où chacun des amants joue sa vie, un duel où tous deux se battent contre mille adversaires. Qui, dans une petite ville, n’a pas ses ennemis ? Il suffit donc d’une inimitié poussée à bout par des circonstances souvent fortuites, pour qu’un homme soit victime de quelque trahison impossible à prévoir : un hasard, une lettre anonyme, un piége habilement tendu, un bon mot dit avec la légèreté qui caractérise la nation française. Ces réflexions que les Parisiens et les gens de province ont pu faire, et dont le mérite consiste dans leur excessive vulgarité, s’appliquent à la principale aventure narrée dans cette Scène ; elles sont d’ailleurs nécessaires pour expliquer la conversation de quatre chasseurs qui traversaient, à cinq heures du matin, par un effroyable brouillard, le parc du Grossou, château situé au bord de la Loire, à quelques lieues de Sancerre.

— Savez-vous pourquoi le procureur du roi n’a pas voulu venir chasser avec nous ? dit Gatien Boirouge, fils du président du tribunal, beau jeune homme de vingt-deux ans, le boute-en-train du pays.

— Pourquoi ? demanda le receveur des contributions.

— Il aime madame de la Baudraye, et va se trouver ce matin seul avec elle, puisque M. de la Baudraye part après déjeuner pour Sancerre.

— Mais pourquoi vous mêlez-vous de leurs petites affaires ? dit le troisième chasseur, nommé Horace Bianchon, enfant du pays, qui, après s’être fait recevoir médecin à Paris, était venu se distraire de ses études avant d’aller reprendre le collier de fer que l’ambition ou la gloire mettent au cou de tous les D. M. P. (doctor medicus parisiensis).

— Horace a raison, dit le quatrième, qui était un auteur également arrivé de Paris depuis quelques jours. Je ne comprends pas comment vous vous occupez autant les uns des autres. Vous perdez votre temps à des riens.

Horace Bianchon regarda son ami Émile Lousteau, comme pour lui dire que les malices de feuilleton, les bons mots de petit journal, étaient incompris à Sancerre. Le receveur des contributions et le fils du président s’interrogèrent par un coup d’œil qui voulait dire : « N’y a-t-il pas dans cette phrase quelque chose de piquant pour nous ? devons-nous rire ou nous fâcher ? »

— Ma curiosité doit vous paraître extraordinaire, à vous autres qui rencontrez à Paris autant de femmes différentes qu’il y a de jours dans l’année, dit Gatien ; mais à Sancerre, où il ne s’en trouve pas six, et où, de ces six femmes, quatre ont des prétentions désordonnées à la vertu, quand les deux plus belles vous tiennent à une distance énorme par des regards dédaigneux comme si elles étaient des princesses de sang royal, il est bien permis à un jeune homme de vingt-deux ans de chercher à deviner les secrets d’une de ces deux femmes, car alors elle sera forcée d’avoir des égards pour lui.

— Cela s’appelle des égards ici, dit le journaliste.

Le receveur des contributions directes, qui possédait, par voie de légitime mariage, une femme qui, en 1815, avait épouvanté un jeune Cosaque, coula un regard défiant sur son entreprenant compagnon.

— La question change, dit Horace Bianchon. Puis je n’aime pas le procureur du roi. Mais j’accorde à madame de la Baudraye trop de bon goût pour croire qu’elle s’occupe de ce vilain singe ; son mari est mille fois mieux, et je ne vois pas de motifs à cette liaison.

— Oh ! — oh ! — oh ! s’écria le receveur des contributions d’un air drolatique et sur trois tons différents. Laissez-moi vous chiffrer l’affaire. M. de la Baudraye n’a pas six mille livres de rente, et, avec son petit air de sainte nitouche, la belle madame de la Baudraye est pleine d’ambition ; Sancerre lui déplaît, elle rêve des grandeurs parisiennes et voudrait piloter son mari vers les régions supérieures du gouvernement. Or, notre petit procureur du roi a fait accroire à madame de la Baudraye qu’il est protégé par M. de Villèle ; elle le suppose doué de talents éminents, elle le voit bientôt procureur général ; de ce haut siège, il devient, quelque conspiration aidant, procureur général près la cour des pairs, et subsidiairement, comme il dit, garde des sceaux. M. de la Baudraye entrerait alors, par sa protection, dans le corps auguste des receveurs généraux. Selon moi, ceci constitue le placement à gros intérêts des capitaux de l’amour. Un procureur du roi qui peut fourrer de pareilles idées dans la tête d’une femme, est bien capable de la séduire. L’éloquence a de grands privilèges. Si M. de Clagny a fasciné madame de la Baudraye au point de faire briller à ses yeux la simarre des sceaux, il a bien pu changer en agréments d’Adonis sa peau de taupe, ses yeux faux, sa crinière ébouriffée, sa voix d’huissier enroué, sa maigreur de poëte crotté. Si madame de la Baudraye le voit procureur général, elle peut le voir joli garçon. Joignez à ces calculs et à cette fascination l’ennui qui règne à Sancerre, la liaison du procureur du roi et de madame de la Baudraye devient très-naturelle.

— Ce monsieur joue joliment serré, dit Gatien Boirouge.

— Mais les procureurs du roi sont tenus d’être rusés ; leurs fonctions les obligent d’avoir autant de finesse qu’ils ont d’ambition ; il n’en est pas un qui ne croie être du bois dont on fait les gardes des sceaux, dit le journaliste.

— Ne flétrissez pas la belle madame de la Baudraye par de simples suppositions, s’écria le savant élève du premier chirurgien de l’Hôtel-Dieu, qui, malgré ses études, ou peut-être à cause de ses études, avait conservé quelque jeunesse de cœur.

— Monsieur a raison. Comment as-tu découvert leur secret, Gatien ? dit le receveur des contributions directes. Je ne suis pas un béjaune, j’ai vu d’étranges choses dans ma vie, je n’ai pas encore aperçu entre M. de Clagny et madame de la Baudraye le moindre indice d’intimité. Ni amis ni ennemis, ils paraissent si parfaitement indifférents, que…

— Hier, en sortant de table, le mouchoir de madame de la Baudraye est tombé ; il était près d’elle, il ne l’a pas ramassé.

— Le receveur ne te semble-t-il pas au désespoir d’avoir une femme trop laide pour lui permettre de faire l’usure dont il nous parlait ? dit Bianchon à l’oreille de Lousteau.

— Horace, dit à haute voix le journaliste, voyons, savant interprète de la nature humaine, tendons un piège à loup au procureur du roi, nous rendrons service à notre ami Gatien, et nous rirons. Je n’aime pas les procureurs du roi.

— Tu as un juste pressentiment de ta destinée, dit Horace. Mais pourquoi troubler de pauvres gens occupés à être heureux ?

— Messieurs, dit le receveur, je propose de leur raconter, après le dîner, quelques histoires de femmes surprises par leurs maris, et qui soient tuées, assassinées avec des circonstances terrifiantes. Nous verrons la mine que feront madame de la Baudraye et M. de Clagny.

— Pas mal, dit le journaliste. Je connais à Paris un directeur de journal qui, dans le but d’éviter une triste destinée, n’admet que des histoires où les amants sont brûlés, hachés, pilés, disséqués ; où les femmes sont bouillies, frites, cuites ; il apporte alors ces effroyables récits à sa femme en espérant qu’elle lui sera fidèle par peur ; il se contente de ce pis aller, le modeste mari. « Vois-tu, ma mignonne, où conduit la plus petite faute ! » lui dit-il en traduisant le discours d’Arnolphe à Agnès. Effrayons assez madame de la Baudraye pour que, pendant son séjour au Grossou, elle envoie promener mon petit procureur du roi. Ce sera drôle.

— Eh bien, dit le receveur des contributions, moi qui ai vu d’étranges choses dans ma vie… — Oui, messieurs, ajouta-t-il en surprenant un sourire échangé entre le médecin et le journaliste, lorsqu’on a été payeur général dans les armées de Napoléon, qu’on a roulé sa bosse pendant dix ans en Égypte, en Italie, en Allemagne, on a dû observer le monde. Eh bien, selon moi, la frayeur causée par le pressentiment d’un danger rapproche deux amants plutôt qu’elle ne les désunit.

— Mon Dieu ! s’écria Gatien, pourquoi vous ai-je parlé de madame de la Baudraye ! nous la mettons là comme une morte sur un amphithéâtre de dissection.

— Allons, dit le journaliste en interrompant Gatien, après l’avoir accusée, vous voilà chevauchant la morale. Vous me faites de la peine, mon jeune ami. Après avoir entendu l’admirable théorie de M. Gravier, qui nous a déduit les raisons sur lesquelles se fonde la passion de madame de la Baudraye, vous revenez au donquichottisme ! je vous croyais plus fort. Décidément vous êtes de votre âge.

— La question mérite d’être étudiée, dit le savant médecin. La terreur rapproche-t-elle ou sépare-t-elle deux personnes qui s’aiment ? Mais, reprit-il en examinant avec une excessive rapidité les faces de la question, le résultat doit être en raison directe avec les caractères. Une formule générale est impossible. Cependant il n’existe que deux manières de résoudre le problème : on se fuit ou l’on se rapproche, il y a prudence ou imprudence, les tempéraments sanguins-nerveux seront imprudents, les lymphatiques seront prudents. Que deviennent alors les sous-genres, les métis ?…

— Ils se confessent, répondit Lousteau, ils hésitent, ils pleurent, ils se suicident.

— Que diable se disent-ils ? demanda M. Gravier à Gatien.

— Madame de la Baudraye pourrait être parfaitement innocente, et ce jeune homme pourrait avoir la berlue, dit Émile. D’abord, cette femme n’a pas assez d’esprit pour être ambitieuse ; puis elle a vingt-six ans, elle ignore l’amour ; enfin M. de la Baudraye est un homme âpre, content de lui-même, croyant à chaque instant qu’on le trompe, une espèce de sanglier défiant capable de donner un coup de boutoir à tort et à travers sans réfléchir au mal qu’il ferait. D’autre part, madame de la Hautoît est une dévote incapable d’inviter au Grossou l’amant de sa fille. Madame de la Baudraye aurait à tromper son père, sa mère, son mari, sa femme de chambre et celle de sa mère ; c’est trop d’ouvrage, je l’acquitte.

— D’autant plus que son mari ne la quitte pas, dit M. Gravier riant du calembour en vrai receveur de contributions qu’il était. Enfin, ils sont logés au premier, et M. de Clagny a été mis au second étage, dans l’appartement destiné aux autorités supérieures.

— Si madame de la Baudraye est vertueuse, dit doctoralement le journaliste, nos investigations feront éclater son mérite à nos yeux ; si elle est coupable d’aimer, même en tout bien tout honneur, le chef du parquet, attendu que cette passion est fondée sur d’infâmes calculs, nous sommes suffisamment autorisés à venger la belle jeunesse et les vingt-deux ans de Gatien, rival malheureux du ministère public. N’est-il pas le fils du président ? l’affaire ne sortira donc pas du tribunal, elle sera jugée à huis clos, et, tout en nous amusant ce soir, nous environnerons la beauté du plus grand respect et du mystère le plus profond. Ainsi, convenons de nos faits : cherchons des histoires à faire trembler la belle Samaritaine de Sancerre. Messieurs, je vous recommande une tenue sévère ; montrez-vous diplomates, ayez un laisser-aller sans affectation ; étudiez, sans en avoir l’air, la figure des deux criminels, vous savez ?… en dessous, ou dans la glace, à la dérobée. Nous passerons une soirée amusante. Mais voici le garde et ses chiens. Ce matin, nous chasserons le lièvre ; ce soir, nous chasserons le procureur du roi.

Cette conversation explique ce qui se passa le soir, après dîner, au château de Grossou. Le café pris, madame de la Hautoît s’assit dans sa bergère au coin du feu, M. de la Hautoît et M. de Clagny commencèrent leur trictrac. Le fils du président eut l’excessive complaisance d’apporter la lampe aux deux joueurs, de manière à ce que la lumière tombât d’aplomb sur madame de la Baudraye, innocemment occupée à garnir de laine le canevas en osier d’une corbeille à papier. Les quatre conspirateurs se groupèrent, les uns debout, les autres assis, autour de ces personnages.

— Pour qui faites-vous donc cette jolie corbeille, madame ? dit le journaliste. Pour quelque loterie de bienfaisance ?

— Non, dit-elle.

— Vous êtes bien indiscret, dit le receveur des contributions.

— Monsieur n’est pas du pays, dit Gatien, il ne connaîtra pas l’heureux mortel chez qui se trouvera la corbeille de madame.

— Il n’y a pas d’heureux mortel, reprit la jeune femme en rougissant, elle est pour M. de la Baudraye.

Le procureur du roi regarda sournoisement madame de la Baudraye et la corbeille comme s’il se fût dit intérieurement : « Voilà ma corbeille à papier perdue ! »

— Comment, madame, et vous ne voulez pas que nous le disions heureux ? heureux d’avoir une jolie femme, heureux de ce qu’elle lui fait d’aussi charmantes choses sur ses corbeilles à papier. Le dessin est rouge et noir, à la Robin des Bois. Si je me marie, je souhaite qu’après huit ans de ménage les corbeilles que brodera ma femme soient pour moi.

— Pourquoi ne seraient-elles pas pour vous ? dit madame de la Baudraye en levant sur Jules un œil bleu plein d’une angélique pureté.

— Les Parisiens ne croient à rien, dit le procureur du roi d’un ton amer. La vertu des femmes est surtout mise en question avec une effrayante audace. Oui, depuis quelque temps, les livres que vous faites, messieurs les écrivains, vos revues, vos pièces de théâtre, toute votre infâme littérature repose sur l’adultère…

— Eh ! monsieur le procureur du roi, reprit Jules en riant, je vous laissais jouer tranquillement, je ne vous attaquais point, et voilà que vous faites un réquisitoire contre moi. Foi de journaliste, j’ai broché plus de cent articles contre les auteurs de qui vous parlez ; mais j’avoue que, si je les ai réprimandés, c’était pour dire quelque chose qui ressemblât à de la critique. Soyons justes : si vous les condamnez, il faut condamner Homère et son Iliade, laquelle roule sur la belle Hélène ; il faut condamner le Paradis perdu, de Milton ; Ève et le serpent me paraissent un gentil petit adultère symbolique. Il faut supprimer les Psaumes de David, inspirés par les amours de ce Louis XIV hébreu. Il faut jeter au feu Mithridate, le Tartuffe, l’École des Femmes, Phèdre, Andromaque, le Mariage de Figaro, l’Enfer du Dante, les Sonnets de Pétrarque, tout Jean-Jacques Rousseau, les romans du moyen âge, l’histoire de France, l’histoire romaine, etc., etc. Je ne crois pas, hormis l’Histoire des Variations de Bossuet et les Provinciales de Pascal, qu’il y ait beaucoup de livres à lire, si vous voulez en retrancher ceux où il est question de femmes aimées à l’encontre des lois.

— Le beau malheur ! dit le procureur du roi.

Jules, piqué de l’air magistral que prenait M. de Clagny, voulut le faire enrager par une de ces froides mystifications qui consistent à défendre des opinions auxquelles on ne tient pas, dans le but de rendre furieux un pauvre homme de bonne foi, une véritable plaisanterie de journaliste.

— En nous plaçant au point de vue politique où vous êtes forcé de vous mettre, dit-il en continuant sans relever l’exclamation, en revêtant la robe de procureur général à toutes les époques, car tous les gouvernements ont leur ministère public, eh bien, la religion catholique se trouve infectée dans sa source d’une violente illégalité conjugale. Aux yeux du roi Hérode, à ceux de Pilate qui défendait le gouvernement romain, la femme de Joseph pouvait paraître adultère, puisque, de son propre aveu, Joseph n’était pas le père du Christ. Le juge païen n’admettait pas plus l’immaculée conception que vous n’admettriez un miracle semblable si quelque religion se produisait aujourd’hui en s’appuyant sur des mystères de ce genre. Croyez-vous qu’un tribunal de police correctionnelle reconnaîtrait une nouvelle opération du Saint-Esprit ? Or, qui peut oser dire que Dieu ne viendra pas racheter encore l’humanité ? Est-elle meilleure aujourd’hui que sous Tibère ?

— Votre raisonnement est un sacrilége, reprit le procureur du roi.

— D’accord, dit le journaliste, mais je ne le fais pas dans une mauvaise intention. Vous ne pouvez supprimer les faits historiques, vous ne sauriez ôter Pilate de la Passion. Selon moi, Pilate condamnant Jésus-Christ, Anytus, organe du parti aristocratique d’Athènes, demandant la mort de Socrate, représentaient des sociétés établies, se croyant légitimes, revêtues de pouvoirs consentis, obligées de se défendre. Pilate et Anytus étaient alors aussi logiques que les procureurs généraux qui demandent aujourd’hui la tête des sergents de la Rochelle, qui font tomber la tête des républicains armés contre le trône légitime, et celles des novateurs dont le but est de renverser à leur profit les sociétés sous prétexte de les mieux organiser. En présence des grandes familles d’Athènes et de l’empire romain, Socrate et Jésus étaient criminels ; pour ces vieilles aristocraties, leurs opinions ressemblaient à celles de la Montagne ; supposez leurs sectateurs triomphants, ils eussent fait un léger 93.

— Où voulez-vous en venir, monsieur ? dit le procureur du roi.

— À l’adultère ; ne doit-il pas entrer comme élément littéraire dans une littérature qui peint une époque où cet élément abonde comme il abondait jadis dans les anciennes sociétés ? Je conclus, monsieur, en disant qu’un mahométan, en fumant sa pipe, peut parfaitement dire que la religion des chrétiens est fondée sur l’adultère ; comme nous croyons que Mahomet est un imposteur, que son Coran est une répétition de la Bible et de l’Évangile, et que Dieu n’a jamais eu la moindre intention de faire de ce conducteur de chameaux son prophète.

— S’il y avait en France beaucoup d’hommes comme vous, et il y en a malheureusement trop, tout gouvernement y serait impossible.

— Et il n’y aurait pas de religion, dit madame de la Hautoît, dont le visage avait fait d’étranges grimaces pendant cette discussion.

— Tu leur causes une peine infinie, dit Bianchon à l’oreille de Jules ; ne parle pas religion, tu leur dis des choses à les renverser.

— Si j’étais écrivain et romancier, dit le receveur des contributions, je prendrais le parti des maris malheureux. Moi qui ai vu beaucoup de choses, et d’étranges choses, je sais que, dans le nombre des maris trompés, il s’en trouve dont l’attitude ne manque point d’énergie, et qui, dans la crise, sont très-dramatiques, pour employer un de vos mots, monsieur, dit-il en regardant Jules. Je connais une histoire où l’époux outragé n’était pas bête.

— Vous avez raison, mon cher monsieur Gravier, dit Bianchon, je n’ai jamais trouvé ridicules les maris trompés ; au contraire, je les aime…

Trois personnes seulement se mirent à rire : d’abord M. de la Hautoît, qui était un bon vieillard revenu des erreurs de la jeunesse ; puis le journaliste, ce féroce moqueur qui par état cherchait des quolibets pour consoler les malheurs ; enfin Gatien. Le procureur du roi, M. Gravier et les deux dames restèrent graves.

— Riez, dit Horace, je serai jusqu’à mon dernier soupir le défenseur des dupes et l’adversaire des fripons.

Le procureur du roi jeta ses dés d’une façon convulsive, et ne regarda point le jeune médecin.

— Ne trouvez-vous pas, disait Bianchon, un mari sublime de confiance ? il croit en sa femme, il ne la soupçonne point, il a la foi du charbonnier. S’il a la faiblesse de se confier à sa femme, vous vous en moquez ; s’il est défiant et jaloux, vous le haïssez ; dites-moi quel est le moyen terme pour un homme d’esprit ?

— Dites-nous plutôt votre histoire, monsieur Gravier, reprit Jules.

— Volontiers, si ces dames le permettent, car M. le procureur du roi, quoique célibataire, vient de se prononcer ouvertement contre l’immoralité des récits où la charte conjugale est violée.

— Comment donc ! mais il est si amusant de travailler en entendant raconter des aventures ! Je préfère une narration à une lecture, chacun alors peut causer dit madame de la Baudraye, tandis que le silence continu exigé par un livre est fort ennuyeux.

Ici se lisait l’Histoire du chevalier de Beauvoir, placée aujourd’hui dans la Muse du département ; puis le récit continuait ainsi :

Ni le procureur du roi, ni madame de la Baudraye ne parurent croire qu’il y eût dans ce récit la moindre prophétie qui les concernât. Les intéressés se jetèrent des regards interrogatifs, en gens surpris de la parfaite indifférence des deux prétendus amants.

— Bah ! j’ai mieux à vous raconter, dit Jules Lousteau, qui comprit que l’histoire de M. Gravier n’allait pas assez directement au but.

— Voyons, dirent les auditeurs.

— Lors de l’expédition entreprise en 1823-24, par le roi Louis XVIII, pour sauver Ferdinand VII du régime constitutionnel, je me trouvais, par hasard, à Tours, sur la route d’Espagne. La veille de mon départ, j’étais au bal chez une des plus aimables femmes de cette ville, où l’on sait s’amuser mieux que dans aucune autre capitale de province. Peu de temps avant le souper (on soupe encore à Tours), je me joignis à un groupe de causeurs au milieu duquel un monsieur qui m’était inconnu racontait une aventure. Cet orateur, venu fort tard au bal, avait, je crois, dîné chez le receveur général. En entrant, il s’était mis à une table d’écarté ; puis, après avoir passé plusieurs fois, au grand contentement de ses parieurs dont le côté perdait, il s’était levé, vaincu par un sous-lieutenant de carabiniers. Pour se consoler, il avait pris part à une conversation sur l’Espagne, sujet habituel de mille dissertations inutiles. Pendant le récit, j’examinais avec un intérêt involontaire la figure et la personne du narrateur. Mon homme était un de ces êtres à mille faces qui ont des ressemblances avec tant de types…

— Types ! encore un de leurs mots, dit le receveur à l’oreille de madame de la Baudraye.

— … Que, dit Jules en continuant, l’observateur reste indécis, et ne sait s’il faut les classer parmi les gens de génie obscurs ou parmi les intrigants subalternes. D’abord, il était décoré d’un ruban rouge, symbole trop prodigué qui ne préjuge plus rien en faveur de personne.

Le procureur du roi fit un léger haut-le-corps en entendant cette proposition contre la Légion d’honneur.

— Puis il avait un habit vert, et je n’aime pas les habits verts au bal ; enfin, il avait de petites boucles d’acier à ses souliers ; sa culotte était horriblement usée, sa cravate inélégante me fit même de la peine, non pour lui, mais pour la ville de Tours ; bref, je vis bien qu’il ne tenait pas beaucoup au costume. Ses manières et sa voix avaient je ne sais quoi de commun ; sa figure, en proie aux rougeurs que les travaux de la digestion y imprimaient, ne rehaussait par aucun trait saillant l’ensemble de sa personne ; il avait le front découvert et peu de cheveux sur la tête. D’après tous ces diagnostics, j’hésitais à en faire soit un conseiller de préfecture, soit un ancien commissaire des guerres, lorsqu’en lui voyant poser familièrement la main sur la manche de son voisin, je le jetai dans la classe des plumitifs, bureaucrates et consorts. Enfin, je fus tout à fait convaincu de la vérité de mon observation en remarquant qu’il n’était écouté que pour son histoire. Aucun de ses auditeurs ne lui accordait cette attention soumise et ces regards complaisants qui sont le privilège des gens considérés. Je ne sais si vous voyez bien l’homme se bourrant le nez de prises de tabac, parlant avec la prestesse des gens empressés de finir leur discours, de peur qu’on ne les abandonne ; s’exprimant d’ailleurs avec une grande facilité, contant bien, peignant d’un trait, et jovial comme un loustic de régiment.

— Permettez-moi, dit Lousteau, de donner à son histoire la forme d’un article, elle y gagnera. Je commence.

Ici se lisait le Grand d’Espagne, aussi placé aujourd’hui dans la Muse du département, puis le récit continuait ainsi :

Le procureur du roi jeta sur Lousteau un regard judiciaire.

— L’Espagne est un singulier pays, dit madame de la Baudraye ; quelle histoire ! Il ne s’en passe point de semblables en France.

— La France, madame, dit le procureur du roi, n’est malheureusement pas exempte de crimes.

— J’ai aussi la mienne, dit le docteur Bianchon. Nous ne sommes pas loin du théâtre où le drame s’est accompli, car la Touraine et le Berry se touchent ; puis votre aventure me l’a rappelé, il s’agit aussi d’un Espagnol.

— Contez vite, dit M. Gravier.

— Il n’y a que moi qui n’aurai rien à dire, s’écria Gatien.

— Vous n’avez pas pu voir encore beaucoup de choses, lui répondit M. Gravier.

— Laissez donc parler M. Bianchon, dit madame de la Hautoît.

Enfin ici se plaçait la Grande Bretèche, placée aujourd’hui à la fin de : Autre Étude de femme, dont les deux récits précédents expliquaient le sous-titre de : ou les Trois Vengeances ; il n’y avait qu’une seule variante à relever dans ce récit : à la ligne 10, page 564, après le mot « logis », il y avait cette interruption :

— Le procureur du roi leva la tête et fit un geste de dénégation pour protester contre une loi tombée en désuétude.

Puis on lisait :

Cette dernière histoire avait fait tressaillir plus d’une fois madame de la Baudraye ; cette naïve et charmante femme dit alors avec un accent plein de naturel :

— Mais, qu’est-ce qui peut engager une femme à se mettre dans des états pareils ?

— Ah ! madame, dit Lousteau, l’amour, le bel amour, le bonheur !

— Mais, monsieur, dit-elle, en quoi l’amour est-il plus amusant que le mariage ?

À cette question posée avec simplesse, les quatre conspirateurs se regardèrent en témoignant de leur surprise.

— Elle est bien fine ! se dit Émile.

— Femme sublime, s’écria Gatien, je t’adore !

— Nous verrons bien si elle est aussi niaise qu’elle veut le paraître, pensait le receveur des contributions.

— Pauvre créature ! fit Bianchon, quelle vie elle mène, et quelle belle existence elle pourrait avoir si elle appartenait à un homme capable de l’apprécier !

— Madame, répondit l’impitoyable journaliste à la ravissante madame de la Baudraye, personne ne vous expliquera l’amour mieux que M. de la Baudraye.

— Je le mettrai dès demain sur ce chapitre, répondit-elle.

Le procureur du roi se moucha précipitamment. Il regardait madame de la Baudraye avec un étonnement où les deux Parisiens voulurent voir de l’affectation.

— Je rêverai de toutes ces horreurs, dit madame de la Hautoît.

— Au risque d’y rêver, ma chère maman, répondit madame de la Baudraye, je voudrais que toutes nos soirées fussent aussi agréables. Mais M. Bianchon et M. Lousteau retourneront à Paris, où vont tous les gens d’esprit… (Ici, le procureur du roi fit un léger salut.) Et personne ne nous fera plus de contes !

— Pour que cela fût amusant, il faudrait convenir de ne point parler religion, dit madame de la Hautoît.

— Madame, répondit Lousteau, je me plaçais pour raisonner dans la situation des païens et des mahométans…

— Monsieur, répliqua vivement madame de la Hautoît en ôtant ses besicles, dans aucune situation un homme bien élevé ne doit mettre en doute les vérités de la religion catholique…

— Madame, chez vous, mes paroles étaient sans danger ; dans tout le département, il n’y a qu’ici où l’on puisse impunément nier la vertu des femmes, et s’entretenir de la position de Joseph relativement aux gentils.

M. Gravier et Émile se mirent à blâmer les séducteurs avec un emportement qui sembla si peu naturel au procureur du roi, qu’il intervint.

— Monsieur, dit-il à Émile, votre sévérité vous place dans une situation bien dure ou bien modeste. Si vous avez des bonnes fortunes, vous vous condamnez ; si vous n’en avez pas, vous faites bon marché de vos prétentions, et l’on ne saurait vous accuser de fatuité.

— Je vous ai donc amené, dit le journaliste en riant, à quelque indulgence pour l’adultère, comme si c’était une question personnelle. Monsieur le procureur du roi, votre dilemme pèche par une énumération incomplète : on peut avoir des bonnes fortunes sans se rendre coupable du délit d’adultère ; car, selon la loi française, ce crime horrible est un délit ; si la critique littéraire en fait un cas pendable, la police correctionnelle en sourit.

Le magistrat regarda les conteurs comme s’il voyait en eux des voleurs à interroger.

— Bon ! fit Émile Lousteau, je saurai le mot de l’énigme.

La vie de château comporte une infinité de mauvaises plaisanteries, parmi lesquelles il en est qui sont d’une horrible perfidie. M. Gravier, qui avait vu tant de choses, proposa, quand chacun s’alla coucher, de mettre les scellés sur la porte de madame de la Baudraye et sur celle du procureur du roi. Les canards accusateurs du poëte Ibicus ne sont rien en comparaison du cheveu que les espions de la vie de château fixent sur l’ouverture d’une porte par deux petites boules de cire aplaties, et placé si bas, qu’il est impossible de se douter de ce piége. Le galant sort-il et ouvre-t-il l’autre porte soupçonnée, la coïncidence des deux cheveux arrachés dit tout. Quand chacun fut censé endormi, le médecin, le journaliste, le receveur des contributions et le jeune adorateur de madame de la Baudraye vinrent pieds nus, en vrais voleurs, condamner mystérieusement les deux portes, et se promirent de venir à cinq heures vérifier l’état de ces scellés. Jugez de leur étonnement et du plaisir de Gatien, lorsque tous quatre, un bougeoir à la main, à peine vêtus, vinrent examiner les cheveux, et trouvèrent celui du procureur du roi, ainsi que celui de madame de la Baudraye dans un satisfaisant état de conservation.

— Est-ce la même cire ? dit M. Gravier.

— Sont-ce les mêmes cheveux ? demanda Lousteau.

— Oui, dit Gatien.

— Mais, s’écria le docteur Horace Bianchon, il y a, selon moi, de fortes raisons pour que, malgré ce certificat de bonnes vie et mœurs, la question reste indécise.

— L’avenir nous éclairera, dit Émile.

M. de Clagny ne fut ni procureur général, ni garde des sceaux. Ce digne magistrat était un homme sans ambition, qui devint tout uniment président du tribunal à Sancerre. M. de la Baudraye ne changea point son état de propriétaire, faisant valoir ses biens, doué d’une forte dose d’estime pour lui-même, et attendant avec impatience la mort du brave M. de la Hautoît, pour habiter, exploiter, améliorer la terre du Grossou. Madame de la Baudraye ne mania jamais le canif avec lequel les femmes donnent des coups dans le parchemin de leur contrat. Quoiqu’elle eût d’abord trouvé son mari peu agréable, elle arriva par degrés à l’indifférence des prisonniers auxquels une évasion paraît impossible ; elle roula paisiblement dans l’ornière du mariage, en sacrifiant à ses enfants et à son mari le peu d’idées extraconjugales qu’elle pouvait avoir conçues. Ses relations avec M. de Clagny restèrent dans les bornes d’une amitié sincère, et personne n’y vit rien d’illicite, quoiqu’en définitive le panier se trouvât chez lui. La belle dame de la Baudraye vieillit et se fana si bien, que, quand Horace Bianchon la revit en 1836, il ne la reconnut point.

Quoique peu dramatique, ce dénoûment est celui de beaucoup d’existences, dont la monotonie fait dire à certaines femmes supérieures, enfoncées à la campagne, que… elles s’ennuient à périr. Madame de la Baudraye s’ennuyait sans doute, mais elle n’en disait rien, ce qui semble une rare supériorité à beaucoup de tyrans domestiques.

1832-1836.

Voici maintenant la fin de la Femme comme il faut, qui n’a pas été conservée dans Autre Étude de femme ; elle commence après les mots : « C’est une femme comme il n’en faut pas ! » tome IV, page 553, ligne 7.

Maintenant, qu’est cette femme ? à quelle famille appartient-elle ? d’où vient-elle ? Ici, la femme comme il faut prend des proportions révolutionnaires. Elle est une création moderne, un déplorable triomphe du système électif appliqué au beau sexe. Chaque révolution a son mot, un mot où elle se résume et qui la peint. Expliquer certains mots, ajoutés de siècle en siècle à la langue française, serait faire une magnifique histoire. Organiser, par exemple, est un mot de l’Empire, il contient Napoléon tout entier. Depuis cinquante ans bientôt, nous assistons à la ruine continue de toutes les distinctions sociales ; nous aurions dû sauver les femmes de ce grand naufrage, mais le code civil a passé sur leurs têtes le niveau de ses articles. Hélas ! quelque terribles que soient ces paroles, disons-les : les duchesses s’en vont, et les marquises aussi ! Quant aux baronnes, elles n’ont jamais pu se faire prendre au sérieux, l’aristocratie commence à la vicomtesse. Les comtesses resteront. Toute femme comme il faut sera plus ou moins comtesse, comtesse de l’Empire ou d’hier, comtesse de vieille roche ou, comme on dit en italien, comtesse de politesse. Quant à la grande dame, elle est morte avec l’entourage grandiose du dernier siècle, avec la poudre, les mouches, les mules à talons, les corsets busqués ornés d’un delta de nœuds en rubans. Les duchesses aujourd’hui passent par les portes sans les faire élargir pour leurs paniers. Enfin l’Empire a vu les dernières robes à queue ! Je suis encore à comprendre comment le souverain qui voulait faire balayer sa cour par le satin ou le velours des robes à queue n’a pas établi pour certaines familles le droit d’aînesse et les majorats par d’indestructibles lois. Napoléon n’a pas deviné l’application du Code dont il était si fier. Cet homme, en créant ses duchesses, engendrait des femmes comme il faut, le produit médiat de sa législation. Sa pensée, prise comme un marteau par l’enfant qui sort du collége ainsi que par le journaliste obscur, a démoli les magnificences de l’état social. Aujourd’hui, tout drôle qui peut convenablement soutenir sa tête sur un col, couvrir sa puissante poitrine d’homme d’une demi-aune de satin en forme de cuirasse, montrer un front où reluise un génie apocryphe sous des cheveux bouclés, se dandiner sur deux escarpins vernis ornés de chaussettes en soie qui coûtent six francs, tient lorgnon dans une de ses arcades sourcilières en plissant le haut de sa joue, et, fût-il clerc d’avoué, fils d’entrepreneur ou bâtard de banquier, il toise impertinemment la plus jolie duchesse, l’évalue quand elle descend l’escalier d’un théâtre, et dit à son ami pantalonné par Blain, habillé par Buisson, gileté, ganté, cravaté par Bodier ou par Perry, monté sur vernis comme le premier duc venu : « Voilà, mon cher, une femme comme il faut. » Les causes de ce désastre, les voici. Un duc quelconque (il s’en rencontrait sous Louis XVIII et sous Charles X qui possédaient deux cent mille livres de rente, un magnifique hôtel, un domestique somptueux) pouvait encore être un grand seigneur. Le dernier de ces grands seigneurs français, le prince de Talleyrand, vient de mourir. Ce duc a laissé quatre enfants, dont deux filles. En supposant beaucoup de bonheur dans la manière dont il les a mariés tous, chacun de ses hoirs n’a plus que cent mille livres de rente aujourd’hui ; chacun d’eux est père ou mère de plusieurs enfants, conséquemment obligé de vivre dans un appartement, au rez-de-chaussée ou au premier étage d’une maison, avec la plus grande économie. Qui sait même s’ils ne quêtent pas une fortune ? Dès lors, la femme du fils aîné n’est duchesse que de nom : elle n’a ni sa voiture, ni ses gens, ni sa loge, ni son temps à elle ; elle n’a ni son appartement dans son hôtel, ni sa fortune, ni ses babioles ; elle est enterrée dans le mariage comme une femme de la rue Saint-Denis dans son commerce ; elle achète les bas de ses chers petits enfants, les nourrit, et surveille ses filles, qu’elle ne met plus au couvent. Les femmes les plus nobles sont ainsi devenues d’estimables couveuses. Notre époque n’a plus ces belles fleurs féminines qui ont orné les grands siècles. L’éventail de la grande dame s’est brisé. La femme n’a plus à rougir, à médire, à chuchoter, à se cacher, à se montrer, l’éventail ne sert plus qu’à s’éventer ; et, quand une chose n’est plus que ce qu’elle est, elle est trop utile pour appartenir au luxe. Tout en France a été complice de la femme comme il faut. L’aristocratie y a consenti par sa retraite au fond de ses terres où elle a été se cacher pour mourir, émigrant à l’intérieur devant les idées, comme à l’étranger devant les masses populaires. Les femmes qui pouvaient fonder des salons européens, commander l’opinion, la retourner comme un gant, dominer le monde en dominant les hommes d’art ou de pensée qui devaient le dominer, ont commis la faute d’abandonner le terrain, honteuses d’avoir à lutter avec la bourgeoisie enivrée de pouvoir et débouchant sur la scène du monde pour s’y faire peut-être hacher en morceaux par les barbares qui la talonnent. Aussi, là où les bourgeois veulent voir des princesses, n’aperçoit-on que des jeunes personnes comme il faut. Aujourd’hui, les princes ne trouvent plus de grandes dames à compromettre, ils ne peuvent même plus illustrer une femme prise au hasard. Le duc de Bourbon est le dernier prince qui ait usé de ce privilége, et Dieu sait seul ce qu’il lui en coûte ! Aujourd’hui, les princes ont des femmes comme il faut, obligées de payer en commun leur loge avec des amies, et que la faveur royale ne grandirait pas d’une ligne, qui filent sans éclat entre les eaux de la bourgeoisie et celles de la noblesse, ni tout à fait nobles, ni tout à fait bourgeoises.

La presse a hérité de la femme. La femme n’a plus le mérite du feuilleton parlé, des délicieuses médisances ornées du beau langage ; il y a des feuilletons écrits dans un patois qui change tous les trois ans, des petits journaux plaisants comme des croque-morts et légers comme le plomb de leurs caractères. Les conversations françaises se font en iroquois révolutionnaire d’un bout à l’autre de la France par de longues colonnes imprimées dans des hôtels où grince une presse à la place des cercles élégants qui brillaient jadis. Le glas de la haute société sonne, entendez-vous ! Le premier coup est ce mot moderne de « femme comme il faut » ! Cette femme, sortie des rangs de la noblesse, ou poussée de la bourgeoisie, venue de tout terrain, même de la province, est l’expression du temps actuel, une dernière image du bon goût, de l’esprit, de la grâce, de la distinction réunis, mais amoindris. Nous ne verrons plus de grandes dames en France, mais il y aura longtemps des femmes comme il faut, envoyées par l’opinion publique dans une haute chambre féminine, et qui seront pour le beau sexe ce qu’est le gentleman en Angleterre. Voici le progrès : autrefois, une femme pouvait avoir une voix de harengère, une démarche de grenadier, un front de courtisane audacieuse, les cheveux plantés en arrière, le pied gros, la main épaisse, elle était néanmoins une grande dame ; mais aujourd’hui, fût-elle une Montmorency, si les demoiselles de Montmorency pouvaient jamais être ainsi, elle ne serait pas femme comme il faut. »

D’autres fragments encore d’une Conversation entre onze heures et minuit, ont reparu sous le titre d’Échantillon de causerie française dans les Œuvres diverses, où ils seront mentionnés.

Nous donnons ici, pour terminer les Scènes de la Vie privée, l’introduction écrite pour les Études de mœurs au xixe siècle, 1834-1837, sous l’inspiration de Balzac, par M. Félix Davin en 1835 ; elle était destinée à paraître avant celle du même auteur écrite pour les Études philosophiques (voir plus loin) ; mais un retard survint qui ne permit de la publier qu’après et obligea d’en modifier le début, où la seconde Étude dut être rappelée. Cette introduction ouvrait la publication, comme nous l’avons indiqué au commencement de ce travail.

INTRODUCTION AUX ÉTUDES DE MŒURS
au XIXesiècle.

Nous avons essayé déjà de donner, dans l’Introduction aux Études philosophiques[4], le dessein général du grand ouvrage dont les Études de mœurs constituent la première partie ; car ici l’auteur définit en quelque sorte les termes de la proposition qu’il doit résoudre ailleurs ; ainsi, notre tâche se borne à montrer les attaches par lesquelles cette première partie, si vaste dans son ensemble, si variée dans ses accidents, se soude aux deux autres dont elle est la base. Toute œuvre humaine se produit en un certain ordre qui permet au regard d’en relier les détails à la masse, et cet ordre suppose des divisions. Si les Études de mœurs manquaient de cette harmonie architecturale, il serait impossible d’en découvrir la pensée : tout y serait confus à l’œil et nécessairement fatigant à l’esprit. Avant d’examiner les Études de mœurs, il faut donc en saisir les principales lignes, assez nettement accusées d’ailleurs dans les titres des six portions dont elle se compose, et que voici :

Scènes de la Vie privée.
Scènes de la Vie de province.
Scènes de la Vie parisienne.
Scènes de la Vie politique.
Scènes de la Vie militaire.
Scènes de la Vie de campagne.

Chacune de ces divisions exprime évidemment une face du monde social, et leurs énoncés reproduisent déjà les ondulations de la vie humaine. « Dans les Scènes de la Vie privée, avons-nous dit ailleurs, la vie est prise entre les derniers développements de la puberté qui finit, et les premiers calculs d’une virilité qui commence. Là donc, principalement des émotions, des sensations irréfléchies ; là, des fautes commises moins par la volonté que par inexpérience des mœurs et par ignorance du train du monde ; là, pour les femmes, le malheur vient de leurs croyances dans la sincérité des sentiments, ou de leur attachement à leurs rêves que les enseignements de la vie dissiperont. Le jeune homme est pur ; les infortunes naissent de l’antagonisme méconnu que produisent les lois sociales entre les plus naturels désirs et les plus impérieux souhaits de nos instincts dans toute leur vigueur ; là, le chagrin a pour principe la première et la plus excusable de nos erreurs. Cette première vue de la destinée humaine était sans encadrement possible. Aussi l’auteur s’est-il complaisamment promené partout : ici, dans le fond d’une campagne ; là, en province ; plus loin, dans Paris. Les Scènes de la Vie de province sont destinées à représenter cette phase de la vie humaine où les passions, les calculs et les idées prennent la place des sensations, des mouvements irréfléchis, des images acceptées comme des réalités. À vingt ans, les sentiments se produisent généreux ; à trente ans, déjà tout commence à se chiffrer, l’homme devient égoïste. Un esprit de second ordre se serait contenté d’accomplir cette tâche ; l’auteur, amoureux de difficultés à vaincre, a voulu lui donner un cadre ; il a choisi le plus simple en apparence, le plus négligé de tous jusqu’à ce jour, mais le plus harmonieux, le plus riche en demi-teintes, la vie de province. Là, dans des tableaux dont la bordure est étroite, mais dont la toile présente des sujets qui touchent aux intérêts généraux de la société, l’auteur s’est attaché à nous montrer sous ses mille faces la grande transition par laquelle les hommes passent de l’émotion sans arrière-pensée aux idées les plus politiques. La vie devient sérieuse ; les intérêts positifs contrecarrent à tout moment les passions violentes aussi bien que les espérances les plus naïves. Les désillusionnements commencent : ici, se révèlent les frottements du mécanisme social ; là, le choc journalier des intérêts moraux ou pécuniaires fait jaillir le drame, et parfois le crime, au sein de la famille en apparence la plus calme. L’auteur dévoile les tracasseries mesquines dont la périodicité concentre un intérêt poignant sur le moindre détail d’existence. Il nous initie au secret de ces petites rivalités, de ces jalousies de voisinage, de ces tracasseries de ménage dont la force, s’accroissant chaque jour, dégrade en peu de temps les hommes, et affaiblit les plus rudes volontés. La grâce des rêves s’envole, chacun voit juste, et prise dans la vie le bonheur des matérialités, là où, dans les Scènes de la Vie privée, il s’abandonnait au platonisme. La femme raisonne au lieu de sentir ; elle calcule sa chute là où elle se livrait. Enfin la vie s’est rembrunie en mûrissant. Dans les Scènes de la Vie parisienne, les questions s’élargissent, l’existence y est peinte à grands traits ; elle y arrive graduellement, à l’âge qui touche à la décrépitude. Une capitale était le seul cadre possible pour ces peintures d’une époque climatérique, où les infirmités n’affligent pas moins le cœur que le corps de l’homme. Ici, les sentiments vrais sont des exceptions et sont brisés par le jeu des intérêts, écrasés entre les rouages de ce monde mécanique ; la vertu y est calomniée, l’innocence y est vendue, les passions y font place à des goûts ruineux, à des vices ; tout se subtilise, s’analyse, se vend et s’achète ; c’est un bazar où tout est coté ; les calculs s’y font au grand jour et sans pudeur, l’humanité n’a plus que deux formes, le trompeur et le trompé ; c’est à qui s’assujettira la civilisation et la pressurera pour lui seul ; la mort des grands-parents est attendue, l’honnête homme est un niais, les idées généreuses sont des moyens, la religion est jugée comme une nécessité de gouvernement, la probité devient une position ; tout s’exploite, se débite ; le ridicule est une annonce et un passe-port ; le jeune homme a cent ans, et il insulte la vieillesse. »

Aux Scènes de la Vie parisienne, finissent les peintures de la vie individuelle. Déjà, dans ces trois galeries de tableaux, chacun s’est revu jeune, homme et vieillard. La vie a fleuri, l’âme s’est épanouie, comme a dit l’auteur, sous la puissance solaire de l’amour ; puis les calculs sont venus, l’amour est devenu de la passion, la force a conduit à l’abus, enfin l’accumulation des intérêts et la continuelle satisfaction des sens, le blasement de l’âme et d’implacables nécessités en présence ont produit les extrêmes de la vie parisienne. Tout est dit sur l’homme en tant qu’homme. Les Scènes de la Vie politique exprimeront des pensées plus vastes. Les gens mis en scène y représenteront les intérêts des masses, ils se placeront au-dessus des lois auxquelles étaient asservis les personnages des trois séries précédentes qui les combattaient avec plus ou moins de succès. Cette fois, ce ne sera plus le jeu d’un intérêt privé que l’auteur nous peindra ; mais l’effroyable mouvement de la machine sociale, et les contrastes produits par les intérêts particuliers qui se mêlent à l’intérêt général. Jusque-là, l’auteur a montré les sentiments et la pensée en opposition constante avec la société, mais dans les Scènes de la Vie politique, il montrera la pensée devant une force organisatrice, et le sentiment complètement aboli. Là donc, les situations offriront un comique et un tragique grandioses. Les personnages ont derrière eux un peuple et une monarchie en présence ; ils symbolisent en eux le passé, l’avenir ou ses transitions, et luttent non plus avec des individus, mais avec des affections personnifiées, avec les résistances du moment représentées par des hommes. Les Scènes de la vie militaire sont la conséquence des Scènes de la Vie politique. Les nations ont des intérêts, ces intérêts se formulent chez quelques hommes privilégiés, destinés à conduire les masses, et ces hommes qui stipulent pour elles, les mettent en mouvement. Les Scènes de la Vie militaire sont donc destinées à peindre dans ses principaux traits la vie des masses en marche pour se combattre. Ce ne seront plus les vues d’intérieur prises dans les villes, mais la peinture d’un pays tout entier ; ce ne seront plus les mœurs d’un individu, mais celles d’une armée ; ce ne sera plus un appartement, mais un champ de bataille ; non plus la lutte étroite d’un homme avec un homme, d’un homme avec une femme ou de deux femmes entre elles, mais le choc de la France et de l’Europe, ou le trône des Bourbons que veulent relever dans la Vendée quelques hommes généreux, ou l’émigration aux prises avec la République dans la Bretagne, deux convictions qui se permettent tout, comme autrefois les catholiques et les protestants. Enfin ce sera la nation tantôt triomphante et tantôt vaincue. Après les étourdissants tableaux de cette série, viendront les peintures pleines de calme de la Vie de campagne. On retrouvera, dans les Scènes dont elles se composeront, les hommes froissés par le monde, par les révolutions, à moitié brisés par les fatigues de la guerre, dégoûtés de la politique. Là donc le repos après le mouvement, les paysages après les intérieurs, les douces et uniformes occupations de la vie des champs après le tracas de Paris, les cicatrices après les blessures ; mais aussi les mêmes intérêts, la même lutte, quoique affaiblie par le défaut de contact, comme les passions se trouvent adoucies dans la solitude. Cette dernière partie de l’œuvre sera comme le soir après une journée bien remplie, le soir d’un jour chaud, le soir avec ses teintes solennelles, ses reflets bruns, ses nuages colorés, ses éclairs de chaleur et ses coups de tonnerre étouffés. Les idées religieuses, la vraie philanthropie, la vertu sans emphase, les résignations s’y montrent dans toute leur puissance accompagnées de leurs poésies, comme une prière avant le coucher de la famille. Partout les cheveux blancs de la vieillesse expérimentée s’y mêlent aux blondes touffes de l’enfance. Les larges oppositions de cette magnifique partie avec les précédentes, ne seront comprises que quand les Études de mœurs seront terminées.

Pour qui veut embrasser dans toutes ses conséquences le thème de chaque série, dont nous venons de dessiner les masses principales ; pour qui sait en deviner les variations, en comprendre l’importance, en voir les mille figures, sans même considérer le lien qui les fera toutes converger vers un centre lumineux, n’y a-t-il pas de quoi nier le monument et douter de l’architecte ? Aussi les doutes ne manquent-ils point. Aussi avons-nous entendu prédire le découragement de l’auteur, et lui pronostiquer des revers, des insuccès par des envieux qui les prépareraient, s’ils en avaient le pouvoir. Nous lisons chaque jour les assertions les plus erronées et sur l’homme et sur ses efforts. L’un de nos critiques les plus émouvants accuse M. de Balzac de rêver des séries fantastiques de volumes qu’il n’écrira jamais, tandis qu’un autre lui demande sérieusement où l’on ira se loger s’il continue son système de publication. Enfin, il nous a été railleusement reproché de prêter notre plume à un écrivain qui, faute de temps, ne peut ni s’expliquer lui-même, ni réfuter la critique. Notre projet est trop honorable pour que nous l’abandonnions. Ce n’est pas notre faute si les mœurs littéraires de cette époque sont telles, qu’il y ait du courage à plaider une cause gagnée, sans avoir d’autre peine que celle de dire la vérité. Des six portions de la première partie d’une œuvre, qu’on peut à bon droit nommer gigantesque, trois sont achevées déjà. Quant aux trois autres, nous pouvons, sans nuire à aucun intérêt, montrer combien elles sont avancées. Les Conversations entre onze heures et minuit, dont un fragment a paru dans les Contes bruns, et qui ouvrent les Scènes de la Vie politique, sont achevées. Les Chouans, dont la seconde édition est presque épuisée, appartiennent, aussi bien que les Vendéens, aux Scènes de la Vie militaire. Le titre de ces deux fragments indique assez qu’avant de montrer nos armées combattant au xixe siècle sous presque toutes les latitudes, l’auteur y a peint la guerre civile sous ses deux faces : la guerre civile, régulière, honorable dans les Vendéens ; et, dans les Chouans, la guerre de partisans qui ne va pas sans crimes politiques ni sans pillage. La Bataille, annoncée déjà plusieurs fois, et dont la publication a été retardée par des scrupules pleins de modestie, ce livre connu de quelques amis, forme un des plus grands tableaux de cette série où abondent tant d’héroïques figures, tant d’incidents dramatiques consacrés par l’histoire, et que le romancier n’aurait jamais inventés aussi beaux qu’ils le sont. Les sympathies du public ont déjà, malgré les journaux, rendu justice au Médecin de campagne, la première des Scènes de la Vie de campagne. Le Lys dans la vallée, tableau où se retrouvent, à un degré peut-être supérieur, les qualités du Médecin de campagne, et qui dépend également de cette série, va se publier dans l’une de nos Revues. Cet aperçu des travaux de l’auteur laisse voir au public les Études de mœurs, aussi riches de tableaux gardés dans l’atelier du peintre que de tableaux exposés. Si donc l’étendue de l’œuvre paraît immense, l’auteur oppose une puissance, une énergie égales à la longueur et à la difficulté de son entreprise. Néanmoins M. de Balzac ne s’abuse point sur ses forces ; s’il a ses moments de courage, il a ses moments de doute. Il fallait ne pas le connaître pour l’accuser d’immodestie et d’exagération dans la croyance que tout homme doit avoir en soi-même quand il veut écrire. L’auteur qui a condamné à l’oubli tous ses livres écrits avant le Dernier Chouan, et qui, désespéré de l’imperfection de cet ouvrage, a passé plus d’une année à le recommencer sous le titre de les Chouans, cet auteur nous semble à l’abri du ridicule. Aussi la critique nous a-t-elle semblé par trop sévère en venant reprocher à l’écrivain ses premières ébauches. N’y aurait-il pas quelque chose de ridicule à opposer aux créations actuelles de Léopold Robert, de Schnetz, de Gudin et de Delacroix, les yeux et les oreilles qu’ils ont dessinés dans l’école sur leur premier vélin ? Dans ce système, un grand écrivain serait comptable des thèmes et des versions qu’il aurait manqués au collège, et la critique viendrait, jusque par-dessus son épaule, voir les bâtons qu’il a tracés autrefois sous les regards de son premier magister. L’injustice de la critique a rendu ces misérables détails d’autant plus nécessaires, que M. de Balzac ne répond que par des progrès, aux insinuations perfides, aux mauvaises plaisanteries, aux calomnies doucereuses, dont il est l’objet, comme le sera tout homme qui voudra s’élever au-dessus de la masse. À peine a-t-il le temps de créer, comment aurait-il celui de discuter ? Le critique, empressé de lui reprocher des jactances dans lesquelles un esprit moins partial aurait reconnu les plaisanteries faites entre les quatre murs de la vie privée, craignait que l’incessante attention avec laquelle M. de Balzac corrige ses ouvrages n’en altérât la valeur. Comment concilier le reproche fait à l’amour-propre de l’homme, avec la bonne foi d’un auteur si jaloux de se perfectionner ? Les Études de mœurs auraient été des espèces de Mille et une Nuits, de Mille et un Jours, de Mille et un Quarts d’heure, enfin une durable collection de contes, de nouvelles, de récits comme il en existe déjà, sans la pensée qui en unit toutes les parties les unes aux autres, sans la vaste trilogie que formeront les trois parties de l’œuvre complète. Nous devons l’unité de cette œuvre à une réflexion que M. de Balzac fit de bonne heure sur l’ensemble des œuvres de Walter Scott. Il nous la disait à nous-même, en nous donnant des conseils sur le sens général qu’un écrivain serait tenu de faire exprimer à ses travaux pour subsister dans la langue. — « Il ne suffit pas d’être un homme, il faut être un système, disait-il. Voltaire a été une pensée aussi bien que Marius, et il a triomphé. Quoique grand, le barde écossais n’a fait qu’exposer un certain nombre de pierres habilement sculptées, où se voient d’admirables figures, où revit le génie de chaque époque, et dont presque toutes sont sublimes ; mais où est le monument ? s’il se rencontre chez lui les séduisants effets d’une merveilleuse analyse, il y manque une synthèse. Son œuvre ressemble au Musée de la rue des Petits-Augustins où chaque chose, magnifique en elle-même, ne tient à rien, ne concorde à aucun édifice. Le génie n’est complet que quand il joint, à la faculté de créer, la puissance de coordonner ses créations. Il ne suffit pas d’observer et de peindre, il faut encore peindre et observer dans un but quelconque. Le conteur du Nord avait un trop perçant coup d’œil pour que cette pensée ne lui vînt pas, mais elle lui vint, certes trop tard. Si vous voulez vous implanter comme un cèdre ou comme un palmier dans notre littérature de sables mouvants, il s’agit donc d’être, dans un autre ordre d’idées, Walter Scott plus un architecte. Mais, sachez-le bien, aujourd’hui vivre en littérature, constitue moins une question de talent qu’une question de temps. Avant que vous soyez en communication avec la partie saine du public qui pourra juger votre courageuse entreprise, il faudra boire à la coupe des angoisses pendant dix ans, dévorer des railleries, subir des injustices, car le scrutin où votent les gens éclairés, et d’où doit sortir votre nom glorifié, ne recevra les boules qu’une à une. »

M. de Balzac est parti de cette observation, qu’il a souvent répétée à ses amis pour réaliser lentement, pièce à pièce, ses Études de mœurs, qui ne sont rien de moins qu’une exacte représentation de la société dans tous ses effets. Son unité devait être le monde, l’homme n’était que le détail ; car il s’est proposé de le peindre dans toutes les situations de sa vie, de le décrire sous tous ses angles, de le saisir dans toutes ses phases, conséquent et inconséquent, ni complétement bon, ni complétement vicieux, en lutte avec les lois dans ses intérêts, en lutte avec les mœurs dans ses sentiments, logique ou grand par hasard ; de montrer la société incessamment dissoute, incessamment recomposée, menaçante parce qu’elle est menacée ; enfin d’arriver au dessin de son ensemble en en reconstruisant un à un les éléments. Œuvre souple et toute d’analyse, longue et patiente, qui devait être longtemps incomplète. Les habitudes de notre époque ne permettent plus à un auteur de suivre la ligne droite, d’aller de proche en proche, de rester dix ans inconnu, sans récompense ni salaire, et d’arriver un jour au milieu du cirque olympique, devant le siècle, en tenant à la main son poëme accompli, son histoire finie, et de recueillir, en un seul jour, le prix de vingt années de travaux ignorés, sans l’acheter deux fois en éprouvant, comme aujourd’hui, les railleries dont est accompagnée la vie politique ou littéraire la plus laborieuse comme si elle était un crime. Il lui fallait écouter patiemment un reproche d’immoralité, quand, après avoir raconté une scène de la vie de campagne, il passait brusquement à une scène de la vie parisienne ; essuyer les observations d’une critique à courte vue, en se voyant accusé d’être illogique, de n’avoir ni plan ni style arrêtés, quand il était forcé d’aller en tous les sens avant d’avoir tracé ses premiers contours, de prendre tous les styles pour peindre une société si multiple en ses détails, et d’assouplir ses fabulations au gré des caprices d’une civilisation que gagne l’hypocrisie. L’homme était le détail parce qu’il était le moyen. Au xixe siècle, où rien ne différencie les positions, où le pair de France et le négociant, où l’artiste et le bourgeois, où l’étudiant et le militaire, ont un aspect en apparence uniforme, où rien n’est plus tranché, où les causes de comique et de tragique sont entièrement perdues, où les individualités disparaissent, où les types s’effacent, l’homme n’était en effet qu’une machine mobilisée par le jeu des sentiments au jeune âge, par l’intérêt et la passion dans l’âge mûr. Il ne fallait pas un médiocre coup d’œil pour aller chercher dans l’étude de l’avoué, dans le cabinet du notaire, au fond de la province, sous la tenture des boudoirs parisiens, ce drame que tout le monde demande, et qui, comme un serpent aux approches de l’hiver, va se cacher dans les sinuosités les plus obscures. Mais, comme nous l’avons dit ailleurs : « Ce drame avec ses passions et ses types, il est allé le chercher dans la famille, autour du foyer ; et, fouillant sous ces enveloppes en apparence si uniformes et si calmes, il en a exhumé tout à coup des spécialités, des caractères tellement multiples et naturels en même temps, que chacun s’est demandé comment des choses si familières et si vraies étaient restées si longtemps inconnues. C’est que jamais romancier n’était entré avant lui aussi intimement dans cet examen de détails et de petits faits qui, interprétés et choisis avec sagacité, groupés avec cet art et cette patience admirables des vieux faiseurs de mosaïques, composent un ensemble plein d’unité, d’originalité et de fraîcheur. » Autrefois, tout était en saillie ; aujourd’hui, tout est en creux. L’art a changé. Dans le pays où l’hypocrisie de mœurs est arrivée à son plus haut degré, Walter Scott avait bien deviné cette modification sociale, quand il s’appliquait à peindre les figures si vigoureusement modelées de l’ancien temps. M. de Balzac a trouvé la tâche plus difficile, mais non moins poétique, en peignant le nouveau. Le grand avantage du romancier historique est de trouver des personnages, des costumes et des intérieurs qui séduisent par l’originalité que leur imprimaient les mœurs d’autrefois, où le paysan, le bourgeois, l’artisan, le soldat, le magistrat, l’homme d’Église, le noble et le prince avaient des existences définies et pleines de relief. Mais combien de peines attendraient l’historien d’aujourd’hui, s’il voulait faire ressortir les imperceptibles différences de nos habitations et de nos intérieurs, auxquels la mode, l’égalité des fortunes, le ton de l’époque, tendent à donner la même physionomie, pour aller saisir en quoi les figures et les actions de ces hommes que la société jette tous dans le même moule sont plus ou moins originales. Mais qu’on nous permette cette redite : « À travers les physionomies pâles et effacées de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple de notre époque, M. de Balzac a su choisir ces traits fugitifs, ces nuances délicates, ces finesses imperceptibles aux yeux vulgaires ; il a creusé ces habitudes, anatomisé ces gestes, scruté ces regards, ces inflexions de voix et de visage, qui ne disaient rien ou disaient la même chose à tous ; et sa galerie de portraits s’est déroulée féconde, inépuisable, toujours plus complète. » M. de Balzac n’oublie jamais en effet dans la plus succincte comme dans la plus étendue de ses peintures, ni la physionomie d’un personnage, ni les plis de ses vêtements, ni sa maison, ni même le meuble auquel son héros a plus spécialement communiqué sa pensée. Certes on peut dire de lui qu’il a fait marcher les maximes de la Rochefoucauld, qu’il a donné la vie aux observations de Lavater en les appliquant. Il a su le parti qu’on pouvait tirer du bric-à-brac et des haillons, du langage d’un portier, du geste d’un artisan, de la manière dont un industriel s’appuie contre la porte de son magasin, aussi bien que des moments les plus solennels de la vie, et des plus imperceptibles finesses du cœur. On ne peut pas comprendre comment il a pu connaître la pauvre demeure de la Mère aux enfants où s’introduit le commandant Genestas, en quels lieux il a rencontré Butifer, le pâtre révolté contre les lois dans la campagne, et Vautrin, l’homme qui se joue de la civilisation entière, la pétrit au cœur même de Paris, et la domine au fond du bagne ; en quel temps il a étudié le village et le château, la petite et la grande ville, le peuple, la bourgeoisie et les grands, l’homme et la femme ; car ne lui a-t-il pas fallu tout apprendre, tout voir et ne rien oublier ; savoir toutes les difficultés qu’on éprouve à faire le bien et toutes les facilités que l’on a pour faire le mal ? Mais quand a-t-il habité la petite ville où s’est passée la lutte qu’il a décrite dans son Fragment d’histoire générale ? Comment a-t-il pu être à la fois clerc d’avoué, pour si bien peindre l’étude de Derville, et notaire, pour dessiner les notaires qu’il a mis en scène, tous originaux ; et celui qui s’écoute parler dans la Vendetta, comme celui qui, dans le Doigt de Dieu, trouble le bonheur de deux amants en croyant qu’on l’écoute ; le M. Regnault de la Grande Bretèche, ce cousin du petit notaire de Sterne, comme le maître Pierquin de Douai, dans la Recherche de l’absolu ? Comment a-t-il pu se faire parfumeur avec le César Birotteau des Études philosophiques, et vicaire à Saint-Gatien de Tours avec le Birotteau des Études de mœurs, cette sublime victime de Troubert ? Comment a-t-il pu être habitant de Saumur et de Douai, chouan à Fougères et vieille fille à Issoudun ? Certes nul auteur n’a mieux su se faire bourgeois avec les bourgeois, ouvrier avec les ouvriers ; nul n’a mieux lu dans la pensée de Rastignac, ce type du jeune homme sans argent ; n’a mieux su sonder le cœur de la duchesse aimante et hautaine comme dans Ne touchez pas à la hache, et celui de la bourgeoise qui a trouvé le bonheur dans le mariage, madame Jules, l’héroïne de Ferragus, chef des dévorants. Il a non-seulement pénétré les mystères de la vie humble et douce que l’on mène en province, mais il a jeté dans cette peinture monotone assez d’intérêt pour faire accepter les figures qu’il y place. Enfin, il a le secret de toutes les industries, il est homme de science avec le savant, avare avec Grandet, escompteur avec Gobseck, il semble qu’il ait toujours vécu avec les vieux émigrés rentrés, avec le militaire sans pension, avec le négociant de la rue Saint-Denis. Mais ne serait-ce pas une fausse idée que de croire à tant d’expérience chez un aussi jeune homme ? Le temps lui aurait manqué. S’il a pu rencontrer M. de Maulincour, l’officier fashionable de la Restauration, auprès de M. de Montriveau, le militaire de l’Empire, qui lui a révélé Chabert, Hulot, Gondrin, La-Clef-des-Cœurs et Beaupied, deux soldats de Charlet, et Merle, Genestas, M. de Verdun, M. d’Aiglemont, Diard, Montefiore, Goguelat, le narrateur de la vie de Napoléon ; Castanier, dans Melmoth réconcilié, Philippe de Sucy, dans Adieu, ces figures guerrières si diversement originales et qui promettent tant d’exactitude dans la peinture de la vie militaire ? Non, M. de Balzac doit procéder par intuition, cet attribut le plus rare de l’esprit humain. Cependant ne faut-il pas avoir souffert aussi, pour si bien peindre la souffrance ? ne faut-il pas avoir longtemps estimé les forces de la société et les forces de la pensée individuelle, pour en si bien peindre le combat ? Ce dont il faut lui savoir surtout gré, c’est de donner de l’éclat à la vertu, d’atténuer les couleurs du vice, de se faire comprendre de l’homme politique aussi bien que du philosophe en se mettant à la portée des intelligences médiocres, et d’intéresser tout le monde en restant fidèle au vrai. Mais quelle tâche d’être vrai chez la Fosseuse, et vrai chez madame de Langeais ; vrai dans la maison Vauquer, et chez Sophie Gamard ; vrai rue du Tourniquet, chez la pauvre ouvrière en dentelle, et rue Taitbout, chez mademoiselle de Bellefeuille ; vrai rue Saint-Denis, au Chat-qui-pelote, et chez la duchesse de Carigliano ; vrai chez Derville, avoué du comte Chabert, et chez le nourrisseur ; vrai en peignant le ménage d’une fille des rues, aussi bien que dans la chaumière de Galope-chopine, où grandit en un moment Barbette, sa femme, la sublime Bretonne ; vrai sur la place du Carrousel en peignant la dernière parade de l’empereur ; vrai chez les Claes et chez la veuve Gruget ; enfin vrai dans l’hôtel de Beauséant et dans le pavillon où pleure la Femme abandonnée. Mais vrai dans l’intérieur comme dans la physionomie, dans le discours comme dans le costume. La petite maîtresse la plus exigeante, la duchesse la plus moqueuse, la bourgeoise la plus minutieuse, la grisette, la femme de province, ne trouvent pas la moindre faute dans leurs toilettes. À madame de Langeais, sa gracieuse écharpe qu’elle jettera dans le feu ; à lady Brandon, sa ceinture grise et tout le deuil exprimé dans sa mise ; à madame Guillaume, ses manches et ses barbes ; à Ida Gruget, son châle Ternaux qui ne tient plus qu’aux poignets, et à sa mère ce sac encyclopédique si risible ; à madame Vauquer, son jupon de laine tricotée qui dépasse la robe ; à mademoiselle Michonneau, son abat-jour et son châle d’amadou ; à Sophie Gamard, ses robes de couleurs dévotes ; à madame d’Aiglemont, la délicieuse héroïne du Rendez-Vous, sa jolie robe du matin. Relisez cette œuvre kaléidoscopique, vous n’y trouverez ni deux robes pareilles, ni deux têtes semblables. Quelles études, pour avoir pu exposer en peu de mots l’un des plus ardus problèmes de la chimie moderne dans la Recherche de l’absolu, la nosographie du père Goriot expirant, les difficultés du procès de Chabert, dans la Comtesse à deux maris, et la civilisation progressive d’un village dans le Médecin de campagne ? Enfin, n’a-t-il pas fallu tout savoir du monde, des arts et des sciences, pour avoir entrepris de configurer la société avec ses principes organiques et dissolvants, ses puissances et ses misères, ses différentes morales et ses infamies ? Ce n’était rien que de tout savoir, il fallait exécuter ; ce n’était rien que de penser, il fallait incessamment produire ; et ce n’était rien que de produire, il fallait constamment plaire. Pour faire accepter à notre époque sa figure dans un vaste miroir, il fallait lui donner des espérances. L’écrivain devait donc se montrer consolateur quand le monde était cruel, ne pas mêler de honte à nos rires, et jeter du baume dans notre cœur après avoir excité nos larmes. Enfin il ne fallait jamais renvoyer le spectateur du théâtre sans une pensée heureuse, laisser croire que l’homme était bon après nous l’avoir peint mauvais, et grand lorsqu’il était petit ; placer Juana de Mancini à côté de Diard, dessiner la figure de mademoiselle de Verneuil dans les Chouans, et celle de mademoiselle Michonneau dans le Père Goriot, deux personnages identiques, dont l’un est tout poésie, et l’autre tout réalité ; l’un magnifique et possible, l’autre vrai mais horrible ; il fallait mettre Hulot face à face avec Corentin ; puis le colonel Chabert devant sa femme, Marguerite Claes en présence de son père, Nanon près du père Grandet, la divine Henriette de Lenoncourt auprès de M. de Mortsauf en son joli castel de Clochegourde, dans le Lys dans la vallée ; peindre mademoiselle Cormon (dans la Vieille Fille) aux prises avec M. de Sponde ; puis Eugénie victime de Charles Grandet, et Benassis dans son village. Il fallait enfin découvrir dans l’unité de la vertu quelques ressources littéraires, et ce n’est pas, auprès des esprits supérieurs, un léger mérite que de les avoir trouvées dans les déviations involontaires que lui imprime le sentiment. En effet, si la duchesse de Langeais, madame de Beauséant, madame de Sponde, Eugénie Grandet, madame de Mortsauf, la Fosseuse, madame Firmiani, Nanon, Benassis, Chabert, Gondrin, César et François Birotteau, madame Claes, Juana de Mancini, sont aussi dissemblables que peuvent l’être des créations distinctes, elles sont certes toutes marquées du même sceau, celui du sentiment égarant un moment la vertu. Il fallait donc connaître aussi bien la femme que l’homme, faire voir que l’une n’est jamais fautive que par passion, tandis que l’autre pèche toujours par calcul, et ne se grandit qu’en imitant la femme. Mais aussi comme M. de Balzac a deviné la femme ! Il a sondé tous les chastes et divins mystères de ces cœurs si souvent incompris. Quels trésors d’amour, de dévouement, de mélancolie il a puisés dans ces existences solitaires et dédaignées ! La surprise fut bien grande à l’apparition des Scènes de la Vie privée, quand on vit ces premières études de femme si profondes, si délicates, si exquises, telles enfin qu’elles semblèrent ce qu’elles étaient, une découverte, et commencèrent la réputation de l’auteur. Déjà pourtant il avait publié les Chouans, dont un personnage, Marie de Verneuil, avait prouvé sous quel point de vue nouveau il savait envisager la femme ; mais l’heure de la justice n’était pas venue pour lui, et, quoique lents à se faire jour, les succès légitimes sont inévitables.

Pour compléter sa révélation de la femme, M. de Balzac avait à faire une étude parallèle, spéciale, et non moins pénétrante, celle de l’amour. La base était trouvée, la conséquence se produisit naturellement. L’auteur pénétra donc intimement dans les mystères de l’amour, dans tout ce qu’ils ont de voluptés choisies, de délicatesses spiritualistes. Là encore, il s’ouvrit un nouveau monde. En mettant en œuvre ces précieux éléments, et sans que cette admirable psychologie de la femme et de l’amour ralentisse jamais dans ses récits la marche de l’action, il a trouvé l’art de rendre attachante la peinture la plus minutieuse du plus humble détail, d’intéresser au développement scientifique le plus aride, et d’imposer des lignes aux impalpables hallucinations du mysticisme. Chez lui, le drame, comme la resplendissante lueur du soleil, domine tout ; il éclaire, échauffe, anime les êtres, les objets, tous les recoins du site ; ses ardents rayons percent les plus épaisses feuillées, y font tout éclore, frissonner, étinceler. Et quelle harmonie suave dans ses fonds de tableau ! Comme leurs teintes s’assortissent avec le clair-obscur des intérieurs, avec les tons de chair, et le caractère des physionomies qu’il y fait mouvoir ! Ses plus grands contrastes mêmes n’ont rien de heurté, parce qu’ils se rattachent à l’ensemble, en vertu de cette lumineuse logique qui, dans les spectacles de la nature, marie si doucement le bleu du ciel au vert des feuillages, à l’ocre des champs, aux lignes grises ou blanches de l’horizon. Aussi tous les genres de littérature et toutes les formes se sont-elles pressées sous sa plume, dont la fertilité confond parce qu’elle n’exclut ni l’exactitude, ni l’observation, ni les travaux nocturnes d’un style plein de grâces raciniennes. L’esprit s’étonne de la concentration de tant de qualités, car M. de Balzac excelle en tout, et il le devait, puisqu’il voulait peindre les maisons et les intérieurs, les portraits et le costume, les replis du cœur et les aberrations de l’esprit, la science et le mysticisme, l’homme dans ses rapports avec les choses et avec la nature. Aussi est-il grand paysagiste. Sa vallée du Dauphiné dans le Médecin de campagne, les belles vues de Bretagne qui ornent les Chouans, ses paysages de Touraine, et particulièrement celui de Vouvray dans Même histoire ; la grande esquisse de la Norvège dans Séraphita, celle d’une île de la Méditerranée dans Ne touchez pas à la hache, la jolie marine des Deux Rencontres, son coin de l’Auvergne dans la Peau de chagrin, et la vue de Paris dans le Doigt de Dieu, sont des morceaux éminents dans notre littérature moderne. Il possède également au plus haut degré le style épistolaire. En quel auteur rencontrera-t-on des lettres comparables à celles de Louis Lambert, de la Femme abandonnée, de madame Jules, à celles de madame de Rastignac et de sa fille dans le Père Goriot ; à celle de madame Firmiani ? Aussi nul mot n’avait-il encore reçu une extension plus vaste que celui de romans ou celui de nouvelles, sous lequel on a mêlé, rapetissé ses nombreuses compositions. Mais qu’on ne s’y trompe pas ! À travers toutes les fondations qui se croisent ça et là dans un désordre apparent, les yeux intelligents sauront comme nous reconnaître cette grande histoire de l’homme et de la société que nous prépare M. de Balzac. Un grand pas a été fait dernièrement. En voyant reparaître dans le Père Goriot quelques-uns des personnages déjà créés, le public a compris l’une des plus hardies intentions de l’auteur, celle de donner la vie et le mouvement à tout un monde fictif dont les personnages subsisteront peut-être encore, alors que la plus grande partie des modèles seront morts et oubliés.

Dans les trois séries dont se compose la publication actuelle, l’auteur n’a-t-il pas déjà bien accompli les conditions du vaste programme que nous venons d’expliquer ? Étudions un peu les parties de l’édifice qui sont debout ; pénétrons sous ces galeries ébauchées, sous ces voûtes demi-couvertes qui plus tard rendront des sons graves ; examinons ces ciselures qu’un patient burin a empreintes de jeunesse, ces figures pleines de vie et qui laissent deviner tant de choses sous leurs visages frêles en apparence.

Dans le Bal de Sceaux, nous voyons poindre le premier mécompte, la première erreur, le premier deuil secret de cet âge qui succède à l’adolescence. Paris, la cour et les complaisances de toute une famille ont gâté mademoiselle de Fontaine ; cette jeune fille commence à raisonner la vie, elle comprime les battements instinctifs de son cœur, lorsqu’elle ne croit plus trouver dans l’homme qu’elle aimait les avantages du mariage aristocratique qu’elle a rêvé. Cette lutte du cœur et de l’orgueil, qui se reproduit si fréquemment de nos jours, a fourni à M. de Balzac une de ses peintures les plus vraies. Cette scène offre une physionomie franchement accusée et qui exprime une des individualités les plus caractéristiques de l’époque. M. de Fontaine, ce Vendéen sévère et loyal que Louis XVIII s’amuse à séduire, représente admirablement cette portion du parti royaliste qui se résignait à être de son époque en s’étalant au budget. Cette scène apprend toute la Restauration, dont l’auteur donne un croquis à la fois plein de bonhomie, de sens et de malice. Après un malheur dont la vanité est le principe, voici, dans Gloire et Malheur, une mésalliance entre un capricieux artiste et une jeune fille au cœur simple. Dans ces deux scènes, l’enseignement est également moral et sévère. Mademoiselle Émilie de Fontaine et mademoiselle Guillaume sont toutes deux malheureuses pour avoir méconnu l’expérience paternelle, l’une en fuyant une mésalliance aristocratique, l’autre en ignorant les convenances de l’esprit. Ainsi que l’orgueil, la poésie a sa victime aussi. N’est-ce pas quelque chose de touchant et de bien triste à la fois, que ces amours de deux natures si diverses ; de ce peintre qui revient de Rome tout pénétré des angéliques créations de Raphaël, qui croit voir sourire une Madone, au fond d’un magasin de la rue Saint-Denis ; et de cette jeune fille, humble, candide, qui se soumet, frémissante et ravie, à la poésie qu’elle comprend peut-être d’instinct, mais qui doit bientôt l’éblouir et la consumer ? Le refroidissement successif de l’âme du poète, son étonnement, son dépit en reconnaissant qu’il s’est trompé, son mépris ingrat et pourtant excusable, pour l’être simple et inintelligent qu’il a attaché à sa destinée, et qui lui alourdit cruellement l’existence ; ses sursauts de colère lorsque la naïve jeune femme, placée en face d’une fougueuse création de son mari, ne trouve pour répondre à son orgueilleuse interrogation que ces mots bourgeois : « C’est bien joli ! » les souffrances cachées et muettes de la douce victime, tout est saisissant et vrai. Ce drame se voit chaque jour dans notre société, si maladroitement organisée où l’éducation des femmes est si puérile, où le sentiment de l’art est une chose tout exceptionnelle. Dans la Vendetta, l’auteur poursuit son large enseignement, tout en continuant la jolie fresque des Scènes de la Vie privée. Rien de plus gracieux que la peinture de l’atelier de M. Servin ; mais aussi rien de plus terrible que la lutte de Ginevra et de son père. Cette étude est une des plus magnifiques et des plus poignantes. Quelle richesse dans ce contraste de deux volontés également puissantes, acharnées à rendre leur malheur complet ! Le père est comptable à Dieu de ce malheur. Ne l’a-t-il pas causé par la funeste éducation donnée à sa fille, dont il a trop développé la force ? La fille est coupable de désobéissance, quoique la loi soit pour elle. Ici, l’auteur a montré qu’un enfant avait tort de se marier en faisant les actes respectueux prescrits par le Code. Il est d’accord avec les mœurs contre un article de loi rarement appliqué. En vérité, quand on parcourt ces premières compositions de M. de Balzac, on se demande comment on peut le taxer d’immoralité. Des figures vicieuses se rencontrent sous ses pinceaux, il est vrai ; mais ne dirait-on pas que le Vice n’existe plus au xixe siècle ? La critique, sous peine d’être stupide, peut-elle oublier la première loi de la littérature, ignorer la nécessité des contrastes ? Si l’auteur est tenu de peindre le vice, et il le peint poétiquement pour le faire accepter, s’il le met au ton général de ses tableaux, doit-on en tirer les conséquences injustes que certaines feuilles répètent aujourd’hui à l’unisson ? Est-il loyal d’isoler quelques parties de l’ensemble, et de porter ensuite sur l’auteur un de ces jugements spécieux qui n’abuseront jamais les gens de bonne foi ? Certes, quand un écrivain veut configurer toute une époque, quand il s’intitule l’historien des mœurs du xixe siècle, et que le public lui confirme le titre qu’il a pris, il ne peut, quoi qu’en dise la pruderie, faire un choix entre le beau et le laid, le moral et le vicieux ; séparer l’ivraie du bon grain, les femmes amoureuses et tendres des femmes vertueuses et rigides. Il doit, sous peine d’inexactitude et de mensonge, dire tout ce qui est, montrer tout ce qu’il voit. Attendez, pour établir une balance, que l’œuvre soit achevée, et alors, quoi qu’il advienne, n’attribuez l’honneur du plus ou du moins qu’à ses modèles, à moins que ses portraits ne soient pas ressemblants, ce que personne, j’imagine, n’a trouvé jusque aujourd’hui. Si tout est vrai, ce n’est pas l’ouvrage qui peut être immoral. Quant au droit que s’arroge le peintre de gourmander son siècle, d’en accuser les vices, d’en sonder le cœur, il est écrit sur toutes les chaires où montent les prédicateurs. La Fleur-des-pois, que l’auteur doit publier incessamment, est encore une histoire vraie, jumelle d’Eugénie Grandet. Là, le cadre est la province. Mademoiselle Cormon, cette fille qui se marie à quarante ans avec un fat, ses malheurs, l’avenir de ses enfants, composent un drame aussi terrible par ce que l’auteur dit, que par ce qu’il tait. Ce sera le second chant d’un poëme commencé dans Eugénie Grandet, et que l’auteur finira sans doute. Mais à cette fleur odorante et fine nous devons laisser et l’exquise fraîcheur de son arome, et son velouté. La Paix du Ménage est un joli croquis, une vue de l’Empire, un conseil donné aux femmes d’être indulgentes pour les erreurs de leur mari. Cette scène est la plus faible de toutes et se ressent de la petitesse du cadre primitivement adopté. Si l’auteur l’a laissée, peut-être a-t-il cru nécessaire de plaire à tous les esprits, à ceux qui aiment les tableaux de chevalet, comme à ceux qui se passionnent pour de grandes toiles. Une des créations les plus profondément étudiées de M. de Balzac, une de celles qui, avec Louis Lambert, le Médecin de campagne et Séraphita, ont voulu chez l’auteur le plus de recherches en dehors des travaux ordinaires du romancier, est Balthazar Claes ou la Recherche de l’absolu. Si cette œuvre n’a pas reçu du public un accueil aussi passionné qu’une foule d’autres qui lui sont inférieures à quelques égards, peut-être la raison de ce dédain momentané vient-elle de la supériorité même de l’œuvre et de la perfidie de certains critiques. Quelques-uns ont cru, d’autres ont répété que les travaux de Balthazar Claes aboutissaient à la recherche de la pierre philosophale ; et partout on a dit la même chose en d’autres termes. Certes, si les critiques avaient lu avec quelque attention ce livre, qui en mérite beaucoup, ils auraient vu que le sublime Flamand est aussi supérieur aux anciens ou nouveaux alchimistes que les naturalistes de notre époque le sont à ceux du moyen âge. Si l’on disait à un romancier, à un poëte (et le poëte, pour être complet, doit être le centre intelligent de toute chose, il doit résumer en lui les lumineuses synthèses de toutes les connaissances humaines), si l’on disait à un homme d’imagination, au moment où il aborde un sujet qui touche à ce que les sciences physiques ont de plus élevé : « Prenez garde ! le poëme que vous rêvez sera incomplet si vous ne pénétrez les mystères les plus intimes de la physique et de la chimie ! » croyez-vous qu’il eût le courage de substituer à ses vaporeuses créations les calculs ardus et les nomenclatures infinies de la science, jusqu’à ce que le génie de la chimie et de la physique lui fût apparu dévoilé, nu, éclatant ? S’il l’eût fait, il eût été sans doute un homme à part, un vrai poëte. Cette conquête difficile, M. de Balzac l’a tentée, et il a réussi ; car il est doué d’une de ces volontés énergiques et opiniâtres qui sont la première condition des succès. Il a demandé à la chimie ce qu’elle avait fait, jusqu’où elle était allée ; il en a appris la langue ; puis, s’élevant d’un de ces vigoureux coups d’aile de poëte qui font entrevoir les hauteurs immenses que la science expérimentale gravit péniblement, il s’est armé d’une de ces éblouissantes hypothèses qui, peut-être un jour, seront des vérités démontrées. Si l’analyse est aux savants, l’intuition est aux poëtes. On a quelquefois reproché de l’exagération à M. de Balzac ; on a dit que, tout en partant d’un principe vrai, il en outrait quelquefois l’expression ; mais n’oubliait-on pas que le propre de l’art est de choisir les parties éparses de la nature, les détails de la vérité, pour en faire un tout homogène, un ensemble complet ? Les critiques ont trouvé quelque chose de trop idéal dans les quatre individualités de ce roman : les hautes qualités du génie sont trop prodiguées à Balthazar, et les dévouements de sa fille aînée ont paru trop magnifiques, trop continus. Existe-t-il ensuite des âmes aussi loyales, aussi candides que celle de l’amant de Marguerite, des bossues aussi séduisantes, aussi impériales que madame Claes ? Cet excès de perfection ne serait un défaut que relativement à la vérité des mœurs. La mission de l’artiste est aussi de créer de grands types, et d’élever le beau jusqu’à l’idéal. Non moins que les études dont nous venons de parler, la Recherche de l’absolu est une protestation éloquente contre le reproche d’immoralité adressé à l’auteur, et sur lequel nous insistons obstinément parce que, depuis quelque temps, les critiques s’entendent pour ressasser cette banalité convenue. Quelques personnes ont regretté que les scènes réunies tout récemment sous le titre commun de Même histoire, n’aient entre elles d’autre lien qu’une pensée philosophique. Quoique l’auteur ait suffisamment expliqué ses intentions dans la préface, nous partageons ce regret à quelques égards. En effet, dans une œuvre d’imagination, quelque élevée qu’elle soit, l’esprit n’est pas seulement intéressé, et il ne suffit pas que l’on y trouve une succession d’idées bien logique, une fraternité de principes bien sentie ; le cœur et l’imagination veulent aussi leur part ; ils renoncent avec peine à l’attachement qu’un personnage leur avait inspiré ; ils se refroidissent quand ils en voient fréquemment revenir de nouveaux ; et, pour reconnaître la même héroïne dans chaque chapitre, il faut en quelque sorte avoir lu tout le livre. Si cette forme a de la poésie, elle a ses dangers ; l’auteur risque d’être incompris. Mais, en aucune partie de son œuvre, M. de Balzac n’a été ni plus hardi, ni plus complet. Le Rendez-vous est un de ces sujets impossibles dont lui seul pouvait se charger, et dans lequel il a été poëte au plus haut degré. Si l’influence de la pensée et des sentiments a été démontrée, n’est-ce pas dans la peinture de ce ravissant paysage de Touraine, vu par Julie d’Aiglemont, à deux reprises différentes ? Quel chef-d’œuvre que le tableau de cette jeune femme insouciante, qui n’a trouvé que des souffrances dans le mariage, et qui ne voit rien de beau dans la Touraine, tandis que plus tard elle y respire le bonheur en la revoyant au milieu des enchantements d’un amour qui ne se révèle que pour disparaître ! Les Souffrances inconnues sont une œuvre désespérante. Jamais aucun auteur n’avait osé plonger son scalpel dans le sentiment de la maternité. Ce passage de l’œuvre est un gouffre où tombe une femme en jetant un dernier cri. La Femme de trente ans n’a plus rien de commun avec la mère que la soif du bonheur, que l’égoïsme et ce je ne sais quel arrêt porté sur le monde ont tuée à Saint-Lange. Là est le point brillant de l’œuvre. Quelle adresse d’avoir entouré ce désespoir des lignes sombres et jaunes d’un paysage du Gâtinais ! Cette transition est un poëme empreint d’une horrible mélancolie. La conclusion s’en trouve dans l’Expiation, l’un des plus grands tableaux de cette œuvre pour qui veut reconnaître madame d’Aiglemont dans madame de Ballan, laquelle voit par sa faute l’inceste dans sa famille et sa punition sortir du cœur de son enfant le plus chéri. Ceux qui demandent de la morale à l’auteur peuvent relire ce nouveau quatrième volume des Scènes de la Vie privée, ils se tairont.

À la tête des Scènes de la Vie de province se place Eugénie Grandet. « Il s’en faut de bien peu, a dit un critique ingénieux, mais quelquefois sévère jusqu’à l’injustice, que cette charmante histoire ne soit un chef-d’œuvre, oui, un chef-d’œuvre qui se classerait à côté de tout ce qu’il y a de mieux et de plus délicat dans les romans en un volume. Il ne faudrait pour cela que des suppressions en lieu opportun, quelques allégements de description, diminuer un peu vers la fin l’or du père Grandet et les millions qu’il déplace et remue dans la liquidation des affaires de son frère : quand ce désastre de famille l’appauvrirait un peu, la vraisemblance générale ne ferait qu’y gagner. » Nous passons volontiers condamnation sur ces imperfections de détail qu’un œil un peu bienveillant n’eût point remarquées, surtout quand il s’agit d’un écrivain dont la plume ne s’est jamais trouvée paresseuse aux corrections utiles ; nous aimons mieux constater un fait que le public en masse a reconnu, le public qui d’ordinaire n’a de préventions ni hostiles ni favorables, et sait toujours à merveille où il place ses affections. Eugénie Grandet a imprimé le cachet à la révolution que M. de Balzac a portée dans le roman. Là s’est accomplie la conquête de la vérité absolue dans l’art ; là est le drame appliqué aux choses les plus simples de la vie privée. C’est une succession de petites causes qui produit des effets puissants, c’est la fusion terrible du trivial et du sublime, du pathétique et du grotesque ; enfin, c’est la vie telle qu’elle est, et le roman tel qu’il doit être. Les Célibataires, nous l’avons dit, sont une des œuvres les plus caractéristiques de l’auteur. Là ne se rencontre aucun des éléments indispensables aux romanciers ordinaires ; ni amour ni mariage ; peu ou point d’événements ; et cependant le drame y est animé, mouvant, fortement noué. Cette lutte sourde, tortueuse des petits intérêts de deux prêtres, intéresse tout autant que les conflits les plus pathétiques de passions ou d’empires. C’est là le grand secret de M. de Balzac : rien n’est petit sous sa plume, il élève, il dramatise les trivialités les plus humbles d’un sujet. Le critique dont nous avons déjà parlé faisait allusion sans doute à cette face de son talent en disant : « M. de Balzac a un sentiment de la vie privée très-profond, et qui va souvent jusqu’à la minutie du détail ; il sait vous émouvoir et vous faire palpiter dès l’abord, rien qu’à vous décrire une allée, une salle à manger, un ameublement. Il a une multitude de remarques rapides sur les vieilles filles, les vieilles femmes étiolées et malades, les amantes sacrifiées et dévouées, les célibataires, les avares. On se demande où il a pu, avec son train d’imagination pétulante, discerner, amasser tout cela. » Nous-même, nous avions cherché longtemps auparavant à lui rendre cette justice en nous exprimant ainsi : « Souvent, M. de Balzac n’a encore décrit que l’intérieur d’une cuisine, d’une arrière-boutique, d’une chambre à coucher, que sais-je ? et déjà l’intérêt arrive, le drame palpite, l’action est entamée ; de l’arrangement de ces meubles, de la disposition de ces intérieurs et de leur minutieuse description, s’exhale une révélation lumineuse du caractère de ceux qui les habitent, de leurs passions, de leurs intérêts dominants, de toute leur vie en un mot. Les Allemands et les Anglais, déjà si excellents dans ce genre, ont été complètement surpassés par M. de Balzac, qui n’a, en France, ni maître ni égal. » Le Message, la Femme abandonnée et la Grenadière sont une divine trilogie des souffrances de la femme supérieure, et suffiraient à assurer la réputation d’un écrivain. Dans les trois chants fraternels de ce poëme exquis, la femme est élevée à une hauteur qui la place d’autant mieux à côté des héroïnes de Richardson et de Rousseau, que les traits principaux en sont empruntés à une nature perceptible pour tous. Ces trois individualités qui font un type unique, réalisent, non pas l’idéal de la vertu, M. de Balzac veut avant tout que ses créations tiennent à la réalité, mais l’idéal de la grâce, de l’élégance, des belles manières, de l’esprit le plus fin, de la sensibilité la plus pénétrante. L’Illustre Gaudissart est un portrait un peu chargé du commis voyageur, physionomie si essentiellement de notre époque, et qui, comme le dit l’auteur, relie à tout moment la province et Paris. Ces figures accessoires, qui touchent à la caricature, prouvent avec quel soin M. de Balzac cherche à compléter son œuvre. Ne nous doit-il pas la caricature comme le type, l’individualité comme l’idéal ? La Grande Bretèche est une des plus fines esquisses de la vie de province. Le personnage de madame de Méré tient au système qui nous a valu madame de Beauséant et madame de Langeais. Ce drame est le plus terrible de tous ceux qu’a inventés l’auteur ; il doit troubler le sommeil des femmes. Les Scènes de la Vie de province sont terminées par le Cabinet des antiques, fragment d’histoire générale, et Illusions perdues. Cette livraison étant entièrement inédite, nous respecterons les intérêts du libraire, en laissant apprécier au lecteur comment M. de Balzac a complété son cadre. Aujourd’hui, malheureusement pour l’art, il est impossible de dégager la plus consciencieuse entreprise littéraire de la question pécuniaire qui étrangle la librairie et gêne ses rapports avec la jeune littérature. Les capitaux exigent des ouvrages tout faits, comme cet ambassadeur anglais voulait acheter l’amour.

La Femme vertueuse ouvre les Scènes de la Vie parisienne. À cette étude, nous reprocherons son titre, qui est une ironie d’autant plus injuste qu’il existe, dans les œuvres de l’auteur, un grand nombre de femmes belles et pieuses. Sa prétendue Femme vertueuse n’est qu’une prude revêche, intolérante et glaciale. Changez le titre, cette étude sera parfaite. Il n’y a pas moins de vérité dans le portrait de la femme illégitime que dans celui de l’épouse fanatiquement orthodoxe. La veuve Crochard, mère de Caroline de Bellefeuille, est une des créations les plus extraordinaires de l’auteur. Cette vieille comparse de l’Opéra, qui laisse aller sa fille rue Taitbout, et se contente de demeurer loin d’elle au Marais, sans se dire sa mère afin de ne pas lui nuire, est une conception qui, malheureusement, ne peut être appréciée qu’à Paris ; elle est germaine du Père Goriot. Madame Crochard vend presque sa fille, tandis que Goriot est purement heureux du bonheur de la sienne. Pourquoi donc a-t-on admis la veuve Crochard, et blâmé Goriot ? Paris respire tout entier dans cette scène où abondent les personnages et les intérieurs, celui de la maison rue du Tourniquet, celui du magistrat au Marais, et celui de la rue Teinture à Bayeux. Quel mouvement dans cette œuvre ! quelle jeunesse de talent ! La mort de la veuve Crochard est un tableau complet croqué en six pages. La Bourse est une de ces compositions attendrissantes et pures auxquelles excelle M. de Balzac, une page toute allemande qui tient à Paris par la description de l’appartement habité par une vieille femme ruinée, un de ses plus jolis tableaux de chevalet. Le vieil émigré suivi de son ombre, Adélaïde de Rouville et sa mère, sont des figures où le talent de M. de Balzac se retourne pour ainsi dire sur lui-même avec une souplesse inouïe. Ce tableau fait un contraste prodigieux entre la Femme vertueuse et le Papa Gobseck. En lisant Gobseck on est frappé de cette profondeur qui permet à M. de Balzac de deviner les différences qui séparent Gobseck, ce cousin de Shylock, et qui est l’avarice intelligente, puissante, haineuse, du père Grandet qui est l’avarice dans son instinct, l’avarice pure. Là paraissent, pour la première fois, ces trois personnages, M. de Trailles, M. de Restaud et sa femme, Anastasie Goriot, qui produisent tant d’effet dans le Père Goriot. Là commence également le personnage de Derville, l’avoué du comte Chabert. Une phrase, un mot, un détail dans chaque œuvre, les lie ainsi les unes aux autres et prépare l’histoire de cette société fictive qui sera comme un monde complet. Les Marana offrent trois personnages, Diard, Juana de Mancini, et la Marana qui, lors de leur apparition, ont le plus contribué à mettre l’auteur hors de ligne. L’Histoire de madame Diard est un de ces morceaux qui doivent faire rêver aussi bien les hommes que les femmes. Si Louis Lambert n’existait pas, cette œuvre, prodigieuse par le talent d’analyse qui s’y déploie, prouverait que M. de Balzac est aussi habile à la peinture métaphysique des sentiments que dans leur jeu dramatisé. Cette seconde partie des Marana, l’Histoire de madame Diard, est bien supérieure comme idées à la première, qui se recommande par le mouvement et les images ; il semble que M. de Balzac ait pris plaisir à mettre deux systèmes littéraires en présence. Le dénoûment, si bien préparé, est un des plus beaux de l’auteur, qui en compte tant de parfaits, qu’il a conquis le droit de finir ses drames à la façon de Molière, comme il lui plaît. Toutes les qualités de M. de Balzac se trouvent richement reproduites dans cette Histoire des Treize, qui est à elle seule toute une épopée moderne, où la nouvelle Sodome apparaît avec sa face changeante, grimée, mesquine, terrible ; avec son royal pouvoir, ses misères, ses vices et ses ravissantes exceptions. La mystérieuse union des Treize et le pouvoir gigantesque qu’elle leur assure au milieu d’une société sans liens, sans principes, sans homogénéité, réalise tout ce qu’il est permis à notre époque de comprendre et d’accepter de fantastique. Rien de saisissant comme le contraste des chastes amours de monsieur et de madame Jules et de la ténébreuse et effrayante physionomie de Ferragus. Le terrible ne joue pas un moindre rôle dans le deuxième épisode qui a pour titre : Ne touchez pas à la hache ; on y remarque surtout un portrait achevé d’une sœur cadette de la Femme sans cœur, ce type de la coquette, ou, si vous l’aimez mieux, de la vie parisienne, mais auquel il a rendu toutes les saintetés de la femme, en la rendant à l’amour et à la religion. Madame de Langeais acceptant le cloître comme le seul dénoûment possible de sa passion trompée, est un ressouvenir de mademoiselle de Montpensier, de la duchesse de la Vallière et des grandes figures féminines d’autrefois. La Duchesse de Langeais est une œuvre tout aristocratique, qui ne peut être comprise qu’au faubourg Saint-Germain, dont M. de Balzac a été, dont il sera le seul peintre. Dans la Fille aux yeux d’or, troisième épisode de l’Histoire des Treize, et dans Sarrasine, M. de Balzac a osé aborder la peinture de deux vices étranges, sans lesquels sa large vue de Paris n’eût pas été complète. Là, l’auteur s’est pris corps à corps avec la difficulté, et l’a vaincue. Il y a, dans la Fille aux yeux d’or, un boudoir vraiment féerique, mais décrit avec une telle exactitude, que, pour le peindre ainsi, l’auteur a dû l’avoir sous les yeux. Quoique vrai au fond, le caractère de Henry de Marsay est exalté au delà du réel. Cette observation, également applicable à Ferragus et au général de Montriveau, n’est point critique. Dans les trois drames où elles figurent, ces trois individualités devaient être à la hauteur de l’idée ; et c’est là, nous le répétons, que nous reprenons l’idéal. Madame Firmiani est encore une réponse à l’allégation qui a été faite contre la moralité de M. de Balzac. Aussi comprenons-nous la boutade légèrement impertinente que cette pudique levée de boucliers a suscitée tout récemment en lui, et qui nous a valu la spirituelle préface du Père Goriot. Nous ne répondons pas toutefois que ses rigides aristarques ne le prennent au mot, et ne prennent acte de cette déclaration moqueuse pour corroborer l’anathème qu’ils ont lancé contre lui. Le Lys dans la vallée, où M. de Balzac a, si promptement et avec un talent qui tient du prodige, réalisé la railleuse promesse faite dans sa préface, en peignant l’idéal de la vertu dans Henriette de Lenoncourt, la femme de M. de Mortsauf, nous semble une réponse doublement victorieuse. Maintenant, grâce aux changements heureux que l’auteur vient de faire subir à la Comtesse à deux maris, qui a paru dans un journal sous le titre de la Transaction, cette étude est une histoire irréprochable. On y remarque un type de l’avoué que la haute comédie adopterait à coup sûr, si nous avions aujourd’hui une haute comédie. La manière dont ce drame est conduit prouve avec quel éclat M. de Balzac paraîtrait au théâtre, si sa volonté n’était pas énergiquement fixée ailleurs. Au théâtre aussi, certes, il ouvrirait une voie nouvelle ; mais il s’est imposé une tâche immense, et veut l’accomplir jusqu’au bout. Il ne peut apporter un jour à la scène que le surplus des forces exorbitantes qui font de lui le plus rude athlète de notre littérature, mais aussi le plus inoffensif des écrivains. En effet, il ne juge personne, il n’attaque ni ses contemporains, ni leurs livres, il marche, comme l’a dit dernièrement un critique en rendant justice à son caractère, il marche seul, à l’écart, comme un paria, que la tyrannie de son talent a fait mettre au ban de la littérature. Sa conquête à lui est le vrai dans l’art. Pour arriver à cette conquête, toujours si difficile, aujourd’hui surtout que l’individualité disparaît dans les lettres comme dans les mœurs, il fallait être neuf. M. de Balzac a su l’être en ramassant tout ce que dédaignait la littérature au moment où elle faisait plus de théories que de livres. Il ne s’est jamais proclamé réformateur. Au lieu de crier sur les toits : « Ramenons l’art à la nature ! » il accomplissait laborieusement dans la solitude sa part de révolution littéraire, tandis que la plupart de nos écrivains se perdaient en des efforts infructueux, sans suite, ni portée. Chez beaucoup, en effet, une nature de convention succédait au faux convenu des classiques. Ainsi, en haine des formules, des généralités et de la froide stéréotypie de l’ancienne école, ils ne s’attachaient qu’à certains détails d’individualité, à des spécialités de forme, à des originalités d’épiderme ; en un mot, c’était une exagération substituée à une autre, et toujours du système. Ou bien, pour arriver au nouveau, d’autres faisaient des passions à leur usage, ils les arrangeaient et les développaient selon les caprices de leur poétique, s’ils évitaient le connu, ils rencontraient l’impossible. Ceux-ci partaient d’un principe vrai ; puis l’imagination les emportait sur ses ailes, et les livrait à des illusions d’optique, à des verres grossissants, à des rayonnements prismatiques. Ils empâtaient un trait d’abord pur, anéantissaient les demi-teintes, jetaient çà et là les crudités, puis l’énergie, la passion, la poésie à pleines mains et produisaient une dramatique et grandiose caricature. Ceux-là abandonnaient les individualités, combinaient des symboles, effaçaient les contours, et se perdaient dans les nuées de l’insaisissable, ou dans les puériles merveilles du pointillé. Complétement étranger à tout ce qui était coterie, convention, système, M. de Balzac introduisait dans l’art la vérité la plus naïve, la plus absolue. Observateur sagace et profond, il épiait incessamment la nature ; puis, lorsqu’il l’a eu surprise, il l’a examinée avec des précautions infinies, il l’a regardée vivre et se mouvoir ; il a suivi le travail des fluides et de la pensée ; il l’a décomposée, fibre à fibre, et n’a commencé à la reconstruire que lorsqu’il a eu deviné les plus imperceptibles mystères de sa vie organique et intellectuelle. En la recomposant par ce chaud galvanisme, par ces injections enchantées qui rendent la vie aux corps, il nous l’a montrée frémissant d’une animation nouvelle qui nous étonne et nous charme. Cette science n’excluait pas l’imagination. Aussi, loin qu’elle ait manqué à cette patiente élaboration, y a-t-elle déployé sa plus grande puissance : elle a su maîtriser ses écarts, s’asservir à ne donner aux organes de l’œuvre que la quantité de vie nécessaire : rien de moins, rien de plus. Ce travail doit être le plus difficultueux de tous, car d’ordinaire le principe vital est si mal réparti dans la foule des embryons littéraires de notre époque, que les uns ont tout dans la tête et les autres tout dans les jambes, rarement ont-ils un cœur ; tandis que, chez M. de Balzac, la vie procède surtout du cœur ; il triomphe là où les autres périssent. Aussi, dans celles de ses œuvres que nous venons d’analyser, nulle fantaisie, nulle exagération, nul mensonge ; ses portraits sont d’une scrupuleuse vérité ; si vous n’avez déjà vu les originaux, vous les rencontrerez infailliblement.

Qu’il marche donc, qu’il achève son œuvre, et ne retourne pas la tête aux cris envieux d’une critique dont la mesure, trop petite pour les beautés de l’ensemble, ne s’attache qu’à des imperfections de détail ! qu’il marche, il sait bien où il va. Ses premières conquêtes nous répondent de celles de l’avenir. Cet avenir ne se rapproche-t-il donc pas, et pour son œuvre et pour lui ? Déjà le public a compris l’importance des Études de mœurs et celle des Études philosophiques. Quand viendra la troisième partie de l’œuvre, les Études analytiques, la critique sera muette devant l’une des plus audacieuses constructions qu’un seul homme ait osé entreprendre. Les esprits attentifs auront facilement reconnu les liens qui rattachent les Études de mœurs aux Études philosophiques ; mais, s’il fallait, pour les gens superficiels, résumer par une seule réflexion le sens qui se dégage de tous ces effets sociaux, si complétement accusés et qui forment un terrain solide sur lequel l’auteur assied l’examen de leurs causes, nous dirions que, peindre les sentiments, les passions, les intérêts, les calculs en guerre constante avec les institutions, les lois et les mœurs, c’est montrer l’homme en lutte avec sa pensée, et préparer magnifiquement le système des Études philosophiques, où M. de Balzac démontre les ravages de l’intelligence, et fait voir en elle le principe le plus dissolvant de l’homme en société : belle thèse dont nous avons expliqué déjà les poésies, et dont les Études analytiques contiendront la conclusion.

27 avril 1835.
  1. Nous croyons nécessaire de donner ici en note le contenu des précédentes éditions des Scènes de la Vie privée, publiées du vivant de l’auteur, et n’étant point de simples réimpressions.

    Première édition. Deux volumes in-8o, avril 1830, chez Mame et Delaunay-Vallée. Contenant : — Tome I. Préface. La Vendetta. Les Dangers de l’inconduite (Gobseck). Le Bal de Sceaux ou le Pair de France. — Tome II. Gloire et Malheur (la Maison du Chat-qui-pelote). La Femme vertueuse (une Double Famille). La Paix du ménage. Note.

    Deuxième édition. Quatre volumes in-8o, mai 1832, chez Mame-Delaunay. Contenant : — Les deux premiers volumes comme ceux de l’édition précédente, moins la note du tome II, qui est supprimée. — Tome III. Le Conseil (le Message, suivi de la Grande Bretèche). La Bourse. Le Devoir d’une femme (Adieu). Les Célibataires (2e récit : le Curé de Tours). — Tome IV. Note de l’éditeur. Le Rendez-vous (Premières fautes). La Femme de trente ans (À trente ans). Le Doigt de Dieu (première partie : la Bièvre). Les Deux Rencontres. L’Expiation (la Vieillesse d’une mère coupable). Ces cinq morceaux sont aujourd’hui les divers chapitres de la Femme de trente ans.

    Troisième édition. Tomes I à IV des Études de mœurs au xixe siècle. Quatre volumes in-8o, chez madame veuve Ch. Béchet, 1834-1835. (Les tomes III et IV mis en vente les premiers, en octobre 1834, le tome I en juin 1835 et le tome II en novembre 1835). Contenant : — Tome I. Introduction aux Études de mœurs au xixe siècle, par Félix Davin. Le Bal de Sceaux. Gloire et Malheur (la Maison du Chat-qui-pelote). La Vendetta. — Tome II. La Fleur-des-pois (le Contrat de mariage). La Paix du ménage. — Tome III. La Recherche de l’absolu (Balthazar Claes, ou). — Tome IV. Préface. Même histoire (la Femme de trente ans). Cet ouvrage contient, en plus ici que dans l’édition précédente, les chapitres suivants : Préface. Souffrances inconnues. Le Doigt de Dieu, 2e partie, la Vallée du torrent.

    Quatrième édition. Deux volumes in-18, chez Charpentier, 1839. Contenant : — Tome I. Le Bal de Sceaux ou le Pair de France. Gloire et Malheur (la Maison du Chat-qui-pelote). La Fleur-des-pois (le Contrat de mariage). La Paix du ménage. Tome II. — La Vendetta. Même histoire (la Femme de trente ans). Il faut y ajouter Balthazar Claes ou la Recherche de l’absolu, un volume in-12, chez le même éditeur, 1839.

    Cinquième édition. Tomes I à IV de la première édition de la Comédie humaine. Quatre volumes in-8o, chez Furne, Dubochet et Hetzel, 1842-1845. Contenant : — Tome I, 1842. Préface générale. La Maison du Chat-qui-pelote (Gloire et Malheur). Le Bal de Sceaux (ou le Pair de France). La Bourse. La Vendetta. Madame Firmiani. Une Double Famille (la Femme vertueuse). La Paix du ménage. La Fausse Maîtresse. Étude de femme (Profil de marquise). Albert Savarus (Rosalie). — Tome II, 1842. Mémoires de Deux Jeunes Mariées. Une Fille d’Ève. La Femme abandonnée. La Grenadière. Le Message (le Conseil). Gobseck (Papa Gobseck. Les Dangers de l’inconduite). Autre Étude de femme (les Premières armes d’un lion). — Tome III, 1842. La Femme de trente ans (Même histoire). Le Contrat de mariage (la Fleur-des-pois). Béatrix, première partie (les personnages, le drame). — Tome IV, 1845. Deuxième partie. Un Adultère rétrospectif. Les Petits Manéges d’une femme vertueuse. La Lune de miel. La Grande Bretèche (ou les Trois Vengeances). Modeste Mignon (ou les Trois Amoureux). Honorine. Un Début dans la vie (le Danger des mystifications).


    Comme nous l’avons dit en tête de cette note, nous ne parlons pas ici des autres éditions publiées sans aucun changement, telles que celle du Musée littéraire du Siècle, l’édition illustrée dite à quatre sous, celle de la Librairie Nouvelle en quarante-cinq volumes in-32 colombier, etc., etc. Cette dernière édition contient cependant quelques-unes des corrections de l’édition définitive.

  2. Aujourd’hui, cette nouvelle ne porte plus qu’un titre général : l’Ambitieux par amour.
  3. La plupart des fautes d’impression que nous indiquons dans le cours de ce travail, ont été corrigées dans les tirages nouveaux de l’édition définitive.
  4. Voir plus loin, après le travail sur les Études philosophiques.