Histoire de la régence, par Lemontey

Histoire de la régence, par Lemontey[1]. — Lemontey appartenait au dix-huitième siècle par le caractère satirique et mordant de son esprit, par ses fines et ingénieuses épigrammes, par son habileté à saisir en toute chose et en toute personne le côté ridicule, trop indulgent cependant pour emporter sa colère jusqu’à la satire amère de Juvénal ou de Gilbert, trop paisible et trop amoureux des détails, pour s’élever jusqu’à la comédie d’Aristophane ou de Beaumarchais. Sa conversation et ses écrits réfléchissaient merveilleusement le seul côté de Voltaire qui doive durer, une sorte de philosophie littéraire, qui ne prétend guère à la poésie ou au dogme, ou qui, du moins, ne montre pas grand courage pour y atteindre ; mais en même temps, il apportait dans son style une élégance contenue et laborieuse, une savante et solide architecture, une sévérité latine qui a presque disparu de la littérature française depuis la fin du dix-septième siècle, une coquetterie grave et presque antique, dont le souvenir s’efface tous les jours, et qu’il faut aller chercher dans Fénelon et dans Pascal.

En même temps que ses habitudes, sa vie, les sociétés qu’il fréquentait, la direction de ses études, le disposaient à la moquerie, la parole châtiée qu’il s’était imposée comme un devoir, arrêtait souvent l’essor et le développement de sa pensée. Si parfois il lui arrivait d’oser, il ne s’aventurait pas trop avant dans une épigramme, parce qu’il eût craint, en se laissant aller, d’égratigner sur sa route quelques convenances de style, d’effaroucher, par mégarde, quelques pruderies phraséologiques. Dans l’ouvrage spirituel auquel il a dû sa première réputation, dans Raison et folie, on peut vérifier très littéralement la plupart de ces remarques. Il n’y a pas une page, si amusante et si gaie qu’elle soit, où l’on ne surprenne ce perpétuel qui vive, et pourtant c’est, à tout prendre, une lecture agréable et qui n’est pas sans profit. Mais souvent on y regrette l’abandon et la nonchalance, qui, dans ces sortes de compositions, ont volontiers plus de charme et de portée qu’une plaisanterie finement aiguisée, mais qui manque le but, parce qu’elle n’est pas assez vivement lancée. C’est un esprit habile et pénétrant, mais qui tremble de se compromettre. Napoléon le savait peut-être, lorsqu’en 1808, il lui confia l’histoire des deux derniers règnes. Les archives des affaires étrangères lui furent ouvertes. Il eut à sa disposition plusieurs centaines de volumes manuscrits, jusque-là fermés à la curiosité de l’histoire. Sous la restauration, il fit paraître le prodrome de son livre, l’Essai sur la monarchie de Louis xiv. Grâce aux documens précieux et inédits où l’auteur avait pu largement puiser, cette introduction naturelle et indispensable au tableau du dix-huitième siècle offrit de nombreux élémens d’intérêt, de discussion et d’enseignement. Pour la première fois, depuis le panégyrique protégé par le nom de Voltaire, le génie et la majesté du grand roi furent analysés, soumis au doute et à l’interpellation. Ce qui passait pour infaillible et sacré reprit, sous la plume de Lemontey, des proportions humaines et intelligibles. Avant lui personne, en racontant tout ce qui s’est fait et voulu en France depuis 1638 jusqu’en 1715, n’avait montré que la centralisation de tous les pouvoirs politiques dans la personne royale, était un commencement de désorganisation sociale, qu’en retirant à la noblesse le droit d’intervention dans les affaires, à la magistrature le droit de remontrance et de conseil, Louis xiv avait fait de la guerre une nécessité, une distraction dont les grands ne pouvaient plus se passer, qu’il obligeait les parlemens à la chicane et à la tracasserie, que pour vouloir tremper trop solidement le métal de son sceptre, il l’avait rendu cassant, et qu’au jour où il le laisserait tomber, la royauté s’en irait en éclats.

Bien que la Monarchie de Louis xiv, comme les précédens ouvrages de Lemontey, manque de hardiesse et de portée, cependant ce premier volume avait soulevé beaucoup de questions neuves, et qui jusque-là n’avaient pas même été posées ; avait bouleversé la plupart des utopies qui servaient de lieux communs et presque de monnaie courante. En éclairant d’un jour éclatant l’idole que les historiens avaient encensée, il n’avait pas eu besoin de la renverser : elle était tombée d’elle-même.

Et cette première réaction historique prêtait un admirable secours aux réactions littéraires qui se préparaient dans le même temps. En dessinant avec une rare précision les lignes de l’horizon et des derniers plans, il donnait à la silhouette des acteurs et des artistes qui occupaient la scène, une pureté singulière et très utile à l’intelligence de la littérature comme de la politique. On devait donc naturellement attendre avec impatience l’Histoire de la régence, qui malheureusement complétera pour nous la série historique commencée par Lemontey. La mort, qui est venue le surprendre au milieu de ses travaux, ne lui a pas permis d’aller plus loin. Nous n’aurons de lui ni Louis xv ni Louis xvi, et nous devons sincèrement le regretter ; car après ces deux prémisses, il aurait conclu ; et à supposer même qu’un esprit complaisant et laborieux comme le sien veuille bien mener à fin le monument dont il construit les premières assises, son œuvre court grand risque, ainsi continuée, de manquer d’harmonie et d’unité.

Quoi qu’il arrive, nous devons déclarer que l’Histoire de la régence signale, dans la manière de Lemontey, un véritable progrès. Malgré les réserves de tout genre dont il entoure ses révélations, malgré les réticences innombrables à l’aide desquelles il espère déguiser et presque sanctifier ce que son sujet a de délicat et de chatouilleux, son nouveau livre est animé d’un intérêt pressant et volontiers romanesque. Les conspirations et les intrigues de cour, les négociations embrouillées comme une partie d’échecs, qui se croisent et se contrarient en mille sens, avant de se dénouer par un épilogue qui le plus souvent n’est pas la fin de la pièce ; les portraits, les anecdotes, il y a là de quoi déborder les huit cents pages de son histoire. Aussi voyez comme il ménage et contient ses paroles ! Il ne donne aux faits et aux personnages que la part de détails qui leur appartient légitimement ; et pour le cadre qu’il a pris, les figures sont si nombreuses, qu’il ne laissera pas sans le couvrir un seul coin de la toile. Son langage, sans renoncer à sa coquetterie, se trouve parfois forcé à la concision et à la simplicité par la nature même des choses qu’il doit dire.

Seulement avec plus de franchise et de liberté, en ne se contraignant pas, comme il a fait, en n’essayant pas d’assujétir tous les épisodes de cette amusante histoire aux exigences d’un récit écrit, dans le sens le plus rigoureusement littéraire, et de jeter jusque dans la débauche une sorte de chasteté, il eût trouvé, je m’assure, des couleurs plus tranchées et plus vives, des oppositions plus nettes et plus pittoresques ; ainsi fait, son livre eût été moins poli peut-être, mais il aurait eu plus de sève et de vigueur.

Mais si l’on veut pénétrer l’intention philosophique ou politique qui a guidé Lemontey dans les deux premières parties de son travail, et qui sans doute ne lui eût pas fait défaut avant la fin, il devient assez difficile de la saisir et de la caractériser, à mesure que l’on avance dans la lecture.

Et d’abord il ne paraît pas avoir tenu grand compte des écoles historiques de France et d’Angleterre. Je veux parler des plus récentes. Il n’a pas prétendu au caractère rigoureux, et cependant très littéralement épique d’Augustin Thierry. Il n’a pas voulu divertir à la manière de Froissart et de Monstrelet, ou de M. de Barante, qui les a modernisés assez heureusement, ou plutôt qui les a découpés et cousus, et s’est effacé pour réaliser une phrase de Quintilien, qui, sans doute, était bien loin de leur pensée, Scribitur ad narrandum, non ad probantum, ce qui n’est rien moins qu’un anathème contre Thucydide et Tacite. Il ne s’est guère soucié de constituer logiquement et a priori la nécessité, la fatalité des rôles et des événemens, comme MM. Thiers, Miguet et Guizot : il n’a pas eu non plus, comme le docteur Lingard, une idée théologique et légitimiste.

Il ne s’est prononcé explicitement, ni pour ni contre la vieille monarchie : il n’a pas non plus encouragé de ses vœux, ni hâté par sa dialectique un nouvel ordre de choses.

Non, Lemontey, suivant la double impulsion, la destinée irrésistible de son esprit, s’est contenté d’appliquer patiemment, avec une merveilleuse érudition, en se résignant, sans regrets ni paresse, au triage éclairé de ses lectures, la méthode voltairienne, à laquelle nous devons un des livres les plus populaires et les plus sensés, mais non pas un des plus savans de notre langue, l’Essai sur les mœurs, qui a servi de modèle à David Hume, à Smollett, à Robertson, à Ferguson.

Telle qu’elle est toutefois, l’Histoire de la régence est incontestablement un des livres les plus essentiels de notre littérature historique, qui ne dispense pas de la lecture des Mémoires complets de Saint-Simon, mais qui aide à les comprendre, et les redresse parfois sur plusieurs points importans.

  1. Chez Paulin, place de la Bourse.