Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes par M. Hippolyte Rigault

Histoire de la querelle des Anciens et des Modernes par M. Hippolyte Rigault
Causeries du lundi, XIIIGarnier frères (p. 132-171).

Lundi, 15 décembre 1856.

HISTOIRE
DE LA QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES
PAR
M. HIPPOLYTE RIGAULT
[1]

M. Rigault, dont chacun peut lire dans les Débats de spirituels articles littéraires, et qui est un des plus brillants professeurs de l’Université, a soutenu, il y a quelques jours, ses thèses pour le Doctorat devant la Faculté des Lettres en Sorbonne. Cette épreuve a eu presque le caractère d’une solennité, et l’éclat en a retenti au dehors. La Faculté, présidée par son savant doyen, M. J.-V. Le Clerc, était au complet, et chacun des maîtres a tour à tour adressé au candidat, déjà maître lui même, des objections ou remarques qui le plus souvent n’étaient pour lui que l’occasion de réponses développées et accueillies avec éloge. Cette argumentation, si l’on peut appeler ainsi une haute conversation littéraire, n’a pas duré moins de six heures, à peine interrompues par un léger repos, et le jour seul, en tombant, a mis fin, non au combat, mais au très-agréable conflit. Le candidat a eu à traiter, suivant l’usage, un double sujet en latin et en français. Pour la thèse latine il avait choisi Lucien, qu’il a considéré à un point de vue assez particulier, non plus comme moraliste ou satirique, mais comme critique littéraire. Dans la thèse française, qui est devenue la principale et pour laquelle il avait réservé ses plus grandes forces, M. Rigault s’est donné un plus ample sujet, la Querelle des Anciens et des Modernes, qui occupa tant les esprits dans la seconde moitié du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième, et qui sous des formes diverses s’est renouvelée depuis ; querelle aussi vieille que le monde, depuis que le monde n’est plus un enfant, et qui durera aussi longtemps que lui, tant qu’il ne se croira pas tout à fait un vieillard. Lequel vaut mieux du passé ou du présent, — du passé ou de l’avenir ? Lesquels valent mieux de nos pères ou de nous ? Moralement on est tenté de dire de soi et de son temps bien du mal, mais pour l’esprit on ne prétend pas céder, et on a toutes sortes de bonnes raisons pour se prouver à soi-même qu’on en a un peu plus que ses devanciers. « Je suis fier pour mon temps, je suis fier pour mon siècle, mon pays… » Combien de fois n’avons-nous pas entendu ce langage, essentiellement moderne, dans la bouche de ceux même qui savaient et prisaient le mieux l’Antiquité I L’orgueil de la vie enivre aisément les vivants, surtout s’ils se comparent à ceux qui ne sont plus : c’est déjà une telle supériorité que celle de vivre ! Chaque génération à son tour est au haut de l’arbre, voit tout le pays au-dessous, et n’a que le ciel au-dessus d’elle. Elle se croit la première, et elle l’est à son heure un moment. — Le sujet de thèse traité par M. Rigault, même en le renfermant dans les termes de la seule littérature, est un des plus heureux et des plus féconds que l’on put choisir, et son travail est devenu un livre qui offre le tableau complet d’un des épisodes les plus curieux de l’histoire de l’esprit. Ce livre, dans sa forme actuelle où il n’y a plus marque de doctorat que par la science, est dédié à M. de Sacy, de même que la thèse latine l’était à M. Saint-Marc Girardin : on voit que l’œuvre et l’auteur tiennent par tous les liens à la famille de l’Université comme à la famille du Journal des Débats : ils en portent le cachet, et ils font honneur à l’une et à l’autre.

Pour nous, qui n’avons pas l’avantage d’appartenir à cette double famille, mais qui savons en apprécier bien des qualités et des mérites, nous demandons à dire quelques mots de l’intéressant ouvrage que nous annonçons, à le louer comme il convient, et en même temps à soumettre à l’auteur quelques critiques ou observations, soit sur des points particuliers, soit sur l’ensemble. Enfin, quoique n’ayant pas grade pour siéger en Sorbonne ni pour être juge dans le tournoi, nous ferons à notre manière notre argumentation, et nous pousserons une ou deux pointes, dont l’auteur en définitive, tout à la riposte et armé d’esprit comme il est, n’aura pas à s’effrayer ni à se plaindre.

Ce sujet même de la querelle des Anciens et des Modernes, dès le premier moment où il s’est produit à l’état de question et où il est devenu un fait d’histoire littéraire, veut être exactement circonscrit. C’est au dix-septième siècle en France qu’il prend sa forme complète et qu’il se définit tout à fait, qu’il se limite en se développant, et va prêter désormais à des guerres régulières, à des batailles rangées. Et en effet, qu’on y songe un peu : pour que le combat entre l’Antiquité et les temps modernes se pût engager dans toute son étendue et sur toute la ligne, il fallait deux conditions essentielles, l’une qu’il y eût une Antiquité bien connue, bien en vue, bien distincte et comme échelonnée sur les hauteurs du passé, l’autre qu’il y eût une époque moderne, bien émancipée, bien brillante et florissante, un grand siècle déjà et qui parût tel aux contemporains. Au moyen-âge (et je parle des rares époques et des heures riantes, s’il y a eu des heures riantes au moyen-âge), on ne connaissait pas assez l’Antiquité pour pouvoir se comparer sérieusement à elle et se préférer en s’y opposant. Aux quinzième et seizième siècles, on retrouvait d’hier cette Antiquité ; on s’y mêlait, on ne s’en dégageait pas : on ne la jugeait pas d’une seule vue et avec netteté. C’est par les sciences que l’esprit moderne est arrivé à se distinguer nettement de l’Antiquité. Tant qu’il ne s’occupait que des lettres, il ne pouvait se séparer d’elle et la regarder assez à distance pour se dire : « Et moi aussi je vaux autant que toi, ou mieux que toi. » On restait dans la religion du passé. Mais des génies originaux, de puissants observateurs se sont mis à interroger et à sonder la nature ; ils ont laissé de côté les vieux livres et les explications creuses, ont considéré les faits en eux-mêmes et ont constaté les lois. On a mieux connu notre globe, sa vraie figure, sa place dans l’univers, son mouvement dans l’espace : il en est résulté des vues certaines que les plus éclairés des Anciens n’avaient que par divination et par lueurs. Un grand génie, Descartes, est venu proclamer hardiment qu’il y avait des matières où l’érudition n’était qu’un embarras, et que l’esprit humain, pour procéder avec sûreté, n’avait qu’à s’armer de méthodes propres à lui, exactes et nouvelles. Dès lors cet esprit moderne s’est senti émancipé ; il a jeté son bagage, il a marché à la légère. Il s’est flatté même en tous les points de surpasser les Anciens ; il a voulu par le raisonnement réformer l’imagination, la poésie, comme le reste ; et ce qui était une révolution très-légitime dans l’ordre de la pensée et de la science est devenu une insurrection contestée dans le domaine de la littérature. C’est l’histoire de cette insurrection qui constitue proprement l’épisode de la querelle des Anciens et des Modernes.

De même qu’au seizième siècle les guerres de religion eurent plus d’une période et d’un accès, de même, au dix-septième, ces guerres littéraires. La querelle des Anciens et des Modernes est, à sa manière, non pas une guerre de trente ans, mais une guerre de quarante-huit ans ou de cinquante. Il y a eu des intervalles de sommeil et des reprises d’hostilités. Il y a eu la phase française, la phase italienne, la phase anglaise. En France, où s’est passé le fort du débat, on commence à le dater de Des Marets de Saint-Sorlin, vers 1670 ; les manifestes de cet esprit un peu extravagant, et qui mêlait quelques bonnes idées à beaucoup de chimères, devancier de Chateaubriand en théorie et qui faisait mieux que pressentir la veine de poésie propre au Christianisme, se prolongèrent jusqu’en 1675. Ce n’était qu’un prologue ou un premier acte. Le second s’ouvre avec Perrault, qui rallume la guerre en lisant à l’Académie française son poëme du Siècle de Louis-le-Grand, composé tout à la glorification de l’âge présent et au détriment de l’Antiquité (1687). Le Parallèle des Anciens et des Modernes suivit de près ; Boileau intervient comme contradicteur et principal adversaire. Cette seconde guerre classique dure jusqu’en 1694 et finit par une paix plâtrée, par la réconciliation, du moins extérieure, des deux contendants, grâce à l’entremise du grand Arnauld. Vingt ans après, La Motte réveille les hostilités en publiant son imitation en vers de l’Iliade, accompagnée d’un Discours irrévérent sur Homère (1714) ; madame Dacier prend feu, les érudits se fâchent ; on en vient aux gros mots. Il s’ensuivit pendant deux années une mêlée des plus vives et des plus générales, qui se termina par un souper de réconciliation entre La Motte et madame Dacier, sous les auspices de M. de Valincour (1716). Les troupes légères une fois lancées cependant, et qui n’étaient pas de ce souper, continuèrent d’escarmoucher encore jusqu’en 1748 et au delà. Marivaux est un de ces derniers tirailleurs. Ces ricochets ne sont pas désagréables à suivre. — Tel est le canevas que M. Rigault avait à remplir, et sur lequel il a semé avec infiniment d’esprit toutes les variétés d’une érudition curieuse et piquante.

Mais il ne s’est pas contenté de ce cadre, il l’a étendu ; il a voulu l’embrasser dans toute sa généralité. Le côté littéraire de la question de prééminence entre les Anciens et les Modernes n’est en effet qu’un cas particulier d’un problème plus élevé : Le genre humain va-t-il en se perfectionnant ? et s’il se perfectionne pour l’ensemble, gagne-t-il également sur tous les points ? et ne perd-il pas, chemin faisant, à droite ou à gauche, tout en avançant dans le milieu ? M. Rigault annonce le dessein de traiter ce sujet de la théorie du progrès, l’histoire de la doctrine de la perfectibilité, dans un ouvrage ultérieur dont celui-ci ne serait que l’introduction.

Je dirai qu’on s’en aperçoit trop en quelques endroits, et, au point de vue de la composition, j’aurais préféré que cet esprit si littéraire de M. Rigault, laissant tous ces gros et peut-être insolubles problèmes à ses collègues de la philosophie, se bornant à les bien comprendre, ne les eût envisagés que par les ouvertures fréquentes que lui procurait son joli sujet, déjà bien assez spacieux. Il y a un peu de luxe dans les préliminaires, comme de la surabondance aussi dans les conclusions. Il veut peut-être concilier et assembler trop de choses, tenir trop d’éléments en présence et en équilibre, religion et philosophie, régularité et liberté, impartialité et émotion, stabilité et progrès, culte du passé et aspiration vers l’avenir… C’est après tout une noble ambition, l’ambition des esprits jeunes, même quand ils sont le plus modérés.

Y eut-il dès autrefois, dans ce qu’on appelle du nom sommaire et trop uniforme d’Antiquité, y eut-il chez les Grecs et chez les Latins une querelle des Anciens et des Modernes ? Là commence proprement le sujet de M. Rigault, et nous ne nous plaindrons pas qu’il le fasse remonter jusqu’à ses précédents naturels et qu’il le rattache à ses véritables origines. Oui, il y eut et il dut y avoir de ces commencements de querelle, — et chez les Grecs au moment de leur maturité déjà déclinante et la plus fleurie, au lendemain d’Alexandre, lorsque, regardant en arrière, ils se jugeaient à la fois riches par héritage et pouvant encore ajouter à la gloire des ancêtres ; — et chez les Romains surtout, à cette époque dominante de l’Empire, au sein de cette unité puissante qui avait engendré des esprits universels comme elle-même, au temps des Sénèque, des Pline, et je dirais des Tacite si ce dernier n’était si pessimiste et morose : mais les plus belles paroles qui aient été prononcées sur cette question des Anciens et des Modernes, c’est peut-être encore ce grand et si ingénieux écrivain Sénèque qui les a dites, et on ne peut rien faire de mieux aujourd’hui que de les répéter :

« J’honore donc, disait-il à son jeune ami Lucilius, j’honore les découvertes de la sagesse et leurs auteurs ; j’aime à y entrer comme dans un héritage laissé à tous. C’est pour moi qu’ils ont acquis tout cela, pour moi qu’ils ont travaillé. Mais soyons comme un bon père de famille, accroissons à notre tour ce que nous avons jeçu. Que ce patrimoine par moi agrandi se transmette à mes descendants. H y a encore beaucoup à faire, et il y aura toujours beaucoup ; — et à celui-là même qui naîtra après mille siècles, l’occasion ne manquera jamais d’ajouter encore quelque chose de nouveau. Mais quand même tout aurait été trouvé par les Anciens, il y aura toujours cette nouveauté, à savoir, l’application, l’usage habile et la combinaison de ce que les autres ont trouvé… Ceux qui nous ont précédés ont beaucoup fait, mais ils n’ont pu rien parfaire : Multum egerunt qui ante nos fuerunt, sed non peregerunt. »

Et encore, au milieu de sa libre marche, il se fait cette objection : « Est-ce que je ne suis [illisible]les Anciens ? — Je les suis, se répond-il, mais je m’accorde à moi-même de trouver à mon tour du nouveau, et de changer et de laisser ce qui n’est point à ma guise. Même en les suivant, je ne leur obéis point, j’opine comme eux. »

II y avait, à côté de ces libres esprits, ouverts dès lors à toutes les perspectives, d’humbles adorateurs et des sectateurs exemplaires du passé. Sénèque parle quelque part, dans ces mêmes lettres à Lucilius où on lit ces beaux passages, d’un jeune homme qui était si modeste et si classique en son temps, que s’il avait cru en composant écrire quelque chose qui surpassât les Anciens ou les devanciers, il se serait retenu, de peur de commettre une sorte de sacrilège. Le Dialogue des Orateurs a mis en présence et nous montre aux prises les champions des deux doctrines, les classiques et les novateurs de l’Antiquité. M. Rigault a tiré bon parti de ces exactes ressemblances et de cette espèce de miroir où son sujet se dessine à l’avance et se réfléchit. Aussi il me semble, pour dire toute ma pensée, que si, après ces frappants exemples de Sénèque, de Pline, du Dialogue des Orateurs, il était arrivé plus vite à Bacon, à Descartes, à Pascal, à ces grands textes modernes qui dominent la question et qui sont comme le péristyle de son sujet, la façade se serait dégagée aux yeux avec plus d’avantage, tandis que chez lui on a un peu l’inconvénient du portail de Saint-Gervais avant qu’on y eût abattu les maisons et élargi la place. En un mot, il y a un peu trop de choses, trop de noms (bien que le mi « n n’ait pas à s’en plaindre) dans ces chapitres que je considère comme préliminaires. Que voulez-vous ? c’est la richesse d’un vif et fertile esprit dans un premier ouvrage où l’on ne veut rien sacrifier.

Ma critique générale se réduit à peu près à ceci, que M. Rigault a conçu son travail à un point de vue plus étendu que je ne l’aurais fait moi-même : j’en aurais voulu faire, ce me semble, et si l’on me permet cette imagination bien facile après coup, un épisode distinct et tranché de l’histoire littéraire française, une pure et vraie querelle, une Fronde en trois actes, avec une sorte d’intérêt et de gradation, avec début, milieu et fin, les complications étrangères y tenant moins de place, et les grands philosophes énigmatiques comme Vice ne faisant tout au plus que s’apercevoir à l’horizon ; car, dès qu’ils interviennent, ils écrasent un peu trop les nôtres. M. Rigault, qui n’a jamais perdu de vue l’idée générale et la doctrine du progrès, a tenu, au contraire, à être le plus complet possible, à tout décrire successivement avec une curiosité égale, à suivre le fleuve, comme il l’appelle quelque part, dans toutes ses sinuosités, dans ses tours et retours, jusqu’à ce qu’il se perde dans l’idée générale et théorique qui est son Océan. Son livre est plus complet de la sorte et très-riche de faits, de textes, de quantité de remarques ingénieuses ; mais peut-être a-t-il des lenteurs et de la plénitude, une densité trop continue, et en tout cas il se dessine moins nettement dans l’esprit après qu’on en a terminé la lecture. Classique à tant d’égards et si au courant de l’art des Anciens, l’auteur n’a pas assez profité de l’avantage inappréciable d’avoir un sujet limité.

Cela dit sur la composition, et en entrant dans le détail, on n’a qu’à louer et à approuver ; c’est à peine si ceux qui ont déjà étudié quelque point de la question trouveraient à ajouter de temps en temps une remarque ou un fait à tous ceux que l’auteur assemble et combine. M. Rigault n’oublie rien, et il découvre chemin faisant beaucoup de choses ; il dessine au passage quantité de figures devant lesquelles on n’est guère accoutumé à s’arrêter, et on emporte l’idée de physionomies nouvelles et distinctes. Sur les grands acteurs du débat, Des Marets, Perrault, Fontenelle, La Motte, madame Dacier, Terrasson, il est impossible d’être plus attentif et équitable, plus agréablement instructif, et il ne néglige pas non plus les moindres, les seconds et troisièmes rôles, les Bouhours, les de Callières, etc. Seulement, vers la fin, il a commis une légère injustice, et je viens en appeler à lui-même. II y a un tout petit personnage secondaire qu’il n’a pas apprécié à sa valeur, ni étudié avec le soin qu’il a donné à tous les autres. Voici en quels termes il en parle et sur quel ton :

« Parmi les adversaires déclarés de madame Dacier et des Anciens, il faut distinguer les élèves de La Motte, contempteurs de l’Antiquité qu’ils ne comprenaient pas, et les esprits philosophiques qui la combattaient par système, avec une foi réfléchie au progrès. Un des personnages qui, au dix-huitième siècle, représente assez bien la première de ces deux classes, c’est-à-dire le public des salons et des cafés, c’est le spirituel et sémillant abbé de Pons, surnommé de son temps le bossu de M. de La Motte. De Pons est le type du disciple et du caudataire. Il admirait La Motte, il vantait La Moite, il exagérait pieusement les idées de La Motte, il suivait La Motte comme son ombre. Chaque matin il l’accompagnait au café Procope (ce n’était pas au café Procope), où ils discutaient avec des amis communi devant une galerie attirée par le nom et l’esprit des causeurs. Le café Procope a entendu lancer bien des brocards contre Homère. Quand le petit abbé de Pons élevait sa voix pointue, et dardait contre les adhérents de madame Dacier son mot favori, le parti des Érudits, il avait l’air de monter au Capitole…

« Ce qui achève de peindre l’abbé de Pons et le public demi-lettré qu’il représente, c’est qu’il se donnait un air de philosophe et faisait sonner bien haut les grands mots d’indépendance et d’émancipation de l’esprit humain. À l’entendre, Homère n’est qu’une vieille idole, que La Motte a jetée bas de son piédestal, comme Descartes a renversé l’autel d’Aristote ; les Homéristes sont taillés en pièces, comme autrefois les Péripatéticiens de collège, et le genre humain est sauvé. Ainsi dogmatisait le triomphant bossu de M. de La Motte ; ainsi chantait en chœur avec lui ce public léger qui effleurait tout, jugeait tout, défaisait la gloire d Homère en feuilletant une gazette, et tranchait sur l’Iliade aussi lestement que sur un opéra. »

Je demande à plaider à mon tour ; je demande à présenter sous un jour un peu plus favorable ce petit personnage, très-spirituel en effet, mais qui n’était pas si ridicule de vouloir paraître philosophe, car il avait l’esprit naturellement philosophique ; et s’il s’est trompé sur la question d’Homère et des Anciens, il s’est trompé en homme de pensée et avec beaucoup de distinction. On en jugera.

Ce n’est pas d’une statue qu’il s’agit ici, c’est d’une statuette, mais elle en vaut la peine. M. Rigault n’y a vu qu’un grotesque : pourquoi l’esprit serait-il si rigoureux contre l’esprit ?

I

L’abbé de Pons ; — au café Gradot ; — cher madame de Lambert. — Bon journaliste.


L’abbé de Pons, né en 1683, avait pour père le sieur de Pons d’Annonville, d’une noble famille de Champagne et chevalier d’honneur du présidial de Chaumont (sur Marne) ; il naquit à Marly, chez son oncle qui en était alors seigneur, et de qui le roi ne tarda pas à l’acquérir. Il fit ses premières études au collége des Jésuites à Chaumont, puis vint à Paris et entra au séminaire de Saint-Magloire, d’où il suivit l’école de Sorbonne : « Il était bon humaniste, nous dit-on ; il possédait les principes de la théologie ; mais surtout il était grand métaphysicien, dans le sens le plus étendu qu’on donne à présent (1738) à ce terme. Il ne faisait peut-être pas assez de cas des autres sciences. » Le biographe qui a dit cela de l’abbé de Pons, son ami, était un homme distingué lui-même et fort apprécié des économistes, Melon, auteur d’un ingénieux Essai politique sur le Commerce. — Vers l’âge de quinze ans, l’abbé de Pons s’aperçut que sa taille se déformait ; il se mit entre les mains d’un chirurgien malhabile qui le tortura ; la difformité ne fit qu’augmenter et fut irréparable. Il n’était pas laid d’ailleurs ; « il avait un beau visage et une physionomie extrêmement prévenante, qui portait l’image de la candeur de son caractère. »

Cette difformité de sa taille lui fut bien souvent reprochée. Elle le lui fut dans une première circonstance assez singulière : élu chanoine de Chaumont à vingt-trois ans, en 1706, il eut un compétiteur., le sieur Denys, qui le voulut évincer, même après l’élection, soutenant que la ville avait fait choix en lui d’un sujet indigne et incapable. La prétendue incapacité était fondée sur le défaut corporel ; « Le sieur de Pons a un corps bossu et contrefait ; il est moins homme que nain ; la singularité de son extérieur frappe de surprise et peut scandaliser les faibles. » —

« Je ne sais, répliquait l’abbé de Pons dans un factum plein de convenance, si l’amour-propre m’a fasciné les yeux, mais il me paraît que mon peintre n’a pas flatté son modèle, et que je puis à présent me montrer avec confiance. Je déclare donc ici à M. de Blaru (l’avocat de la partie adverse) que, loin d’être offensé de son ridicule portrait, je lui sais au contraire fort bon gré de son travail. Un honnête homme ne doit jamais s’offenser des reproches qui n’ont pour objet que des défauts ou des infirmités corporelles : Neque enim tu es, quem forma ista déclarat ; sed mens cujusque, is est quisque, non ea figura quae digito demonstrari potest (car tu n’es pas ce que cette forme semble indiquer ; mais l’âme de l’homme, voilà l’homme, et non cette tigure extérieure qui se peut montrer du doigt)[2].

« Je ne rougis donc point en avouant les défauts corporels que m’a donnés un accident involontaire et imprévu ; ces défauts ne souillent point l’âme, et l’Église les méconnaît dans ses ministres, pourvu qu’ils ne soient pas d’une espèce à les rendre inhabiles aux fonctions du ministère, ou que leur aspect ne soit pas affreux au point qu’ils puissent être occasion de scandale aux fidèles.

« Il n’a pas semblé à l’Église que j’eusse aucun défaut ou aucune infirmité de cette dernière espèce, puisqu’elle m’a honoré du sous-diaconat, qui est un ordre majeur.

L’abbé de Pons gagna son procès, mais résigna presque aussitôt son canonicat ; il s’était accoutumé, dans l’intervalle, à la vie de Paris et à la fréquentation des gens de lettres.

C’était l’époque des cafés et de leur première vogue ; ils étaient hantés par ce qu’il y avait de mieux parmi les gens d’esprit. Il y avait alors deux cafés qui étaient leur lieu de rendez-vous : celui de Procope, en face de la Comédie, et celui de Gradot, sur le quai de l’École. Je laisse parier Duclos, le meilleur témoin de ce temps ;

« La Motte, dit-il, Saurin, Maupertuis, étaient les plus distingué. de chez Gradot. Boindin, l’abbé Terrasson, Fréret et quelques artistes s’étaient adonnés au café Procope, et s’y rendaient assidûment, indépendamment de ceux qui y venaient de temps en temps, tels que Piron, l’abbé Des Fontaines, Le Sage et autres. Je ne crois pas, ajoute Duclos, que ces cafés soient aujourd’hui sur le même pied… Parmi ceux qui venaient chez Procope, il y en avait qui allaient aussi au café de Gradot, tels que La Faye. »

Mais La Motte, que Duclos appelle le plus aimable des gens de lettres, ne s’éloignait guère, et pour cause, du café Gradot :

« Après avoir vécu dans les meilleures sociétés de Paris et de la Cour, devenu aveugle et perclus des jambes, il était réduit à se faire porter en chaise au café de Gradot, pour se distraire de ses maux dans la conversation de plusieurs savants ou gens de lettres qui s’y rendaient à certaines heures. J’y trouvai (c’est Duclos qui parle) Maupertuis, Saurin, Nicole, tous trois de l’Académie des sciences, Melon, auteur du premier Traité sur le Commerce, et beaucoup d’autres qui cultivaient ou aimaient les Lettres. La Motte était le point de réunion de l’assemblée, et personne n’y était plus propre que lui, par le ton de politesse qu’il mettait dans la discussion. Les science », dont il ne s’était pas occupé, ne lui étaient pas étrangères ; il en saisissait la métaphysique. Ses idées étaient nettes, précises, et rendues avec ordre et clarté. Ses ouvrages, et surtout ses qualités personnelles, lui avaient fait des enthousiastes ; aussi était-il l’objet de l’envie de ceux qui n’étaient pas en état de l’estimer. »

L’abbé de Pons était un des habitués de ce café Gradot, où l’on ne criait pas, et où La Motte donnait le ton de la politesse. Je note ce point, et je ne l’invente ni ne le suppose. L’abbé Prévost y insiste et le discute, au sujet même de l’abbé de Pons :

« Je ne sais, dit-il[3], par quel préjugé on s’est persuadé depuis quelque temps que les cafés sont une mauvaise école pour l’esprit et pour le goût. Il est clair qu’on n’en a pas toujours eu cette opinion, puisque des gens du mérite de M. de La Molto et de M. de Pons n’ont pas cru s’avilir en les fréquentant. Mais avaient-ils raison ? et l’idée qu’on paraît s’en former aujourd’hui est-elle plus juste ? Je réponds, dans les termes d’un bon juge, que toute assemblée publique où les bienséances sont observées est une école utile… »

Il continue dans ce sens cette apologie des cafés. Et prenez garde que ce n’est plus l’abbé Prévost, un peu suspect de laisser-aller et de facilité sur le chapitre des mœurs et manières, qui parle en ce moment ; il ne fait qu’emprunter les raisons du sage et poli Addison. J’en conclurai seulement qu’en France, à la date de l’abbé de Pons, ce n’était pas une mauvaise note de fréquenter le café dont La Motte avait fait son salon du matin.

Et puisque nous en sommes à ces petites scènes et à ces historiettes vivantes du passé, représentons-nous bien les lieux et les gens comme ils étaient. La Motte qui demeurait rue Guénégaud, près du quai Conti, très-froid, comme on sait, et exposé au nord, sentait le besoin de chaleur et de soleil en même temps que de conversation ; le quai d’en face les lui offrait ; il avait à lui sa chaise, c’était alors le luxe des demi-fortunes ; « Il se faisait porter, nous dit Voltaire, autre bon témoin, depuis dix heures du matin jusqu’à midi, sur le pavé qui borde la galerie du Louvre, et là il était doucement cuit à un feu de réverbère. » Louvre et café Gradot, cela se touchait. La Motte, vieillard précoce, et frileux comme les vieillards (aprici senes), était de l’avis du grand Frédéric, qui disait : « J’ai manqué ma vocation, j’aurais dû naître espalier. » Ses infirmités, qui augmentèrent dans les dernières années, étaient déjà bien sensibles quand l’abbé de Pons le connut. Le petit abbé au corps infirme s’était attaché de bonne heure à l’ingénieux aveugle, et sans doute par une secrète sympathie, le voyant également et diversement affligé. Il fut donc enthousiaste de La Motte, et crut réellement que cet esprit très-éclairé était un talent supérieur et un génie. Ce qui manquait à La Motte pour s’élever jusque-là, manquait à plus forte raison à l’abbé de Pons lui-même ; mais l’abbé avait aussi en lui beaucoup des qualités et des distinctions de La Motte.

Le marquis d’Argenson, lisant plus tard le volume des Œuvres de l’abbé de Pons, se souvenait d’avoir connu autrefois l’auteur, et en parlait en ces termes, n’écrivant que pour lui seul[4] :

« Je crois que c’est chez madame la marquise de Lambert que je l’ai vu. C’était un petit bossu, grand ami de La Motte, homme d’une éloquence charmante quand il s’animait en parlant. On a recueilli ce qu’on a pu de ses écrits depuis sa mort pour composer ce Recueil, et véritablement on y lit avec plaisir l’homme de goût, l’homme de belles-lettres, le philosophe. Il était cependant par trop admirateur de La Motte-Houdar ; il en fait un homme trop élevé, trop sublime. Ce qu’il dit contre les stupides admirateurs des Anciens à propos de l’Iliade française me semble d’une grande justesse ; mais son La Motte n’est pas si grand poète qu’il dit, quoique homme de beaucoup d’esprit et de goût. »

Et M. d’Argenson, qui est sans gêne dans son tête-à-tête et dont tous les jugements d’ailleurs ne sont pas articles de foi, note dans ce volume de l’abbé de Pons qu’il vient de lire « un petit Traité de l’Origine des âmes qui est, dit-il, une miniature de métaphysique. »

L’abbé Trublet, autorité peu considérable en matière le goût, mais témoin exact des faits, nous dit de son côté :

« Je n’ai connu personne qui écrivît plus facilement que l’abbé de Pons, quoique d’un style très-singulier et en apparence très-recherché. Ce qui étonnait davantage, c’est qu’il parlait comme il écrivait, et avec la plus grande rapidité. Il était d’un tempérament vif et très-faible, ce qui l’épuisa bientôt. À un très-bel esprit il joignait un cœur excellent. Mais il nuisait à M. de La Motte par l’excès de son zèle. »

Trublet, voué à La Motte presque autant qu’à Fontenelle lui-même, estime que l’abbé de Pons lui nuisait par trop de zèle, et d’Argenson estime au contraire que le trop d’admiration pour La Motte a nui à l’abbé de Pons. La vérité est qu’ils se convenaient l’un et l’autre de tout point, qu’il y avait harmonie préétablie entre leurs esprits, et qu’à la première rencontre leurs atomes crochus s’attirèrent[5].

Comme ceux, qui sentent en eux un aiguillon secret de douleur et qui ont la vie rapide, l’abbé de Pons se prenait plus activement qu’un autre aux choses du jour, à la circonstance qui passe, et s’y jetait avec une vivacité et un feu qui faisaient de lui un excellent journaliste : ce n’est pas une raison pour nous de le mépriser. Nous le voyons en 171 1 publier une Lettre critique sur la tragédie de Crébillon, Rhadamiste et Zénobie, qui était alors dans tout son succès. En juin 1715 il écrit une autre Lettre critique, qui fut insérée dans le Mercure et qu’il adressait à Du Fresny sur sa comédie nouvelle, le Lot supposé, ou la Coquette de village. Ce sont des feuilletons, et des feuilletons consciencieux ; ils durent être fort lus et discutés. Dans son jugement de Rhadamiste, qui parut en brochure, le critique, après avoir reconnu qu’il y a dans la pièce des traits hardis, heureux, et des situations intéressantes, se met à la suivre scène par scène et à démontrer les invraisemblances, les incohérences du sujet, l’action peu liée, les caractères peu soutenus ; il n’en laisse à peu près rien subsister :

« Enfin, dit-il, je n’ai pas d’idée d’avoir jamais lu une tragédie plus embarrassée, plus fausse, et moins intelligible ; j’ai l’avantage de pouvoir dire ici tout ce que je pense, sans crainte de faire tort à l’auteur ; car, ou je m’égare dans le jugement que j’expose, et en ce cas le public le vengera de moi, ou le public déférera à mes remarques, et en ce cas même il en rejaillira beaucoup de gloire à M. de Crébillon : on estimera à la vérité un peu moins sa pièce, mais il paraîtra d’autant plus grand, qu’il aura mieux trouvé l’art de fasciner les esprits, en leur cachant les défauts de sa tragédie à force de splendeur et de magnificence. »

Crébillon, s’il était conséquent avec lui-même, dut remercier l’abbé de Pons, C’était un poëte d’humeur bizarre que Crébillon : il avait promis à Du Fresny, pour son Mercure, une critique, faite par lui, de sa propre tragédie, et il l’avait en effet commencée de bonne foi sans se ménager. Il y convenait de tous les défauts qu’on trouvait à sa pièce. C’était une vanité de plus, car le succès, enlevé d’emblée, allait son train et ne dépendait plus des critiques : il s’était fait deux éditions de la tragédie en huit jours, et les représentations, commencées longtemps avant le carnaval, devaient franchir avec vigueur le Carême tout entier, ce qui était alors la plus glorieuse épreuve.

On aurait tort, sur ce début, de juger l’abbé de Pons un de ces guerroyeurs qui n’ont de plaisir qu’à frapper, qui n’entrent en lice que pour jeter les gens par terres, et à qui l’on peut opposer ce beau mot de Montesquieu, devise et louange de la vraie critique : « Ceux qui nous avertissent sont les compagnons de nos travaux. » Le gentil abbé se dessine mieux et avec son vrai caractère dans sa Lettre à Du Fresny. Celui-ci lui ayant lu sa pièce du Lot supposé avant la représentation, il l’avait approuvée, et il se croyait comptable devant l’auteur et devant tous de son premier jugement :

« Il me semble, disait-il, que lorsqu’un ouvrage livré à notre censure nous a semblé bon, nous devons à l’auteur l’hommage public du jugement avantageux que nous en avons porté… Quand il me serait arrivé de trouver bon un ouvrage que le public aurait ensuite jugé mauvais, il n’y aurait pas grand mal à cela, et j’ose assurer que je serais en ce cas moins mécontent de moi, que si, dissimulant lâchement mon estime, je m’étais épargné cette espèce d’humiliation. »

L’abbé de Pons est donc un critique brave, et qui, au besoin, ose approuver tout haut et le premier ; il a, comme nous dirions aujourd’hui, le courage de son opinion et de ses admirations. Il ne croit point aux ouvrages parfaits, surtout au théâtre ; il lui suffit que les beautés rachètent libéralement les défauts :

« C’est, dit-il, l’équitable appréciation de ces beautés et de ces défauts qui est l’objet de la bonne critique. La plupart des gens croient avoir donné une haute idée de leur goût lorsqu’ils ont reproché durement à un auteur quelques fautes sensibles de son ouvrage. Voilà les bornes de leur examen. Ils ne sortiront point de là. Vous ne les verrez jamais citer un endroit heureux, ils ne relèveront jamais une grâce délicate. »

Tel il fut avec Du Fresny, tel nous allons le voir à côté de La Motte dans la querelle commune qu’il épousa, franc, net et vif ; critique fin, paradoxal, mais sincère ; raisonnant son admiration comme toutes choses, et tellement fidèle au tour de son esprit, même en se donnant à La Motte et en se faisant son lieutenant, qu’il n’est pas juste d’estimer l’un et de mépriser l’autre.


Lundi, 22 décembre 1856.


II

L’abbé de Pons à l’avant-garde. — Guerre aux érudits. — Erreur et vérité. —

Affaire avec Gâcon. — Réfutation de madame Dacier. — Discussion avec Du

Cerceau. — Système des langues. — Premiers symptômes d’idéologie.


L’abbé de Pons se lança dans la bataille homérique dès le premier jour.

On parlait depuis longtemps d Homère, et peu de gens le lisaient. Sa réputation était une sorte de mystère. On se rappelle ce grand seigneur qui un jour, dans la galerie de Versailles, devant Boileau, Racine et Valincour, lit taire de jeunes étourdis qui riaient aux éclats de ce qu’Homère avait parlé des Myrmidons ; mais ensuite, prenant à part les trois amis dans l’embrasure d’une fenêtre, le même seigneur leur demanda sérieusement : « Maintenant que nous sommes entre nous, dites-moi s’il est bien vrai, Messieurs, qu’Homère ait parlé des Myrmidons ? »

Madame Dacier, par sa traduction de l’Iliade, ayant fourni le moyen de la lire à ceux qui n’entendaient pas le grec [et c’était alors l’immense majorité, même des gens réputés instruits), La Motte s’en était servi à loisir pour mettre en ordre ses arguments et tirer ses conclusions. Il venait de publier son Imitation d’Homère en vers français, c’est-à-dire un Homère abrégé, corrigé et perfectionné à la mode des Parisiens raisonneurs de l’an 1714, Homère tel qu’il aurait dû être s’il avait eu l’honneur de vivre aux dernières années du règne de Louis-le-Grand. L’ouvrage, bien entendu, était dédié au roi, qui gratifia aussitôt l’auteur d’une pension. Une Préface spirituelle et polie, dans laquelle il était dit des choses très-vraisemblables et très-contraires aux opinions reçues, étonnait et flattait à la fois les gens du monde, et portait la stupéfaction parmi les doctes, que de telles impertinences, si doucement débitées, irritaient doublement et suffoquaient de colère.

Il y eut un moment d’hésitation et d’attente durant lequel grossissait et s’amoncelait, avant d’éclater, cette indignation des savants. L’abbé de Pons fut le premier à rompre la glace et à entraîner les mondains timides qui n’étaient pas encore sûrs d’avoir un avis. Il publia, dans les premiers mois de 1714, une Lettre à M. *** sur l’Iliade de M. de La Motte. Il n’y mit pas son nom, mais il fut vite soupçonné d’en être l’auteur, et il se déclara aussitôt. Sous forme d’apologie, c’était un pamphlet très-vif, un manifeste de guerre :

« Vous exigez de moi, Monsieur, disait-il, un compte exact des divers jugements que les gens de lettres ont portés de la nouvelle Iliade ; je vais tâcher de vous satisfaire. Mais pourquoi me faites-vous mystère du jugement que vous en portez vous-même ? n’osez-vous hasarder votre suffrage sur la foi de vos propres lumières ? Que Je plains les auteurs, et quel péril ne court pas aujourd’hui le meilleur livre ! Je connais bien des gens qui allient comme vous, Monsieur, à un goût sûr une raison libre de tout esprit de parti. Qui ne sent que de tels lecteurs devraient seuls faire autorité dans la littérature ? Il y en a peu néanmoins qui aient le courage de lutter contre la multitude : ils attendent à juger d’un ouvrage que le public ait prononcé ; ils recueillent les voix, et se rangent du parti dominant. »

L’abbé de Pons exhorte l’ami anonyme auquel il écrit à ne pas imiter ceux qui, charmés pour leur compte de la lecture d’un livre nouveau, changent d’avis le lendemain et se retournent en apprenant que des personnes célèbres et d’autorité sont d’un avis contraire :

« Non, Monsieur, non, ne soyez pas infidèle à vos lumières ; osez penser par vous-même, et ne prenez point l’ordre de ces stupides érudits qui ont prêté serment de fidélité à Homère ; de ces gens sans talents et sans goût, qui ne savent pas suivre le progrès des arts et des talents dans la succession des siècles ; de ces scholiastes fanatiques qui entrent dans une espèce d’extase à la lecture de l’Iliade originale, où l’art naissant n’a pu donner qu’un essai informe, et qui n’aperçoivent pas dans les travaux de notre âge le merveilleux accroissement de ce même art.

« Vous voyez dans ce pi’élude que cette espèce de savants a pris parti contre M. de La Motte. Cela fait un grand peuple ; le Créateur en a béni l’engeance ; mais que fait ici le nombre ? »

Nous le voyons nous-mêmes, le zèle d’avant-garde, l’ardeur de l’escarmouche a emporté l’abbé de Pons, et lui, d’ordinaire poli, il a de gros mots. On lui attribue l’honneur d’avoir mis en circulation ce nom et ce terme d’érudits, qui ne se prend plus maintenant en mauvaise part, mais qui, à l’origine, avait une teinte marquée et désagréable. Le peuple des érudits est assez bien trouvé, mais stupide n’est pas honnête. Les adversaires s’emparèrent de ce mot échappé à sa plume, pour mettre l’abbé dans son tort ; on supposa malignement qu’en écrivant cela il songeait à madame Dacier. L’abbé de Pons, qui avait fait paraître sa Lettre très-peu de semaines après la publication de l’Iliade française de La Motte et avant que les érudits eussent encore eu le temps d’y répondre, protesta contre cette interprétation. Il n’avait pensé à personne en particulier, disait-il, à madame Dacier moins qu’à aucun autre, et pas même à M. Fourmont.

La querelle ainsi engagée promettait beaucoup. L’abbé de Pons en sentait très-bien d’ailleurs la portée, et la liaison avec le grand changement qui s’était fait dans la manière générale de penser : mais il y introduisit quelque confusion. Il prétendait que, dans ces matières de poésie et de belles-lettres, le monde fût affranchi des jugements d’autorité et même de tradition, exactement comme il l’était en matière de philosophie depuis Descartes. Le règne incontesté d’Homère lui semblait comparable à la longue souveraineté d’Aristote :

« Ne voyez-vous pas, Monsieur, dans l’histoire du règne d’Aristote l’image de celui d’Homère ? La chute de celui-là ne vous fait-elle pas pressentir la chute prochaine de celui-ci ? La cause de M. de La Motte n’est assurément pas moins victorieuse que celle de Descartes ; le préjugé ne parle pas plus haut en faveur de l’un qu’il ne parla autrefois en faveur de l’autre. M. de La Motte en sera quitte, après tout, pour quelques bons mots pédantesques qu’il lui faudra essuyer de la part de nos scholiastes. C’est avec ces armes victorieuses qu’ils ont coutume de combattre les rivaux d’Homère, de Théocrite et de Pindare. Tout moderne qui a l’insolente témérité d’entrer en lice avec ces vieux athlètes est digne, selon ces messieurs, d’un souverain mépris. Les premiers hommes du siècle sont ceux qui savent le grec. Tel se croit un Homère, parce qu’il entend Homère dans la langue originale. Le divin poëte, impénétrable aux autres hommes, revit en lui ; il est juste qu’on le respecte en lui…

« Voilà la folle illusion qui allume le zèle des Homéristes ; mais le plaisant est que le public ait si longtemps servi cette même illusion… Combien peu de gens savent la langue grecque ! La divine Iliade n’était entendue que des érudits, on leur enviait avec respect ce dépôt sacré ; ils insultaient impunément à nos meilleurs écrivains, l’injustice leur tournait même à honneur, parce qu’on se persuadait que les beautés modernes, comparées par eux aux merveilles antiques, leur devaient faire une impression moins vive.

« Notre erreur durerait encore, ils seraient encore les objets de notre respectueuse jalousie, si madame Dacier ne nous eût dessillé les yeux en nous donnant une traduction fidèle du mystérieux poëme. »

L’abbé de Pons comme La Motte, en tenant la traduction de madame Dacier, se disait : « Osons juger à présent l’Iliade. » On avait beau leur représenter, à ces juges si empressés, et madame Dacier toute la première : « Mais prenez garde ! Homère est bien autre chose. L’original est plus vif, plus animé ; expressif, magnifique, harmonieux. La langue française est impuissante à rendre toutes les beautés de la langue grecque. » Ils répondaient : « Peu nous importe, » et ajoutaient comme l’abbé de Pons, d’un air de compliment pour madame Dacier : « Elle a entendu Homère autant qu’on le peut entendre aujourd’hui ; elle sait beaucoup mieux encore la langue française ; elle a rendu le plus élégamment qu’elle a pu, dans notre langue, ce qu’elle a vu, pensé et senti en lisant le grec : cela me suffit, j’ai l’Iliade en substance. »

L’erreur, c’était de croire qu’un poète dont l’expression est un tableau, une peinture naïve continuelle, fût fidèlement rendu par une traduction tout occupée d’être suffisamment polie et élégante ; l’erreur, c’était de s’imaginer qu’il n’y avait là qu’une question de plus ou moins d’élégance et de précision, et qu’en supposant l’original doué de ces deux qualités à un plus haut degré que la traduction, on lui rendait toute la justice qu’il pouvait réclamer. Il s’agissait bien de cela ! de ces mérites des langues vieilles et rationnellement perfectionnées ! il s’agissait avec Homère des qualités vives, brillantes, harmonieuses et musicales des langues adolescentes. Souffle, véhémence, torrent, abondance, grandeur, feu et richesse, voilà les caractères continus de l’Iliade, que Pons ni La Motte ne soupçonnaient pas :

« On ne saurait dire, prétendait l’abbé de Pons, qu’une langue Boit moins propre qu’une autre à la vraie peinture des pensées et des sentiments. Les mots ne signifient rien par eux-mêmes, c’est le caprice arbitraire des nations qui des sons articulés a fait des signes fixes… Chaque nation a ses signes fixes pour représenter tous les objets que son intelligence embrasse. Qu’on ne dise donc plus que les beautés qu’on a senties en lisant Homère ne peuvent être parfaitement rendues en français. Ce qu’on a senti ou pensé, on peut l’exprimer avec une élégance égale dans toutes les langues ; et chaque langue vous fournira les expiassions uniques pour caractériser quelque pensée, quelque sentiment que ce soit, et pour en fixer le degré de vivacité ou de noblesse. »

L’abbé de Pons avait sur les langues une théorie qu’il développera ailleurs ; il aimait à les concevoir philosophiquement, dans leur annotation finale, abstraite, exacte, dans leur tendance rationnelle à devenir une algèbre ; il oubliait qu’elles avaient été primordialement une musique et une peinture. Ce qu’il appelle un caprice arbitraire des nations n’était pas si arbitraire. Les langues sont nées de la race, et de tout ce qui affectait les sens à l’entour, du sol, du ciel, du paysage ; toutes ces circonstances se sont réfléchies indirectement dans les mots, dans les sons qui les composent. « Est-il bien vrai, se demandait-il, que notre langue soit inférieure à la langue grecque ? Est-il bien vrai que la langue française ne suffise pas à rendre parfaitement les grandes idées, les hauts sentiments, les passions héroïques, les vivacités galantes, les saillies satiriques, les naïvetés fines ? A-t-elle mal servi, à ces différents égards, Corneille, Racine, Molière, Despréaux, La Fontaine ? » Il avait raison en un sens, il choisissait bien ses exemples ; mais il avait tort en ce qu’il confondait tous les âges et qu’il ne se figurait pas qu’il avait pu y avoir une belle jeunesse première, une saison d’efflorescence vigoureuse dans la mieux douée des races, se servant de la plus variée et de la plus euphonique des langues, et que sous des conditions uniques il en était sorti toute une poésie et un art primitif, plus voisin de la nature, et qui ne s’est vu qu’une fois :

« Homère, disait-il avec une sorte de naïveté contente de soi et de son temps et très-commune alors, Homère aurait peut-être atteint à la perfection, s’il fût né dans le siècle d’Auguste ou dans le nôtre ; mais né dans des temps où l’art ne s’était point encore montré, n’étant guidé par aucunes règles, éclairé par aucun exemple, on lui doit tenir grand compte de son poëme, tout monstrueux qu’il est. »

L’ignorance, c’était de ne pas se douter que l’art prosodique, le talent et la science du chant pussent être des plus développés dans Homère et d’une maturité merveilleuse, même aux origines d’une civilisation.

Ce qui manque à l’abbé de Pons comme à La Motte, dans l’émancipation littéraire qu’ils tentent, c’est une connaissance, une comparaison directe et plus variée des littératures et des poésies, l’habitude de se placer à des points de vue historiques différents, la faculté de s’éloigner tant soit peu de leur quai et de leur Louvre, en un mot ce qui fait et achève l’éducation du goût. Lui, le petit abbé en particulier, il avait, nous le verrons, l’instinct du métaphysicien, de l’idéologue ; il tirait tout de la réflexion, de l’analyse ; l’intellectuel et l’abstrait étaient son plaisir et sa préférence. II opposait l’impression fâcheuse qu’il avait reçue de la traduction de l’Iliade à celle que lui avait faite en sens contraire une traduction en prose de la tragédie de Caton, d’Addison :

« Cette traduction, disait-il, quoique inélégante, m’a donné une très-haute idée de l’original. Je vois dans le poêle anglais la grande partie qui caractérise notre Corneille. Je n’ai rien vu de plus grand au théâtre que le caractère de Caton. Il est vrai que l’auteur ne conduit pas son action avec finesse ; il l’interrompt même par des amours épisodiques d’assez mauvais goût ; mais, à travers ces défauts, je vois le grand poëte, je vois un homme illustre, digne d’être envié à sa nation. »

Ce sont des esprits nés avancés et qui ont toujours eu l’âge déraison, que ces petits abbés de Pons. Ils n’admirent bien que les beautés des troisièmes siècles littéraires. Ils sont mûrs dès l’enfance pour le Caton d’Addison, et l’Iliade les ennuie comme ferait le Petit Poucet.

J’ai marqué les erreurs de l’abbé et de son ami : ce qu’il faut dire maintenant à leur avantage, c’est qu’ils pensaient par eux-mêmes, qu’ils voyaient clair là où leur vue portait ; qu’ils avaient raison contre ceux qui prétendaient trouver dans les poëmes d’Homère un dessein moral réfléchi, et de plus une règle et un patron de composition savante pour tous les poèmes épiques à venir ; c’est enfin qu’en forçant les adversaires à déduire leurs raisons et à débrouiller leur enthousiasme, ils hâtaient le moment où l’on saurait faire les deux parts, et où l’admiration pour Homère ne serait plus qu’une libre, une vive et directe intelligence de ses beautés sans aucune servitude.

Je n’ai à suivre cette querelle des Anciens et des Modernes qu’en tant que l’abbé de Pons y intervient et y figure. — Il eut affaire avec Gâcon. Gâcon, un chétif et déshonorant défenseur des Anciens, s’était mis en effet du jeu : sous le titre d’Homère vengé, il publia en 1715 le livre le plus incohérent et le moins solide, mi-partie de vers et de prose, folâtre de ton, tout bariolé de fables et de rondeaux, le tout à l’honneur du père de la poésie et contre son moderne détracteur. Je n’y trouve qu’un fait assez curieux : c’est que Boileau, que La Motte visitait quelquefois, avait été un jour averti par Gâcon que le traître à mine si douce était un ennemi irréconciliable des Anciens et leur préparait une rude attaque. Si Gâcon dit vrai. Despréaux en aurait témoigné à La Motte une si vive colère que celui-ci n’osa se déclarer du vivant du maître, et qu’il attendit que le vieux lion fût mort pour montrer les dents. Dans ce pot-pourri d’Homère vengé, il y avait des allusions grossières aux infirmités physiques de La Motte et de l’abbé de Pons, « de l’aveugle M. Patineur et du bossu M. Rabougri. » On y lisait une table injurieuse, qui commençait par ces mots :

Un Aveugle, ami d’un Bossu,
Lui dit un jour ; Cher camarade.
Je me suis toujours aperçu
Que l’homme a l’œil faible et malade…

La clef n’était pas difficile à trouver. Gâcon, qui se présentait en homme droit et éclairé, remettait le couple imparfait à la raison :

Messieurs, que l’ignorant vulgaire
Met plus haut qu’Ésope et qu’Homère,
Vous n’approchez de ces héros
Que par les jeux et par le dos.

L’abbé de Pons fut indigné, bien moins pour lui que pour celui en qui il voyait à la fois, dans son illusion d’amitié, un Descaries et un Homère, et qu’il se proposait plus justement à lui-même pour type de l’homme de lettres comme il faut. S’il était besoin d’expliquer d’ailleurs cette indignation d’un homme d’esprit et philoso* phe envers un si misérable adversaire, et la forme sous laquelle elle se produisit, il faut se rappeler que le livre de Gâcon avait paru avec l’approbation d’un censeur, l’abbé Couture, approbation donnée dans les termes ordinaires : « J’ai lu par ordre de Monseigneur le Chancelier, etc. » C’est ce qui motiva la lettre de l’abbé de Pons, qui courut Paris sous ce titre ; « Dénonciation faite à Monseigneur le Chancelier d’un libelle injurieux qui, revêtu de l’autorité du sceau, paraît dans le monde sous le titre dHomère vengé. » Elle fut publiée dans le Mercure galant de mai 1715. Rendant hommage au mérite de M. de La Motte, qu’il ne craint pas d’appeler, « de l’aveu de tout le monde littéraire, un des premiers hommes de son siècle, » l’abbé de Pons s’exprimait en paroles bien senties et moins contestables sur son caractère moral et ses vertus de société :

« Cette supériorité[6], disait-il, est d’ordinaire compagne de l’orgueil immodéré ; mais le souverain éloge de M. de La Moite, c’est d’avoir su allier aux talents les plus éminents la plus modeste opinion de lui-même ; c’est de n’avoir jamais cherché dans les ouvrage » de ses rivaux que le beau pour le protéger, et de s’être imposé un silence religieux sur les fautes dont il aurait pu triompher. En vain ces mêmes rivaux s’obstinent à l’assiéger avec des épigrammes injurieuses, des satires infâmes, des critiques insolentes, on ne peut réussir à lui faire démentir ce caractère de douceur, de modestie et de charité, vertus qui lui sont plus précieuses que la repu talion de ses ouvrages. Ses amis ressentent une douleur profonde de le voir à la veille d’être entièrement aveugle ; sa vue, qui s’éteint par degrés insensibles, le rappelle sans cesse à sa prochaine infortune et le sollicite au découragement ; tandis que nous travaillons à le consoler et à le distraire de ce triste objet, il s’imprime dans Paris des livres cruels où l’on insulte lâchement à son malheur. Les uns ont la bassesse, etc. »

En ce qui le concernait lui-même, et sur les aménités personnelles dont l’avait gratifié Gâcon, il se contentait de dire :

« Il y a des gens à qui le reproche des défauts naturel » est très-douloureux. J’ai connu un bossu, homme d’ailleurs de beaucoup d’esprit, qui n’avait jamais pu se familiariser avec son ombre ; je lui devins à charge, et il m’évita enfin, ne pouvant soutenir la petite guerre que je lui faisais pour lui ôter ce faible : pour moi, j’ose dire que je soutiens galamment ma disgrâce ; j’en atteste mes amis, qui, pour faire honneur à mon courage, ne me font plus apercevoir dans notre commerce cette retenue excessive, cette circonspection humiliante qui n’est due qu’aux faibles.

« Je déclare donc ici que tout homme qui voudra m’offenser n’y réussira pas en attaquant ma figure ; il y a longtemps que je l’ai abandonnée à son mauvais sort ; il y a longtemps que ses querelles ne sont plus les miennes : mais comme je ne connais point M. l’abbé Couture, que je n’ai pu par conséquent lui faire cette déclaration, il n’a pas dû croire qu’il lût de mon goût que cette liberté devînt le droit de Gâcon même. »

Évidemment l’abbé Couture avait donné son approbation à la légère. Quant à Gâcon, il n’avait fait que son métier. L’abbé de Pons, qui n’avait eu que le tort de toucher à ce nom de Gâcon, disait vrai en parlant de la manière galante dont lui-même supportait sa disgrâce. On cite de lui ce joli mot à quelqu’un qui l’abordait en croyant le reconnaître, et qui le prenait pour un autre : « Monsieur, je ne suis pas le bossu que vous croyez. » Et toutefois, dans la querelle présente, il ne devait pas tout à fait oublier qu’il lui était échappé, à lui tout le premier, d’appeler les érudits stupides ; et il avait beau dire qu’il ne l’avait fait qu’en général et sans application à personne, le pavé était gros, le compliment peu mince. — Convenons aussi que, sans être Gâcon, il fallait se tenir à quatre dans ce débat pour ne pas dire de La Motte (ce qui était vrai au pied de la lettre) qu’il jugeait d’Homère comme un aveugle des couleurs. La nuance est qu’on pouvait le dire, mais qu’on ne devait pas l’imprimer.

Dans la suite de la querelle, l’abbé de Pons sut maintenir sa position avancée en observant toutes les convenances. Après l’Iliade, madame Dacier donna l’Odyssée traduite, avec une préface didactique (1716). Dès le mois de janvier 1717, le Nouveau Mercure publiait de l’abbé de Pons une Dissertation sur le Poëme épique, contre la doctrine de madame Dacier. Nous savons que ce morceau, par son air d’évidence et par un grain d’enjouement qui en corrigeait la métaphysique, réussit beaucoup auprès des dames, « à qui ces matières avaient été jusqu’alors interdites ; » elles le lurent avec plaisir, et se flattèrent désormais de comprendre la question épique ; elles avaient déjà, par Fontenelle, été mises au fait de la question physique : elles en ont depuis compris bien d’autres. On voit l’abbé de Pons, en ces années, devenir un des rédacteurs actifs et des soutiens de ce Nouveau Mercure qui cherchait à se régénérer. C’est là que parurent successivement sa Dissertation sur les Langues en général., et sur la Langue française en particulier, en tête du numéro de mars 1717 ; ses Réflexions sur l’Éloquence, en tête du numéro de mai 1718 ; son Nouveau Système d’éducation, en tête du numéro de juillet, même année : notre auteur, toutes les fois qu’il y écrit, a de droit la place d’honneur dans le Mercure. Ce sont, à vrai dire, des articles de revue, pas si gros qu’aujourd’hui, point massifs, mais assez solides, très-fins, et où il y a toujours de la pensée. L’abbé de Pons est un des premiers écrivains qui s’annoncent comme pouvant être plus sérieux et de plus longue haleine que l’écrivain de gazette et de journal, n’allant pas tout à fait jusqu’au livre, mais très-propre à cette littérature d’entre-deux et de recueil périodique. Il y met du solide, il y garde de la vivacité.

Je reprends les diverses pièces que je viens d’énumérer. — Dans sa Dissertation sur le Poëme épique, contre la doctrine de madame Dacier (1717), l’abbé de Pons a raison sur presque tous les points, excepté un seul que nous dirons à la fin. Madame Dacier, d’après Aristote fortifié et corroboré par le Père Le Bossu, définissait le poëme épique : « un discours en vers, inventé pour former les mœurs par des instructions déguisées sous l’allégorie d’une action générale et des plus grands personnages. » L’abbé ne se paye pas de ces mots d’école et de ce galimatias ; le poëme épique, selon lui, sans tant de façons, c’est tout uniment celui dans lequel le poëte raconte l’action, de même que tout poëme dans lequel les personnages parlent et agissent est plus ou moins du genre dramatique. Prenant le sujet de Titus et Bérénice dont Racine a fait une tragédie, il montre comment, en le traitant narrativement, on pourrait en faire aussi bien un poëme épique. Il rabat de cette pompeuse définition de madame Dacier, et se borne à définir la fable du poème, « le tissu ingénieux des événements et des motifs, qui conduisent à l’action que le poète s’est proposé de célébrer. » Mœurs, caractères, il traite tout cela avec le même esprit de simplification. « Le mot de mœurs, appliqué singulièrement aux personnages du poëme, n’est autre chose que les penchants habituels et les sentiments qui constituent le caractère du personnage. » Le but moral comme l’entend madame Dacier, le but d’instruction expresse, le dessein prémédité de former les mœurs, il ne le voit pas. — cas plus dans Homère que dans Racine :

« Racine, dit-il, n’a pas blessé la morale dans ses tragédies ; je vois bien des gens qui les envisagent comme des poëmes favorables aux mœurs, mais ils ne font pas pour cela donneur à Racine de ne s’être proposé aucune autre fin que l’instruction. La fin générale que s’est proposée Racine dans ses tragédies, c’est le plaisir de ses auditeurs : il a donc voulu plaire, en excitant dans les âmes ces émotions vives qui naissent de l’admiration, de la compassion, de la terreur. »

De même en son temps Homère. Les érudits, à force de subtilités, érigeraient volontiers l’Iliade en catéchisme moral : « Nous n’y cherchons pas de finesses, nous autres bonnes gens ; nous pensons que l’auteur a voulu seulement amuser les Grecs par le récit des exploits guerriers de leurs aïeux. » Et, en général, l’abbé de Pons estime que « dans tous poëmes, soit épiques, soit dramatiques, indistinctement, les poêles se proposent pour fin générale le dessein de tirer l’homme de l’ennui qui le consume lorsqu’il est inoccupé. » Ici il analyse finement l’ennui, dans un esprit de psychologie délicate et restée chrétienne :

L’homme inoccupé, c’est-à-dire l’homme livré à la seule considération de son être personnel, éprouve deux sentiments habituels, également tristes : l’un est le sentiment de son infortune, il a le désir d’un bonheur vague qui le suit ; l’autre est le sentiment de sa bassesse, il voudrait être grand et important, il se trouve petit et méprisable. De ces deux sentiments naissent la langueur et le découragement de son esprit ; c’est ce que nous appelons ennui. »

Comment un poëme, qui représente une action grande, et qui excite en nous des sentiments tristes ou des affections douloureuses, parvient-il à distraire l’homme, à le désennuyer, et à l’occuper agréablement en lui faisant illusion à la fois sur son malheur et sur sa petitesse ? c’est ce que l’abbé de Pons démôle et explique d’une manière imprévue et fort ingénieuse. Il cherche à analyser le plaisir littéraire, à en décomposer les ressorts. Si c’est incomplet, c’est délicat ; on y reconnaît bien l’homme qui vit dans une société spirituelle et subtile, l’ami de La Motte et de madame de Lambert.

Certainement il réussit à défaire pièce à pièce, et en badinant, tout cet échafaudage didactique qu’on avait construit d’après les poèmes d’Homère, et qu’on prétendait avoir été et devoir être préexistant à la conception de toute épopée.

Sur un point j’ai dit qu’il avait moins raison au fond : c’est qu’avec sa théorie du plaisir, et qui ne va qu’à désennuyer l’homme, à l’amuser, il n’entre pas dans le sentiment élevé, largement conçu, patriotique et social, qui transporte, qui enivre les générations et les peuples de l’idée de gloire, sentiment qui respire comme une flamme dans l’âme d’Achille, dans celle de son chantre, qui de là passe un jour dans celle d’Alexandre, et qui va encore après trois mille ans faire battre d’émulation un cœur généreux. Madame Dacier, tout confusément et à travers ses théories morales gratuites et surfaites madame Dacier, dans son emphase du moins sincère, sentait encore mieux cette élévation et cette noble chaleur, inhérentes au poëme épique, que l’abbé de Pons avec ses explications nettes et fines. Pons, remarquons-le, nous mène à Condillac. C’est à bien des égards un premier essai et un diminutif de parfait Condillacien. La Nature s’essaie ainsi quelquefois avant de donner ses hommes.

Dans cette même Dissertation, l’abbé de Pons soulevait vers la fin une autre matière à procès : il plaidait pour la prose contre les vers, il niait les vers et leur charme : « Les vers ne plaisent point par eux-mêmes ; il nous a fallu un long commerce avec eux pour n’être guère choqués de leur démarche affectée, de leur air contraint. » Il n’y voyait donc que de la singularité et de la gêne imposées par une convention arbitraire, et nuisibles à l’excellence de la diction, à son naturel, à sa vérité. Ami de la propriété des termes, de l’ordre logique et direct dans le langage, il se disait que l’esprit n’a ses coudées franches et son juste instrument que dans la prose ; « qu’elle seule a droit sur tous genres d’ouvrages indistinctement ; qu’elle a seule l’usage libre de toutes les richesses de l’esprit ; que, n’étant asservie à aucun joug, elle ne trouve jamais d’obstacles à exprimer ce que le génie lui présente ; qu’elle n’est jamais forcée de rejeter les expressions propres et les tours uniques que demandent les idées successives et les sentiments variés que ses sujets embrassent. » Mais, avec les vers, il faut toujours faire quelque concession, quelque sacrifice, tantôt pour la clarté, tantôt pour l’élégance, ces deux qualités dont la prose est toujours comptable : « Quand une pensée se trouve, à quelque chose près, aussi bien exprimée en vers qu’elle pourrait l’être en prose, on applaudit au succès du poëte, on lui voue son indulgence, on lui permet de grimacer de temps à autre ; les expressions impropres sont chez lui de légères fautes ; les constructions inusitées deviennent ses priviléges. » Et il en citait des exemples jusque dans Boileau. Enfin, l’abbé de Pons ne voyait à l’art du danseur qui bat des entrechats, comme à celui du poëte qui accouple des rimes, qu’un même genre de plaisir étroit, celui de la difficulté vaincue.

Il oubliait que le nombre et la mesure plaisent naturellement aux hommes, que la cadence est aussi un rhythme intérieur de la pensée ; que le chant, dans quelques organisations prédestinées, est un don facile, involontaire, une source qui jaillit d’elle-même et se renouvelle sans cesse :

Je chantais, mes amis, comaie l’hoiiiine respire,
Comme l’oiseau gémit, comme le vent soupire.
Comme l’eau murmure en coulant.

Ce petit homme-là n’avait jamais eu quinze ans, n’avait jamais été amoureux comme les bergers, et n’avait jamais appris à jouer de la flûte auprès du divin Daphnis :

Il façonnait ma lèvre inhabile et peu sûre
A souffler une haleine harmonieuse et pure ;
Et ses savantes mains, prenant mes jeunes doigts.
Les levaient, les baissaient, recommençaient vingt fois,
Leur enseignant ainsi, quoique faibles encore,
A fermer tour à tour les trous d» buis sonore.

Voilà la seule réponse à faire à ce négateur du nombre poétique, — un air de flûte pastorale, de la bouche d’André Chénier.

Les mômes paradoxes, sous la plume de La Motte, provoquèrent M. de La Paye à lui adresser cette ode à la louange des vers, ode bien prosaïque qu’on a trop louée de confiance et dont une seule strophe (trop longue encore) est restée. La Dissertation de l’abbé de Pons amena l’aimable jésuite Du Cerceau à le réfuter dans le Mercure du mois suivant, et à venir plaider la cause de la poésie et de la versification dans un article fort poli, assez juste, et où il s’applique à disculper les vers de ce reproche d’air gêné et d’affectation :

« Pour moi, observait-il assez finement, si j’ose dire ce que je pense, je m’en aperçois bien davantage (de cet air contraint) dans des ouvrages de prose, pleins d’esprit d’ailleurs, mais dont le style me paraît bien plus gêné et plus affecté que celui de la poésie. Tel est celui de Saint-Évremond en plusieurs de ses ouvrages. Les mots y sont presque toujours dans une altitude contrainte et forcée ; il faut souvent aider à la lettre pour les entendre, et je suis persuadé que s’ils avaient la liberté de se plaindre, ils avoueraient qu’ils se trouvent bien plus en presse et plus mal à leur aise dans sa prose et dans d’autres ouvrages pareils, qu’ils ne le sont dans les bons vers. »

Le fait est, pour choisir un exemple qui parle à tous, que souvent les mots sont ou ont l’air plus à l’aise chez Racine que chez Montesquieu.

L’abbé de Pons riposta, non sans se féliciter d’avoir rencontré un si galant adversaire, et il reprit la question, ou plutôt il retendit en la changeant de terrain, dans sa Dissertation sur les Langues en général, et sur la nôtre en particulier. Il s’appliqua à montrer l’excellence et la supériorité de la marche et du procédé logique, même pour l’expression. Je résumerai rapidement ses idées, qu’il développera encore dans ses Réflexions sur l’Éloquence ; car dans la tête de l’abbé de Pons tout s’enchaîne, et s’il est exclusif, il reste du moins parfaitement conséquent.

Il est, par principe, un grand admirateur de notre langue, de sa perfection au point de vue de la clarté et de la précision ; il tient pour l’ordre direct et régulier grammatical, qui n’est pas l’ordre sensible et passionné. Fénelon s’est raillé de l’uniformité de la construction française : « On voit toujours venir d’abord un nominatif substantif qui mène son adjectif comme par la main. Son verbe ne manque pas de marcher derrière, suivi d’un adverbe, etc. » L’abbé de Pons rend la pareille de cette moquerie au latin et aux phrases à la Cicéron, « à ces périodes immenses dont le sens vaste, mais confus, ne commence à se développer que lorsqu’il plaît au verbe dominant de se montrer, verbe que l’Orateur romain s’obstine à faire marcher à la suite de toutes les idées qu’il aurait dû précéder selon l’ordre de nos conceptions. » Voilà la contradiction nettement posée. Rivarol se chargera de confirmer et de mettre en relief la pensée de l’abbé de Pons quand il dira dans son Discours sur l’Universalité de la Langue française :

« Le français, par un privilége unique, est seul resté fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison ; et on a beau, par les mouvements les plus variés et toutes les ressources du style, déguiser cet ordre, il faut toujours qu’il existe ; et c’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations, la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Ce qui n’est pas clair, n’est pas français ; ce qui n’est pas clair est encore anglais, italien, (allemand), grec ou latin. »

L’abbé de Pons n’admet point que les langues soient autre chose que des systèmes de signes arbitraires établis pour le commerce mutuel des pensées. Pour mieux raisonner, il se plaît à supposer (anticipant sur l’invention de la Statue de Condillac) que les hommes sont nés sourds, créés sans l’organe de l’ouïe : « Comment auraient-ils fait ? se demande-t-il. — Ils auraient imaginé des figures variées : voilà nos lettres ; ils auraient différemment combiné ces figures entre elles : voilà nos mots. » Il continue de raisonner ainsi, dans l’hypothèse que nous sommes nés sourds, que nous ne notons la pensée que pour les yeux. Il croit par là simplifier la question ; il ne fait que mutiler l’homme. Il n’y a, selon lui, aucun rapport entre les mots des langues et les pensées dont ces mots sont les signes. Un mot n’est pas plus beau par lui-même qu’un autre mot ; une expression n’est ni plus noble ni plus brillante qu’aucune autre. C’est par préjugé et par confusion que nous nous accoutumons « à déférer à de certains signes les honneurs dus aux choses signifiées. » Il s’ensuit, d’après lui, que, pour être éloquent, il ne s’agit que de bien penser, de penser fortement, et que la seule exactitude de l’expression amène et nécessite l’éloquence. L’abbé de Pons s’explique les langues comme s’il les composait dans son cabinet ; il transporte aux idiomes naissants et dans leur origine l’explication qui conviendrait à une langue finale, créée de toutes pièces par un Sicard ou par un Volney. C’est en ce sens qu’on a le droit de l’appeler un idéologue. Tout cela est ingénieux, neuf à sa date, mais incomplet et faux par un côté. Ces riches rameaux des langues, venus et mûris sous tant de soleils, ont eu naturellement des fruits différents, et quelques-uns ont porté des fruits d’or. Il y a des mots pleins de lumière et de splendeur ; il y en a qui ont la suavité du miel. André Chénier a eu raison de célébrer

Ce langage sonore aux douceurs souveraines,
Le plus beau qui soit né sur les lèvres humaines.

Lorsque Homère nous montre les vieillards causeurs assis sur les murailles de Troie, au haut des portes Scées, au moment où ils vont louer la beauté d’Hélène, il les compare à des cigales harmonieuses qui chantent posées sur un arbre dans un bois, et exhalent leur voix de lis. Qu’est-ce qu’une voix comparée à un lis, un son à une fleur ? dira un grammairien philosophe des époques tardives. Une voix qui rappelle la blancheur du lis, c’est une voix qui a clarté et douceur, et je ne sais quoi encore qui se marie bien avec des cheveux blancs. Il y a des analogies qui défient l’analyse, des harmonies qui devancent la réflexion. Un sourd et muet, à qui l’on demandait comment il se figurait le son de la trompette, répondait sans hésiter en indiquant la couleur de l’écarlate. La voix des vieillards est tout l’opposé de ce ton-là.

En France nul n’a mieux conçu et pratiqué cette magie des syllabes, cet assemblage et cet accord des mots heureux et beaux par eux-mêmes, que M. de Chateaubriand ; et quoiqu’il l’ait fait avec préméditation, avec artifice, il y a tout lieu de l’en remercier comme du plus grand service rendu au goût, après l’excès de métaphysique et la débauche d’abstraction qui avait précédé. Il ne fallait rien moins que cette démonstration sensible en réponse à ceux qui raisonnaient des langues comme si les hommes étaient nés sourds. Qu’on relise seulement à haute voix ce passage connu des Martyrs, dans la visite que Cymodocée et son père sont allés faire à la famille d’Eudore en Arcadie :

« Comme Lasthénès achevait de prononcer ces paroles, le soleil descendit sur les sommets du Pholoë, vers l’horizon éclatant d’Olympie ; l’astre agrandi parut un moment immobile, suspendu au-dessus de la montagne comme un large bouclier d’or. Les bois de l’Alphée et du Ladon, les neiges lointaines du Telphusse et du Lycée se couvrirent de roses ; les vents tombèrent, et les vallées de l’Arcadie demeurèrent dans un repos universel… »

D’où vient que l’enchantement produit par des sons amène une larme ? — Et que les partisans de la prose ne disent pas, en s’emparant de l’exemple, que c’est là de la prose et non des vers. Une telle prose savante s’impose autant d’entraves et de lois secrètes que la poésie.

Je n’ai que le temps de noter de l’abbé de Pons son Nouveau Système d’Éducation, sa nouvelle méthode pour former la jeunesse française. Elle est toute moderne, très-sensée à bien des égards, très-propre en effet à former un galant homme. Un Vauvenargues sortirait très-bien de cette école particulière. Mais les langues, toujours par l’effet d’un système, n’y tiennent pas assez de place. L’abbé de Pons concède le latin, « il n’approuverait pas qu’on le laissât ignorer à un galant homme ; mais les premières années de la vie lui paraissent trop précieuses pour devoir être sacrifiées à cet objet. » Ce n’est donc que quand le cours complet d’études tire sur sa fin, et que l’élève a appris ou passé en revue l’histoire, le théâtre et la littérature nationale, certains arts mécaniques, la logique, la physique, même la métaphysique, que le précepteur se dit :

« Mon disciple parle excellemment sa langue naturelle ; sa mémoire est ornée de tous nos meilleurs ouvrages, soit de prose, soit de poésie : cela est bon, mais cela ne lui suffit pas, nous allons apprendre la langue latine. J’ose assurer que nous ferons plus de progrès dans une année, que l’on n’en fait pour l’ordinaire dans tout le long cours des humanités. »

L’abbé de Pons ne songe même pas aux langues étrangères vivantes, et il en laisse passer le vrai moment : il n’a jamais observé l’enfant à cet âge où il aime à répéter tous les sons, et où tous les ramages ne demandent qu’à se poser sur ses lèvres et à entrer sans effort dans sa jeune mémoire.

Si incomplètes que j’aie montré en bien des points les vues de l’abbé de Pons, du moins ce sont des vues, ce sont des idées ; on sent toujours avec lui l’homme qui pense et qui fait penser. On a même très-bien l’aperçu de ce que pouvait être sa conversation. En un endroit, à propos d’un passage d’Horace (pallida Mors œquo puisat pede…), il raille le plus joliment du monde les traducteurs de son temps, les oppose les uns aux autres, leur soutient qu’ils ne sont jamais bien sûrs de saisir la nuance exacte et vraie de ce qu’ils admirent si fort chez les Anciens, et conclut qu’ils ne font le plus souvent que la soupçonner et la deviner. D’avance il dit presque les mêmes choses que M. Rigault a eu raison de louer (page 470) en les entendant redites de nos jours et retrouvées avec grâce par un homme de beaucoup d’esprit qu’il compare à M. de Tréville.

La santé affaiblie de l’abbé de Pons et ses infirmités croissantes, qui ne lui permettaient plus les relations de société, lui firent prendre le parti de se retirer în 1727 à Chaumont, dans le sein de sa famille. Il y mourut avec courage et en chrétien en 1732, à l’âge de quarante-neuf ans, moins d’un an après La Motte.

J’ai fini de plaider, et plus longuement, je m’en aperçois assez tard, qu’il ne convenait peut-être à la taille de mon sujet. Mais l’abbé de Pons, perdu dans son lointain et tombé à l’écart, était si peu connu ! Je m’en remets avec confiance, pour un adoucissement de jugement, à l’équité de M. Rigault lorsque son li*re, qui comble une lacune dans l’histoire de notre littérature et qui a sa place assurée à côté des meilleurs, aura atteint une seconde édition.


  1. Chez Hachette, rue Pierre-Sarrazin, n° 14.
  2. Ce sont les paroles de Scipion l’Africain à son petit-fils adoptif dans cet admirable Songe raconté par Cicéron. Mais comme de belles paroles d’un Ancien viennent éclairer à propos les bonnes raisons d’un Moderne ! L’abbé de Pons, au moment où il s’en prévalait et s’en décorait, ne l’a-t-il pas senti ?
  3. Dans le Pour et Contre, nombre ccvi.
  4. Dans les Remarques en lisant (manuscrits de la Bibliothèque du Louvre).
  5. J’ai cherché si La Motte n’avait nulle part fait mention de l’ami si dévoué qui s’était donné à lui ; j’ai rencontré au tome IV (page 196) des Pièces intéressantes et peu connues, publiées par De La Place, six vers impromptu de La Motte sur lui, mais qui ne méritent pas d’être rapportés.
  6. Supériorité, pris dans le sens absolu ; c’est déjà la langue du dix-huitième siècle et du nôtre ; ce n’est plus celle du dix-septième.