Histoire de trois générations (Jacques Bainville)/Chapitre 9

Nouvelle Librairie nationale (p. 248-259).


CHAPITRE IX

RUE SAINT-LOUIS, N° 5, À VERSAILLES


« La liberté ou la force de l’âme est la vertu des particuliers ; mais la vertu de l’État, c’est la sécurité. »
Spinoza.


À mesure que nous nous rapprochons de notre époque, il devient plus malaisé de saisir le fil de l’histoire. C’est en nous-mêmes que nous voyons le moins clair. Et nous sommes encore trop engagés dans la génération qui précède immédiatement la nôtre, nous vivons trop de ses sentiments et de ses idées, nous sommes trop agités de ses passions pour retrouver d’un seul coup les grandes lignes qui se découvriront d’elles-mêmes plus tard. Si la vie des peuples n’était pas faite de poussées d’instinct contradictoires, de tendances dont celle qui doit finalement prévaloir paraît quelquefois vaincue, la tâche de la politique serait trop aisée.

Appelée à voter sous le coup du désastre et de l’invasion, le 8 février 1871, la France se trouvait devant une table rase. Plus de gouvernement. Toutes les doctrines, toutes les théories pouvaient prétendre au même succès. Comme dans une course bien réglée, tous les systèmes partaient du même alignement. Jamais le pouvoir constituant du peuple souverain n’avait eu à s’exercer dans des conditions aussi pures. Jamais sa détermination n’avait été aussi libre. Cependant ce ne fut pas sur la question de savoir quelle serait la nature ou la forme du gouvernement que vota la France. Ce fut sur la paix et sur la guerre : l’obsession du présent emportait le souci de l’avenir. Et sur cette alternative essentielle, guerre à outrance ou liquidation du fait accompli, les opinions et les partis se classèrent naturellement selon les catégories usuelles qui remontaient aux luttes et aux conflits antérieurs.

La catastrophe ne donnait que trop raison aux hommes qui l’avait annoncée : Thiers, que personne n’écoutait cinq ans plus tôt, dont les avertissements étaient même accueillis par des risées, fut élu dans plus de vingt départements : il lui était décerné une sorte de dictature du bon sens, flatteuse pour son ambition. Auprès de Thiers, qui formait la majorité de l’assemblée ? Des conservateurs de toutes les nuances, légitimistes, orléanistes. Pour faire la paix, la France s’était tournée vers les partisans des régimes qui, dans le passé, avaient évité les aventures ou qui s’y étaient opposés. Ce scrutin était vengeur. Il est aussi la seule réparation publique que la nation désabusée ait donnée aux deux monarchies qui, de 1815 à 1848, lui avaient épargné des Waterloo et des Sedan, de la vaine gloire soldée par des invasions.

Cependant l’idée du plus grand nombre des électeurs n’allait pas beaucoup plus loin. Ils avaient plébiscité la paix dans la personne des hommes et des partis qui, depuis 1815, représentaient la paix, et qui, pour la plupart, se trouvaient être des monarchistes. Pour que la monarchie sortît de là, il aurait fallu qu’elle fût faite sans retard. Un des élus de la droite, le vicomte de Meaux, avait parfaitement compris et a très bien défini la nature de son mandat « Nous avions été nommés », a-t-il écrit dans ses Souvenirs, « avant tout pour faire la paix. L’horreur de la guerre avait décidé de notre élection. » Et le parti qui, à ce moment, signifiait la guerre, ce n’était pas le parti bonapartiste, écrasé sous la réprobation générale, dispersé par la tempête. C’était le parti d’où le bonapartisme était issu vingt ans plus tôt, c’était le parti démocratique redevenu tout entier républicain. Qui donc incarnait la guerre à outrance ? Quels étaient les « fous furieux », comme Thiers les appelait brutalement, qui voulaient continuer la lutte, qui refusaient de capituler devant l’ennemi et de lui céder, pour prix de la défaite, deux provinces de la France une et Indivisible ? C’était Gambetta et ses amis, les hommes de la Défense nationale. C’étaient les survivants d’une génération plus ancienne, Louis Blanc, par exemple, héritier de la tradition et du romantisme révolutionnaire. Quiconque ne consentait pas à déposer les armes, quiconque préférait le risque d’ensevelir le pays sous les ruines, vota pour les républicains : ce fut le cas de Paris, ce Paris entêté qui allait faire la Commune après s’être bercé des illusions de la « sortie en masse ». Mais il y eut un vote encore plus clair : celui de l’Alsace-Lorraine. Pour ne pas être abandonnée, pour ne pas servir de rançon, pour prolonger au moins l’espérance, l’Alsace députa à l’Assemblée un groupe compact de républicains avancés, Gambetta, Scheurer-Kestner en tête de sa liste.

Pour ceux qui connaissaient la France et qui savaient interpréter les manifestations de l’opinion publique, le scrutin de février n’était pas douteux : le peuple français s’était prononcé dans un sens conservateur. Mais conservateur de quoi ? De la paix et de la propriété. Il ne voulait ni bouleversements sociaux au dedans, ni, au dehors, de retour à cette politique aventureuse qu’il venait de payer si cher. Ce qu’il rejetait, dans la révolution, c’était le communisme et c’était l’esprit guerrier de la vieille Montagne. Chacun son champ. Et plus d’expéditions ruineuses, plus de cette grande politique européenne, féconde en déceptions trop souvent renouvelées. Sur ces deux points, mais sur ces deux points seulement, le mandat de la majorité était impératif. Quel qu’il fût, — sauf l’Empire condamné irrévocablement, — le régime qui donnerait cette double garantie à la France serait accepté. Les hommes qui voulaient fonder la République y réussirent parce que, ayant su pénétrer et se définir ce sentiment des masses, ils surent aussi s’en emparer.

Lorsque Keller eut lu la protestation de l’Alsace, une telle émotion saisit l’assemblée que Thiers put craindre que les préliminaires de paix fussent repoussés. En passant près de Keller pour monter à la tribune, il lui dit à mi-voix avec une coupante sécheresse : « Donnez-nous les moyens ». Pour lui, la France vaincue n’avait plus qu’à s’incliner devant le vainqueur et à organiser sa vie en conséquence. «. Il faut savoir ce que nous pouvons mettre derrière des paroles », dit-il à l’assemblée qui déjà s’était ressaisie. Seule, l’extrême gauche vota contre la paix et pour la guerre à outrance.

Quelques semaines plus tard, Scheurer-Kestner et sa femme rendaient visite à Jules Grévy, président de l’Assemblée. Le récit de cette visite est célèbre. Le républicain alsacien, auprès de ce républicain de vieille roche, s’ouvrit de sa tristesse et de son espoir. Il parla de la revanche. Alors, Grévy, l’interrompant et le regardant « d’un œil sévère », prononça son oracle « Mes enfants, dit-il, je sais que vous êtes pour la guerre. Eh bien je vous le dis à vous, mon ami, qui avez voté contre la conclusion de la paix : il ne faut pas que la France songe à la guerre. Il faut qu’elle accepte le fait accompli, il faut qu’elle renonce à l'Alsace ». Et il eut encore des paroles dures pour les « fous » qui prétendaient le contraire. Scheurer-Kestner se retira en pleurant. Il put comprendre bientôt : Thiers et Grévy, ces deux fondateurs de la République, étaient d’accord pour condamner la « folie » de Gambetta qui compromettait le régime républicain. La République radicale inquiétait. Seule une République conservatrice et pacifique, une République sage au dehors comme au dedans, pouvait réussir. Jules Grévy le savait depuis longtemps, lui qui, dès 1848, avait dit, dans sa profession de foi aux électeurs du Jura « Je ne veux pas d’une République qui fasse peur ». Pour qu’elle ne fît pas peur, pour être acceptée, Il fallait qu’elle renonçât au programme belliqueux que la démocratie tenait de la Révolution et de ses traditions du dix-neuvième siècle. Il fallait remonter le courant imprimé par Gambetta, dont les outrances compromettaient la cause républicaine. Gambetta, d’ailleurs, ne devait pas tarder à comprendre et à soutenir la tactique des deux subtils vieillards. La haute fortune politique de Jules Grévy était inscrite dans cette idée, mais aussi son impopularité future. Les crises prochaines de la République, le grand débat qui, dès qu’elle fut instituée, la troubla et la trouble encore, tout l’avenir du régime s’y trouvaient également contenus.

Par la rapidité et la justesse de leur coup d’œll, deux ou trois hommes qui connaissaient bien leur pays et leur siècle suffirent donc à détourner la France de son orientation instinctive vers les monarchistes et, par voie de conséquence, vers la monarchie. Thiers, un des inventeurs de l’orléanisme, n’était pas un républicain très farouche. Surtout, ce n’était pas un républicain doctrinaire. C’est ce qui lui permit de voir le point faible de la République et de la réhabiliter. Peu importent, à cet égard, les sentiments auxquels il a obéi en la voulant obstinément. Comme toujours, ces sentiments étaient complexes. Sans doute, il avait l’ambition de finir sa vie par un grand rôle et sur une sorte de stathoudérat parlementaire. Sa grande objection, « trois candidats pour un trône », n'était pas bien sincère puisque la « fusion », la réconciliation du comte de Chambord et du petit-fils de Louis-Philippe, ne changea rien à ses idées. Ce qui survivait en lui, à coup sûr, c’était la haine de sa génération pour les Bourbons de la branche ainée. Cette haine fut perspicace. Parce qu’il était un homme de 1830, Thiers sut trouver en 1871 le procédé le plus propre à empêcher une troisième Restauration.

Le soin avec lequel Thiers s’appliquait à rassurer la France sur le caractère des institutions républicaines est sensible dès ses premiers actes et dès ses premiers discours. Il fait la paix, et il la fait même trop vite, avec une précipitation qui désespère des témoins convaincus, comme l’était le colonel Laussedat, membre de la commission de délimitation de la nouvelle frontière, qu’avec un peu de fermeté et de patience on pouvait obtenir sur certains points des conditions meilleures. Mais il ne faut pas que la République soit accusée de prolonger la guerre. Il faut que la République ait conclu la paix et que le Président, après avoir vaincu la Commune et traité avec la Prusse, puisse dire au pays que la France est « pacifiée au dedans et au dehors », selon la promesse du premier message, celui du 17 février. Dès lors, le régime républicain n’effraie plus. Le vent souffle dans ses voiles. Aux élections complémentaires de juillet, la débâcle des conservateurs commence. Thiers et Grévy ont eu raison.

Dans un livre consacré à la défense et à l’apologie de sa politique, Vingt mois de présidence, Thiers établit qu’en France, sur une dizaine de millions d’électeurs, il n’y avait pas plus d’un million et demi de républicains purs, de républicains de principe. Quinze cent mille voix : il n’y en avait pas eu davantage en 1848 pour Cavaignac contre Louis-Napoléon Bonaparte. Quinze cent mille non : le chiffre n’avait pas changé au plébiscite de mai 1870. Ces quinze cent mille, c’étaient les champions de l’idée. C’était le sel de la terre. Restait à conquérir la grande masse indécise. Elle fut conquise, assez lentement d’ailleurs, — la République est, de tous nos régimes au dix-neuvième siècle, celui qui a eu à vaincre l’opposition la plus tenace, — à mesure que se dissipèrent les frayeurs que le régime républicain inspirait.

L’ordre, le calme, la sécurité, la prudence, la sagesse : tels étaient les mots que Thiers répétait sans se lasser. Je suis « le véritable conservateur », disait-il. Conservateur de la propriété, conservateur en matière fiscale, adversaire de l’impôt sur le revenu, habile à rassurer tous les intérêts, il était conservateur aussi en politique étrangère. Ce n’était plus l’homme vaniteux et léger qui, trente ans plus tôt, sans Louis-Philippe, eût exposé la France aux coups d’une coalition européenne. Sa prudence était extraordinaire. Jamais en défaut, toutes ses paroles tendaient à convaincre le pays, non seulement que la République avait cessé de penser à la guerre et aux entreprises dangereuses, mais encore qu’elle était seule à pouvoir garantir la paix. La paix, une paix durable, que la France ne troublerait jamais la première, qui excluait par conséquent l’idée de revanche voilà le point sur lequel Thiers ne se fatiguait pas d’insister et de revenir. Il paraphrasait avec art, dans son message du 17 décembre, la dure semonce de Jules Grévy à Scheurer-Kestner « Notre politique est la paix, répétait-il, la paix sans découragement comme sans bravade. » Il devait suffire à la France réorganisée d’être « toujours nécessaire à l’Europe et toujours capable d’y remplir ses devoirs envers les autres et envers elle-même ». Sur cette pente, Thiers ne s’arrête pas. Et déjà, pour mieux rassurer, il endort. La France est décidée à éviter la guerre. La guerre devient donc improbable, car, seule, la France, qui vient d’être dépouillée, déchue de son rang, aurait des raisons de l’entreprendre. Thiers fait alors le raisonnement dangereux, le raisonnement qui désarme. Il dépasse le but : « La France, qui aurait le droit d’être mécontente de son sort, voulant la paix, tous les autres États la voulant comme elle, il n’y a aucune prévision possible qui puisse faire craindre la guerre. » De là l’illusion que la guerre dépend de nous seuls, que notre résignation au fait accompli en écarte le risque jusqu’au 4 août 1914, cette erreur habitera l’esprit des Français…

Pour séduire la France déçue et lassée, pour la flatter dans son besoin de repos, aux dépens même de sa sécurité, Thiers déposait le germe d’une grande discorde nationale aux origines de la troisième République. La France ne resterait pas toujours dans la démoralisation où l’avait jetée la défaite. Elle aspirerait à son relèvement. Alors, deux courants se formeraient qui entreraient en lutte. Il y aurait ceux qui, partisans du moindre effort, accepteraient que la France fût désormais une puissance de second ordre, et ceux qui, ne se résignant pas au fait accompli, voudraient une politique de réparation, une politique fière et qui n’abdiquerait pas. Ainsi de nouveaux conflits s’ouvriraient.

Les deux conceptions s’étaient déjà trouvées en présence, en attendant de se heurter, lorsque Thiers avait présenté sa loi de réorganisation militaire. La presse et l’Assemblée avaient trouvé son projet insuffisant et le lui avaient fait élargir : cette presse et cette assemblée, également pacifiques, étaient pourtant patriotes et relevaient déjà la tête. Peut-être le chef du pouvoir exécutif voulait-il se laisser forcer la main. Peut-être préférait-il cette méthode parce qu’elle lui permettait de donner des apaisements à Bismarck, menaçant, soupçonneux, et qui surveillait avec humeur les progrès de notre convalescence. Toutefois, est-ce pour la même raison que Thiers allait jusqu’à faire prévoir la possibilité d’une alliance franco-allemande ? En mai 1872, l’ambassadeur d’Allemagne rendait compte à son gouvernement d’une conversation où Thiers avait chaleureusement affirmé « son désir de maintenir la paix, une longue paix ». Et Thiers avait même ajouté : « Après bien des années, quand la France aura retrouvé ses forces, sa tendance prédominante devrait être nécessairement celle de chercher une compensation pour les pertes subies, et si, un jour, l’Allemagne devait être entraînée dans des embarras avec d’autres puissances, le moment serait venu de régler ces comptes. Mais cela ne voudrait pas dire que, dans un cas pareil, la France devrait se lever contre l’Allemagne. Il ne serait pas impossible d’envisager que l’Allemagne, alors, serait disposée à acheter l’alliance française par des compensations qui pourraient rendre une guerre inutile ».

En 1918, cette pensée, cette politique auraient conduit tout droit en Haute-Cour. Faisons, et faisons très large, la part des circonstances. Représentons-nous les responsabilités de Thiers qui savait Bismarck désireux de casser une bonne fois les reins à la France, et qui s’appliquait à calmer l’ogre. Dans son esprit, le renoncement, précurseur d’un rapprochement avec l’Allemagne, était pourtant un système.

Gambetta devait s’y rallier après quelques mois d’hésitation. Sans doute, il avait compris la politique de Thiers. Il lui restait soit à garder son attitude de « fou furieux » et à faire échouer la République par son intransigeance, soit à aider la manœuvre des modérés. Le parti de Gambetta était pris dès le mois de juin 1871. L’opportunisme était fondé. « L’âge héroïque, l’âge chevaleresque est passé », disait-il aux républicains. Et il les invitait à être « un parti pratique, un parti de gouvernement ». Il leur demandait de « savoir patienter ». Il condamnait les « utopies » et, comme Thiers lui-même, il ne parlait que de sagesse. Par d'habiles formules, il masquait sa retraite. Il savait que son nom était un épouvantail, que les souvenirs de la Défense nationale et de la guerre à outrance le rendaient inacceptable, non seulement dans le pays mais aussi à Berlin. Et le mot d’ordre de celui qu’avait élu l’Alsace fut d’« y penser toujours, de n’en parler jamais ». Ni question sociale, ni revanche : moyennant quoi le succès de la République était assuré.

Tandis que Thiers, perspicace autant qu’habile, retournait la situation au profit du régime républicain et gagnait un temps précieux, que faisaient les monarchistes, maîtres de l’Assemblée ? Oh ! cette fois, ils étaient résolus à ne pas laisser échapper l’occasion. Ils ne voulaient pas être impuissants et dupes, comme en 1851, lorsque le coup d’État avait escamoté la majorité dont ils n’avaient rien su faire. Mais, avant d’agir, il leur restait à se réconcilier, à mettre d’accord le droit divin et la « révolution légale », la Charte et la constitution. Il leur restait à effacer les cruels souvenirs de 1830 qui ne furent jamais tout à fait abolis entre l’extrême droite et le centre droit. Les mots les divisaient autant que les rancunes. Quand les monarchistes furent sortis de cette logomachie, quand la fusion fut faite, grâce au comte de Paris, entre la légitimité et l’orléanisme, la besogne pour laquelle ils avaient été élus était déjà accomplie. La paix était signée. La Commune était vaincue. La Monarchie semblait n’avoir plus rien à offrir, plus rien à faire, et, aux yeux des électeurs, ses partisans avaient perdu leur vraie raison d’être. Avec les circonstances, l’état d’esprit qui avait dirigé les élections du 8 février s’était évanoui. Et, à chaque consultation électorale, les hommes de droite restaient sur le carreau, le flot républicain montait.

À partir de ce moment, les monarchistes parurent d’ailleurs incapables de parler un langage qui retînt l’attention de la France. Dans leurs discours, n’apparaissaient que des abstractions, et ce n’étaient pas celles qui touchaient les Français. Qu’était-ce que ce « droit », cet « ordre moral », ces « principes » ? Les expressions d’une langue morte. La plus grande partie de la nation n’y entendait rien. Ce qu’il y avait dans ces paroles de plus clair et de plus solide, c’est que la droite offrait de sauver la société en péril. Or, par la répression de la Commune, la société s’était sauvée toute seule. Que voulait-on lui apporter ?

Pendant quatre années, l’Assemblée se disputa à coups de bulletins de vote sur la République et la Monarchie. Jamais le sujet essentiel, qui était l’avenir national, ne fut abordé de front. On ne recherchait pas quelles étaient les institutions les meilleures pour la France dans l’état de choses nouveau créé par notre défaite et par la résurrection d’une grande et puissante Allemagne. Ce fait capital était celui par rapport auquel, désormais, toute la vie politique aurait dû s’ordonner. À aucun moment, ni l’Assemblée, ni les Français ne furent mis, pour déterminer leur choix, en présence de la grande réalité dont la sécurité et la vie même de la nation dépendaient. La France serait-elle une démocratie élective, avec tout ce que ce régime comporte, en face d’une vaste monarchie autoritaire et militaire, son ennemie ? Telle était la vraie question, et c’était une question de salut public. Elle eût peut-être amené les Français à réfléchir si elle avait été clairement conçue, nettement posée. Elle ne le fut pas. Il y eut quelques cris éloquents, partis du cœur, comme celui de Lucien Brun « Ayez pitié de vos enfants ! » Ce fut tout. Il semblait que le seul point fût de savoir laquelle des deux traditions l’emporterait, celle de 1789 ou celle d’avant 1789. Là-dessus, les développements étaient nourris. Il était pourtant certain d’avance que la tradition la plus nouvelle, qui était aussi la plus vivace, devait triompher. Sur ce terrain, et dans un temps où le libéralisme du siècle était encore si florissant, les républicains étaient les plus forts.

Mal posé devant le pays, mal posé dans l’Assemblée, le problème ne l’était pas mieux dans l’esprit de celui qui aurait pu être roi. Au fond, tout le monde se rencontrait pour débattre et régler la situation de 1871 avec les sentiments et les idées de 1830. Le comte de Chambord était une grande âme qui en était restée à Charles X. Il aurait pu prendre pour devise, comme les hommes de la génération qui avait une première fois laissé tomber la Monarchie : « Périr est aussi une solution. » Si le comte de Chambord n’avait pas mis son « principe », dont il disait qu’il était sa seule force, au-dessus de la France elle-même, se serait-il ingénié, ainsi qu’il l’a fait, à trouver des raisons de ne pas accepter le trône qu’on lui tendait ? En vain des patriotes comme le général Ducrot, le gardien de Strasbourg, un de ceux qui, avant 1870, avaient annoncé le péril allemand, l’avaient supplié à genoux de revenir sur le symbole du drapeau blanc. En vain le persuasif Chesnelong avait proposé à Henri V l’exemple de Henri IV. Rien n’avait pu faire fléchir cette obstination. On comprend la douleur, le dépit, l’amertume des monarchistes dont les efforts se trouvaient condamnés. « M. le comte de Chambord a jeté la couronne par la fenêtre », dit l’un d’eux. Il avait dit avec sévérité le juste mot.

La restauration de la Monarchie échouait par le refus du prince que la logique des événements était venue chercher. Ce refus extraordinaire a posé une énigme. On s’est demandé souvent si le comte de Chambord avait vraiment voulu régner, s’il n’avait pas subi des influences domestiques, ou reculé devant le veto de l’Allemagne. L’étrange démarche à laquelle il se résolut, après la lettre fameuse qui tuait dans l’œuf la restauration, laisse place à une autre hypothèse, de beaucoup la plus probable : le comte de Chambord voulait que son principe s’imposât par lui même sans être altéré par le vote d’une Constituante ni par les conditions des parlementaires. Quittant pour la première fois l’exil, il entra secrètement en France et vint à Versailles loger chez un de ses fidèles, à quelques pas de cette assemblée qui, faute d’avoir pu faire la Monarchie, prolongeait les pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon sans trancher la question de régime et pour ménager l’avenir. Le comte de Chambord pensait que le maréchal, en présence de son roi, tomberait à ses pieds et ferait acclamer Henri V par l’assemblée et par le peuple. Serviteur de la légalité, le maréchal refusa de voir le prince qu’il vénérait et dont il avait toujours désiré l’avènement. Comme dans une tragédie de Corneille, c’était un conflit de devoirs. Le soldat restait fidèle à la loi et à la consigne. Le descendant des rois n’avait pas cru pouvoir faire plier le « principe » qu’il regardait comme un dépôt intangible. Rue Saint-Louis, no 5, à Versailles, se trouve une maison bourgeoise, grise et simple parmi d’autres simples maisons. Là est venu finir un romantisme politique. Le comte de Chambord était bien un enfant du siècle. Au fond du modeste logis où l’un de ses fidèles lui avait assuré un asile et le secret, il croyait entendre la France prête à répéter des mots à la mode de Chateaubriand : « Madame, votre fils est mon roi. » Les artisans et les repasseuses qui avoisinent la rue Saint-Louis eussent été bien étonnés d’apprendre que l’héritier de la dynastie capétienne agitait ces rêveries à l’entresol de la petite maison.

Il n’y a que quelques toises de la rue Saint-Louis chez Louis XIV. Vers le même temps, à ces deux endroits, le sort de la France a tourné. Deux ans plus tôt, dans la galerie des glaces, les princes allemands dont les ancêtres recherchaient la faveur du roi-soleil avaient offert la couronne impériale au roi de Prusse. La restauration de l’Empire allemand, le vieil et redoutable empire de Charles-Quint, s’était faite. Quelques mois plus tard, la restauration de la Monarchie française avait avorté. Désormais, de chaque côté des poteaux fraîchement plantés de la nouvelle frontière, il y aurait deux conceptions, deux systèmes, deux États aussi différents que le jour et la nuit. Notre démocratie et l’organisation à la fois nationale, militaire et monarchique de l’Allemagne évolueraient chacune de son côté et selon sa loi. À la fin, que se passerait-il, le jour où les deux peuples se retrouveraient face à face ?

C’est à quoi, tandis que leurs institutions se décidaient, les Français de 1873 avaient à peine pensé.