Histoire des églises et chapelles de Lyon/Cœur-Agonisant

H. Lardanchet (tome Ip. 119-121).

CŒUR AGONISANT

Il n’y a pas si loin que l’on croit communément des corps aux âmes incurables. Souvent en effet les infirmités physiques montrent l’abandon des cœurs et des esprits. Une collaboratrice, des meilleures sinon la meilleure, de Mme Garnier, une veuve elle aussi, et mère de dix enfants. Mme Trapadoux, avait eu longtemps devant les yeux l’horrible spectacle des douleurs éprouvées par les infirmes de l’œuvre du Calvaire ; elle s’était jetée dans cette œuvre de tout son zèle intelligent et compatissant. Peu à peu elle se prit à songer à cet autre calvaire du Christ qu’on peut appeler la mauvaise mort. Il meurt, se dit-elle, dans le monde entier environ cent mille personnes par jour ; chaque mois, trois millions ; chaque année, trente-six millions, c’est-à-dire la moyenne d’habitants du plus florissant pays. Et comment tout ce monde meurt-il ? Quelle suite toutes ces morts soudaines, mal préparées, parfois mauvaises, font-elles à l’agonie du Sauveur, qui, sans doute, voyait son sacrifice inutile à des légions de pécheurs, lorsqu’il murmura au jardin des Oliviers : « Mon Père, s’il vous plaît, que ce calice s’éloigne. »

Telle fut l’idée, simple, positive dans le domaine de la mysticité, qui inspira à cette sainte femme son sacrifice, voulu et courageux. Jeanne-Marie-Louise-Zoé Baudot naquit à Lyon, le 8 septembre 1803, d’une famille solidement chrétienne et riche de biens par un honnête commerce. La révolution régnait encore sur tous les dehors de la ville : l’enfant fut baptisé, faute d’église, dans la maison paternelle. Elle avait trois ans quand Pie VII, de passage dans notre ville, bénit « la seconde Rome » du haut de la colline de Fourvière ; elle fut offerte par son père aux mains étendues du débonnaire pontife qui la caressa ; puis sa mère, femme d’une vigoureuse piété, la mit sous la discipline d’une forte gouvernante destinée aux immolations de la Trappe, Mme Paraillon, qui lui donna, de bonne heure, le goût du sacrifice. La méthode de cette sage et d’ailleurs aimable institutrice était simple et efficace : elle prêchait d’exemple.

Zoé ainsi formée aux vertus de tous états n’avait pas dix-sept ans quand elle épousa M. Trapadoux, aussi distingué par son intelligence du négoce que par sa foi religieuse. En quatre ans, quatre enfants étaient nés de cette union, dont un qui ne survécut pas. Cependant M. Trapadoux avait accepté aux États-Unis ce que l’on appelle une belle position : elle l’accompagna dans cet exil, mais ne pouvant s’accommoder au climat, elle revint à Lyon. À vingt-sept ans, le ciel lui donnait son huitième enfant. Elle confia ses fils aux pères Jésuites dans leur collège du Passage en Biscaye espagnole, fit à Rome un voyage heureux, où elle reçut la bénédiction de Grégoire XVI et y rencontra sa grande amie Mme Jaricot, fondatrice de l’œuvre de la Propagation de la foi.

Le 8 décembre 1845, M. Trapadoux, qui avait connu des alternatives de prospérité et de médiocrité, mourait, lui laissant le soin de dix enfants, dont sept mineurs, et d’un négoce aussi difficile qu’étendu, car il se traitait jusqu’en Afrique et en Amérique. Dans cette circonstance elle fit preuve d’une singulière énergie pour liquider sa fortune ; elle recueillit dans son ample maison deux des familles issues de son fécond mariage faisant ainsi ses délices d’être mère et grand’mère. À cette époque elle se mêla aux infirmières qu’avait rassemblées, parmi les veuves catholiques, Mme Garnier, et elle ne tarda pas à être supérieure du Calvaire, où son éloquence et sa bonté guérissaient les consciences gâtées.

Mais son opulente nature spirituelle était guettée par la Providence pour mieux encore. « Peu de temps avant la mort du vénérable Vianney, raconte-t-elle dans son journal, je fis le pèlerinage d’Ars, non pas dans l’intention de consulter ce saint homme qui attirait les foules, mais par dévotion, pour m’édifier au spectacle de ses vertus. Lors même que j’aurais eu le désir de lui parler, la vue de la foule compacte des pèlerins m’en eût bien fait passer l’envie. Je me trouvais dans la chapelle de sainte Philomène, et je priais de tout mon cœur. On vint me frapper sur l’épaule en me disant : d Madame, monsieur le « curé vous demande. » Arrivée à son confessionnal je me mis à genoux, le cœur me battait fort. M. Vianney se mit à me parler, mais il avait la voix si faible qu’on avait peine à l’entendre et peut-être, par une permission de Dieu, il me fui impossible de saisir autre chose que ces paroles plus distinctes : « Vous aurez beaucoup à souffrir, mais un jour vous serez bien heureuse ». Désirant vivement savoir ce que je n’avais pu entendre, je le priais instamment d’avoir la bonté de me le répéter, mais il ne le voulut pas ; il me redit seulement ces mots : « Vous aurez beaucoup à souffrir, mais un jour vous serez bien heureuse ».

Le père Jean Lyonnard, Jésuite, se trouvait, la même année, au grand séminaire de Mende en qualité de père spirituel et de professeur d’éloquence. Dès 1847, tout entier à ses communications intimes avec le cœur de Jésus souffrant agonie pour ceux qui meurent sans préparation, il avait le dessein d’une confrérie, même d’une congrégation du Cœur agonisant de Jésus. Par une merveilleuse union instinctive à distance, le jour où le père Lyonnard composait une ardente prière pour les agonisants. Mme Trapadoux obtenait du cardinal de Bonald l’érection d’une chapelle dédiée à ce vocable, et entièrement construite par les soins de cette veuve chrétienne et par les quêtes heureuses qu’elle ne craignit pas de multiplier dans la ville. Le Père Lyonnard entra en commerce de lettres avec elle, discerna qu’elle était l’ouvrière de son œuvre, et en août 1839, lui fit faire à Vals une retraite où elle devint la servante du Cœur agonisant. Le 15 octobre de la même année, elle quittait Lyon avec trois compagnes.

Ses décisions n’accordaient rien aux obstacles ; elle voulait former un institut de victimes expiatrices, de religieuses cloîtrées dont la prière serait une constante oblation au Christ pour le salut des mourants : il lui paraissait qu’à la nécessité de bien vivre s’ajoutait un devoir, celui de savoir bien mourir. Mille signes intérieurs et extérieurs lui prouvèrent qu’elle avait été bien inspirée. Aussi arrangea-t-elle tant bien que mal comme couvent une maisonnette de Mende qu’elle accrut d’une chapelle ; maison et chapelle furent bénies, le 26 mars 1800, par Mgr Foulquier qui, trois jours après, donna l’habit aux quatre nouvelles religieuses.

Le Bethléem de la congrégation, comme l’appelèrent le prélat, le Père Lyonnard et Mme Trapadoux elle-même devenue mère Marie-Madeleine du Cœur agonisant de Jésus, ne suffit pas longtemps au nombre croissant des « Agonisantes ». Des conjonctures rappelèrent la fondatrice à Lyon où elle ne cherchait pas à revenir ; cet appel, d’ailleurs, n’alla pas sans un supplément d’épreuves dont elle s’accommoda comme d’une grâce nouvelle. Des courses et des difficultés sans nombre la menèrent enfin à l’extrémité du faubourg de la Guillotière, dans le quartier de Montplaisir.

Les commencements de cette seconde maison, inaugurée le 24 février 1865, furent comme avaient été les débuts de la première fondation. L’hiver de Lyon, cette année-là, ressembla singulièrement à l’hiver de la Lozère. Mère Madeleine pourvoyait à tout, souffrait pour toutes ses filles empressées de plus en plus à cette règle admirable en ce qu’elle comporte, avec la contemplation claustrale sans aucune altération, l’assistance aux pauvres et aux malades.

L’émeute de 1870 dispersa quelques-unes des religieuses du Cœur agonisant. Mais ce fut le vent semeur de bonne graine : la congrégation se développa, fleurit et fructifia. Mère Madeleine mourut le 2 mars 1883, à trois heures et demie du soir, par une suprême concordance de son holocauste avec celui du Sauveur. Elle ne devait pas voir la nouvelle tourmente qui a obligé ses filles spirituelles à se réfugier, depuis quatre ans, sur la terre étrangère, après avoir abandonné — momentanément — leur chapelle.

La chapelle des religieuses du Cœur agonisant est plus que modeste. Ce n’est point une construction élevée spécialement à cet effet ; mais en 1865, on installa dans les bâtiments une salle convenablement disposée, et qui depuis servit d’oratoire. La chapelle fui bénite, le 22 décembre 1865, par M. l’abbé Pagnon, délégué du cardinal de Bonald. Le 25 décembre, nuit de Noël, on y célébra, pour la première fois, la messe en faveur des agonisants du monde entier. Le père Lyonnard avait obtenu de Pie IX que cette chapelle devînt le second centre de l’archiconfrérie dont le centre principal est établi à Jérusalem, dans l’église patriarcale.

Le maître-autel dédié au Cœur agonisant de Jésus est surmonté d’un grand tableau représentant l’agonie de Notre Seigneur au Jardin des Oliviers. Une peinture : le Cœur compatissant de Marie, placé dans le sanctuaire et un autel dédié à Notre-Dame-des-Sept-Douleurs, rappellent le second vocable de l’Œuvre. Tout autour de cet autel, de nombreux ex-votos sont le témoignage des grâces importantes reçues par l’intermédiaire du cœur de Marie. À droite, dans la nef, se trouve un troisième autel, dédié à saint Joseph mourant ; au-dessus, se voit un tableau représentant ce patriarche expirant entre les bras de Jésus et de Marie.