Le Bec en l’air/Histoire de poils

Le Bec en l’airPaul Ollendorff. (p. 207-213).

HISTOIRE DE POILS


— Je suis bien sûr que vous ne me reconnaissez pas, dit l’homme qui venait de me serrer la main.

— Mon Dieu ! monsieur, votre regard ne m’est pas inconnu, non plus que le timbre de votre voix, mais ma souvenance est dénuée de précision.

— Comment ! vous ne vous rappelez pas ?… Il y a deux ans, à l’écluse Saint-Julien, quand vous veniez me voir avec Mirbeau…

— Kariste !

— Lui-même !

Quantum mutatus ?

— Vous me trouvez changé ?

— Dame ! Vos cheveux, où sont-ils ? eux, jadis si tumultueux ! Et votre barbe, comment dirai-je ? tant fluviale, naguère !

— Que diriez-vous donc, si vous voyiez mon âme ?

— Vous devriez la faire peindre, votre âme, puisque si curieuse ! Il y a des artistes pour ça, maintenant.

— Ah ! oui, les peintres de l’âme ! Croyez-vous, hein ?

— C’est une bonne idée que ces messieurs ont eue de s’adonner à cette spécialité. Dire qu’on n’avait jamais pensé à ça, avant eux !

— Moi (Mirbeau a dû vous le dire), je peins maintenant des têtes de vainqueurs sur les boîtes d’allumettes et de jolies petites bonnes femmes sur les émaux de Pennelier.

— Ça vaut mieux que d’aller au café ; mais, dites-moi, Kariste, en quels gouffres s’engloutirent vos cheveux, en quels abysmes votre barbe ?

— C’est une étrange histoire que la disparition progressive de mon jadis opulent système pileux !… Étrange et comique à la fois !

— Kariste, vous n’allez pas me raconter Champignol malgré lui.

— Ni malgré lui, ni malgré un autre, ni malgré personne. On ne doit rien faire malgré personne, car si vous avez raison, les autres sont loin d’avoir tort !

— Votre bienveillance, charmante d’ailleurs, ne me dit pas le pourquoi de votre crâne tondu et de votre barbe rase aux joues.

— Cette aventure capillaire semble vous passionner tant et tant, mon ami, que je vais vous la dire.

— Vous m’obligerez.

… Et Kariste me conta sa petite histoire.

Quand il se fut aperçu de l’inanité de l’Art pour l’Art, quand il eut reconnu la pénible niaiserie d’essayer à figer sur des toiles la Nature, la belle, radieuse, fraîche, éclatante Nature, à la figer moyennant les fangeuses pâtes des marchands de couleurs, quand il eut… Mais assez, ne dites pas de mal de la peinture, mon garçon !

Alors, il se rangea et épousa la fille de son patron.

Stratagème d’autant plus roublard qu’il n’avait pas de patron et que son patron n’avait pas de fille.

La vérité, c’est qu’il épousa la fille du patron d’un autre.

Cette jeune personne exigea de Kariste qu’il fît, avant l’hymen, couper ses cheveux et sa barbe, et que sa garde-robe de désormais sortît de la Belle Jardinière, ainsi que celle des gentlemen vraiment dignes de ce nom.

Kariste s’engagea à tout ce qu’on voulut, mais, le jour de la noce, il s’amena froidement, sans avoir perdu, aurait dit Gambetta, une pierre des forteresses de sa chevelure, ni un pouce de terrain de sa barbe.

La demoiselle fit un nez ! et jura de se venger. Elle n’en eut pas le temps.

Huit jours après son mariage, l’excellent Kariste rencontrait, place Pigalle, une ancienne petite bonne amie à lui, chez laquelle il montait prendre une tasse de thé, la tasse de thé du souvenir !

Exquis, ce thé ! Et rappelant à Kariste d’anciens et si bons quarts d’heure !

Par malheur, la jeune personne au thé fleurait délicieusement le cherry-blossom et des relents de ce parfum s’attardèrent en la barbe du peintre, révélateurs incontestables.

Le pauvre garçon s’aperçut de cette malencontrosité juste au bas de son escalier.

D’un bond — ô génie déclenché par l’angoisse ! — Kariste était chez un coiffeur et le priait de lui rogner un millimètre de sa barbe et chevelure.

— Comme tu sens drôlement ! fit sa grincheuse et bourgeoise jeune épouse.

— Ah ! fit d’un air dégagé l’adultère Kariste, c’est probablement ce cochon de perruquier qui m’aura mis de l’odeur dans les douilles.

— Tu t’es fait couper les cheveux ?

— Un peu, tu vois.

— Ça n’est pas malheureux, enfin, que tu te décides !

— J’y retournerai demain, si tu veux.

— Tu me feras plaisir.

— Et après-demain.

— De mieux en mieux !

— Et tous les jours.

— Bravo !

Kariste fit comme on l’incitait.

Chaque jour, il alla chez son coiffeur se faire couper un tout petit bout de cheveux et de barbe.

Mais auparavant (la canaille !) il montait chez son ancienne petite bonne amie, laquelle lui servait d’excellent thé et des baisers au cherry-blossom.

Seulement, ce pauvre Kariste est bien embêté, aujourd’hui : sa femme n’aime pas beaucoup les gens à trop longs cheveux, mais elle a horreur des types à cheveux courts.

Alors, il trouve que la vie est bien compliquée, n’est-ce-pas ?