Histoire des églises et chapelles de Lyon/Calvaire

H. Lardanchet (tome Ip. 102-106).

CALVAIRE

Pendant que d’anciens ordres religieux disparaissaient, beaucoup de nouvelles communautés se sont fondées dans notre ville, créatrices d’œuvres charitables, comme cette maison du Calvaire qui compte parmi les plus généreuses.

Il était digne de Lyon, qui garda jadis tant d’institutions antiques de l’Église, non sans y mêler de nouvelles œuvres, de Lyon qu’un docte auteur du xviie siècle appelait : « la ville sainte des conservations et des rénovations », — de montrer au monde moderne si épris de fausses nouveautés cet archaïsme-ci : une veuve chrétienne renouant l’esprit et les travaux des veuves des premiers âges ecclésiastiques, retrouvant, par une intuition de son cœur généreux, fortifié et purifié au creuset des douleurs, celle tradition divinatrice et créatrice en matière de charité « la plus belle matière qui soit pour la vraie poésie qui est celle du cœur actif, » suivant le mot de Louis de Grenade. On avait à peu près oublié que les veuves, dans la primitive église, formaient un ordre que saint Jérôme égalait volontiers à celui des vierges, et qu’elles avaient leur domaine propre dans le patrimoine de la foi commune.

Chapelle du Calvaire.

Une veuve, née en des jours de scepticisme et d’ignorance religieuse, réapprit cela aux générations du commencement du siècle passé. Lyon avait vu Mme Perrin enrichir d’une province « la province dolente » l’apostolat des vierges. Mme Garnier s’appliqua à des misères semblables, mais par des moyens qu’elle n’imita de personne. Elle était fille de modestes commerçants, les époux Chabot ; elle se maria avec un commerçant que son intelligence et son esprit pratique aidèrent jusqu’à l’enrichir presque ; elle le perdit bientôt par la mort, avec les deux enfants nés de cette union, où l’amour n’avait été diminué d’aucune faiblesse ni d’aucun calcul. Elle pleura beaucoup, donna ses larmes à Dieu ; elle apprit du Maître, que pour sanctifier et garder sa souffrance, elle devait soulager la souffrance d’autrui : toute l’histoire de cette âme choisie peut se renfermer en ces mots. Ce fut jusqu’à son veuvage une riche histoire intérieure parmi les banalités d’une vie sans éclat.

Mme Garnier avait d’ailleurs un caractère des plus primesautiers, même des plus violents : il lui en resta l’expansion. Enfant, elle avait dû quitter les Visitandines, ses maîtresses qui l’aimaient pourtant plus qu’aucune de leurs élèves, parce qu’elle leur montrait les extrémités de l’espièglerie et de la colère : ne menaça-t-elle pas un jour de mettre le feu au couvent ! Et sa piété était comme son caractère ; elle brûlait à l’égal d’une flamme ardente, puis vacillait au vent des caprices. Bref, son abondante nature spirituelle allait en toutes choses au delà : « Vous êtes à Dieu, lui dit franchement un prêtre, peu cicéronien, après qu’elle fut entrée dans sa vraie vocation, du pas rapide qui était son pas ; c’est grande chance ! car si vous eussiez été au diable, vous eussiez fait autant de mal que vous faites de bien ! »

Une sorte de hasard, et ce hasard, on le sait, est un des noms et non le moindre de la Providence, lui montra quelle besogne devait, dans les desseins du ciel, rassembler et tamiser son zèle qui eut dévoré un monde, en se dévorant peut-être lui-même. Encore saignante de la séparation terrestre, elle s’était réfugiée au célèbre sanctuaire de La Louvesc, caché, tel un nid d’aigle, sur un pic noyé dans les bois. Des méditations plus sévères qu’elle ne les espérait lui furent inspirées dans ce sauvage abri de prières. Elle jura à Dieu qu’elle ne se marierait plus ; mais à qui confierait-elle ses affections accrues par le malheur, tout le feu comprimé dans ses entrailles ? La réponse fut donnée à cette question décisive, par un événement en apparence très mince. Elle s’était sauvée des consolations sottes ou mystérieuses du monde, dans la société de personnes âgées, la plupart veuves aussi, avec qui elle travaillait pour les pauvres. Quelques-unes de ces âmes d’élite ne s’en tenaient pas aux ouvrages du crochet ou d’aiguille, elles visitaient les infirmes à domicile. « Oh, lui dit l’une d’entre elles, un matin, il y a un cas curieux à explorer, voulez-vous y aller ? »

Mme Garnier, fondatrice du Calvaire.

Mme Garnier alla au cas curieux annoncé et il méritait, en effet, cet adjectif. C’était une femme clouée sur un infect grabat, couverte de plaies hideuses d’où s’exhalait une odeur épouvantable : d’abord la nouvelle Paule, la nouvelle Élisabeth recula et se sentit défaillir ; mais elle se surmonta vite. La créature, étalée à ses yeux surpris, payait sa rançon de longues années de débauches. Son complice l’avait reniée : quand il venait la voir, c’était pour vomir à sa face rongée les plus ordurières insultes. Les yeux éteints de la suppliciée se coloraient alors à demi sous l’effort d’une furieuse remontée de sang. Mme Garnier parla de sa voix ardente et douce ; elle dit sa bonne intention. Nulle adhésion, bien moins, nul signe qu’on l’écoutât ; elle insista le lendemain, le surlendemain, quatre jours. À la fin, elle obtint la réplique d’une longue larme qu’elle essuya, qu’elle but pour s’essayer à l’honneur de son ministère ; et une autre semaine écoulée, elle mettait, de ses bras, sur une chaise roulante, sa première conquête et l’introduisait à l’Hôtel-Dieu où elle ne se résigna point à l’abandonner à des soins étrangers. Un médecin ayant fait quelques pas vers ce lit se détourna. Il vit une très jeune femme s’y pencher et embrasser des cicatrices sans nom scientifique et cataloguées au ciel seulement. Il se ressaisit et comprit cet apostolat.

À ce même chevet l’héroïne s’abîmait en oraisons où elle démêla son double but : sanctifier les veuves en les vouant aux incurables, aux corps déprimés par la souffrance et les plaies. On l’a dit, Mme Garnier était expansive et positive ; elle s’ouvrit de son rêve, le détailla, et comme ses meilleures amies y paraissaient néanmoins incrédules ou hésitantes, elle s’en fut tout droit au nouvel archevêque de Lyon, au cardinal de Bonald, qui fut très attentif à un pareil poème balbutié plutôt qu’articulé. « Ma fille, prononça-t-il en des mots concis, votre pensée est belle ; elle vient de Dieu, l’exécution en est difficile, elle viendra aussi de Dieu ; allez de l’avant et comptez sur moi. Votre œuvre s’appellera l’association des Dames du Calvaire. »

Chapelle du Calvaire.

Le Calvaire, Mme Garnier en avait déjà franchi plus d’une station. À l’incurable du début, morte après de grandes souffrances, avaient succédé quatre affligées d’un même mal et surtout une jeune fille arrachée à un incendie au fond de la Guillotière, mais non sans preuve matérielle du sauvetage, puisqu’on l’avait surnommée Marie-la-brûlée. Elle découvrit sur la paroisse Saint-Irénée, dans une rue solitaire, une maison plus que modeste, capable de loger son cher personnel : la rue Aide-Bourse. « Bonne augure, s’écria-t-elle, nous viderons les bourses des riches pour entretenir nos clients ». Les paisibles habitants de Saint-Irénée virent arriver la caravane ; une voiture de place y suffisait. Ce qui était quasi valide descendit ; restait Marie-la-brûlée. Le cocher feignit que ses chevaux eussent besoin de tous ses services : Mme Garnier s’inclina à la portière : « Ma fille, dit-elle, prends-moi au cou de tes deux bras ; arrange-toi sur mes épaules, tu ne me pèseras pas plus qu’une plume et tu ne souffriras pas trop ». À cette vue, à ce propos, les quelques spectateurs de passage ni ne s’empressèrent, ni n’applaudirent, mais il n’y eut pas d’yeux sans larmes. Le petit cortège suivit lentement Marie-la-brûlée, en cacolet humain, moitié pleurant, moitié riant. C’était le 3 mai 1843, fête de l’Invention de la sainte Croix : Mme Garnier choisissait à merveille ses jours. L’hospice naissant se composait de quatre pièces, d’un jardin ou souillait de l’air pur ; pas d’humidité aux murs ni aux parquets. Dès la seconde année le registre, tenu par la fondatrice même, comptait dix-sept pensionnaires. Il fallut déménager : l’on s’en fut à Saint-Just, au lieu historique dit : les Bains romains. Le minable et glorieux cortège se mit en marche, le 5 mai 1844, cette fois plus nombreux et c’était encore Marie-la-brûlée, triomphalement portée qui l’ouvrait. « Je suis la première pierre du Calvaire, murmura-t-elle dans un élan indicible ». L’hospice était si bien placé sous le regard de Marie. Il fut bientôt visité et secouru au temporel et au spirituel par de bons voisins : les pères Jésuites, les professeurs de l’institution des Minimes, les pères Maristes de la montée Saint-Barthélémy. Mais l’admirable auxiliaire entre tous, avait nom l’abbé Mante, chanoine honoraire et chapelain de la Primatiale. Vingt années durant, il gravit la sainte montagne, deux fois la semaine, pour s’enfermer au Calvaire et y boire à ce divin calice de la croix, penché, ravi, de longues heures, sur les plaies, les ulcères, les fétidités révélatrices de la nature humaine expiante. Quand il mourut, pauvre comme le dernier des pauvres auxquels il avait donné tout son bien, les incurables érigèrent de leurs deniers acquis en menus travaux une croix sur sa tombe.

Que dire de plus et de mieux ? Il n’est pas un Lyonnais qui ignore le palais des souffrances de la rue du Juge-de-Paix, où s’est transporté définitivement ce Calvaire. Chaque jour des dames s’arrachent à la délicatesse de la vie et pansent des plaies horribles. Les ressources viennent des annuités des associés et c’en est l’élément le moins aléatoire, du produit d’une loterie et des dons imprévus. Le rêve de Mme Garnier, morte le 28 décembre 1853, est atteint, sinon outrepassé. L’œuvre des veuves associées du Calvaire montre que les femmes du monde, même sans rien briser de son commerce, peuvent, au milieu de son égoïsme et de ses plaisirs, se complaire dans une sublime abnégation, dont, au demeurant, tout le bénéfice est pour lui.