Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond/Chapitre VIII


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CHAPITRE VIII.
Saint-Évremond pendant la Fronde.

L’attitude que garda Saint-Évremond, pendant la Fronde, a cela de remarquable, que jamais il n’en changea ; au contraire des autres acteurs de ce drame singulier, qui presque tous, en moins de trois ans, ont changé de parti, de passion ou d’intérêt. Dès les premières émotions de l’année 1647, alors renfermées dans la société parisienne, Saint-Évremond adopta une opinion dont il ne s’écarta plus : celle que nous avons signalée à l’occasion de la Maxime politique dont les mécontents avoient alors fait leur formule. La cause royale pour laquelle il se déclara, dès le début des troubles, fut la seule à laquelle il prêta jamais l’appui de son suffrage, de sa plume et de son épée.

Je ne viens point, à ce propos, refaire l’histoire de la Fronde, bien que j’en pusse être tenté, par les recherches et les publications modernes, qui ont éclairé, d’un jour tout nouveau, cette partie de notre histoire. J’indiquerai seulement, avec rapidité, quelques traits généraux, nécessaires pour faire apprécier et comprendre divers écrits de Saint- Évremond, lesquels jadis ont fait les délices de la société contemporaine, et sont, de nos jours, trop négligés, malgré l’intérêt piquant qui s’attache à leur lecture.

On peut retrouver dans la Fronde quelques traits qui rappellent la Ligue, mais son plus vrai caractère est celui d’une réaction contre le système de gouvernement personnifié dans Richelieu. Nous jugeons aujourd’hui ce grand politique à un autre point de vue que ses contemporains ; et ces derniers ont été loin de partager l’admiration, peut-être excessive, de la postérité, à son égard. La Rochefoucauld nous a laissé un jugement qui fut l’opinion générale de son temps : « Pendant douze années, Richelieu avoit violé toutes les lois du royaume…, renversé toutes les formes de la justice et des finances, etc. » Le cardinal de Retz nous dit la même chose, en d’autres termes : « Cet aspre et redoutable cardinal avoit foudroyé plutôt que gouverné les humains ; » et Gui Joly commence ainsi ses Mémoires : « Le ministère du cardinal de Richelieu étant devenu odieux, la nouvelle de sa mort fut reçue généralement dans toute la France avec des témoignages et des sentiments d’une joie qu’on ne peut assez exprimer. » Voilà l’impression véritable de l’époque, dans la plénitude de son erreur, mais aussi dans toute sa vérité.

Et, en effet, Richelieu sembloit avoir humilié les Parlements et abattu la féodalité, plutôt au profit de son pouvoir ministériel que du pouvoir royal. La grandeur et l’intérêt de sa lutte avec l’Autriche étoient effacés par ses vices. Il mourut, laissant un roi, moribond lui-même, qui avoit paru d’accord avec les peuples, pour le haïr, tout en lui abandonnant la puissance, et qui ne tarda pas à quitter la place à un roi de cinq ans, sous la régence d’une reine mère, naguère persécutée, outragée, comme à l’envi, par le ministre et par le roi. La mort de Louis XIII et de Richelieu (1643) ramena donc au pouvoir une princesse exilée, et avec elle un flot d’émigrés auxquels il sembloit que la souveraine, leur ancienne complice, ne pouvoit rien refuser. La Reine est si bonne, la Reine promet tout, la Reine donne tout : tels étoient les mots qui furent dans toutes les bouches, pendant quelque temps. Mais cette émigration ne fut ni plus sensée, ni plus sage, que n’ont jamais été les autres, et bientôt elle reprit le chemin de la disgrâce, devant les nécessités du gouvernement. Toutefois l’esprit de réaction, contre le ministériat, ne put être contenu.

Richelieu n’avoit encore fondé que le pouvoir absolu, dont la théorie est tout entière dans le préambule de l’édit de 1641 ; et la France, pour s’y être soumise, ne l’avoit point acceptée, lorsqu’il mourut. Le pouvoir royal a été jadis balancé, chez nous, tantôt par celui des grands vassaux, tantôt par celui des princes et chefs de la noblesse, tantôt par les Parlements, dont les Valois avoient étendu les attributions : toujours par des institutions ou des usages modérateurs, plus ou moins en harmonie avec l’état social. Richelieu venoit d’établir, par la terreur, un pouvoir central et régulier, qui ne laissoit aux libertés politiques aucune garantie. Il avoit fait trop et trop peu.

Les grands vassaux trouvoient des continuateurs dans les gouverneurs des provinces, et dans les seigneurs opulents qui peuploient la capitale. Les habitudes féodales avoient, à vrai dire, fait place à des mœurs différentes ; la féodalité avoit été bannie des institutions politiques ; mais les pratiques de la société retenoient encore quelque chose des relations seigneuriales. Ce n’étoit plus comme vassal, comme homme lige, qu’on se donnoit aux maisons de Condé, de Vendôme, de Longueville, de Soissons, d’Elbeuf, de Bouillon, etc. C’étoit comme officier, comme gentilhomme, comme domestique, et l’on s’obligeoit à la même subordination que le vassal. En échange de leurs services, les petits obtenoient des grands, la protection toujours, et la fortune quelquefois. On se poussoit ainsi dans les charges, dans les armées et à la cour ; et le protecteur, bien souvent, acquéroit tant de force du nombre et de la qualité de ses protégés, qu’il pouvoit, à certains jours, se rendre redoutable au Roi lui-même, comme jadis les Armagnacs ou les Bourgogne. On avoit, en effet, retenu des mœurs féodales le respect du devoir qui rattachoit le vassal au seigneur, c’est-à-dire le protégé au protecteur : lien plus étroit, selon l’usage des fiefs, que celui qui rattachoit le vassal au suzerain de son seigneur, tel que le Roi. On sait combien, dans ses rébellions, Condé se montra exigeant, inexorable, envers ceux de ses officiers qui furent plus fidèles au roi qu’à lui-même. Saint-Évremond nous en offrira un exemple.

À l’égard des Parlements, froissés par l’établissement des intendants, des semestres et des commissions judiciaires, l’opinion leur étoit restée fidèle. Ils avoient conservé le crédit et l’importance de défenseurs naturels du droit des peuples. Les magistrats semestres n’avoient pas la considération publique. Les commissions de Richelieu étoient restées odieuses ; et les exactions fiscales sembloient ne plus devoir trouver d’obstacles, en l’absence de l’action des Parlements. L’opinion s’accordoit admirablement, sur ces divers points, avec les prétentions parlementaires, qui s’élevoient alors jusqu’à remplacer, et même primer, les états généraux du royaume. Aussi le premier acte de leur autorité, après l’insurrection, fut-il de supprimer les intendants, les semestres, et de décréter des garanties constitutionnelles, pour limiter les droits de la royauté. Les Parlements s’entendoient, sur tous ces points, avec la bourgeoisie des villes, d’où ils tiroient leur origine, et qui luttoit pour son indépendance communale, compromise par les institutions de Richelieu.

Lors donc que la réaction de la Régence eut pris son essor et son élan, il fut impossible de l’arrêter ; et le cardinal Mazarin, continuateur avoué des plans politiques de Richelieu, à l’extérieur, apparut aussi comme un tyran continué, à l’intérieur, et digne de la haine de tous les esprits indépendants. Une opposition sourde, puis déclarée ; une coalition des partis irrités, des intérêts menacés ou froissés, se forma donc et s’organisa par degrés, sans pouvoir arriver cependant à une parfaite unité d’action et de vues. Nul des coalisés ne vouloit dépasser l’horizon de son intérêt particulier. Arrivé à cette limite, il étoit prêt à faire son traité. Si l’un de ces intérêts devenoit prédominant, les autres s’en détachoient, parce qu’au fond du cœur aucun des partis ne vouloit servir au triomphe de l’autre, et que les vues de chacun différoient comme les intérêts. Ainsi le duc de Bouillon eut Matthieu Molé contre lui, lorsqu’il voulut livrer à l’Espagne la Fronde parlementaire. Le Parlement devint aussitôt Mazarin. La coalition formidable de la Fronde, composée des mécontents de toutes les couleurs, n’étoit donc point une cause, comme la ligue, et n’avoit, à vrai dire, point de chef. Il fut possible à un homme aussi patient qu’habile, tel qu’étoit Mazarin, d’avoir raison de tout ce monde.

Mais l’explosion n’en fut pas moins une crise redoutable pour la monarchie. S’il y avoit diversité dans le but poursuivi par chacun, il y avoit un concert formidable dans l’attaque de tous. Le soulèvement de la noblesse, de la magistrature et de la bourgeoisie, pour empêcher la résurrection ou la continuation d’un pouvoir qui avoit tout fait trembler : pouvoir dont on se croyoit délivré par la mort de Richelieu, et contre lequel la Reine régente elle-même avoit donné l’exemple de la révolte, parut opposer au ministère du cardinal Mazarin un obstacle insurmontable. Dès les premiers jours de la Fronde, le Parlement de Paris remontroit à la Régente que : « La loi fondamentale de la monarchie veut qu’il n’y ait qu’un maître en titre et en fonctions : de sorte qu’il est toujours honteux au prince, et dommageable aux sujets, qu’un particulier prenne trop de part à son affection et à son autorité ; celle-là devant être communiquée à tous, et celle-ci n’appartenant qu’à lui seul. » Profession de foi monarchique qui n’empêcha point ce même Parlement de réclamer, dans les fameuses assemblées de la chambre Saint-Louis, des garanties contre l’usage du pouvoir royal, par le monarque en personne.

Il y eut donc une époque, de 1647 à 1648, où, sans manifestation extérieure encore, tout le monde sembloit pourtant s’accorder, dans la réprobation dont le gouvernement de la Reine et de Mazarin étoient l’objet. La passion vint à ce point que cet avènement de la régence, salué avec acclamation, comme la délivrance d’une insupportable tyrannie, fut un moment plus détesté que ne l’avoit jamais été peut-être la régence, comme on disoit, du cardinal de Richelieu. À l’irritation de tous les partis trompés, se joignoit un mépris personnel pour l’homme, alors signalé comme un autre Concini : mépris que n’avoit jamais inspiré Richelieu. Des pamphlets faisoient hautement appel à un cœur de Vitry. On se réjouissoit même d’un succès de l’ennemi, par exemple, de la levée du siége de Lerida. La fière Anne d’Autriche avoit peine à contenir son courroux, devant tant de folies, tant d’insolences, et tant de prétentions.

Elle essaya d’abord des moyens employés par Richelieu ; mais la main n’étoit plus la même. Beaufort et Fiesque furent exilés pour leurs jactances ; une ordonnance défendit de parler des affaires d’État. Les salons n’affichèrent pas moins la désobéissance, et le pouvoir compromis fut obligé de reculer devant des femmes. Les embarras d’argent, pour lesquels on avoit besoin du Parlement, augmentèrent les difficultés. Les impôts nécessaires à l’entretien d’une guerre qu’on reprochoit au ministre de n’avoir pas terminée aussitôt, ni aussi avantageusement qu’il le pouvoit, à Munster, parurent à quelques esprits remuants un prétexte plausible pour leur ambition, couverte du voile du bien public. Les magistrats donnèrent, judiciairement, le signal de la révolte, et une crise devint imminente. Ce fut à cet instant que Saint-Évremond employa l’arme du bon sens, soutenu par l’esprit, pour réduire à leur néant ces déclamations contre les favoris, qui étoient à la mode dans les réunions de la noblesse, comme dans les assemblées des robins et des bourgeois. Nous avons déjà parlé de l’apparition de sa contre-maxime dans les salons de Mme de Sablé. Il est trop vrai qu’elle ne convertit personne, et qu’elle ne servit qu’à honorer son auteur.

S’il y eut quelque chose de juste, peut-être même de grand, dans les primitives impressions des frondeurs, leur cause fut bientôt déshonorée par la prédominance de l’intérêt personnel sur l’intérêt de l’État, par les basses cupidités et par les vanités intolérables, enfin par l’appel à l’étranger. Mais les mœurs étoient plus rudes qu’aujourd’hui, surtout dans les classes élevées, où l’opulence n’avoit point encore amolli les esprits. C’étoit comme un reste des mœurs féodales. La guerre civile n’effrayoit personne, et les peuples même y étoient alors habitués. On diroit que la société trouve quelquefois, et providentiellement, son avantage dans ces calamités. L’énergie des esprits s’y relève, et, à ce point de vue, le dix-septième siècle doit plus qu’on ne pense aux agitations de la Fronde. Cependant, comment ne pas flétrir des témérités qui compromirent la fortune de la France, tout en suscitant de grands caractères, comme celui de Matthieu Molé ! Les discussions parlementaires de cette année 1648 « levèrent, au dire de Retz lui-même, le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l’on peut dire et tout ce que l’on peut croire du droit des peuples et de celui des rois, qui ne s’accordent jamais si bien ensemble, que dans le silence. La salle du palais profana ces mystères. » En voilà plus qu’il n’en faut pour justifier la première production de Saint-Évremond contre les frondeurs. Il avoit été plus prévoyant qu’eux.

Personne n’ignore comment éclatèrent les premiers désordres de la Fronde ; l’arrestation de Broussel, de Blancmenil et de Charton, au retour du Te Deum, chanté à Notre-Dame, pour la victoire de Lens ; la journée des barricades, et comment, après une apparence de rétablissement du calme, la reine Anne d’Autriche, qui avoit été obligée de céder devant l’émeute, résolut de quitter Paris, pour se retirer à Saint-Germain, où elle espéroit retrouver toute sa liberté d’action. Gaston, duc d’Orléans, et le prince de Condé l’y suivirent, embrassant vivement à cette heure la cause de la Régente contre le peuple de Paris ; mais le frère et la sœur de Condé, le prince de Conti et la duchesse de Longueville, entraînés par la Rochefoucauld, se déclarèrent pour le parti opposé, où l’on comptoit d’importants personnages, tels que les Bouillon, les d’Elbeuf, les de Retz et les Vendôme. Mme de Motteville et Mademoiselle ont raconté les détails piquants du départ de la Reine (6 janvier 1649). Il faut lire, dans le Journal de d’Ormesson, l’émotion des Parisiens, après cet événement, et leurs préparatifs de défense armée. Dès les premiers jours de février, la capitale fut bloquée par le prince de Condé, très-animé dans ce moment contre la révolte. Le 8 de ce mois, fut livré le combat de Charenton ; Paris y batailloit contre son Roi, la veille du jour où Londres devoit abattre la tête du sien (9 février). La coïncidence de ces deux événements frappa tous les esprits, et jointe à l’audace du duc de Bouillon qui osa ouvrir des négociations avec les Espagnols, dont un envoyé demanda même d’être reçu dans la chambre du conseil du Parlement de Paris, elle ouvrit les yeux aux plus honnêtes des magistrats ; et leur montrant le péril de l’État, elle les disposa au retour de la soumission ; laquelle eut lieu, le mois d’après (11 mars), par la paix de Ruel, œuvre du patriotisme éclairé de Matthieu Molé.

Il ne paroît pas que Saint-Évremond, alors brouillé avec le prince de Condé, ait pris part à la guerre de Paris. Selon Des Maizeaux, il alla, vers cette époque, en Normandie, voir sa famille. J’ai peine à croire que ce simple motif ait fait quitter Paris à Saint-Évremond, dans un moment pareil, bien qu’on pût l’en justifier par sa disgrâce auprès du prince, commandant en chef des forces royales. Je crois plutôt que Saint-Évremond a été remplir une mission secrète, en Normandie, et la suite des événements paroît le prouver. L’attention de tous les partis étoit alors fixée sur le parlement de Rouen, dont les déterminations avoient une extrême importance pour les frondeurs et pour la régente.

Le duc de Longueville étoit gouverneur de la Normandie, et aussitôt après que le parlement de Paris se fut déclaré en faveur des mécontents, il dut songer à s’assurer le concours d’une province aussi riche et aussi puissante. Richelieu avoit infligé la mortification du semestre au parlement de Rouen, qui en avoit conservé un ressentiment profond. La province avoit d’autres griefs contre la cour ; le duc et la duchesse de Longueville comptoient, en outre, sur leur influence personnelle en ce pays, où les suffrages de la noblesse leur sembloient acquis1. Dès que la Reine eut quitté Paris, dans la nuit du 6 janvier, et que, par cet acte éclatant, elle eut, en quelque sorte, donné le branle aux résolutions extrêmes, le duc fut empressé de partir de Paris pour aller soulever la Normandie et faire prononcer le parlement. S’il pouvoit entraîner sa province, les affaires de la cour de Saint-Germain étoient fort compromises. On voit dans le Journal de D’Ormesson2, et dans les registres du parlement de Rouen combien le départ du duc de Longueville fut désiré à Paris, et combien, en Normandie, il lui fut difficile d’ébranler un pays, habituellement très-avisé dans la conduite de ses affaires.

En effet, dès le début des troubles de Paris, la ville de Rouen, qui vouloit se maintenir en état de prendre le parti qui lui seroit le plus avantageux, avoit d’abord fait mine de se vouloir conserver pour le roi ; et cependant elle avoit mis les bourgeois en armes et fait garder les portes. Le parlement étoit divisé : les uns tenant pour la Reine, les autres pour l’union avec le parlement de Paris. Le premier président, Faucon de Ris, dont Tallemant nous a laissé quelque souvenir, étoit serviteur du roi, mais sans crédit dans la compagnie. Aussitôt que la Reine vit le duc de Longueville se prononcer pour la Fronde, elle envoya d’Épinay de Saint-Luc, qui lui étoit dévoué, porter au marquis d’Hectot, son neveu, la survivance du père de ce dernier, le marquis de Beuvron, lequel étoit lieutenant du roi, à Rouen, et attaché au duc de Longueville : croyant, par cette avance, paralyser les intentions du père et engager les actes du fils. Le marquis d’Hectot accepta le brevet, promit tout à Saint-Luc, son oncle, puis s’enferma dans la forteresse du Vieux Palais, aujourd’hui démolie, sans beaucoup se soucier ni des uns ni des autres, et attendant l’issue des grandes affaires de Paris.

La reine régente ne borna pas là sa prévoyance ; elle dépêcha le comte d’Harcourt avec les provisions du gouvernement de Normandie, pour prendre possession de la ville de Rouen. Ce capitaine, vaillant et hardi à la guerre, mais indécis dans les affaires civiles, où il cherchoit volontiers son intérêt, s’arrêta au conseil du premier président, qui le fit demeurer au faubourg, en promettant de lui ménager une entrée triomphale, après qu’il auroit pris ses mesures. Saint-Évremond, qui avoit joint le comte d’Harcourt, étoit d’avis de brusquer l’entrée, de surprendre le parlement, et d’occuper la ville de vive force, s’il le falloit ; mais il ne put décider le comte d’Harcourt, et, pendant ce temps perdu, survint le duc de Longueville qui, plus résolu ou mieux dirigé3, pénétra dans la ville, et arriva par surprise jusqu’au sein du parlement assemblé, où puissamment secondé par les partisans qu’il y avoit, il fit, et malgré le premier président, déclarer la compagnie contre la cour. Le duc de Longueville convoqua aussitôt la noblesse normande, et n’oublia rien pour engager Saint-Évremond dans ses intérêts. Il lui offrit une somme considérable, avec le commandement de l’artillerie, que Saint-Évremond refusa. « On voulut, dit-il, donner le commandement de l’artillerie à Saint-Évremond ; et, à dire vrai, dans l’inclination qu’il avoit pour Saint-Germain, il eût bien souhaité de servir la cour, en prenant une charge considérable où il n’entendoit rien. Mais, comme il avoit promis au comte d’Harcourt de ne point prendre d’emploi, il tint sa promesse, tant par honneur que pour ne ressembler pas aux Normands, qui avoient presque tous manqué de parôle. Ces considérations lui firent généreusement refuser l’argent qu’on lui offrait, et qu’on ne lui eût pas donné. » En effet, la pénurie d’argent fut une des causes principales qui firent échouer le duc de Longueville.

Saint-Évremond, après une apparition au château de Saint-Denis-le-Guast, s’achemina de nouveau vers la capitale normande, et rencontrant le duc de Longueville, près de la Bouille, petit village à trois lieues de Rouen, il lui apprit que le comte d’Harcourt, qui commandoit les troupes royales, avançoit en toute hâte pour l’attaquer ; et le duc de Longueville, qui n’étoit pas en état de tenir la campagne, fort effrayé de cette annonce inopinée, rebroussa chemin en désordre, par une retraite qui ressembloit à une déroute : il arriva presque aussitôt que Saint-Évremond à Rouen. Cette rencontre est célèbre dans l’histoire de la Fronde normande, sous le nom d’occasion de la Bouille4, ou de Moulineaux. Saint-Évremond, ayant rejoint la cour à Ruel, lui apporta, pour la réjouir, l’histoire récréative de l’expédition du duc de Longueville, en Normandie : relation dans laquelle il couvre d’un ridicule éternel, la tentative de soulèvement et l’échauffourée piteuse des hobereaux de Normandie. Pour qui connoît le détail des affaires et des personnes du temps, la Retraite du duc de Longueville est un chef-d’œuvre d’ironie et un pamphlet délicieux. L’effet moral de cette pièce fut excellent, elle tourna les rieurs du côté de la cour ; le cardinal s’en montra fort satisfait. Dix ans après, il se la faisoit relire et s’en réjouissoit encore, de bon cœur, pendant la maladie dont il mourut. La langue françoise n’a pas, dans ce genre de littérature, un ouvrage où la causticité des traits soit plus délicate et plus mordante à la fois. Jamais le bon sens n’a parlé avec plus d’esprit. Ainsi, dans le temps que Condé châtioit les Parisiens, à Charenton ; dans le temps que Matthieu Molé confondoit les complots du duc de Bouillon et de l’archiduc ; Saint-Évremond, avec l’arme de l’ironie, attaquoit les frondeurs de sa plume acérée, et leur portait des coups sensibles. Tous ensemble préparaient, décidoient ou consolidoient la paix signée à Ruel le 11 mars 1649.

Pendant cette première époque de la Fronde, qu’on est convenu d’appeler la Fronde parlementaire, le prince de Condé avoit généreusement soutenu la cause du jeune roi ; et, malgré l’ascendant que la duchesse de Longueville exerçoit sur son frère, elle n’avoit pu détourner le prince de la ligne du devoir. Mais, après la paix de Ruel, l’influence de la duchesse reprit son empire. Le frère et la sœur, qu’une tendre affection avoit toujours unis, s’étoient retrouvés avec bonheur ; et une parfaite intelligence se rétablit entr’eux, avec d’autant plus de facilité, que Condé, toujours exigent et hautain, étoit secrètement mécontent de la Reine et de son ministre. Douée d’une nature héroïque, comme Condé, la duchesse allioit l’ambition politique aux passions vives de la femme. Elle répondit à son frère des ducs de Longueville et de Bouillon, du vicomte de Turenne, des princes de Conti et de Marsillac, et de la plupart des autres chefs qui, pendant la guerre de Paris, avoient suivi le parti du parlement ; et l’élévation de leur puissance devint dès ce moment, à sa persuasion, le but commun de leurs efforts et de leurs désirs immodérés. Mazarin ne pouvoit rien refuser au prince, après les services qu’il en avoit reçus. Considérant, désormais, les intérêts de leur maison comme ceux de l’État, ils firent donner au prince de Conti le gouvernement de la Champagne, qui touchoit à celui de Bourgogne dont Condé avoit le titre et la possession. Marsillac eut sa part en Lorraine. L’indemnité de Sedan, promise depuis tant d’années, et jamais payée, fut négociée avec le duc de Bouillon ; et le duc de Longueville put espérer ce gouvernement de Pont-de-l’Arche, objet de sa passion, parce que le gouverneur de Normandie donnoit la main par là aux Parisiens. Condé força le cardinal à rappeler de l’exil Chavigny, ennemi personnel et dangereux de Mazarin ; en un mot, il devint l’arbitre des grâces et de la faveur : il étoit si redouté, que Mazarin consentit à tout, et se garda pendant longtemps de le braver. Mais Condé, abusant de sa force, la perdit, et l’habile Italien vint à bout, par la ruse, de la passion du prince.

Tous les anciens frondeurs s’étoient ralliés autour du grand Condé, à l’exception du coadjuteur et du duc de Beaufort. Leur popularité, dans Paris, inquiéta la reine et Mazarin, qui ne crurent pas pouvoir avec sûreté retourner au Palais-Royal, tant que ces deux hommes, si accrédités, n’auroient pas fait leur soumission. Pour insulter à la fois à la timidité de Mazarin et à la haine du peuple de Paris, que Condé méprisoit profondément, le prince parcourut les rues de cette ville qu’il venoit d’assiéger, en plein jour, dans son carrosse, escorté seulement de deux laquais. Il imposa par son audace, et ne reçut aucun outrage ; mais cet exemple ne décida point la cour de Saint-Germain à rentrer dans Paris ; et, sous prétexte de surveiller les préparatifs de la guerre de Flandre, le cardinal emmena la Reine à Compiègne, et plus tard à Amiens.

L’époque de l’ouverture de la campagne étant arrivée, le prince en refusa le commandement et le laissa prendre au comte d’Harcourt, soit par méfiance envers Mazarin qu’il détestoit, soit pour mieux poursuivre une plus haute ambition, au siége même du gouvernement. Il demeura donc à la cour, où les discussions, dans le conseil, firent bientôt éclater une mésintelligence qui ne se pouvoit dissimuler longtemps. La duchesse de Longueville, aussi impérieuse que son frère, le poussoit aux extrémités ; mais le prince, quoique indigné de ce qu’il appeloit l’ingratitude de la Reine, conservoit encore du respect pour l’autorité royale. Fatigué, irrésolu, mécontent de tout le monde et de lui-même, il se retira dans son gouvernement de Bourgogne.

Pendant que ces scènes se passoient à Compiègne, le Coadjuteur profita des circonstances, pour rectifier sa situation, et reprendre son influence, soit dans la bourgeoisie parisienne, soit dans le parlement que l’alliance criminelle des frondeurs avec les Espagnols avoit décidé à signer le traité de Ruel. Le duc de Beaufort restoit, de son côté, fort insolent, et la populace des halles avec lui. Ni la Reine, ni Mazarin, n’osoient donc se commettre personnellement encore avec les Parisiens. Cependant la rentrée du Roi dans Paris étoit vivement désirée par le parti de la cour, et par la cour elle-même.

Pour y préparer les esprits, et en faciliter le succès, les jeunes seigneurs qui entouroient Anne d’Autriche, à Compiègne, venoient souvent se montrer à Paris. On les voyoit, parés des couleurs de la Reine ou de Mazarin, se promener dans le jardin des Tuileries, où une affluence de beau monde se trouvoit, chaque soir. Ils alloient ensuite souper, avec apparat, dans le jardin de Renard, y appeloient quelquefois des violons, et buvoient à la santé du cardinal. Ce Renard, selon ce que nous apprend Gui Joly, avoit été laquais de l’évêque de Beauvais, alors directeur de conscience de la reine Anne d’Autriche. Admis familièrement au Louvre, à cause de son maître, il lui étoit permis de présenter tous les matins un bouquet à la Reine, qui aimoit passionément les fleurs. Ces petits présents étant gracieusement reçus, Renard en profita pour se tirer de sa condition, et il obtint la concession d’un petit coin du jardin des Tuileries, où il bâtit une maison, et l’embellit si bien, que ce lieu, où l’on trouvoit à manger et à se rafraîchir, devint le rendez-vous quotidien de la société parisienne. On s’y divertissoit, on y jouoit, on y causoit des affaires du temps. Tous les mémoires contemporains ont parlé du jardin de Renard, qui occupoit l’emplacement où se trouvent aujourd’hui l’orangerie et la terrasse, à l’extrémité sud-ouest du jardin des Tuileries.

Les gentilshommes frondeurs, qui avoient encore le haut du pavé, dans la capitale, reçurent d’abord civilement les visites de leurs adversaires, les mazarins, et crurent de l’honnêteté de leur faire fête. Encouragés par cet accueil poli, les jeunes courtisans prirent plus de liberté. Ils essayèrent des propos contre la Fronde, et chantèrent des chansons de leur parti. Dans une de leurs promenades, à la grande allée des Tuileries, ils rencontrèrent le duc de Beaufort, qui, soit pour éviter une querelle, soit pour tout autre motif, leur céda la place, et continua son chemin par une autre allée. Le marquis de Jarzay, qui étoit à la tête des mazarins, triompha de la modération apparente ou affectée du duc de Beaufort, et à son retour à Compiègne en réjouit la cour et les ruelles. Une nouvelle expédition fut donc résolue, par cette belle jeunesse enhardie. Il paroît que Saint-Évremond fut de l’équipée, bien qu’il n’en parle pas : il ne pouvoit y abandonner Ruvigny, l’un de ses plus intimes amis. Anne d’Autriche, voyant partir ces brillants étourdis, en témoigna quelque regret, tout en les excusant d’une témérité qui la flattoit.

Un pareil projet ne s’exécute point, en France, sans beaucoup de bruit5. On connoissoit, à Paris, l’entreprise de Jarzay, avant qu’il partît de Compiègne ; et comme elle étoit dirigée personnellement contre le duc de Beaufort, la ville, dont il étoit l’idole6, s’en émut. Il auroit été facile de faire mettre en pièces les imprudents qui venoient, au milieu de Paris, braver le roi des halles. Mais le Coadjuteur repoussa toute résolution de cette nature. Ne croyant pas cependant devoir souffrir une bravade, qui eut décrédité son parti, le Coadjuteur, après avoir tiré parole de ses amis qu’ils se conformeroient à son programme, décida que « lors du premier voyage de Jarzay (c’est lui-même qui parle) le duc de Beaufort, accompagné d’une centaine de gentilshommes, et d’autant de pages et laquais, se rendroit au jardin de Renard ; qu’il traiteroit civilement les compagnons de Jarzay ; adresseroit à ce dernier seulement une leçon sensible, sur ses impertinences, et lui défendroit de reparoître dans Paris, sous peine d’être jeté dans la rivière. » Le Coadjuteur répéta plusieurs fois ces avertissements, insista pour qu’on s’abstînt de violence, et permit tout au plus qu’on brisât quelques violons, s’il y en avoit.

Toutes choses ainsi arrêtées, quand le duc de Beaufort fut informé que Jarzay arrivoit à Paris avec ses amis, il s’achemina vers les Tuileries, suivi d’une bruyante escorte. Au moment où il pénétra dans le jardin de Renard, la joyeuse troupe des mazarins venoit de se mettre à table. Elle étoit au premier service, lorsque Beaufort arriva près d’elle. Il y reconnut le duc de Candale, si célèbre par son élégance et sa bravoure ; Boutteville, qui devint plus tard le maréchal de Luxembourg ; le commandeur de Jars, si connu par son attachement romanesque pour la Reine, et par son esprit, qui étoit celui des Vivonne ; le commandeur de Souvré, qui fut plus tard grand prieur de France, et dont nous avons déjà parlé ; le marquis d’Estourmel, l’un des plus hardis cavaliers de son temps, et Jarzay, qui n’étoit plus qu’en arrière-ligne, en pareille compagnie. Tous montrèrent du sang-froid, à l’abord des frondeurs, dont ils avoient été avertis, et qu’ils n’avoient pas cherché d’éviter.

« Ceux qui soupoient, dit Mme de Motteville, les voyant s’avancer, jugèrent aussitôt qu’ils étoient destinés à un autre divertissement qu’à celui de faire bonne chère ; mais ne pouvant s’empêcher de danser, ils durent attendre, pour voir sur quelle cadence on les réjouiroit. Ils firent donc bonne mine, et se laissant approcher du duc de Beaufort, lui et sa compagnie environnèrent la table. Il les salua, montrant un peu de trouble sur le visage, et son salut fut reçu avec civilité de ceux qui étoient assis. Il y eut même quelques-uns d’eux, dont furent Ruvigny et le commandeur de Jars, qui se soulevèrent en le saluant, comme pour lui rendre du respect. »

Le duc de Beaufort, ne s’attendoit pas à trouver une réunion de personnages aussi considérables ; il resta donc surpris et en quelque sorte déconcerté. Avec très-peu d’esprit, la violence prenoit, chez lui, facilement le dessus. Il perdit à peu près contenance, quoique il fut accompagné d’une troupe beaucoup plus nombreuse que celle des mazarins ; et il leur dit, pour engager le colloque ou la dispute : Messieurs, vous soupez de bonne heure. Ils répondirent brièvement, en posture froide et sérieuse, afin de finir une conversation qu’ils ne jugeoient pas leur devoir être commode, à la fin. Le duc de Beaufort continuant, et se souvenant confusément de la leçon du Coadjuteur, leur demanda s’ils avoient des violons ; et sur leur réponse négative, il ajouta : « Qu’il en étoit bien fâché, parce qu’il les auroit voulu casser ; qu’il y avoit des gens, en leur compagnie, qui se mêloient de parler de lui, et qu’il étoit venu pour les en faire repentir ; » et, à ce moment, ne sachant plus que leur dire, il saisit vivement la nappe, la tira rudement par le coin, et renversa les plats sur les convives, qui, la plupart, en furent salis. Aussitôt tous se levèrent et prirent leurs épées.

Quelques gens de la suite du duc se jetèrent sur les mazarins. Jarzay fut gourmé par des pages. Le marquis d’Estourmel en blessa plusieurs. Le duc de Candale, saisissant la première arme, imposa, et se montra très-résolu à repousser la violence : il étoit, comme Beaufort, petit-fils d’Henri IV. La troupe se serrant en colonne autour de lui, ce petit groupe de gentilshommes déterminés sortit en bon ordre du jardin de Renard, tous outrés du procédé, protestant qu’ils en auroient satisfaction, et se plaignant de l’aventure comme d’un guet-apens lâchement prémédité, et indigne d’hommes de qualité. Le lendemain, le duc de Candale envoya un cartel au duc de Beaufort. À quoi ce dernier répondit, qu’il n’avoit eu l’intention d’offenser, ni son cousin le duc de Candale, ni aucun gentilhomme de sa compagnie, et qu’il n’en vouloit qu’à Jarzay ; que, du reste, il ne se battroit pas hors de Paris, parce qu’il n’y seroit pas en sûreté ; mais qu’il étoit prêt à faire raison à quiconque viendroit la lui demander, dans l’intérieur de la ville. Puis, comme s’il eût craint, en effet, quelque entreprise contre sa personne, il quitta son hôtel, l’hôtel de Vendôme, bâti par Henri IV, pour son fils, sur la place qui porte encore aujourd’hui ce grand nom, et qui alors étoit tout proche du rempart de la ville, lequel joignoit le boulevard actuel de la Madeleine aux anciens fossés des Tuileries ; et il alla se loger rue Quincampoix, dans le quartier de la capitale qui lui étoit dévoué, en une maison qui subsistoit naguère encore, et qui a servi d’hôtel à la banque de Law.

La Reine, sensible à cette mésaventure de ses serviteurs, et irritée de l’outrage fait à ses couleurs que portaient les mazarins, voulut poursuivre le duc de Beaufort, aux termes des ordonnances qui punissoient sévèrement les voies de fait commises dans les habitations royales. Mais elle fut contrainte d’abandonner ce projet, parce qu’on ne pouvoit faire son procès au duc de Beaufort, sans soulever la populace qui l’adoroit, et sans assembler le parlement, attendu qu’il s’agissoit d’un duc et pair. La noblesse de la cour garda ressentiment d’une insulte faite à des gentilshommes, et d’une injure que la Reine étoit obligée de dévorer.

Le prince de Condé, s’affligeant peu dans son âme de cet échec du parti royaliste, qui rendoit son assistance plus nécessaire, revint de Dijon à Compiègne ; il y fut reçu avec de grandes caresses : et cédant à une de ces inspirations qui lui étoient si familières, il proposa de ramener sur-le-champ le Roi dans Paris. Il eut trouvé du plaisir à triompher à la fois, par son audace, des Parisiens qu’il vouloit humilier, et du ministre cauteleux qui se plaçoit encore une fois sous sa protection. Le prince de Condé conduisit, en effet, le Roi et la Reine à Paris, le 18 août 1649, imposant le respect à tout le monde. Le Coadjuteur lui-même fit sa soumission, et le peuple, avec la mobilité qui le caractérise, salua de ses acclamations, un hardi capitaine qui bravoit tous les périls, un jeune Roi qu’au fond du cœur on aimoit, une Reine gracieuse à qui l’on avoit dû d’heureux jours, et même son ministre, dont la fortune étonnoit l’imagination du vulgaire.

Mais à partir de ce moment, le joug du prince de Condé, de la duchesse de Longueville, et de leurs amis, devint insupportable à la cour ; et dans le parlement, comme chez les bourgeois, ce sentiment se propagea tellement, qu’il fut facile au rusé Mazarin de s’allier secrètement avec les anciens frondeurs, le Coadjuteur et Beaufort en tête, et de se ménager satisfaction des hauteurs et de la tyrannie de l’hôtel de Condé. Il ouvrit des négociations, avec les maisons de Vendôme et d’Épernon, pour le mariage de ses nièces. Les irrésolutions de Condé désespérèrent alors Mme de Longueville, dont la passion contre la cour ne connoissoit plus de limites ; et à la suite de trois mois d’intrigues de tout genre, et de péripéties les plus diverses, qui sont écrites partout, le Coadjuteur et le duc de Beaufort, devenus, à cette heure, les suppôts de la cour et de Mazarin, protégèrent de leur popularité l’arrestation des princes de Condé et de Conti, et du duc de Longueville, en plein Palais-Royal, dans la soirée du 19 janvier 1650, et commencèrent une période nouvelle des agitations de la Fronde : période qui a reçu le nom de Fronde des princes, parce que la délivrance des princes en fut le prétexte, et que leur rébellion en fut la conséquence.

Ce coup d’état fit la plus grande sensation. La noblesse s’indigna de voir, sous les verrous, à Vincennes, le héros de Rocroi, le sauveur de la France en ses jours de péril, et son orgueil en tous les temps ; et loin de rendre plus facile le gouvernement de Mazarin, cet événement en augmenta les difficultés. L’esprit public, si variable en France, finit par se tourner du côté des prisonniers ; et au milieu des serviteurs même les plus attachés à la Reine, une sorte de réprobation ne tarda pas à se manifester contre une mesure si violente. Les sentiments que Saint-Évremond dit avoir éprouvés en cette circonstance, furent ceux de tous les honnêtes gens. Malgré les rigueurs du prince à son égard, il avouoit au duc de Candale, dans les confidences de l’amitié : « Qu’un prince si grand et si malheureux devoit être plaint de tout le monde ; que sa conduite, à la vérité, avoit été peu respectueuse pour la Reine, et un peu fâcheuse pour M. le cardinal ; mais que c’étoient des fautes à l’égard de la cour, et non pas des crimes contre l’État, capables de faire oublier les services importants qu’il avoit rendus ; que ses services avoient soutenu M. le cardinal, et assuré le pouvoir dont Son Éminence venoit de se servir pour le perdre ; que la France eût peut-être succombé au commencement de la Régence, sans la bataille de Rocroi qu’il avoit gagnée ; que la cour avoit fait toutes les fautes, sans lui, après la bataille de Lens, et ne s’étoit sauvée que par lui, dans la guerre de Paris ; qu’après avoir si bien servi, il n’avoit fait que déplaire, par l’impétuosité d’une humeur dont il n’avoit pu être le maître… Je ne sais pas, ajoutoit-il, ce que la cour gagnera par sa prison, mais je sais bien que les Espagnols ne pouvoient rien souhaiter de plus favorable. »

On fut plus révolté encore de la vénalité du duc de Beaufort, que Mazarin avoit acheté argent comptant, et notamment au prix de la charge d’Amiral, qui étoit de quatre-vingt mille livres de rente, donnée au duc de Vendôme, avec survivance à Beaufort, et d’autres charges considérables données à d’anciens frondeurs, leurs amis et complices. Autour de la Reine, des seigneurs dévoués virent avec répugnance le héros du jardin de Renard, reparoître à la cour, et leur offrir ses bonnes grâces. Ce fut sous l’impression de ce premier mouvement que Saint-Évremond, dînant un jour avec des partisans de son opinion, tels que le duc de Candale, le comte de Moret, Miossens, Ruvigny et d’autres, qui avoient été de l’expédition des Tuileries, il fut résolu d’écrire, séance tenante, une Apologie ironique du duc de Beaufort, destinée à servir de réponse à l’apologie que le duc avoit cru nécessaire de publier lui-même, sous le titre d’Avis du duc de Beaufort, pour se justifier du blâme sévère que sa conduite équivoque rencontroit dans tous les partis : le peuple de Paris, les vrais et sincères frondeurs, ne pouvant lui pardonner d’être devenu le serviteur de Mazarin, et d’avoir reçu son argent ; et les royalistes ne pouvant se résoudre à donner la main au prince beau d’aspect, peut-être, mais mal élevé, bâtard, félon, et de suspecte bravoure, qui revenoit à la cour et en faveur, à beaux deniers payés, pendant que des princes héroïques, et du sang légitime de France, étaient jetés en prison par une reine espagnole et par un ministre italien.

Cette Apologie du duc de Beaufort eut une assez grande célébrité. La Reine en sut peu de gré à Saint-Évremond : les trahisons ont leur moment de faveur et d’utilité ; mais d’ordinaire l’opinion en fait bientôt justice, et le rôle aussi nouveau qu’irrégulier de Beaufort ne put se soutenir longtemps. Le pamphlet qui le flagelloit obtint donc un certain succès de vogue. Toutefois Saint-Évremond n’a point revendiqué la propriété tout entière de cette satire qui fut composée en collaboration des jeunes seigneurs dont j’ai parlé : un homme de lettres, qui étoit de l’Académie françoise et du nom de Girard, tenant la plume. Saint-Évremond prit cependant à sa rédaction, une part qu’il ne désavoua jamais, et qu’on peut constater facilement dans cet écrit, où sa manière se produit fréquemment en traits marqués. Il n’a pas été compris dans les Œuvres authentiques de Saint-Évremond, lequel, par ménagement pour la maison de Vendôme, avec laquelle il eut d’intimes relations, vers la fin de sa vie, et peut-être pour la duchesse Mazarin dont la sœur avoit épousé le duc de Mercœur7, supprima cette pièce, dans la collection qu’il remit, corrigée de sa main, à Des Maizeaux, avant sa mort. Je l’ai réimprimée, après l’avoir collationnée sur une copie manuscrite conservée dans les papiers de Conrart. On y reconnoît sans peine le cachet de l’époque, et de la compagnie à laquelle il doit le jour. La Rochefoucauld n’a point oublié cette Apologie, dans ses Mémoires ; on peut voir aussi ce qu’en dit Bayle.

Après l’arrestation des princes, la duchesse de Longueville avoit quitté Paris pour aller soulever la Normandie. La cour se hâta de la suivre en ce pays, afin de l’en chasser. Saint-Évremond y accompagna la Reine, et ce fut dans ce voyage qu’il eut avec le duc de Candale cette Conversation fameuse, dont le récit est demeuré l’un des chefs-d’œuvre les plus gracieux et les plus intéressants de notre auteur (février 1650). Réduite par les troupes royales à se réfugier à Dieppe, la duchesse de Longueville fut contrainte à s’en échapper misérablement, pour éviter d’être prise. Voici une lettre de Colbert à Le Tellier, qui nous révèle de lamentables détails à ce sujet8 :

« Le sieur Du Plessis-Bellière fut avant-hier maître absolu du château et du fort du Pollet de Dieppe : le peu qu’il y avoit de garnison en étant sorti, et s’étant débandé aussitôt. On a appris des officiers qui étoient dans ces places, qu’aux cris de joie que tout le peuple de cette ville fit, à l’entrée du dit sieur Du Plessis, les soldats qui étoient en garnison dans le dit château de Dieppe mirent bas les armes et les jetèrent en bas de la muraille pour se sauver, ce qui fit résoudre à Mme de Longueville de se retirer ; et se voulant réfugier sur le vaisseau qu’elle faisoit tenir à la rade, pour cela, elle fut empêchée de se servir de l’esquif par le sieur de Saint Aignan, qui avoit un corps de garde bourgeois contre ledit château. Elle fut donc contrainte d’envoyer quatre gentilshommes à un petit village, à un quart de lieue du château, sur le bord de la mer, pour prendre des matelots, et leur faire mettre en mer une barque qui s’y trouva. Dans le temps qu’ils retournèrent pour prendre la dite dame et l’y mener, les matelots eurent la malice de faire un trou à cette barque, pour lui faire prendre eau ; et de plus, lorsqu’ils portèrent ma dite dame avec ses filles, dans cette barque, ils en firent tomber deux dans l’eau. En sorte qu’en arrivant dans ce méchant bateau, le trouvant fort chargé d’eau, et le temps étant, outre cela, assez mauvais, elle fut obligée de se remettre à terre, où après s’être séchée elle monta en croupe avec ses deux filles, et prit le chemin de Neuchâtel. On dit que MM. de Tracy, Saint-Ibal, Barrière, sont avec elle avec d’autres gentilshommes. Il est à remarquer que si elle avoit pu joindre le vaisseau qu’elle avoit à la rade de Dieppe, elle auroit été prise infailliblement, parce que le capitaine, nommé Daniel, en avoit prêté serment, le jour même, à un officier que le sieur Du Plessis-Bellière lui avoit envoyé. »

Ce qui advint ailleurs, depuis l’arrestation des princes, n’est ignoré de personne. La guerre civile éclata aux quatre coins de la France. La cour, en retournant de Normandie (3 mai 1650), fut obligée d’aller se montrer à Bordeaux et d’y traiter avec la révolte9. Mazarin, craignant pour sa sûreté, dans Paris, transféra les princes à Marcoussis, puis au Havre, où il les mit en liberté, sans obtenir leur réconciliation ; et ce ne fut qu’au prix d’un long exil du cardinal que la Reine elle-même put sauver les affaires du jeune Roi, son fils. La soumission de M. de Turenne, (2 mai 1650), que le duc de Bouillon avoit entraîné dans la première fronde, fut un coup de Providence, en ces moments critiques ; car dès le mois d’octobre la guerre civile recommença, et cette fois Condé se mit résolument à la tête des rebelles. Les services que rendit alors M. de Turenne n’ont pas eu d’appréciateur plus exact que Saint-Évremond, qui servit sous ses ordres, combattit auprès de lui, plus d’une fois, et fut le témoin des graves événements dont il a rendu compte.

« M. de Turenne, dit-il, dans son Éloge, trouva la cour si abandonnée, qu’aucune ville ne la vouloit recevoir : les parlements s’étoient déclarés contre elle, et les peuples, prévenus d’une fausse opinion du bien public, s’attachoient aveuglément à leurs déclarations. M. le duc d’Orléans étoit à la tête des parlements, M. le Prince à celle des troupes ; Fuensaldagne s’étoit avancé jusqu’à Chauny, et M. de Lorraine n’en étoit pas éloigné. Tel étoit l’état de cette cour malheureuse, quand M. de Turenne, après quelques sièges et quelques combats, dont je laisse le récit aux historiens, la ramena malgré elle à Paris (21 octobre 1652), où le Roi ne fut pas sitôt, que son rétablissement dans la capitale fit reconnoître son autorité par tout le monde. La sûreté du Roi bien établie au dedans, M. de Turenne fit sentir sa puissance au dehors, et réduisit l’Espagne, etc., etc. »

Saint-Évremond étoit connu depuis longtemps de M. de Turenne, pour lequel il a conservé jusqu’à sa mort un culte véritable. L’Éloge qu’il nous en a laissé est le résumé le plus fidèle de l’histoire de ce grand capitaine. On y lira surtout le récit de la célèbre affaire de Gien, ou de Bléneau, racontée avec détail particulier10. Nulle part ce beau fait d’armes n’est rendu plus saisissant. En un autre endroit11, Saint-Évremond a rendu témoignage d’une résolution conseillée par Turenne, et qui certainement a sauvé la monarchie, en ce moment. Cette révélation a échappé à tous nos historiens, du moins à ma connoissance. « J’ai vu prendre, dit-il, une résolution qui causoit la perte d’un grand État, si elle eût été suivie. La cour étant à Pontoise (en août 1652, après le combat du faubourg Saint-Antoine) et le cardinal Mazarin, considérant que M. le Prince n’en étoit pas éloigné, que Fuensaldagne s’avançoit avec 25 000 hommes, et le duc de Lorraine avec 12 000, résolut de faire retirer le Roi en Bourgogne, ne le croyant pas en sûreté près Paris. M. de Turenne ne se trouvoit pas alors au conseil ; mais, ayant appris cette résolution, il s’y rendit immédiatement, et dit aux ministres que si le Roi quittait Paris, il n’y rentrerait jamais, et qu’il falloit y vaincre ou périr. Cela obligea le conseil de changer d’avis. » C’était le conseil qu’Henri IV avoit pris pour lui-même, en une conjoncture aussi critique, où il ne voulut jamais quitter le sol de la France, quelque périlleuse qu’y fût sa situation. Qui pourroit douter que l’émigration n’ait perdu, plus tard, les descendants de Louis XIV ?

C’est peu de temps après l’époque dont nous avons parlé, que Saint-Évremond reçut le brevet de maréchal de camp. Il est daté de Compiègne, 16 septembre 1652 ; et par un autre brevet, daté du lendemain 17, le gouvernement royal, « voulant reconnoître les bons et fidèles services qui lui ont été rendus par le sieur de Saint-Évremond, dans les armées, en plusieurs et diverses occasions, et lui donner d’autant plus de moyen de les continuer à l’avenir, » le gratifia du brevet d’une pension annuelle de 3 000 livres.

La guerre civile continuant à Bordeaux, où s’étoient jetés le prince de Conti avec Mme de Longueville, soutenus par un parti puissant et passionné ; le prince de Condé ayant passé aux Espagnols, et le comte d’Harcourt ayant quitté l’armée royale de Guienne pour suivre un ambitieux et coupable dessein ; le duc de Candale reçut en sa place le commandement des troupes du Roi12, destinées à réduire les insurgés, parmi lesquels combattoient le comte de Marsin et le fameux partisan Balthazar13, de qui nous avons, sur cette campagne, des mémoires très-curieux, qu’on regrette de ne pouvoir contrôler par les Mémoires de ses adversaires, lesquels ne nous en ont point laissé. Saint-Évremond fut commandé pour servir dans cette armée, où les liens d’amitié qui l’unissoient au duc de Candale devinrent plus étroits. Il fut, dans les occasions délicates, le conseil de ce prince, et il a consacré à ces relations le souvenir d’un touchant hommage. Ni l’un ni l’autre ne nous ont cependant rien appris sur leurs opérations de guerre, pendant une période qui n’est presque connue que par les narrations des Frondeurs, trop partiales et suspectes. Lenet lui-même, qui a tant écrit, a borné l’objet de sa correspondance aux affaires de la ville de Bordeaux, et laissé dans l’ombre les mouvements militaires des généraux. Il faut lire l’histoire de la Fronde expirante à Bordeaux, dans le volume de M. Cousin : Madame de Longueville pendant la Fronde. Nulle part les événements qui ont mis fin à cette insurrection ne sont racontés avec plus d’exactitude et avec un intérêt plus piquant. C’est le plus triste épisode de la Fronde et le moins honorable pour Condé. Les négociations du prince avec l’Angleterre, le projet de républiquer Bordeaux, une terreur démagogique organisée dans cette ville, pour la maintenir dans la révolte, sont autant de révélations accusatrices. Le détail en est étranger à notre plan. Bornons-nous au regret de n’avoir aucun indice détaillé sur la participation active de Saint-Évremond à des opérations que le duc de Candale a terminées, le 24 juillet 1653, par le traité de soumission de la ville de Bordeaux14. La Gazette de ce temps inséroit les notes toutes faites qu’on lui adressoit de l’armée, mais Saint-Évremond avoit trop de paresse pour se donner un tel souci. Nous pouvons seulement être assurés qu’il augmenta, par sa fidélité au Roi, dans cette occasion, les ressentiments particuliers que Condé conservoit contre lui.

Nous savons encore que le gouvernement de Bergerac lui étoit destiné, si cette ville eût été prise. Silvestre, bien informé, ajoute15 ce fait intéressant : « Qu’on payoit alors peu régulièrement les troupes ; qu’on donnoit simplement aux officiers des assignations sur les villes et sur les communautés, et que chacun en tiroit ce qu’il pouvoit. Habile à profiter des conjonctures, et soutenu par M. Fouquet, de qui il étoit particulièrement connu, M. de Saint-Évremond ne fit pas mal ses affaires dans la Guienne. Il avouoit lui-même, et il en plaisantoit souvent, qu’en deux ans et demi il en avoit rapporté cinquante mille francs, tous frais faits : précaution, ajoutoit-il, qui m’a été d’un grand secours tout le reste de ma vie. » Telle étoit alors, en effet, la manière de faire la guerre. Il n’y avoit point d’intendance militaire : c’est une création postérieure de Louvois. Aucun officier général n’agissoit autrement que Saint-Évremond. Ce fut donc dans cette guerre de Guiemne qu’il s’assura une petite fortune pour les mauvais jours. Le régime des troupes en campagne étoit bien loin alors d’être aussi régulier qu’il l’est devenu au dix-neuvième siècle. Pour s’en faire une idée, il n’y a qu’à lire, dans Loret, les détails qu’il nous a conservés, sur les habitudes des troupes allemandes, amenées par le duc de Lorraine jusqu’aux portes de Paris, à titre d’auxiliaires de la Fronde ; et c’étoient des amis16 !

Il resteroit à expliquer un fait très-singulier : pourquoi et comment, après le retour des généraux du Roi, à Paris, Saint-Évremond fut-il mis à la Bastille ? Des Maizeaux et Silvestre varient légèrement dans leurs versions. Voici celle de des Maizeaux :

« Après la réduction de la Guienne, M. de Saint-Évremond fut mis à la Bastille, où il demeura deux ou trois mois. Quelques railleries contre le cardinal Mazarin, faites dans une compagnie où il s’étoit trouvé, et où il n’avoit pas eu plus de part que les autres, en fournirent le prétexte ; mais en voici la véritable raison. Lorsqu’on parla d’un a accommodement avec la Guienne, le cardinal vouloit qu’on s’adressât aux créatures qu’il avoit dans le parti des princes ; mais le duc de Candale crut devoir traiter avec les amis de l’évéque d’Agen, qui avoient chassé le duc d’Épernon. Il prévit bien qu’étant les plus forts, leur suffrage entraîneroit celui des autres : ce qui arriva effectivement. Le cardinal, piqué au vif de ce manque de déférence, s’imagina que M. de Saint-Évremond avoit donné ce conseil au duc de Candale, et résolut de l’en punir. Cependant, lorsque M. de Saint-Évremond l’alla remercier, après son élargissement, il lui dit fort obligeamment, qu’il étoit persuadé de son innocence, mais que dans le poste qu’il occupoit, on se trouvoit obligé d’écouter tant de choses, qu’il étoit bien difficile de distinguer le vrai du faux, et de ne pas maltraiter quelquefois un honnête homme. »

Or il n’y a rien, dans ce récit, qui se puisse accorder avec le témoignage que nous avons de M. de Cosnac, touchant ce qui s’est passé dans la négociation de la paix de Bordeaux. C’est Gourville, et non l’évêque d’Agen, qui a été le négociateur employé par M. de Candale, et Gourville étoit envoyé par Mazarin lui-même.

M. Silvestre, de son côté, après avoir répété que personne n’eut plus de crédit que Saint-Évremond, auprès du duc de Candale, ajoute que : « Dans l’accommodement que fit la province de Guienne, le duc prit un parti qui déplut au cardinal, et que celui-ci n’osant pas attaquer directement le duc de Candale, crut devoir mortifier M. de Saint-Évremond, qu’on accusoit d’avoir eu part à ses conseils. Sur un prétexte aussi léger, c’est-à-dire pour quelques plaisanteries dites à table, à quoi M. de Saint-Évremond n’avoit pas plus de part que le reste de la compagnie, le cardinal le fit mettre à la Bastille. Après y avoir resté un peu plus de trois mois, il fut mis en liberté ; mais l’idée effrayante de la Bastille, lui demeura toujours dans l’esprit ; et cette crainte fut la principale raison qui l’engagea à sortir de France, lorsqu’il fut compromis dans l’affaire de Fouquet. » Je ne crois point au déplaisir du cardinal, touchant la paix de Bordeaux, qui fut faite ainsi et comme il voulut. Mais je crois à la causticité de Saint-Évremond, et ses sarcasmes ont suffi pour motiver la correction que lui infligea Mazarin remonté au faîte du pouvoir. Saint-Évremond avoit servi la cause du Roi plutôt que celle du ministre, et bien qu’il ait rendu justice à l’habileté politique de celui-ci17, on voit clairement qu’il avoit une médiocre estime de sa personne, même au temps où il vivoit dans l’intimité de la duchesse sa nièce18. Mazarin étoit, il y paroît, peu supportable dans le privé. On sait comment ses nièces l’ont traité, dans leurs Mémoires. Colbert ne l’a admiré qu’après sa mort ; il l’aima peu pendant sa vie, tout en le servant19.

Les prétentions de Mazarin à la science de la guerre étoient d’un ridicule intolérable, aux yeux des généraux : l’histoire en a consigné le souvenir ; il falloit faire la guerre à sa guise, et c’étoit un cri universel contre lui. On connoît l’apostrophe de Condé : Adieu Mars. Il est probable que, dans la guerre de Guienne, où le duc de Candale ne lui imposoit pas autant que Turenne et Condé, le cardinal se donna plus librement les airs de capitaine, et que la société du duc, où brilloit Saint-Évremond, ne se refusa point, dans les salons de Paris, les épigrammes à cet égard. Saint-Évremond paya pour tout le monde.


NOTES

1. Voy. Saint-Aulaire, Hist. de la Fronde, t. I, p. 274.

2. Voy. l’Histoire du Parlement de Normandie, de M. Floquet, t. V, p. 208 et suiv. — D’Ormesson, édit. de M. Chéruel, t. I, p. 638 et suiv. jusqu’à 682. — Saint-Aulaire, Hist. de la Fronde, t. I, p. 222 à 234.

3. Cf. les Mémoires de Mme de Motteville, sur l’année 1649, avec Saint-Évremond : Retraite de M. le duc de Longueville, t. II, inf. p. 4 et suiv.

4. Voyez-en le récit piquant et détaillé, dans Floquet, tome cité, p. 321 et suiv.

5. Voy. Mme de Motteville, II, p. 436 et suiv. ; les Mémoires de Retz, et Saint-Aulaire, I, p. 287 et suiv.

6. Voy. des traits curieux de l’idolâtrie des Halles pour Beaufort, dans Guy Patin, I, passim, éd. de Parisse.

7. Voy. Guy Patin, t. I, p. 173.

8. Elle a été publiée par M. Clément, dans le Ier vol. de la Correspondance de Colbert.

9. Voy. Loret, édit. citée, p. 46 et 47.

10. Voy. l’Éloge de Turenne, inf., t. II, p. 223.

11. Voy. les Réflexions sur les divers génies du peuple romain, dans notre tome II, p. 93, note 2.

12. Voy. Loret, septembre 1652, p. 288, de l’édit. citée.

13. Voy. l’édit. elzévirienne des Mémoires de ce capitaine, publ. par Jannet. 1858, in-12.

14. Voy. les Mémoires de Cosnac, publiés récemment par la Société de l’Hist. de France, en 2 vol. in-8º.

15. Voy. t. I, p. 263, du Saint-Évremond de 1753.

16. Loret, édit. citée, p. 205, 210, 215, 222 et 252.

17. Voy., au tome II, infra, la dissert. sur le mot vaste, et le parallèle entre Mazarin et Richelieu.

18. Voy. infra, même tome II, l’Oraison funèbre de la duchesse Mazarin, p. 475 et 476.

19. Voy. les détails curieux de M. Clément, p. xxviii et suiv. du tome I de la Correspond. de Colbert.