Histoire de la philosophie moderne/Livre 5

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 478-482).


CINQUIÈME LIVRE

LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE DU XVIIIe SIÈCLE
ET ROUSSEAU


Caractéristique générale.

La pensée philosophique avait été menée par David Hume jusqu’à un point qu’elle ne pouvait dépasser sans établir des points de vue entièrement nouveaux. La réponse à la question posée par Hume dans le Treatise en 1739 ne vint qu’en 1781 dans la Critique de la raison pure de Kant. L’intervalle compris entre ces deux grands ouvrages est important pour l’histoire de la pensée, notamment parce que la pensée philosophique fut transformée en arme de combat. L’œuvre paisible de réflexion spéculative fut interrompue ; le signal fut donné de se mettre en marche, de combattre avec les forces de l’esprit les traditions et les institutions du passé auxquelles l’intelligence impatiente des hommes demandait maintenant raison. La science nouvelle avait abouti dans le domaine de la nature matérielle à un résultat grandiose, non seulement à cause de son vaste horizon, mais encore à cause de son fondement exact. Dans le domaine de l’esprit, on avait dans le principe établi par l’École anglaise, que la légitimité de chaque idée doit être prouvée par son origine tirée de l’expérience, un moyen d’éprouver toutes les idées qu’on demandait de respecter. Et dans le domaine social et politique, on avait dans les principes du droit naturel sorti des âpres luttes des xvie et xviie siècles une mesure que l’on opposa hardiment au principe d’autorité, qui avait soutenu jusqu’alors l’édifice social. Les recherches étaient-elles donc finies et avait-on le droit de passer à l’application dans la pra- tique ? Certes, on n’avait d’autre droit que celui que donne le puissant instinct individuel de la vie. Des penseurs solitaires n’auraient guère pu terminer la tâche, leur temps était passé pour le moment. Quelques années avant que Hume partît pour la France, afin d’être plus seul pour composer son principal ouvrage, deux jeunes Français étaient venus voir l’Angleterre ; mais ce n’était pas pour mûrir leurs pensées dans la solitude, ils voulaient au contraire ouvrir leur esprit et leur âme à la vie du génie anglais, et s’assimiler l’intense mouvement qui s’était développé sur le sol vigoureux de l’Angleterre. Voltaire et Montesquieu rapportèrent d’Angleterre, comme d’un monde complètement étranger, des idées toutes nouvelles sur la philosophie, la religion, l’Église et l’État dans leur pays. C’était une connaissance faite en voyageant avec les idées et le milieu anglais, et leur but était non pas de garder pour eux ce qu’ils avaient appris, pour le développer par la suite, mais de le répandre dans le monde sous la forme la plus libre, la plus facile et la plus simple possible, pour réveiller, stimuler et transformer. Et à cet effet on n’usa pas seulement de la méthode et des résultats de l’investigation anglaise : tout le développement de la pensée, depuis la Renaissance et les grands systèmes jusqu’à la philosophie empirique, fournit des moyens de combat. Derrière la critique violente, radicale appliquée dès lors à tout ce qui était tradition, se cachait un dogmatisme qui croyait essentiellement avoir terminé tout ce qui concernait la conception du monde et de la vie. Il fallait avoir soi-même une assise solide pour pouvoir renverser le présent. Quand d’un seul coup, dans un moment, on veut faire le compte de tout ce qu’a produit l’histoire dans le domaine intellectuel et social, il faut avoir une grande confiance dans son propre point de vue. Mais voilà ce qui arrive toujours en histoire : le jour du jugement, on n’a pas le temps d’attendre que toutes les prémisses soit ordonnées. Le christianisme et l’Église n’attendirent pas pour détruire la civilisation antique, de pouvoir complètement fonder leur supériorité. La civilisation antique fut détruite. Les courants de l’esprit ne tiennent compte de rien. Quand un besoin intellectuel a été longtemps refoulé, il vient un moment où il rompt les digues, sans égard pour toutes les choses de prix qu’il anéantit sur son passage. La Renaissance révéla que la civilisation antique n’avait pas été véritablement vaincue par l’Église. De même la réaction romantique du début du xixe siècle a montré que la révolution philosophique et politique de la seconde moitié du xviiie siècle ne s’était pas véritablement rendue maîtresse de l’ancien régime. En réalité on n’avait pas fini de philosopher en cabinet que l’on se mit à philosopher d’abord dans les salons, puis dans les ruelles et dans les rues. L’imperfection philosophique des armes intellectuelles avec lesquelles on se mit en campagne n’enleva toutefois rien à l’importance de la mission historique des hommes qui ont engagé la lutte. Quand il y va de la vie, il faut user des armes que l’on a. Et bien que l’on n’ait pas toujours la sensation que les philosophes français du milieu du xviiie siècle aient possédé une supériorité intellectuelle indéniable, et bien que, par les violents efforts qu’ils firent pour tout simplifier et pour tout populariser, ils aient souvent rabaissé le grandiose et profané le sublime véritable, il y avait malgré tout sous leur dogmatisme, sous leur étroitesse de vues et sous leur manque d’élévation une foi ardente en la lumière, le progrès, l’humanité, qui peut leur faire pardonner bien des fautes. Voltaire dit dans les paroles qu’il consacre à un jeune et noble penseur mort de bonne heure (Vauvenargues) : d’où as-tu reçu cet essor puissant dans ce siècle de la petitesse ? — on peut en faire l’épigraphe de tout le mouvement. Quand notamment on ne traite pas la philosophie française du XVIIIe siècle dans une histoire de la littérature ou de la civilisation, mais dans une histoire de la philosophie, on ne peut pas oublier le fort courant souterrain subjectif ; ce que le courant supérieur présente à la surface peut souvent paraître mesquin et insignifiant. Pourtant — il y eut un homme dont l’âme violemment remuée fut presque entièrement conduite par ce courant subjectif profond, qui eut la force de défendre d’une façon inouïe jusqu’alors le droit du sentiment immédiat, de la disposition individuelle, le droit de la nature contre la civilisation et la réflexion, le droit des grandes valeurs simples de la vie humaine contre toute espèce d’aristocratie et de raffinement. En Jean-Jacques Rousseau se fit jour un nouvel élément vital, un aspect nouveau de la vie intellectuelle, qui s’opposa à la fois à la sagesse critique et à l’ancien ordre des choses. Il montra que le sentiment vivant de l’homme va plus loin qu’aucun rapport d’autorité ou qu’aucune réflexion critique, — que son adhésion ne peut être rendue superflue par aucune tradition et par aucune pensée, et qu’il est le fondement de toute valeur de la vie. Jamais l’importance du sentiment n’avait été présentée avec autant de simplicité et de pureté, bien que des tendances mystiques aient souvent pris fait et cause pour lui. Moins par ses idées et ses théories, que par sa personnalité (malgré toutes ses faiblesses), Rousseau marque un grand tournant en matière de philosophie : avec lui le problème de l’estimation des valeurs fut posé d’une façon définitive, tandis que jusqu’alors c’étaient le problème de l’existence et le problème de la connaissance qui avaient presque tout dominé. Et en se tournant à la fois contre l’ancien régime et contre la critique nouvelle, il montre qu’il y a quelque chose dont ces deux adversaires ne veulent pas reconnaître les droits. Parmi les philosophes français du xviiie siècle, c’est celui qui annonce le plus l’avenir et qui en porte le plus les germes. C’est en outre le penseur qui alors s’intéresse le plus à l’enfant.

Si les conséquences radicales des nouveaux principes — tant sous leur forme négative que sous leur forme positive — ont été tirées en France et non en Angleterre, où les principes décisifs, avaient surgi, c’est qu’il y a à cela une bonne raison historique. Taine a montré brillamment dans l’Ancien régime que la langue française et l’esprit français s’étaient tellement polis à la Cour, dans les salons et par l’art classique, qu’ils pouvaient être les organes d’idées simples et claires, les organes d’une pensée qui veut discuter les grands problèmes avec le moins de préparation possible et qui n’a pas l’intention d’agrandir son domaine, mais seulement d’élaborer ce qu’elle a acquis. L’esprit classique et la langue polie ne seraient cependant pas une explication suffisante. Ils expliquent la forme, mais non le fond et la tendance. La véritable cause, pour laquelle les conséquences pratiques de la philosophie anglaise ont été tirées en France, et non en Angleterre, doit être cherchée dans ce fait, que l’ancien régime offrait avec le nouvel état de choses un contraste autrement brutal sur le sol français, qu’en Angleterre ; en outre il était bien plus vide et bien plus corrompu que sur le sol anglais. La société anglaise s’était assimilé les énergies nouvelles et elle pouvait les employer à produire un développement continu. En France l’ancien régime était poussé avec une telle logique, qu’il devait ou bien anéantir toute critique, ou bien être anéanti par elle.