Histoire des églises et chapelles de Lyon/Missionnaires Saint-Joseph

H. Lardanchet (tome Ip. 276-281).

MISSIONNAIRES SAINT-JOSEPH

Jacques Crétenet, dont on va retracer ici la biographie, fut un maître de la vie intérieure ; et, pourtant, il n’a pas trouvé de digne historien parmi ses disciples qui, d’abord, s’appliquèrent à le continuer, puis se perdirent dans le jansénisme. Les annales de l’Église contiennent quelques exemples de cette destinée singulière où toute une vie de vertus, de labeurs et de sacrifices, apparaît écrasée, devant la mémoire des hommes, par l’œuvre même qu’elle avait construite.

Jacques Crétenet était le sixième fils de parents de modeste condition, François Crétenet et Guiette Tisserandis ; il naquit au bourg de Champlitte en Franche-Comté. Son instruction fut assez négligée dans son enfance, mais la facilité avec laquelle il apprit d’un de ses oncles, en très peu de temps, les rudiments de la grammaire, montre qu’il eût été aussi éminent par la science que par la piété s’il avait poursuivi ses études. On ignore par quelles conjonctures il quitta, jeune encore, le lieu de sa naissance : « Je sortis, raconte-t-il, de mon pays, à l’âge de quinze ans, sans argent et sans savoir où je devais m’établir, mais avec une grande confiance en Dieu, lequel ne m’a jamais abandonné. » Il s’arrêta à Langres où il apprit la chirurgie, puis s’achemina à Lyon où il arriva sans argent, et d’où il partit presque aussitôt pour se rendre à Grenoble. En route, il rencontra un pieux gentilhomme, le baron de la Roche, qui se sentit prévenu en sa faveur par son seul aspect, lui donna du travail sur ses terres, et le favorisa de plus en plus, en récompense de son zèle, de sa retenue, de sa prudence précoce et de ses bons exemples. Il le conduisit avec lui à son château d’Amnistie, entre Nîmes et Uzès, où le roi l’avait envoyé pour réprimer les Huguenots en révolte. Là, l’humilité de Crétenet eut à se défendre contre les marques répétées de respect et d’admiration qui venaient à lui de toutes parts ainsi que de l’affection d’une jeune fille de la meilleure famille du pays, affection qu’il n’était pas loin, au demeurant, de partager. « Tu te marieras, mais c’est une autre femme que la Providence te destine, » lui dit nettement une voix intérieure. Et en dépit de mille apparences, malgré les conseils des personnes les plus éclairées et les mieux disposées pour lui, il s’en alla. Telle fut la première manifestation du don de prescience que Dieu lui avait accordé.

De retour à Lyon, en 1628, il trouva ample matière à sa charité. La peste désolait la ville : un chirurgien le prit à son service, mais Crétenet ne demeura pas longtemps dans le logis de son maître, parce que celui-ci y gardait une fille de mauvaises mœurs. Il s’en fut, pour la troisième fois, droit devant lui, avec le calme et la simplicité d’un véritable aventurier de Jésus-Christ, s’employa de son mieux au soin des innombrables malades, et conserva la vie tandis que la mort guettait de toutes parts. Un jour qu’il passait dans une rue la tête penchée, les yeux baissés, selon sa coutume, il les releva un instant et considéra une jeune veuve debout au seuil de sa maison. Une pensée vint et resta fermement gravée dans son esprit comme un ordre d’en haut, à quoi il n’essaya pas de se soustraire : « C’est la personne que Dieu t’a réservée pour épouse. » Il l’épousa, en effet, l’ayant reçue de sa mère, après l’avoir traitée avec une honnêteté et une persévérance sans borne. Entre temps, il avait gagné la maîtrise de son art, par un décret des magistrats la promettant à tous les aides-chirurgiens qui resteraient dans la cité, alors que la frayeur du fléau avait mis en fuite beaucoup de maîtres eux-mêmes.

Il reçut avec reconnaissance ces marques de la protection divine comme il avait accepté les épreuves du début de sa vie. Il se confiait par une docilité entière aux démonstrations intimes de sa vocation. C’est ainsi qu’il trouva une directrice parfaite dans la mère Madeleine de Saint-François, supérieure du premier monastère franciscain de Sainte-Élisabeth de Lyon. À dater de là jusqu’à la mort de cette religieuse, qui avait au plus haut degré le secret de la connaissance et de la conduite des âmes, l’histoire de Crélenel se déroule entièrement entre Dieu et la mère Madeleine avec qui il avait des entretiens quotidiens, et qui lui aida à progresser de jour en jour dans les voies de la spiritualité. Crétenet montra, par la suite, des lumières de simplicité et d’apostolat telles que les plus distingués religieux de la ville en étaient émerveillés. On se doute que cela n’alla pas sans exciter la méfiance, puis la raillerie et la haine. La méfiance, bientôt exprimée par des persécutions, vint des gens, même pieux, qui ne voyaient pas sans quelque scandale un chirurgien, ignorant des lettres et de la théologie, pratiquer une vie d’exception, prêcher dans les maisons, réunir des auditeurs chez lui : « C’est de la nouveauté », disaient-ils, « et de la nouveauté contraire à l’ordre établi dans l’église et aux lois de la juste hiérarchie ». La raillerie et la haine venaient des mondains, furieux qu’on les accabla d’un pareil exemple ; ils passèrent des caricatures aux violences. Les conseillers du moyen terme, qui ne manquent jamais en semblable cas, représentèrent à Crétenet en mille raisonnements tirés des meilleurs auteurs, qu’il devait retrancher quelque chose de sa dévotion intempestive, de sa méthode de procéder contre les vices, méthode trop fortement opposée aux maximes et aux habitudes du monde et à sa condition de laïque médiocrement instruit.

On lui remontra aussi et plus encore, qu’il était ridicule à un homme de son âge et de son état de se mettre sous la direction d’une religieuse, et de traverser chaque jour la ville pour recevoir d’elle des conseils d’élite et des règles de conduite singulières, bonnes tout au plus pour des religieuses qui peuvent s’en réserver le luxe, hors des travaux et des sollicitudes du monde. Crétenet, sans s’émouvoir de ce concert presque universel de blâme, prit toutefois conseil, pour la sûreté de sa conscience, auprès de quelques religieux éprouvés en science et en prudence, notamment auprès du Père Arnaud, prieur des Feuillants de Lyon, qui calma les scrupules de son humilité et l’encouragea à suivre son extraordinaire vocation. Les disciples de Crétenet, on peut déjà leur donner ce nom, étaient dès lors quarante ; à des écoliers, séculiers ou clercs, qui voulaient s’affermir dans le bien et l’orthodoxie, s’étaient joints des hommes faits de divers états, métiers ou offices. La calomnie s’en prit alors à ce qu’elle appelait un ramassis de réformateurs, et elle sut mettre, dans son intérêt, des religieux prévenus par les apparences d’une telle nouveauté. Sur ces entrefaites, mourut, en 1612, la mère Madeleine. Crétenet pria beaucoup avec ses confrères pour demandera Dieu un directeur ; il le trouva dans la personne du père Arnaud ; celui-ci souvent éloigné ou absorbé par les intérêts majeurs de son ordre, confiait volontiers à Crétenet les âmes que celui-ci lui avait adressées.

Jacques Crétenet fondateur des Missionnaires Saint-Joseph.

Le troupeau croissait ainsi, et se fortifiait de plus en plus ; le pasteur malgré lui dut le quitter quelques mois, pour se rendre à Paris, député par la compagnie des chirurgiens pour y poursuivre quelques procès qu’ils avaient au grand conseil : preuve que ses confrères ne tenaient pas ce mystique pour moins expert que d’autres dans les choses humaines. Le soin des procès n’occupa pas tellement ses instants qu’il n’y mêlât ses œuvres favorites. S’étant lié d’une étroite amitié avec un chirurgien de Paris très réputé, mais aussi violent qu’habile, il le rendit doux comme un agneau, de sorte que la famille du converti ne pouvait se lasser d’admirer ce changement vraiment extraordinaire. Il convertit aussi un président au grand conseil, malade et incrédule, et lui procura une mort édifiante, ce qui occasionna à Crétenet la connaissance de M. Olier. De retour à Lyon, il s’appliqua davantage encore à la formation de ses compagnons d’oraison, les prenant de préférence parmi les clercs et les prêtres. Un jour qu’il donnait à dîner à quelques-uns d’entre eux, dans sa maison, selon qu’il avait coutume de le faire, il s’y trouva un nouveau prêtre. On en vint à parler de la grande ignorance des peuples de la campagne et surtout du besoin d’instruction qui faisait défaut dans le village de Martignat en Bugey dont ce nouveau prêtre était natif. Crétenet releva de suite ce propos, et s’écria : « Il faudrait, Monsieur, que vous alliez dans votre village avec les prêtres ici présents, afin d’y instruire ces pauvres gens, et vous feriez une œuvre bien agréable à Dieu. » De ces mots naquit, on peut dire, la congrégation instituée plus tard selon les règles. Les prêtres, ainsi poussés, se résolurent avec joie et ardeur à exécuter ce dessein, dès les vacances venues. Crétenet néanmoins, toujours timide à se croire l’instrument de Dieu, tandis que le monde lui prêtait l’orgueil d’un novateur, leur conseilla de s’ouvrir de leur résolution à leurs professeurs de théologie, les Jésuites de Rhodes et de Saint-Rigaud, qui leur promirent de les aider de tout leur pouvoir. Au temps fixé pour commencer ce saint travail, ils obtinrent l’autorisation de M. Deville, grand-vicaire du cardinal de Richelieu, archevêque de Lyon, et, après un pèlerinage à Saint-Claude en Franche-Comté, ils se mirent de plein cœur à l’œuvre, non sans avoir fait le voyage à pied et en jeûnant au pain et à l’eau. Dieu les récompensa : cette première mission fut efficace, et l’on tomba d’accord qu’on en ferait désormais une chaque année. Dès lors Crétenet trouva sa voie : il savait où mener sa pacifique compagnie, qui ne tarda pas à devenir toute une armée. Tandis qu’il se jugeait indigne de monter dans l’Église au-dessus du rang de simple fidèle, il conduisait des prêtres, ce qui l’étonnait bien davantage que le monde, mais autrement, et sans qu’il put croire en cela usurper sur les règles et la hiérarchie, parce qu’il n’ignorait pas que Dieu choisit ses ouvriers où, quand et comment il veut. Le marquis de Coligny et le baron d’Attignat, à la vue du bien produit par les missions dans les rudes cœurs et les faibles intelligences des paysans, eurent des entretiens particuliers avec Crétenet, puis se donnèrent à la profession et à la pratique des plus stricts devoirs de la religion ; ils y amenèrent aussi leurs gens et les vassaux de leurs amples domaines.

Ceci nous conduit à l’an 1651. Cette année fut le baptême de feu de Crétenet et de ses compagnons. Une coalition d’hypocrites et de naïfs, faillit jeter bas l’arbuste encore si faible et si peu enraciné. Une clameur s’éleva contre « l’ignorant qui osait instruire, contre l’homme de petite naissance qui osait régenter » ; cette plainte était faite par tant de personnes de diverses conditions que le faible cardinal de Richelieu, archevêque de Lyon, fatigué et ébranlé de ce bruit, fit afficher, dans les carrefours, une ordonnance, par laquelle il déclarait excommunié « un certain chirurgien qui se mêlait de gouverner les prêtres ; il faisait défense à ces mêmes prêtres de se laisser conduire à l’avenir par les conseils de ce laïque qu’il sommait de comparaître devant lui, pour être examiné sur sa doctrine et ses empiétements. »

Crétenet ne perdit pas son humble assurance sous ce coup terrible. Il se crut excommunié, et l’on devine sa douleur. Toutefois, Dieu abrégea une si rude épreuve. Le bon cardinal n’était pas depuis une heure en colloque avec lui, que déjà le prélat était gagné ; il l’avoua fort honnêtement : « M. Crétenet, si je puis vous servir, je le ferai de tout mon cœur. » Un des missionnaires, M. Toniet, était revenu de la campagne pour dire au cardinal ce qu’étaient les missionnaires. Le prélat répondit : « Allez, Monsieur, continuez, le doigt de Dieu est là. » Puis il lit diligence pour retirer sa malheureuse ordonnance et en effacer l’impression dans le public. Toutefois cette persécution ne fut pas la dernière ; il s’en produisit deux autres très violentes, dont l’une au Puy, l’autre à Lyon même.

Crétenet enhardi, prit des pensionnaires dans sa maison, lança plus au loin ses moissonneurs d’âmes, se justifia de nouveau, avec ses fils spirituels, des sottes calomnies, et connut enfin la consolation indicible de voir triompher l’œuvre à laquelle il travaillait comme si elle eût été nécessaire à son salut même. Le prince de Conti ayant pris dans sa maison un des missionnaires pour aumônier, protégea la compagnie et l’employa dans le gouvernement du Languedoc à la réformation des mœurs et à la conversion des hérétiques. Quelques années plus tard, l’archevêque consentit qu’ils fissent un établissement à Lyon ; et à cet effet, le prince de Conti leur obtint des lettres patentes du roi, qui leur permettait de s’établir aussi dans le Lyonnais, à l’Île-Adam dans le diocèse de Beauvais et à Bagniol en Languedoc. L’acte archiépiscopal d’établissement, en date du 5 octobre 1661, est long et détaillé, mais n’apprend rien que nous ne sachions. Il spécifie que les missionnaires Saint-Joseph seront prêtres, et ne fixe pas de bornes étroites à leur zèle de prédicateurs et d’instituteurs du peuple de la campagne et de la ville. Il nomme les premiers membres de la congrégation ; ce sont : Claude Cochet, Claude Dufour, Pierre Togmei, François Perrillon, Jean Légeret, Gaspard-Laurent Vidonne, Joseph Fiasse, Jacques de la Chanal, Jean Angelot, Jean-Claude de Colis, Jean-Baptiste Troltet, J.-B. Piclet, Jean-Claude Colon, Gaspard Biraud, Joseph Biord, Claude Béthenod, J.-B. Michel, Aymé Caillat, Marin Décoult, André Chaton, enfin Jean Morel.

Le marquis et la marquise de Coligny fournirent généreusement aux dépenses de la fondation, et aidèrent à l’éclosion de la nouvelle légion de missionnaires qu’on appela la communauté des Pères missionnaires Saint-Joseph de Lyon. Crétenet lui donna ce nom pour marquer que l’humble vie de saint Joseph devait en être la règle et que les pauvres en devaient être l’objet.

La fin de l’existence de Crétenet ne connut plus guère d’obstacles. Il était demeuré veuf avec un fils et une fille : celle-ci parvint à une vertu éminente sous l’habit des sœurs Franciscaines du couvent Sainte-Élisabeth. Le renom de sa sainteté se répandit dans tout le royaume.

Le temps était loin où Crétenet était couvert d’épigrammes, dues non à ses ennemis, mais à des dévots restés sceptiques à une intervention aussi inattendue de Dieu et à l’humble audace du saint homme. N’avait-on pas, en façon de thème moqueur, proposé aux beaux esprits des salons moitié littéraires, moitié théologiques, à deviner les trois cas d’un gentilhomme qui faisait le catéchisme à la porte des églises ; d’un maître coutelier, qui, en aiguisant ses lames, se répandait en vives controverses contre les hérétiques ; enfin d’un chirurgien qui dirigeait des prêtres. On ne s’en était pas tenu là. La devinette changée en acte d’accusation ou de suspicion, où le nom propre n’était plus voilé, avait été offerte à l’examen d’une assemblée du clergé présidée par saint Vincent de Paul, qui connaissait et estimait fort Crétenet. Le bon monsieur Vincent ne fut pas arrêté par le problème. Il le trancha par un acte d’humilité en présence de l’illustre assemblée, et trouva sans hésitation que ces trois originaux faisaient honte aux prêtres de leur relâchement et de leur ignorance.

Crétenet consomma son originalité en recevant le sacerdoce presqu’au terme de sa vie. Les obstacles n’avaient pas manqué. Toutefois, se trouvant en prières devant le Saint Sacrement, dans l’église Saint-Romain, le 18 novembre 1665, jour de la fête de ce saint, il lui parut que Dieu le voulait prêtre. Crétenet le voulut aussi d’un irrésistible mouvement, auquel céda lentement Mgr Camille de Neuville, prélat temporisateur.

Crétenet obtint de Rome la permission de prendre les ordres hors les temps prescrits par les canons, et, d’accord avec son ordinaire, il se rendit à Belley, où étant arrivé, le 6 août 1666, il reçut, le lendemain dimanche, le sous-diaconat, et le mardi suivant, fête de Saint-Laurent, le diaconat. Mgr de Belley qui lui conféra les ordres, était si infirme, qu’on attribua aux prières de Crétenet la force soudaine qu’il retrouva. Enfin, le jour de l’Assomption, il fut ordonné prêtre dans la cathédrale, à la grand’messe en musique qu’il avait attendue, en prières au pied de l’autel, depuis cinq heures du matin. Il mourut quelques jours après, le 1er septembre 1666, dans des sentiments de résignation et de joie. Dieu lui avait annoncé le 25 avril 1660 qu’il n’avait plus que six ans à vivre, ce dont il se réjouit fort ; et un peu plus tard, il avait été assuré aussi par une communication surnaturelle qu’il serait prêtre à temps pour l’éternité. Telle fut en résumé la vie de cet homme de qui la simplicité et l’humilité montrèrent et opérèrent des choses merveilleuses.