Histoire de la vie et des ouvrages de Saint-Évremond/Chapitre VI


Campagne de Catalogne. — Munster. — Disgrâce de Saint-Évremond auprès du prince de Condé.
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CHAPITRE VI.
Campagne de Catalogne. — Munster. — Disgrâce de Saint-
Évremond auprès du prince de Condé.

Pendant que Saint-Évremond composoit et répandoit dans la société parisienne les trois opuscules de 1647, les négociations de la paix générale se poursuivoient, avec diverses vicissitudes, à Munster et à Osnabrück. La guerre cominuoit en même temps qu’on négocioit, et le succès de nos plénipotentiaires (nous avions là les plus habiles qu’ait eus notre diplomatie) suivoit le bonheur de nos armes. En Allemagne et en Flandre, la position étoit bonne. Mais en Catalogne, un capitaine, pourtant éprouvé, le comte d’Harcourt, avoit échoué devant Lérida ; il y falloit relever la réputation des troupes françoises. Cette nécessité d’État avoit déterminé, plus que toute autre considération, le choix qu’avoit fait Mazarin du nouveau prince de Condé pour commander l’armée de Catalogne. Il partit de Paris, au mois de mars 1647, emmenant avec lui Saint-Évremond, qui n’avoit pas été compris dans l’arrangement de personnes arrêté par le prince, à Dijon, de concert avec son frère le prince de Conti, après la mort de leur père, et d’après lequel les domestiques du défunt avoient passé au service de ses deux fils, et l’ancienne maison du nouveau prince de Condé avoit passé au service du nouveau duc d’Enghien, encore enfant. « Le prince de Condé, dit Lenet, prit à son service la compagnie des gendarmes et des chevau-légers de son père, et fit passer les siennes au jeune duc son fils. Il fit de même pour ses régiments. Les domestiques du prince défunt restèrent au service de ses deux fils. » Le mérite militaire de Saint-Évremond, et l’agrément de sa personne, avoient dû décider le vainqueur de Nordlingue et de Dunkerque à le retenir auprès de lui. Le témoignage de M. Silvestre, bien informé, nous assure que Saint-Évremond a suivi le prince de Condé en Catalogne1.

Mais là se bornent nos renseignements positifs sur la participation spéciale de Saint-Évremond aux événements qui se sont passés au delà des Pyrénées depuis l’entrée en campagne du prince de Condé. On sait ce qui arriva. Le prince hardi, qui avoit pris Furne, Mardyck et Dunkerque, ne fut pas plus heureux que d’Harcourt, dans l’entreprise du siége de Lérida, et il épuisa la campagne en manœuvres et en mesures de conservation, qui ajoutèrent à sa renommée le mérite de la prudence, mais sans éclat nouveau pour sa gloire. Il repartit pour la France, au mois de novembre, assez maître de lui-même pour sauver les formes avec le cardinal, mais au fond mécontent du personnage qu’il avoit joué et dont il faisoit remonter la faute au cardinal. Après s’être arrêté quelques jours en Bourgogne, il vint rejoindre la cour ; et cajolé par Mazarin, il reçut le commandement de l’armée de Flandre, pour la campagne suivante, illustrée par la journée de Lens, sans se douter de la secrète pensée d’Anne d’Autriche et de Mazarin, lorsqu’ils lui en offrirent les honneurs.

Le 24 octobre 1648, fut signé l’acte final du congrès de Westphalie, et la politique du cardinal Mazarin, en ce qui touche la conduite des affaires de la France avec l’Europe, y obtint un triomphe éclatant. Jamais la diplomatie françoise n’avoit eu de plus grand succès. La gloire en revient tout entière à l’habileté du cardinal ; Saint-Évremond est du petit nombre de ceux qui rendirent justice au ministre envers qui le pays fut si peu reconnoissant.

Qu’il me soit permis, à ce sujet, de rectifier une erreur dans laquelle sont tombés quelques écrivains qui ont retracé les divers événements de la guerre de la Fronde. Cette révolte étourdie auroit, selon eux, compromis les intérêts de la France à Munster ; et notamment elle auroit empêché l’Espagne de signer le traité, dans l’espoir de profiter des embarras du cardinal. À Dieu ne plaise que je veuille justifier la Fronde, mais il m’est facile de montrer qu’en ce point le reproche est purement imaginaire, et que les mouvements de Paris, en 1648, n’ont pas eu la moindre influence sur les négociations de la paix de Westphalie.

Lorsque les congrès de Munster et d’Osnabrück furent ouverts en 1643, après vingt-cinq ans accomplis de cette guerre sanglante qui a désolé l’Europe pendant trente ans, cinq grandes puissances s’étoient rapprochées pour traiter des conditions de la paix. C’étoit l’Empire et les divers États dont il étoit formé : l’Empire déchiré par la discorde intérieure, ravagé, ruiné par la guerre étrangère, humilié dans son chef, le petit-fils abaissé du puissant Charles V. C’étoit l’Espagne, affaiblie par sa longue lutte avec les Provinces-Unies révoltées contre elle, prise à revers par la France dans les Flandres, et sur le territoire espagnol lui-même obligée de guerroyer contre le Portugal et contre la Catalogne soulevés. En un mot, c’étaient les deux branches de la maison d’Autriche réduites par la fortune de la guerre aux plus dures extrémités. En face d’elles étoient la France, victorieuse à Rocroi, où elle avoit détruit l’infanterie espagnole, et bientôt maîtresse des Flandres, du Luxembourg, de Trêves, du Brisgau, de l’Alsace, des passages des Alpes, du Roussillon et de la Catalogne ; la Suède, promenant ses armées triomphantes du nord au midi de l’Empire ; enfin, les Provinces-Unies, élevées au rang de grande puissance maritime, et poursuivant, devant l’Europe, la reconnoissance publique de leur émancipation et de leur souveraineté. L’Angleterre, occupée chez elle par la guerre civile, étoit en dehors de ce grand débat européen ; Venise et le pape assistoient au congrès en qualité de médiateurs.

Toutefois ces diverses puissances n’avoient pas un égal intérêt à la paix. Tous les peuples la désiroient, mais tous les cabinets n’y portoient pas un même empressement. Aux yeux des uns, le succès n’étoit pas encore assez complet pour satisfaire leurs vues ambitieuses ; à l’égard des autres, l’adversité étoit trop grande pour qu’on pût espérer un traité avantageux. Améliorer la bonne fortune, ou se relever de la mauvaise, étoit donc le conseil donné par la politique ; mais les populations, obérées, épuisées, écrasées, n’étoient pas en mesure de le suivre. L’opinion européenne, qui commençoit alors à dicter des lois aux gouvernements, imposa donc la réunion d’un congrès. Les évêchés souverains de Munster et d’Osnabrück furent neutralisés, et toutes les puissances belligérantes furent invitées à y envoyer leurs représentants. Régler les conditions nouvelles de l’équilibre européen, au dix-septième siècle, et rétablir la paix de religion dans l’Allemagne divisée depuis cent ans, tel étoit le but offert aux louables efforts de la diplomatie. Cinq ans de discussion y furent consacrés, pendant que la guerre continuoit tout à l’entour des plénipotentiaires.

Les premiers arrivés au congrès furent les Impériaux. Ils étoient les plus pressés, et ne s’en cachoient guère. La légation espagnole et la légation suédoise arrivèrent peu de temps après. Les médiateurs suivirent de près, avec les représentants des Provinces-Unies ; mais les plénipotentiaires François n’arrivèrent que le 17 mai 1644, et leur lenteur étoit parfaitement calculée. Ils avoient le moins d’intérêt à la paix, et les choses n’étoient point encore au degré de maturité où les vouloit Mazarin pour l’accomplissement de ses projets, qui n’étoient autres que l’acquisition des Pays-Bas espagnols, du Luxembourg, d’une partie du Palatinat, et du Brisgau, à joindre aux trois Évêchés et à l’Alsace ; la conservation de Pignerol, et l’échange de la Catalogne pour la Navarre, en gardant le Roussillon ; en un mot, Mazarin poursuivoit la sanction diplomatique de l’occupation par nos armes des pays limitrophes, qui étendoient, rectifioient ou assuroient nos frontières.

Nos plénipotentiaires, arrivés si tard à Munster, laissèrent voir clairement qu’ils avoient peu de hâte de traiter de la paix. MM. d’Avaux et de Servien, après avoir épuisé tous les moyens dilatoires, adressèrent à leurs collègues une circulaire si violente qu’elle faillit dissoudre le congrès. La division qui éclata bientôt entre M. d’Avaux et M. Servien parut un calcul de la ruse, pour traîner les choses en longueur. Les médiateurs en témoignèrent leur déplaisir, et les Suédois eux-mêmes menacèrent de traiter sans la France, si celle-ci persistoit dans son système de temporisation.

Au mois de décembre 1644 seulement, les plénipotentiaires françois remirent aux médiateurs leurs premières propositions, qui étoient tellement vagues qu’elles répandirent une inquiétude profonde au lieu de faire espérer une solution rassurante.

Cette situation motiva, au mois de mai 1645, une scène peu connue qu’on me permettra de rapporter ici. C’était le jour de Pâques. Le plénipotentiaire impérial, le comte de Volmar, étoit venu se confesser à l’église des Capucins de Munster, et il s’agenouilloit à l’autel, au moment même où parut le comte d’Avaux, qui s’agenouilla de l’autre côté, pour remplir le même devoir religieux. Le comte de Volmar se leva aussitôt et salua le comte d’Avaux, qui lui rendit poliment le salut et lui souhaita, en François, un bon jour de Pâques. « Puisque nous nous trouvons ici réunis, répondit le comte de Volmar en latin, pour consacrer ce jour à l’adoration d’un Dieu de paix, efforçons-nous d’amener plus d’esprit de concorde dans nos conférences. » Et le comte d’Avaux, ému de cette invitation, répliqua dans la même langue, et en montrant le ciboire sur l’autel : « Eh bien ! j’atteste Dieu, que moi aussi j’ai la paix dans le cœur, et certainement vous recevrez, cette semaine, nos propositions. » Le comte de Volmar se rapprochant alors du comte d’Avaux, lui dit en pressant sa main : « Je prends acte de votre parole ; que l’ange de paix descende au milieu de nous, et soit le témoin de votre engagement. » Sur ce, les deux ambassadeurs s’embrassèrent avec effusion, et se séparèrent profondément touchés de cette rencontre.

En effet, le 11 juin 1645, les François communiquèrent enfin leurs propositions à l’Empire. C’étoit la cession à la France de Philipsbourg, des deux Alsaces, des trois Évêchés, avec le Brisgau, et le rétablissement de la liberté germanique par la révision de la bulle d’or rajeunie. L’Empire et l’empereur jetèrent d’abord les hauts cris ; toutefois l’Allemagne étoit préparée aux sacrifices, et après bien des pourparlers, on ne fut pas éloigné de s’entendre.

Mais les difficultés de la France avec l’Empire n’étoient pas les plus délicates à résoudre. Les vraies, les sérieuses difficultés, étoient dans la question espagnole. L’Espagne n’étoit pas assez affoiblie pour abandonner les Pays-Bas à la France ; encore moins vouloit-elle céder la Navarre ou la Catalogne ; et d’ailleurs les Provinces-Unies elles-mêmes, quoique alliées de la France, ne vouloient pas de la France pour voisine. La France ne vouloit donc pas encore faire la paix avec l’Espagne : c’étoit le fonds de sa pensée. L’Espagne le comprit, et le danger de sa situation lui inspira une résolution hardie qu’elle exécuta heureusement. Elle se rapprocha secrètement des Provinces-Unies, avec qui elle étoit en guerre depuis cent ans ; elle leur montra dans la France leur alliée, un ennemi réel plus à craindre que l’Espagne. Et toutes deux négocièrent leur traité particulier, en vertu duquel l’indépendance des Provinces-Unies fut reconnue par l’Espagne, avec son titre de souveraineté. La France ne put l’empêcher, et les Provinces-Unies, n’ayant plus rien à faire à Munster, s’en retirèrent, avec peu de souci du ressentiment de la France blessée. Quant à l’Espagne, elle se disposa à continuer une guerre désespérée, en s’éloignant également du congrès, où l’Empire étoit impuissant pour la soutenir avec une efficacité utile.

Toutefois, avant de se retirer, elle avoit essayé d’un dernier expédient qui prouve sa détresse, et que révèle la correspondance diplomatique. Elle proposa de s’en rapporter, pour les conditions de la paix avec la France, à l’arbitrage suprême de la régente Anne d’Autriche, mère de Louis XIV et sœur de Philippe IV. « Persuadé, disoit le roi d’Espagne, que sa prudence et son équité régleroient toutes choses, et qu’en procurant l’avantage du roi son fils, elle pourrait, en même temps, satisfaire à ce que le sang lui inspirerait, en faveur du roi son frère. »

La reine répondit, avec la pensée de Mazarin, et la plume de M. de Lyonne, que : « quelque flattée qu’elle fût de la qualité de juge et de médiatrice qu’on lui offroit, elle ne pouvoit l’accepter… ; que les affaires dont il s’agissoit étoient de nature à ne pouvoir se régler par des considérations particulières, et qu’on lui faisoit grand tort si on l’avoit jugée capable ou de payer aux dépens de l’État un respect qu’on lui auroit rendu, ou de sacrifier le bien de la couronne de France à l’affection qu’elle avoit pour la maison dont elle étoit sortie…2 »

Peu de temps après cette réponse, l’Espagne se retira définitivement de Munster où siégeoient les représentants des couronnes ; mais elle resta à Osnabrück où siégeoient les représentants des États allemands, et où elle avoit des intérêts d’empire à défendre pour ses possessions du cercle de Bourgogne.

Maintenant, si l’on rapproche simplement les dates des divers événements du temps, on aura la certitude du peu d’influence que les premières agitations de la Fronde ont exercé sur les résolutions du congrès de Westphalie.

Le traité particulier signé par le roi d’Espagne avec les Hollandais à Munster, est du 30 janvier 1648. La retraite des Espagnols de Munster, et leur rupture avec la France, est du mois de février même. La campagne de Lens est du printemps de cette année, et la bataille a été gagnée le 20 août 1648. C’est après le Te Deum chanté à Notre-Dame, le 26, pour cette victoire, que furent arrêtés le président de Blancménil et le conseiller Broussel ; à la suite de quoi survinrent les barricades qui furent le premier épisode de la Fronde.

À la vérité l’arrestation de ces deux magistrats avoit été précédée d’un acte d’opposition du Parlement de Paris, l’arrêt d’union de ce grand corps judiciaire avec les autres Parlements du royaume. Mais cet acte, tout intérieur, est du mois de mai au mois de juin, trois mois après que l’Espagne s’étoit retirée de Munster. Le Parlement fut raccommodé avec la cour par la déclaration du 4 octobre, et la mise en liberté de Blancménil et de Broussel apaisa l’émotion parisienne. Lors donc que fut signé le traité de Munster, le 24 octobre, les troubles de Paris n’avoient point encore le caractère qu’ils prirent plus tard. Quoique bien connus des plénipotentiaires étrangers, ils n’empêchèrent point la concession de tous les avantages que la France pouvoit désirer alors, et que même elle n’a pu conserver depuis. En effet, avec les trois Évêchés, les deux Alsaces et le Sundgau, Brisac, Philipsbourg et Pignerol étaient aussi abandonnés à la France et le rétablissement de la constitution de l’Empire a été pour ainsi dire réglé au gré de nos ministres. Les troubles de Paris n’ont eu donc aucune influence sur les conclusions de Munster. Si la guerre a continué avec l’Espagne, c’est que la France l’a voulu ; sans quoi la France eût pu obtenir de l’Espagne des concessions modérées. En ce point Mazarin s’est trompé. Pour trop vouloir au traité de Westphalie, il n’a eu que peu au traité des Pyrénées, car on lui offroit en 1648 ce qu’on lui a donné en 1659, y compris la main d’une Infante. Et tel fut le grief que Saint-Évremond développa plus tard contre le cardinal, dans cette fameuse lettre au maréchal de Créqui, sur la paix des Pyrénées, qui motiva l’exil de notre auteur.

Sans doute l’Espagne a profité des troubles de la Fronde, et sur ce point l’alliance des princes frondeurs avec l’Espagne est un crime irrémissible. Mais, quant à l’influence particulière de la Fronde sur la paix de Westphalie, elle doit être reconnue comme nulle ; l’influence postérieure de la Fronde sur la guerre continuée avec l’Espagne est d’un ordre tout à fait différent, et nous y reviendrons.

Saint-Évremond avoit encore suivi le prince de Condé en Flandres ; il étoit auprès de lui à la bataille de Lens (20 août 1648). Bien qu’il nous ait laissé ignorer la part qu’il y a prise, un témoignage certain, celui de Pierre Coste, auteur de la Vie du grand Condé, nous apprend combien Saint-Évremond étoit instruit de toutes les particularités de ce fait d’armes, puisqu’il en fit rectifier les détails à Pierre Coste, qui profita utilement de ses judicieuses observations pour corriger son ouvrage. Pierre Coste dut même aux entretiens de Saint-Évremond la découverte d’une notice sur la célèbre bataille, vue et corrigée par Condé lui-même et dont M. Cousin a fait son profit3 avec habileté.

Il est probable qu’après la bataille, Saint-Évremond demeura, comme le prince victorieux, au camp de Flandres, et qu’il resta ainsi étranger aux événements que tout le monde connoît et qui se passèrent à Paris, après la nouvelle de la victoire : l’arrestation de Blancménil et de Broussel, l’insurrection des Parisiens, et tout ce qui suivit. Il ne rejoignit la cour qu’à la fin de l’hiver, après son voyage en Normandie. C’est dans cet intervalle qu’il a été disgracié auprès du grand Condé. Quelques détails, à ce sujet, sont nécessaires.

Il y a deux Condé qu’il ne faut pas confondre : celui de l’oraison funèbre, et celui de l’histoire. Tous deux héroïques, tous deux grands ; mais l’un taillé pour le panégyrique, l’autre pour la vérité. L’humble humanité se console quelquefois en se trouvant l’égale de la grandeur, par quelque point de misère. Bossuet et M. Cousin n’ont pas exagéré les qualités de Condé ; mais, pour avoir le vrai tout entier, il faut compléter le héros par l’homme ; l’ombre au tableau n’en affoiblit pas l’éclat. Qu’importé que Condé ait été bouillant, emporté, ombrageux, inexorable, et que les orages aient été fréquents autour de sa personne ; il n’en reste pas moins un incomparable personnage, et tout à fait digne des sympathies qu’il a inspirées. Il étoit sublime à la tête d’une armée ; écoutons ce récit d’une contemporaine, femme d’esprit et de cœur : « Dès qu’il avoit pris les armes et qu’il étoit à cheval,… ce prince étoit si dissemblable à lui-même,… qu’il n’arrivoit pas un plus grand changement au visage de la Pythie, lorsqu’elle rendoit des oracles, que celui qu’on voyoit en la personne du prince, dès qu’il avoit les armes à la main. On eût dit qu’un nouvel esprit l’animoit, et qu’il devenoit lui-même le dieu de la guerre. Son teint en devenoit plus vif, ses yeux plus brillants, sa main plus haute et plus fière, son action plus libre, sa voix plus éclatante, et toute sa personne plus majestueuse ; de sorte qu’au moindre commandement qu’il faisoit, il portoit la terreur dans l’âme de tous ceux qui l’environnoient. Il paroissoit pourtant toujours de la tranquillité dans son âme, malgré cette agitation héroïque. Sa présence avoit quelque chose de si divin et de si terrible tout ensemble, que l’on peut dire que quand il étoit à la tête de son armée, il ne fesoit pas moins trembler ses amis que ses ennemis4. » Voilà bien le portrait, d’après nature, de l’homme de guerre, et Bussy-Rabutin, qui n’est pas suspect, nous représente Condé couvert de sang et de feu, dans les tranchées de Mardyck, avec des couleurs absolument semblables. G’étoit l’image du dieu de la guerre, non-seulement pour la figure, mais encore pour l’action.

L’homme privé tenoit aussi de la nature les dons les plus heureux. C’étoit le plus dévoué, le plus attaché des amis. À Charenton, au fort de la mêlée, il émut son armée, en aidant de sa main, à porter son ami, le duc de Chatillon, blessé à mort à ses côtés. Son affection n’avoit point de limites, témoin ce qu’il fit pour Bussy, dans l’affaire de Mme de Miramion. Rien n’est plus touchant que sa tendresse pour Mlle du Vigean. Quand il partit pour Nordlingue, il s’évanouit en la quittant. Au faubourg Saint-Antoine, son premier cri de désespoir, quand il rencontra Mademoiselle, au pied de la Bastille, fut d’avoir perdu tous ses amis, dans cette fatale bataille. Quant à son esprit, il étoit admirable.

Hélas ! triste revers des choses d’ici-bas ! ce grand cœur avoit de déplorables imperfections ; cette âme héroïque étoit livrée à d’étonnants contrastes : cet esprit merveilleux, a des travers inexplicables. Il étoit certes plus désintéressé que son père, à qui l’avidité fit commettre tant de fautes ; mais l’orgueil, à l’égal de l’avarice, qui avoit abaissé son père, a égaré le grand Condé et l’a conduit tantôt à défendre son roi à Charenton, tantôt à le combattre à Bleneau. Il fesoit expier à Clémence de Maillé l’inégalité de l’alliance que lui avoit imposée la cupidité, et sa passion promettoit le mariage à Mlle du Vigean, quand il espéroit de se pouvoir dégager d’un lien qui lui étoit trop souvent insupportable. Il étoit le plus résolu et le plus clairvoyant des capitaines, sur le champ de bataille ; et dans la vie civile, et dans la vie politique, le plus irrésolu, le plus imprévoyant des hommes. L’habile peintre, qu’on nomme le cardinal de Retz, l’a ainsi crayonné : « Les héros ont leurs défauts ; celui de M. le Prince est de n’avoir pas assez de suite dans l’un des plus beaux esprits du monde… Quoiqu’il vît très-bien les inconvénients et les avantages des deux partis, sur lesquels il balançoit à prendre ses résolutions, et quoiqu’il les vît même ensemble, il ne les pesoit pas ensemble ; ainsi ce qui lui parut aujourd’hui plus léger, lui parut demain plus pesant. Voilà justement ce qui fit le changement de M. le Prince, sur lequel il faut confesser que ce qui n’a pas honoré sa vue, ou plutôt sa résolution, a bien justifié son intention. » Il convenoit an coadjuteur de justifier l’intention de Condé ; mais pour nous, qui, à deux siècles de distance, voyons un premier prince du sang livrer sa race aux hasards de la guerre civile, et son pays à l’étranger, la criminelle étourderie de sa révolte n’a point d’explication, si elle n’a pas l’ambition du trône pour mobile ; et il y a plus d’un témoin qui l’en accuse, avec l’opinion publique5. Voila les foiblesses du prince et de l’homme public. Celles de l’homme privé sont encore plus regrettables.

Je ne parlerai point des noirceurs dont Coligny le tient capable, devant Dieu et les saints évangiles6, bien qu’elles aient eu de l’écho chez les contemporains7. Il y a des imputations qu’il faut ignorer, ou ne pas croire. On voit d’autres misères dont l’humanité n’est pas défendue par la grandeur. L’histoire peut en négliger quelques-unes ; mais il est des imperfections historiques dont il faut faire état, pour l’instruction de la postérité. On ne peut tenir pour suspect, par exemple, le bonhomme Loret, rimailleur aux gages de la maison de Longueville, quand il dit, en 16538 :

Condé, prince bouillant, actif,
Et même un peu vindicatif.

On ne peut davantage refuser créance à Lenet, qui nous le montre, hors de lui, dans un accès de colère, cassant un bâton sur les épaules d’un malheureux qui l’avoit touché sans le vouloir, et qui lui demandoit pardon à genoux9. Que dirai-je de son inflexible dureté envers Clémence de Maillé, son épouse, qui lui montra tant de dévouement, pendant la fronde, et qu’il fit renfermer pour le reste de ses jours à Chateauroux, après une aventure peu louable sans doute, mais dont il n’avoit pas le droit de se montrer si outragé10 ? son ingratitude, envers la grande Mademoiselle, n’a pas d’excuse. Il avoit entraîné cette héroïque fille à la révolte, et dans sa révolte elle lui avoit rendu le plus grand service qu’il ait reçu dans sa vie. Tout le monde connoît la bataille du faubourg Saint-Antoine, où la fleur de la noblesse françoise et de la bourgeoisie parisienne, fut mise en pièces par Turenne, commandant pour le roi. Mademoiselle étoit debout, dans la rue Saint-Antoine, recueillant les blessés, consolant les mourants, animant par son exemple le peuple à la résistance, au courage ; lorsqu’au milieu de cette scène arriva le prince de Condé éperdu : « Il étoit, dit Mademoiselle, dans ses Mémoires, dans un état pitoyable. Il avoit deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux tout mêlés, son collet et sa chemise tout pleins de sang, quoiqu’il n’eût pas été blessé ; sa cuirasse étoit pleine de coups et il tenoit son épée à la main, ayant perdu le fourreau. Il me dit : Vous voyez un homme au désespoir ; j’ai perdu tous mes amis, etc. » Elle le rassura et sur le sort de ses amis blessés, et sur la certitude de la retraite, et elle le renvoya au feu, ou il arriva ce qu’on sait. Condé n’auroit eu qu’à rendre son épée, si elle n’avoit fait tirer le canon de la Bastille sur les troupes du roi, qui furent contraintes d’abandonner la poursuite de l’armée battue de la Fronde.

Et plus tard, quand cette princesse qui avoit rêvé des couronnes et qui étoit si digne de les porter, ne souhaitoit plus qu’un peu de bonheur domestique pour ses vieux jours ; quand elle voulut épouser Lauzun qu’elle aimoit ; quand elle eut obtenu l’assentiment de Louis XIV, encore sensible alors à des sentiments vrais, elle trouva l’orgueil de Condé à la traverse. Condé, alors au faîte de la puissance auprès du jeune roi qui avoit tout oublié ; Condé obtint du roi la rétractation de son consentement, fit arrêter Lauzun, et ce fut en vain que la malheureuse vint se jeter aux pieds de Louis XIV. Écoutons-la : son récit vaut bien celui de Mme de Sevigné. « Sire, il vaudrait mieux me tuer que de me mettre en l’état où vous me mettez. Quand j’ai dit la chose à Votre Majesté, si elle me l’eût défendue, jamais je n’y aurois songé ; mais l’affaire ayant été au point où elle est venue, la rompre, quelle apparence ? que deviendrai-je ? Où est-il, Sire, M. de Lauzun ? — Ne vous mettez point en peine, répond le roi, on ne lui fera rien. — Ah ! Sire, je dois tout craindre pour lui et pour moi, puisque nos ennemis ont prévalu, sur la bonté que vous aviez pour lui. — Le roi se jeta à genoux en même temps que moi et m’embrassa. Nous fûmes trois quarts d’heure embrassés, sa joue contre la mienne ; il pleuroit aussi fort que moi : — Ah ! pourquoi avez-vous donné le temps de faire des réflexions ? que ne vous hâtiez-vous ? — Hélas ! Sire, qui se seroit méfié de la parole de Votre Majesté ? vous n’en avez jamais manqué à personne, et vous commencez par moi et M. de Lauzun ! Je mourrai, et je serai trop heureuse de mourir. Je n’avois jamais rien aimé de ma vie ; j’aimois, et passionnément et de bonne foi, le plus honnête homme de votre royaume. Je faisois mon plaisir et la joie de ma vie de son élévation. Je croyois passer ce qui m’en reste agréablement avec lui, à vous honorer, à vous aimer autant que lui. Vous me l’aviez donné, vous me l’ôtez, c’est m’arracher le cœur. — À ces mots, j’entendis tousser à la porte, du côté de la reine. Je dis au roi : À qui me sacrifiez-vous là, Sire ? Serait-ce à M. le Prince ? »

Le prince de Condé, en effet, étoit caché derrière la portière de la chambre, et il avertissoit Louis XIV d’en finir. « Le roi, continue la malheureuse, éleva la voix, afin qu’on l’entendît : Les rois, madame, doivent satisfaire le public. Il est tard ; je n’en dirois pas davantage, ni autrement, quand vous seriez ici plus longtemps. Il m’embrassa et me mena à la porte où je trouvai je ne sais plus qui11. »

Avec un tel caractère, que devoit être Condé, envers ceux qui l’avoient offensé, même légèrement ? inexorable. Tel il fut pour Saint-Évremond. Le grand Condé, qui aimoit à rire, qui étoit fort caustique, ei qui avoit beaucoup d’esprit, avoit toléré la plaisanterie acérée, et très-souvent impertinente, de Voiture, chez Mme de Rambouillet, se bornant à remarquer que Voiture seroit insupportable s’il étoit de condition ; le grand Condé ne put souffrir de Saint-Évremond, bon gentilhomme, une raillerie dont lui-même avoit été le provocateur. Saint-Évremond a raconté que le Prince se plaisoit beaucoup, à cette époque (1648), à chercher le ridicule des hommes ; c’étoit par là que l’esprit fin et railleur de Saint-Évremond et du comte de Miossens avoit été de son goût. Il s’enfermoit souvent avec eux, pour se livrer sans gêne, au plaisir d’une conversation piquante et satirique. Un jour, dit Des Maizeaux, ces messieurs sortant de chez le Prince, il échappa à M. de Saint-Évremond de demander à M. de Miossens s’il ne croyoit pas que Son Altesse, qui aimoit si fort à découvrir le ridicule des autres, n’eût lui-même le sien ; et ils convinrent que cette passion de chercher les ridicules d’autrui, lui donnoit un ridicule d’une espèce toute nouvelle. Cette observation de mœurs leur parut instructive, quoique plaisante, et ils ne résistèrent pas à la tentation de la communiquer à leurs amis. Le Prince ne tarda point à le savoir, comme on peut le penser, et les marques de son ressentiment ne se firent pas attendre. Il ôta sur-le-champ à Saint-Évremond le commandement qu’il avoit dans ses gardes, et fit défendre au comte de Miossens de se présenter chez lui. Deux ans après, le comte de Miossens conduisoit le prince de Conde à la prison de Vincennes, par ordre du roi. Le carrosse cassa en route, et Condé proposa au comte de le laisser sauver. Celui-ci objecta son serment de fidélité au souverain, et le prince n’insista pas12. Quant à Saint-Évremond il ne revit plus le Prince, jusqu’à la paix des Pyrénées.

Saint-Évremond supporta cette disgrâce avec respect, avec dignité, sans murmure ni récrimination ; et lorsque le Prince revint en France, en 1660, l’ancien capitaine de ses gardes alla le saluer ; il en fut reçu gracieusement, en apparence. Le Prince lui offrit même sa protection, mais Saint-Évremond n’en éprouva jamais les effets, et le prince de Condé n’interposa jamais son crédit pour abréger le long exil de Saint-Évremond en Angleterre. Le Prince ne fut pas plus généreux pour Bussy-Rabutin, qui, nous devons le reconnoître, avoit gravement offensé la sœur chérie de Condé, la duchesse de Longueville. Le souvenir de ces imperfections du caractère privé d’un si grand homme étoit resté profondément gravé dans l’âme élevée de Saint-Évremond. Nul n’a plus sincèrement honoré, admire le génie et l’héroïsme de Condé ; mais cette admiration n’a pu étouffer la mémoire respectueuse de ce qu’il avoit dû souffrir auprès du Prince. On en trouve l’expression sereine, mais sensible, dans le Parallèle de César et d’Alexandre, écrit en 1663, sur la terre d’exil. « Je ne puis m’empêcher, y dit Saint-Évremond, de faire quelques réflexions sur les héros, dont l’empire a cela de doux, qu’on n’a pas de peine à s’y assujettir. Il ne nous reste pour eux, ni de ces répugnances secrètes, ni de ces mouvements intérieurs de liberté, qui nous gênent dans une obéissance forcée. Tout ce qui est en nous, est souple et facile ; mais ce qui vient d’eux est quelquefois insupportable. Quand ils sont nos maîtres par la puissance, et si fort au-dessus de nous par le mérite, ils pensent avoir comme un double empire qui exige une double sujétion ; et souvent c’est une condition fâcheuse de dépendre de si grands hommes, qu’ils puissent nous mépriser légitimement. Cependant, puisqu’on ne règne pas dans les solitudes, et que ce leur est une nécessité de converser avec nous, il seroit de leur intérêt de s’accommoder à notre foiblesse. Nous les révérerions comme des dieux, s’ils se contentoient de vivre comme des hommes. »

Et comme il a jugé Condé avec une impartialité délicate, dans le Parallèle qu’il nous a laissé du Prince avec Turenne ! « M. le Prince plus agréable à qui sait lui plaire, plus fâcheux à qui lui déplaît ; plus sévère quand on manque, plus touché quand on a bien fait, etc., etc. » Saint-Évremond écrit pour la postérité. Le grand capitaine couvre, à ses yeux, toutes les misères de l’homme. La mort de Condé réveilla même en son âme ce sentiment élevé d’affection dévouée que tout soldat bien né ressent pour le général auquel il a obéi, et dont il est demeuré fier. En 1685, Saint-Évremond avoit adressé au Prince des vers agréables sur la retraite à Chantilly13 ; après sa mort il consacra une pièce de poésie à sa mémoire14. Ainsi, depuis que Saint-Évremond a éprouvé le courroux du Prince, il s’est résigné avec sérénité ; il n’a pas proféré une plainte, il n’a écrit que du bien d’un homme dont il n’attendait plus rien ; et s’il a flatté peut-être le puissant, le glorieux, homme de guerre, on peut dire que ce n’a été qu’après sa mort.


NOTES

1. Voy. la préface de Silvestre, dans le Ier volume, pag. 263, de l’édit. de 1753.

2. Voy. de Flassan, Hist. de la diplomat., III, p. 147.

3. Voy. la Société française au dix-septième siècle, t. I, pag. 153, note.

4. Mlle de Scudéry, dans Cousin, Soc. française, I, p. 77.

5. Voy. les lettres de Guy Patin, édit. de M. Reveillé Parise, et les Mémoires de Coligny.

6. Voy. les Petits mémoires de Coligny-Saligny, édit. Monmerqué, p. xlviii et xlix.

7. Voy. la Correspondance de Mme la duchesse d’Orléans (la Palatine), publ. par M. Brunet, t. I, pag. 241.

8. La Muse historique, pag. 344, édit. de M. Ravenel, Ier vol.

9. Mémoires de Lenet, édit. de Champollion, p. 501.

10. Voy. les Mém. de Coligny, déjà cités, et M. Walckenaer, Mém. sur Mme de Sevigné, V, pag. 398.

11. Mémoires de Mlle de Montpensier, t. IV, p. 254 et suiv., édit. de M. Chéruel.

12. Voy. les Mém. de Guy Joly, sur 1650.

13. Voy. cette pièce au tom. V, pag. 80, de l’édit. de 1753.

14. Voy. au tom. V, pag. 142, de l’édit. citée.