Histoire des églises et chapelles de Lyon/Saint-Irénée

H. Lardanchet (tome Ip. 139-150).

SAINT-IRÉNÉE

Dans le livre À la gloire des martyrs (De Gloria Martyrum, ch. 49), Grégoire de Tours, dont les visites à Lyon furent fréquentes et prolongées, mentionne la basilique de Saint-Jean l’Évangéliste ; il rappelle que, sous son autel inférieur, saint Irénée fut enseveli avec deux martyrs de la persécution de Marc-Aurèle, Épipode et Alexandre. L’édifice, dont parle notre historien, n’a pas cessé d’occuper sa première place, et, malgré d’innombrables remaniements, il conserve à peu près les mêmes dispositions : c’est aujourd’hui l’église paroissiale de Saint-Irénée. Quelles ont été ses origines ? Par quelles mains a-t-elle été bâtie ? Il n’est pas facile de le déterminer d’une manière précise et irréfutable. Beaucoup d’obscurité, beaucoup d’incertitude enveloppe la topographie de notre cité dans les âges primitifs du christianisme et les auteurs ont donné libre carrière à leur imagination, suppléant par la fantaisie aux textes disparus, interprétant les trop rares fragments qui nous en sont parvenus, au gré d’une piété manifestement empressée à vieillir les traditions suspectes et récentes.

Pour le sujet qui nous occupe en particulier, les opinions sont aussi multipliées que discordantes entre elles ; il faut renoncer à les tirer au clair, sinon en les simplifiant, en les ramenant à l’hypothèse d’un temple unique, au lieu de quatre ou cinq que l’on espace sur la colline. L’évêque Patient nous paraît avoir eu le mérite de le bâtir et de le consacrer et, si les patrons célestes du lieu ont varié plusieurs fois jusqu’à la fin du xi" siècle, au point de faire supposer autant de monuments distincts et séparés, une bonne lecture des documents persuadera que ces noms furent associés en concurrence, ou bien se remplacèrent selon les inspirations du culte populaire, selon les décisions officielles de l’autorité ecclésiastique.

D’après ce sentiment, si on ne répugne pas trop à l’adopter à cause de sa nouveauté, qui serait cependant insuffisante pour le faire écarter, il convient d’attribuer au successeur de saint Eucher, qui occupa le siège épiscopal à peu près pendant toute la seconde moitié du ve siècle, l’initiative d’avoir élevé la basilique de la montagne et d’en avoir célébré la dédicace de 460 à 470 environ. Le célèbre évêque de Riez, Fauste, prêcha pour cette solennité : les plus célèbres poètes du temps la décrivirent en des vers gravés sur le marbre ; tour à tour ou peut-être simultanément, elle se para du patronage de Saint-Jean l’Évangéliste, des Macchabées, de Saint-Irénée et ses compagnons de martyre, de Saint-Just et des saints confesseurs : ce ne fut guère avant le déclin du xie siècle, après la constitution définitive du prieuré régulier, une partie de ses membres s’étant retirée pour former le chapitre de Saint-Just, que saint Irénée demeura le seul titulaire et il n’a plus, depuis, été supplanté.

L’endroit choisi pour la basilique, où furent creusés ses fondements, était contigu au cimetière dont la communauté chrétienne usait depuis l’édit de paix de Constantin ; là elle creusait les fosses de ses morts ; elle dressait leurs stèles funéraires auprès des tombeaux antiques, échelonnés des deux côtés de la voie d’Aquitaine. L’épitaphe d’une pieuse femme, nommée « Silentiosa », enterrée en 334, est la plus ancienne de celles qui nous sont parvenues ; la dernière de même provenance appartient au commencement du viie siècle. La nouvelle église de Patient pourrait donc être considérée comme une église cimetiérale dont on trouverait à Rome, par exemple, beaucoup de spécimens devenus des stations célèbres.

La présence d’innombrables ossements des témoins du Christ, précieux restes échappés au bûcher, aux tenailles, à la dent des fauves, la désigna mieux encore que sa somptueuse architecture « miræ magnitudinis » aux visites et aux oil’randes des pèlerins. À peine était-elle achevée qu’on s’accoutumait à la distinguer sous le titre de « Murlyrium », ainsi que l’atteste l’inscription tumulaire du jeune Domenecus, qui passa cinq ans de son enfance à y servir. En parlant du sanctuaire et de ses dépendances, on employait le plus souvent les expressions « loca sancta », « loca sanctorum », « ad sanctos », tant ce sol semblait anobli par les gages qui lui avaient été confiés. Les gens de dévotion, comme Agapus, y montaient assidûment prier ; on y entendait, pendant les veilles nocturnes, retentir les hymnes et les antiphones, grâce à des chœurs voués à cet office, dont Nonnosus fut longtemps une des plus remarquables voix. Dans les fêtes et les anniversaires qu’on y célébrait, une place exceptionnelle fut immédiatement accordée à la mémoire de l’évêque Justus, mort dans un exil que sa délicatesse de conscience lui avait imposé, au fond d’une cellule solitaire de la Thébaïde. Sidoine Appollinaire, qui nous a laissé de l’œuvre construite sous ses yeux, une description en vers, à triple trochée, trop connue pour que nous la répétions ici, dans une lettre à son ami Eriphius, a décrit aussi le pompeux appareil avec lequel peuple et clergé solennisaient l’anniversaire du jour où les cendres du pontife avaient été ramenées d’Égypte et rendues à ses concitoyens, amèrement repentant d’avoir été cause de sa fuite. Avant même les naissantes lueurs de l’aube, une interminable procession se rendait à son tombeau, entouré de prêtres, de clercs et de moines ; dans l’enceinte étincelante de lumières suffocantes, bondée d’une multitude qui se répandait au delà des portiques, l’évêque présidait à la psalmodie des matines et, après un court repos, à l’heure de tierce, il offrait le saint sacrifice ; l’homélie était confiée à un prédicateur de renom : saint Avit de Vienne la prononça plusieurs fois.

À ces splendeurs, inaugurées sous la domination des rois Burgondes, succéda trop vite une longue période de délaissement et d’oubli. Dans les âges de fer qui suivirent, au milieu des incessantes invasions, hors des remparts, la sécurité était précaire ; la population urbaine se tassait autour de la cathédrale Saint-Nizier et sur la rive opposée de la rivière de la Saône, de la Ghana à Sainte-Eulalie : la montagne déserte, ou à peu près, était abandonnée avec ses monuments aux injures du temps et aux coups des barbares. En 723, les Sarrazins achevèrent de renverser ce qui avait échappé aux envahisseurs qui les avaient précédés et la dévastation qu’ils laissèrent après eux fut telle que Leidrade, dont le zèle hardi releva tant de ruines, n’osa pas toucher à celles-là. Un autre prélat carlovingien, Remy, en chargea son chorévêque : Audinus obéit et s’appliqua à ressusciter ce passé, en réédifiant les murailles écroulées, en même temps qu’il reconstituait la communauté sacerdotale dispersée et anéantie. Les archéologues ont reconnu les traces de ses travaux, le cachet de son époque, dans quelques fragments de marbre, incrustés dans le pavé de la crypte, et dans un arc extérieur de son flanc méridional où la brique alterne avec des claveaux de pierre.

Une charte constitutionnelle, datée de 868, expose le plan de l’organisation nouvelle et enregistre plusieurs propriétés, entre autres le territoire de Briguais, destinées à l’entretien du service divin. La congrégation, qui en reçoit le soin, se composera de vingt prêtres ou clercs d’ordre inférieur : quatorze seront attachés à l’église haute, six réservés à l’église basse ; les offices se chanteront simultanément dans l’une et dans l’autre ; leurs chapelains mèneront la vie commune, un abbé les gouvernera, désigné par leurs suffrages et les places vacantes seront accordées de la même manière. Les âges postérieurs apportèrent de notables augmentations au patrimoine fraternel : deux archevêques, Anchericus et Guy Ier témoignèrent leur bienveillance, le premier, en 927, par la remise de redevances seigneuriales qui lui étaient dues, le second, en 932, par la confirmation des droits de dîme dans l’étendue du faubourg de Trion. Un prêtre, du nom de Rannuque,
L’église Saint-Irénée.
céda Saint-Just-en-Bas qu’il possédait ; Aurélien, maître en partie du Mont d’Or, offrit Albigny ; Guillaume le Pieux, duc d’Aquitaine, fondateur de Cluny, donna Grézieu, sa chapelle récemment ouverte, ses dîmes et ses serfs. Nous sommes moins certains des faveurs octroyées par Artaud, comte de Lyon, que La Mure, historien du Forez, rattache à la première race de ses comtes ; l’acte qui les rappelle, quoique chargé de vingt signatures, est très probablement apocryphe ; mais il n’est pas contestable qu’il confia aux chanoines de la colline l’entretien de sa tombe et les prières pour son âme. Plusieurs membres de sa famille vinrent y reposer et le dernier, non le moins illustre, fut l’archevêque Renaud dont le testament du 12 octobre 1226 léguait 1.500 sols pour un anniversaire à perpétuité.

Mais à cette date, des Augustins réguliers avaient remplacé l’association fondée par Audinus et le prieuré séculier était devenu un prieuré conventuel. L’auteur de cette réforme, Hugues de Bourgogne, archevêque de Lyon et légat du Saint-Siège, l’avait introduite à la fin du xie siècle, probablement dans l’une des dix années qui le terminèrent. Elle persévéra, sans variation sensible, jusqu’à la Révolution française. Il y eut à cette occasion entre le clergé évincé et les arrivants, qui leur étaient substitués, une séparation qui ne fut pas entièrement amiable ; en obéissant et en se retirant, les dissidents se soumettaient à une mesure inévitable, mais ils réclamèrent dans la division des biens la plus grosse part ; ils conservèrent les privilèges de leur ancienne société, maintinrent ses droits et transportèrent, autant que possible, par fiction ou en réalité, à l’établissement qu’ils se proposaient de créer, les dépouilles du temple qu’ils abandonnaient, ses fonds, ses ornements, ses châsses et ses reliques, ses traditions et ses archives. La célèbre collégiale des barons féodaux de Saint-Just prit naissance de cette dislocation : revendiquer pour elle une existence antérieure de sept ou huit cents ans, c’est aller contre la matérialité des faits et substituer à l’histoire des pierres les inventions apocryphes, suggérées par des intérêts de parti.

Au cours du moyen âge, les incidents relatifs à l’église et aux bâtiments claustraux ont été de peu d’importance ou du moins la mémoire s’en est promptement effacée : selon le devoir de leur charge, les prieurs veillèrent à leur conservation ; ils les réparèrent ou les entretinrent à proportion des ressources dont ils disposaient. L’un d’entre eux, dans le xiie siècle ou plus vraisemblablement au xiiie, plaça la fameuse mosaïque du chœur dont les dernières parties ne disparurent qu’en 1824 ; Artaud, directeur du musée, a conservé le dessin de ce qu’il en avait vu : elle était formée par trois rangs de niches superposées, dans lesquelles des figures symbolisaient les sciences scholastiques, les vertus cardinales et théologiques. Dans le soubassement inférieur, on lisait l’inscription en l’honneur du chef immortel ayant conduit les dix-neuf mille compagnons de son supplice.

INGREDIENS LOCA TAM SACRA, JAM TUA PECTORA TUNDE :
POSCE GEMENS VENIAM, LACRYMAS HIC CUM PRECE FUNDE.
PRÆSULIS HIC IRENÆI TURMA JACET SOCIORUM
QUOS PER MARTYRIUM PERDUXIT AD ALTA POLORUM.
ISTORUM NUMERUM, SI NOSCE CUPIS, TIBI PANDO :
MILLIA DENA NOVEMQUE FUERUNT SUE DUCE TANTO,
HINC MULIERES ET PUERI SIMUL EXCIPIUNTUR,
QUOS TULIT ATRA MANUS, NUNC CHRISTI LUCE FRUUNTUR.

Contrairement à cette déclaration permanente en hexamètres lapidaires, les barons de Saint-Just étaient persuadés qu’ils détenaient chez eux les corps saints qu’on vénérait jadis dans leur primitive résidence, sans en excepter les restes du grand docteur lui-même, saint Irénée, et ceux des martyrs Épipode et Alexandre, déposés auprès de lui. Deux textes épigraphiques en instruisaient le public ; l’un, gravé au-dessus d’un tombeau de la crypte, dans un latin assez barbare, débutait ainsi :

IDOLA REX VANA PLEBS ET SIMULACRA PROPHANA
YRENÆUS PULCRO JACET HIC TESTANTE SEPULCHRO :
SANCTUS ALEXANDER ET YPIPODIUS HIC REQUIESCUNT.

L’autre sur vélin, que les archives du Rhône ont recueilli, était suspendu dans un cadre à la portée des curieux.

Il s’était évidemment formé une tradition, plus ou moins avérée, plus ou moins précise, tendant à affirmer qu’à la dislocation des deux communautés, comme nous le disions plus haut, celle de Saint-Just avait revendiqué le droit de tout garder, et, pareille aux Hébreux à la sortie d’Égypte, elle s’était enrichie de tout ce qu’il lui avait été possible d’emporter.

Une enquête juridique, opérée le 29 août 1287, sur les instances de Boniface d’Aoste, vicaire général de Pierre d’Aoste, archevêque élu de Lyon, et par une délégation de Guillaume, archevêque de Vienne, avait confirmé la bonne foi de cette possession. Huit commissaires, docteurs en théologie, licenciés en droit canonique, Dominicains et Cordeliers, avaient contemplé de leurs yeux texteoculnfa fide » une tête et des ossements d’un corps humain, et sur la cuve qui les contenait, ces mots : « Hic jacet sanctus Irenæus secundus a beato Pothino. Ici repose saint Irénée, successeur du bienheureux Pothin. » On ne voit pas qu’à ce moment-là les Augustins du prieuré aient protesté. Le conflit se rouvrit seulement au début du xve siècle et il eut alors un retentissement considérable. Le cardinal Pierre de Thurey, légat a latere dans la province, commença les informations à ce sujet : il les termina par l’ouverture des sépulcres et la visitation solennelle des reliques de la crypte irénéenne. La cérémonie eut lieu le 6 avril 1410. Avec le cardinal de Sainte-Suzanne, on avait invité son frère, Philippe de Thurey, archevêque de Lyon ; Pierre de Saluées, évêque d’Amnata ; Jacques Crépignac, évêque de Damas ; les abbés de Savigny, d’Ambournay, de Saint-Ruf, de l’Île-Barbe et d’Ainay ; le doyen des comtes de Saint-Jean, Pierre de Montjeu ; Amédée de Talaru et Geoffroy de Thélis représentaient la collégiale de Saint-Just dont ils étaient membres. On trouva les cercueils de plomb aux places que la voix publique désignait ; après qu’ils furent ouverts, on plaça les restes qu’ils contenaient dans des châsses préparées à les recevoir. Le délégué du Saint-Siège confirma dans un diplôme, revêtu de sa signature et de son sceau, l’authenticité de la découverte. Les chanoines de Saint-Just désappointés réclamèrent et déposèrent une plainte contre cette déclaration au tribunal du sénéchal, Jean de Chastelus ; ceux de Saint-Irénée répliquèrent en portant l’affaire à Rome, tandis que leurs adversaires s’adressaient au Parlement de Paris pour empêcher l’effet de cet appel au pape. Jean XXII nomma néanmoins un juge et confia cet office à Henri, évêque de Sabine, membre du Sacré-Collège. Trois ans après, les doutes n’étaient pas encore tranchés, lorsque des deux côtés on convint de choisir pour arbitre un personnage que sa dignité et sa science recommandaient, autant que sa naissance et son passé le préparaient à bien connaître la cause remise entre ses mains. Il s’agit de Jean de Rochetaillée, ancien écolier de la manécanterie de la Primatiale, archevêque de Rouen et de Besançon, patriarche de Constantinople, cardinal, qui Inversait Lyon en se rendant à sa nonciature d’Espagne. Il accepta et, le 9 août 1413, dans le chœur de Saint-Jean, au milieu d’une assistance compacte, il écouta la lecture des mémoires des avocats : Jérôme de Balard plaida pour Saint-Irénée, Jean Palermi lui répondit au nom de Saint-Just. Le lendemain il rendit sa sentence ; elle maintenait le prieuré de Saint-Irénée dans une possession appuyée sur une trop haute antiquité pour n’être pas légitime ; l’autre parti s’inclina : sans cesser d’honorer un patron qui lui avait toujours été cher, il n’eut plus à se dire le gardien de sa tombe.

Ce qui avait coûté tant de zèle à revendiquer, ce que la piété de nos pères considérait à bon droit comme une céleste sauvegarde, la fureur et l’irréligion des bandes du baron des Adrets le profanèrent et l’anéantirent en quelques jours. Leur acharnement ne connut aucun frein, ne respecta aucun objet sacré, ne s’arrêta devant aucun sentiment naturel. On détruisit pour détruire, on brisa par haine ; les fanatiques préparaient la proie aux pillards. Un poète contemporain, dans son livre les Tristes de France, De tristibus Franciæ, nous dépeint l’édifice avec ses pierres arrachées, sa toiture effondrée, ses colonnes renversées, ses autels en morceaux, ses tombeaux violés, ses châsses brisées ; les vainqueurs chargés de dépouilles et pressés de confier au Rhône le butin qu’ils ont enlevé.

Sainte Biblis et Sainte Blandine (Vitrail de L. Bégule à Saint-Irénée).}}

Les saints ossements des martyrs, arrachés à la pourpre et à l’or qui les recouvraient, devinrent des jouets pour les huguenots railleurs ; ils les jetèrent pêle-mêle sur le pavé, les piétinèrent avec mépris, s’en amusèrent avec les plaisanteries les plus cyniques et les abandonnèrent à la voirie comme des objets rebutants. Trente ans après, cette désolation n était pas encore effacée ni le désastre réparé. Un procès-verbal de 1590 nous apprend en effet que le culte n’était pas rétabli : la messe se célébrait dans une salle qui menaçait ruine, au milieu d’une pauvreté extrême.

Un prieur courageux, Claude Grolier, entreprit les restaurations les plus urgentes ; le 12 juillet 1593, il eut le bonheur de faire consacrer par le suffragant, Jacques Maistret, évêque de Damas, l’autel majeur, dans le chœur à peu près nettoyé et rétabli. Plus tard, en 16.35, il tenta de déblayer la crypte et de la remettre en état, en enlevant les décombres de toutes sortes qui la remplissaient et en consolidant ses voûtes et ses murailles. Lorsque les travaux furent terminés, il suspendit, au-dessus du puits que l’on croyait avoir été comblé avec les restes des victimes de l’empereur Sévère, une lampe perpétuellement allumée, comme le symbole d’une ère nouvelle dans l’immortalité des héroïques fondateurs de l’Église lyonnaise.

À la mort de cet homme de bien et d’initiative dont la mémoire doit échapper à l’oubli, le prieuré tomba en commande, et les cinq ou six religieux, qui le composaient, perdirent le droit d’élire leur chef. Le cardinal Alphonse de Richelieu, archevêque de Lyon, obtint le bénéfice ; ses successeurs furent l’abbé Tallemaut, membre de l’Académie française, Joachim d’Estaing, chanoine de Saint-Jean avant d’être évêque de Saint-Flour, l’abbé Castillon, officiai de Digne, et le dernier Michel-François-Marlin Dorsin, vicaire général de Tours.

Sous le chanoine-comte d’Estaing, et avec son agrément, un changement important s’introduisit dans la communauté ; les survivants, Charles Guérin, curé, Nicolas Nivon, infirmier, Pierre Anisson, Antoine Nivon, Guichard Dufresne et Saint-Antoine se sécularisèrent et cédèrent la place à la congrégation des chanoines réguliers de France, plus communément appelés les Génovéfains. Après d’assez longs pourparlers, rendus plus épineux par l’opposition violente de M. de Saint-Antoine qui refusait de quitter les lieux, le nouveau curé et prieur claustral, M. Poussemothe de Montbriseuil, prit possession de l’église, le i mai 1704 ; un noviciat fut aussitôt inauguré, et plusieurs familles y dirigèrent leurs enfants. Ce serait cependant manquer d’impartialité que de taire que les nouveaux venus ne rencontrèrent point partout un accueil empreint d’une extrême bienveillance. On les soupçonnait, avec raison, d’être secrètement favorables aux principes jansénistes, et eux-mêmes le dissimulèrent si peu que, selon les sentiments régnants, ils furent sévèrement traités par le cardinal de Tencin, et des plus favorisés, au contraire, sous son successeur, Monseigneur de Montazet.

Ils jetèrent, bientôt après leur arrivée, les fondations d’une demeure moins incommode que le logis canonial aux exercices de la vie commune ; mais sans les libéralités complaisantes du duc d’Orléans, le fils du régent, ils n’en auraient jamais vu la fin. Elle est maintenant occupée par le refuge des repenties Saint-Michel et, de la montée de Choulans ou du quai de la Saône, dont on l’aperçoit, sa façade percée de ses hautes fenêtres se présente avec un imposant aspect, digne de Soufflot qui la dessina et de Loyer qui en dirigea la construction. Il n’est guère possible de chiffrer exactement les revenus de la maison et de ses prébendes, mais la comptabilité accuse des dettes considérables, des emprunts fréquents et par conséquent des embarras financiers qui se prolongèrent jusqu’à la dissolution de l’ordre. Pour la sacristie, les recettes casuelles ne se seraient pas élevées annuellement au-dessus de 940 livres, en y comptant les offrandes particulières, estimées 220 livres ; le produit des chaises, ne dépassant pas 200 livres, était abandonné au bâtonnier pour ses gages. Cette pénurie de ressources obligea de suspendre des distributions charitables, annoncées à jour fixe et accordées à tout venant ; ainsi, chaque samedi de carême on donnait en aumônes 250 livres de pain, une autre fois une et deux années de vin ; à d’autres dates, le samedi de la Quinquagésime par exemple, on avait à livrer 6 bichets de seigle, 32 bichets de fèves, 182 livres de pain, 91 livres de viande et 3 asnées de vin. Cet usage remontait assez loin et les fonds, qui y étaient affectés, avaient diminué de valeur ou s’étaient perdus. Les Génovéfains demandèrent d’attribuer ces rentes aux indigents du quartier qui seraient mieux secourus et avec plus de discernement. On cria beaucoup, mais la suppression des dons de la porte fut maintenue.

Nos religieux ne s’offusquèrent pas trop de la Révolution, de ses théories, de ses réformes, ni même de ses prescriptions. Un d’entre eux fut nommé curé constitutionnel de la paroisse, un autre, son frère jumeau, vicaire épiscopal de l’intrus. L’église souterraine, durant le siège, servit d’abri aux habitants contre les boulets des batteries de la Convention ; le prieuré fut transformé en hôpital militaire.

Ce fut le jour de Pâques, 18 avril 1802, que l’on chanta la messe pour la première fois dans la vénérable basilique rendue au catholicisme et à ses souvenirs sacrés. Mais hélas ! dans quel pitoyable état son nouveau pasteur, l’abbé François Déchaut, ex-perpétuel de Saint-Just, la recevait du fermier national qui l’avait convertie en fenil. Six mois après la toiture s’effondrait : la municipalité intervint et accorda 9.000 francs pour les réparations les plus indispensables. La sacristie était sans meubles, sans ornements, sans vases sacrés ; on usait d’un calice d’étain ; le clocher attendit une cloche jusqu’au 15 avril 1806, où elle fut bénite par le cardinal Fesch. Pendant toute la durée du xixe siècle, les ecclésiastiques, qui gouvernent la paroisse, plus spécialement MM. Durand, Valadier, Delaroche, Guillon, épuiseront les ressources dont ils disposent dans des remaniements, embellissements, reconstructions, agrandissements utiles, nécessaires même, dont la diversité toutefois a fini par enlever à l’œuvre tout intérêt artistique et toute trace originale du passé.

Derrière le chevet de l’église, sur une vaste plate-forme, s’étendant jusqu’à la brusque arête de la balme qui descend au confluent, on a érigé un calvaire, et à l’entour on a dressé de petits édicules, où sont sculptées dans la pierre les quatorze scènes du Chemin de la Croix. L’abbé de Pélissac fut l’initiateur de ce projet et on l’exécuta vers 1720. La piété populaire l’adopta promptement et, à certains jours, le jeudi et le vendredi saints principalement, on vit les fidèles remplir l’espace laissé libre. La coutume s’établit d’échelonner les stations traditionnelles du bas de la colline au sommet et de la gravir en silence et en prière. La première station était fixée à Sainte-Croix, près de la cathédrale, on passait ensuite à Saint-Pierre le Vieux, aux Trinitaires, au Verbe-Incarné, chez les P.P. Minimes, où l’on goûtait une absinthe amère fort en vogue ; de là on se rendait aux Ursulines des Bains Romains, à Saint-Just, et franchissant la porte du faubourg, on s’arrêtait encore près d’une croix qui marquait l’emplacement de l’ancienne collégiale détruite par les Calvinistes ; enfin on achevait ce saint exercice, en s’agenouillant dans une grotte, taillée dans le tuf, figurant le sépulcre du Sauveur. La congrégation des Messieurs, assemblée au collège des Jésuites de la Trinité, avait introduit ce pèlerinage dans son règlement et l’accomplissait à l’édification générale.

Abattue par les terroristes, l’image du divin Crucifié fut relevée, à la place même où tant de générations l’avaient adorée et baisée, plusieurs mois avant que Bonaparte ait livré le secret de ses projets concordataires. Précédant de la sorte tous les autres symboles religieux, étendant ses bras miséricordieux sur les ruines fumantes, entassées par les généraux et les représentants de la Convention, elle apparut à nos concitoyens comme l’emblème d’une victoire prochaine de la foi sur l’athéisme, de la liberté sur la tyrannie, de la fraternité sur les haines sociales.

L’église Saint-Irénée est vaste, mais n’a pas, tant s’en faut, le caractère architectural et la majesté de l’église gothique antérieure aux dévastations protestantes.

En pénétrant dans le chœur, le regard se porte dès l’abord sur le pavé de mosaïque dans lequel l’artiste a reproduit l’inscription rappelant le massacre des dix-neuf mille martyrs. L’autel est de marbre blanc avec des marches de marbre rouge. Le chœur a été récemment décoré de fresques par M. Couvert. Au centre, le Christ, bénissant, est entouré des symboles des quatre évangélistes. Dans la coupole, on a représenté le Saint-Esprit planant au milieu d’un semis d’étoiles. Dans les trompes de la coupole, quatre anges portent des inscriptions.

Les vitraux, œuvre de L. Bégule, sont remarquables. Le grand artiste chrétien a mis tous ses soins à décorer cette église qui est sa paroisse. Dans le chœur de gauche, à droite : 1° saint Pothin, saint Pontique et sainte Blandine enchaînés ; 2° Jésus chargé de sa croix entre la Sainte-Vierge et saint Jean ; 3° un clergé nombreux se presse pour faire la reconnaissance des reliques des saints Irénée, Alexandre, Épipode ; 4° saint Irénée bénit les sainte Alexandre, Épipode, liés et à genoux. Dans la nef de droite : 1° saint Jean donne la communion ; 2° saint Pothin présente l’image de la Sainte-Vierge ; 3° sainte Blandine ; 4° saint Alexandre ; 5° saint Jubin. Dans la nef de gauche : 1° saint Polycarpe, 2° saint Irénée, 3° sainte Biblis, 4° saint Épipode, 3° trois scènes de la vie de saint Zacharie.

Le Christ, fresque de Couvert (Église Saint-Irénée).

La chapelle du Sacré-Cœur placée dans la nef de gauche possède un autel de marbre blanc et une statue du Sacré-Cœur. Celle-ci est entourée de deux intéressantes fresques : deux anges portent des calices pleins du sang des martyrs de la première persécution lyonnaise, sous l’empereur Marc-Aurèle, en l’année 177, et de la seconde, sous l’empereur Sévère, en 202 ; touchant témoignage de la fidélité des chrétiens au Maître dont le Cœur les a tant aimés, et pour qui, en retour, ils donnent leur sang. Vis-à-vis, s’ouvre la chapelle de la Sainte-Vierge, dont l’autel en marbre blanc est décoré d’un bas-relief : le Cœur de Marie percé d’un glaive, et ornée d’une fresque : l’Annonciation avec, à la voûte, les symboles des litanies. La chapelle est éclairée par le vitrail du Rosaire. Contre les pilastres, près du chœur, deux belles statues : saint Joseph et saint Irénée, signées d’un artiste lyonnais de renom : M. Millefaut.

Au fond de l’église, la chapelle de saint Jubin mérite l’attention. Là est enseveli l’archevêque de Lyon, saint Gébouin, vulgairement appelé Jubin, 1077-1083. L’autel est surmonté de deux statues, saint Paul et saint Jubin, œuvre du sculpteur Legendre Héral, il est éclairé par un vitrail où se trouve l’inscription suivante : « Érigée par Jean-Pierre-Gaston de Pins, archevêque d’Amasie, administrateur du diocèse de Lyon, an MDCCCXXXIII », avec ses armes. C’est là que ce prélat a été enseveli, comme l’apprend une autre inscription : « Ci git I.-Paul-Gaston de Pins, archevêque d’Amasie, administrateur apostolique du diocèse de Lyon, en témoignage de sa générosité envers cette église, il mourut en MDCCCL, le 30 novembre. »

Vis-à-vis, au bas de la nef gauche, le baptistère accompagné d’un autel, dédié à saint Zacharie, avec peinture de M. Borel, représentant le baptême. Signalons encore la chaire de marbre blanc, avec sculptures représentant les quatre évangélistes. Enfin deux pierres tombales, avec inscriptions gothiques, relevées contre les murs et bien conservées.

L’ensemble de l’édifice a été l’objet d’heureuses restaurations récentes, comme l’apprend une inscription placée près de la porte d’entrée : « L’église de Saint-Irénée a été restaurée et embellie en l’an 1900, grâce à la générosité et au zèle apostolique de M. l’abbé Claude Guillon, chanoine honoraire de la Primatiale, curé de cette paroisse. Les fabriciens et les paroissiens reconnaissants. »

L’église Saint-Irénée partage, avec Saint-Nizier et Ainay, le privilège d’avoir une crypte ancienne. En raconter toutefois l’histoire certaine n’est point chose aisée, ni en décrire non plus l’état ancien, parce qu’elle a été détruite, reconstruite, remaniée, quoique le plan général en ait été conservé ; si bien que Steyert pouvait écrire « qu’elle a perdu tout son caractère par suite des remaniements et embellissements qu’on lui a fait subir et qui ont achevé de défigurer ce précieux spécimen de l’architecture du ixe siècle, déjà si mutilé. Croirait-on, ajoute-t-il, qu’on a supprimé les porte-à-faux des arcs sur les colonnes ! »

Entrelacs sculptés (xe siècle) Église Saint-Irénée.

La crypte est exactement orientée ; elle occupe l’extrémité orientale supérieure de la colline. L’abside, placée en dehors du sol, reçoit le jour par trois baies ; le reste est en souterrain. M. Boué en donne une description datée de 1841, par conséquent plus fidèle que celle qu’on pourrait donner actuellement. À cette époque, on descendait dans la crypte par l’escalier situé près du calvaire ; on apercevait à droite le caveau où ont été rassemblés les ossements dispersés par les huguenots, puis on trouvait une chapelle dédiée à saint Polycarpe, d’une époque assez ancienne. On entrait alors dans la crypte par une ouverture pratiquée dans le rond-point de l’abside, à la place d’une fenêtre qui y préexistait. De nos jours, on y pénètre par une entrée latérale pratiquée sur la paroi nord de l’absidiole de gauche.

Le monument est à trois nefs, séparées par des colonnes que surmontent des chapiteaux corinthiens très simples. Ces colonnes supportent des arcs en plein cintre et délimitent ainsi cinq travées. La nef est voûtée en berceau à plein cintre ; à l’intersection de la nef et de l’abside, un arc doubleau supporté par des pilastres établit la séparation. L’abside est à cinq pans, éclairée par trois baies, bouchées en partie. Dans sa description, M. Houé marquait, sur les deux premiers pans, deux grandes fenêtres, et sur les deux autres, des niches vides de leurs statues ; mais, a-t-il soin d’ajouter, tout cela dénaturé par des moulures en stuc et par diverses mutilations. Actuellement, les trois baies occupent les pans impairs, séparés par des espaces vides. La coupole est en cul-de-four et ornée de fresques récentes. De chaque côté de l’abside, mais avec une profondeur moindre, se trouvent les deux absidioles, qui se terminent ainsi presque au niveau de la travée.

Au fond de la nef, le mur est percé d’une porte donnant issue sur les deux escaliers et corridors de sortie, dans lesquels on a placé plusieurs sarcophages chrétiens, avec inscriptions, et de nombreux fragments de sculpture provenant de l’ancienne basilique. Les arcs à plein cintre de l’abside, les arcs des travées ont été restaurés dans leurs dispositions primitives, c’est-à-dire formés de claveaux de pierre alternant avec des claveaux de briques. Un arc élevé au dehors de la crypte, sur le flanc sud de l’église elle-même, est un reste de l’édifice reconstruit au ixe siècle.

Le pavé était formé de carreaux en marbre gris et blanc qu’on attribue au ive ou ve siècle. M. Monvenoux, architecte, les a retrouvés, en 1850, dans un bas-côté gauche. Du reste, dans la dernière restauration, on a suivi le modèle du pavement ancien. Derrière l’église Saint-Irénée se trouve le calvaire, bien connu de tous nos concitoyens, et célèbre dans l’histoire lyonnaise des deux derniers siècles. La XIIe station, le Christ en croix, est d’un effet majestueux ; elle se profile sur un horizon qui s’étend à perte de vue et dont le bas est coupé par le plan de la ville entière.