Histoire de la philosophie moderne/Livre 1/Chapitre 14

Traduction par P. Bordier.
Félix Alcan, Paris (Tome premierp. 157-168).

14. — Tommaso Campanella

Comme Bruno, Campanella était un moine qui prit contact avec les pensées nouvelles du siècle et qui leur présenta une âme faite pour les comprendre. Mais il appartient déjà à la réaction. Il s’accorde à dire avec les philosophes de la Renaissance qu’une science nouvelle et une philosophie nouvelle viendront, maintenant que le livre de la nature est ouvert comme il ne l’a jamais été. Mais sa prétention a une autre raison, c’est que la philosophie antique est païenne. Il est impossible à son avis de concilier la philosophie d’Aristote avec la foi de l’Église, bien que l’on ait cru cette union possible pendant tout le Moyen Âge. Il faudrait fonder une nouvelle physique, et une nouvelle politique, une philosophie complètement neuve pour permettre à l’Église de subsister et l’empêcher de rougir en face des peuples nouveaux des autres continents, en apportant une civilisation qui n’a pas été produite au sein de l’Église. Les espérances hardies des penseurs de la Renaissance se trouvent alliées dans Campanella à l’humilité du catholique croyant devant l’Église. Il conteste que Bruno ait été brûlé pour ses opinions scientifiques ; il invite l’Église, dans la défense qu’il écrivit pour Galilée, à laisser libre cours à l’investigation basée sur l’expérience : le livre de la nature, étudié à fond, concordera, certainement avec l’Écriture Sainte. Mais l’Église ayant condamné l’astronomie nouvelle dans la doctrine de Galilée, il s’incline. Il est vrai que c’est pour lui une satisfaction de n’être pas obligé maintenant de renoncer à la conception de la nature qu’il avait apprise de Telesio et exprimée dans ses écrits antérieurs. Mais sa tentative d’établir une autre philosophie que la philosophie scolastique lui attira une cruelle inimitié qui vraisemblablement contribua à sa longue captivité. Sa figure a quelque chose de tragique, alors que les puissants de l’Église et de l’État observent avec dépit sa lutte avec la scolastique, maintenant qu’ils ont appris à redouter tout changement apporté à la tradition. Tout son enthousiasme pour la cause de l’Église ne lui servit à rien. Et à part lui, il n’était non plus capable de vaincre les puissances du passé. En lui s’élèvent d’elles-mêmes des pensées considérables, mais elles sont enveloppées dans des formes scolastiques et mystiques, et lorsqu’il parvint à les confier à la publicité, elles avaient déjà été exprimées d’une autre façon, sous une forme plus claire et dans un meilleur enchaînement avec la science contemporaine par Descartes.

Campanella naquit en 1868 à Stilo en Calabre. Il échangea son prénom de Giovan pour celui de Tommaso, lorsqu’il entra à l’âge de quatorze ans dans l’ordre des Dominicains. D’après ses propres déclarations, la tendance religieuse ne fut pas seule à le pousser à faire cette démarche ; peut-être était-ce surtout l’espérance de pouvoir mieux continuer ses études au couvent. Son zèle et sa sagacité éveillèrent bientôt l’attention et la crainte des moines. Il attaqua la philosophie d’Aristote avec des arguments si concluants qu’on pensa qu’ils ne lui étaient pas venus à l’esprit de façon naturelle, et son goût pour les « sciences occultes » était bien fait pour confirmer cette opinion. La philosophie de la nature de Telesio excitait son admiration et il était peiné qu’on ne lui permît pas de visiter le vieux penseur : il ne lui fut donné de voir Telesio qu’étendu sur la bière. En des points essentiels il suit la philosophie de Telesio dont il se montra le zélé défenseur. Pour se soustraire aux inimitiés qu’il avait soulevées, il alla à Rome et de là à Florence et à Padoue. Il ne réussit pas à obtenir une chaire d’où il pût faire connaître ses idées nouvelles. On avait des scrupules à l’endroit de la doctrine nouvelle. Ses manuscrits lui furent même volés — et il ne les retrouva qu’à son retour de l’Italie septentrionale, lorsqu’il dût comparaître par-devant l’Inquisition romaine. Il semble toutefois s’être assez facilement tiré de l’épreuve à laquelle on le soumit. Une épreuve plus rude l’attendait dans sa patrie. Pendant l’effervescence générale des esprits et le mécontentement causés par l’administration espagnole, des troubles éclatèrent en Calabre. Campanella qui avait déjà attiré l’attention sur lui par son opposition en philosophie, devait devenir un objet de méfiance à cause des idées socialistes qu’il eut de bonne heure, et dans une non moindre mesure à cause de sa croyance, que les signes de la nature et du temps l’autorisaient à prédire de grandes révolutions pour l’année 1600. Soupçonné de vouloir porter atteinte à la sûreté de l’État et accusé d’hérésie, il fut soumis plusieurs fois à la plus effroyable torture et resta vingt-sept ans en captivité. Le meilleur de sa vie s’écoula ainsi. Mais l’enthousiasme de cet homme de fer demeura indompté. Dans sa prison il faisait des vers et méditait, et lorsqu’il eut changé son cachot souterrain pour un meilleur séjour, il se livra avec ardeur aux études. Des amis qui le visitèrent confièrent ses manuscrits à la presse. Il finit par obtenir sa liberté et fut expédié à Rome. Le Pape le prit sous sa protection et le laissa fuir en France. C’est là que, soutenu par le gouvernement français, il passa en paix ses dernières années. Il mourut en 1639, deux ans après l’apparition du premier ouvrage de Descartes, qui devait faire époque.

Campanella veut une philosophie partant de l’expérience. Aussi fut-il enthousiasmé par le programme de Telesio et ne vit-il pas la manière imparfaite dont ce programme est réalisé. Pour la même raison il s’intéressa vivement aux observations de Tycho-Brahé et de Galilée et hésita, ainsi qu’il en a été fait mention, un certain temps dans sa conception de l’univers. Si Galilée a raison dans ses conclusions, dit-il, il faut que nous philosophions d’une nouvelle façon. Et comme Galilée ne cesse de s’appuyer sur des observations, on ne peut le réfuter que par d’autres observations. Le catholique Campanella tient beaucoup à ce que l’Église ne prête pas le flanc à la raillerie en condamnant la nouvelle doctrine. Voilà pourquoi il écrivit en prison son Apologia pro Galileo qui fut imprimée à Francfort en 1622 grâce à l’intercession d’un de ses amis. Mais l’Église (ainsi que nous en reparlerons par la suite avec plus de détails) ne voulait pas s’engager sur la voie que Campanella l’invitait avec tant d’instance à prendre : de laisser expliquer le livre de la nature et le livre de la révélation selon leurs règles respectives, dans la conviction qu’ils finiraient par se trouver d’accord, surtout si l’on persévère dans l’opinion que la Bible, ainsi qu’il est naturel, se contente d’une conception du monde sensible et populaire. Lorsque la sentence fut prononcée contre Galilée, Campanella était un catholique si ardent et à la fois un partisan si zélé de Telesio qu’il se soumit à cette décision34. Il se borna à rejeter les sphères fixes, en s’autorisant des recherches de Tycho-Brahé et de Galilée. Comme Telesio, il croyait qu’il y avait dans le monde deux forces ennemies : la force d’expansion (la chaleur) et la force de contraction (le froid) ; la première a son siège dans le soleil (centrum amoris), la seconde dans la terre (centrum odii). Le soleil avec les autres étoiles comme satellites tourne autour de la terre.

La conception de la nature de Campanella a ainsi que celle de Telesio un caractère animiste, dû à ce que pour lui l’action réciproque des choses, et principalement l’attraction mutuelle des forces opposées, seraient incompréhensibles, si elles n’étaient pas animées. Pour pouvoir agir les unes sur les autres, il faut qu’elles se sentent. Il répète les arguments de Telesio en les développant avec plus de précision. Ce qui offre le plus d’intérêt, c’est sa remarque que la sensation ne saurait naître d’une action commune des éléments, vu que la formation d’une faculté ou d’une propriété tout à fait nouvelle serait une création du néant. Dans l’antiquité, on a au contraire allégué (Lucrèce), que la nature offre une foule d’exemples où le produit a d’autres qualités que les éléments constituants. Mais Campanella réplique que tous les cas de ce genre sont aussi pour nous une création du néant, car nous ne comprenons pas ce qui dans les éléments renferme la possibilité de la nouvelle propriété. Dire que la sensation naît d’éléments matériels, c’est la même création du néant que de dire que le matériel naît de l’immatériel. Ce qui dans les éléments contient la possibilité de la nouvelle propriété doit avoir une affinité de substance avec celle-ci (ejusdem rationis), sans que pour cela elle préexiste de la même manière qu’elle apparaît dans le résultat (eodem modo quo nunc). Ainsi conçue, l’idée de l’animation de toutes choses a une signification qui est absolument indépendante de l’animisme et qui n’acquiert tous ses droits que lorsque l’animisme fait place à l’explication mécanique de la nature. — Cependant Campanella se borne à relier de cette façon l’âme sensible ou matérielle seule avec le reste de la nature. La partie supérieure, spirituelle de l’âme est pour lui, comme pour Telesio, créée du néant.

La philosophie de la nature de Campanella se développe, ainsi que celle de Bruno, en toute une métaphysique, qui est elle aussi alliée à des idées religieuses. Tout ce qui est, apparaît comme force (potestas), savoir (sapientia) et inclination (amor). — Être signifie en premier lieu pouvoir, être capable de se faire valoir. La force se trouve à son degré et dans sa forme suprêmes, infinie dans la divinité, elle est bornée dans toute existence finie, chez laquelle la plénitude de l’Être est toujours limitée dans une mesure plus ou moins grande par le Non-Être : il n’y a rien que Dieu ne soit ; il se fait sentir en toutes choses par son essence, non en agissant au dehors (essentiando, non exterius agendo) — mais il est beaucoup de choses qu’un être fini n’est pas. La diversité des êtres finis montre ce Non-Être relatif ; en cela ils se bornent et se nient mutuellement. — Ce qui est vrai de la force, est vrai également du savoir et de l’inclination. Sans savoir, la force ne peut agir. Mais cette science est immanente à la force, fait corps avec elle. La faculté de remarquer contre quoi il faut agir ne saurait se séparer de la faculté active. L’instinct de conservation des animaux nous le montre clairement ; mais cela est vrai pour toutes les choses de la nature. Voilà pourquoi il faut que le savoir soit primordial et non pas seulement un produit d’influences extérieures. Le postulat de tout autre savoir, c’est la science du moi. Cette science originelle du moi se trouve en toute chose, mais « cachée » (intellectio abdita), elle est en dehors de toute opposition et toute modification. Campanella essaye de montrer comment la connaissance du moi est possible, contredisant ainsi la proposition de Telesio, que toute connaissance suppose un changement. Cette proposition n’est vraie, de l’avis de Campanella, que pour la connaissance acquise par l’expérience externe. Pour connaître d’autres choses, il faut être influencé par elles et par conséquent se modifier. Mais pour se connaître soi-même il n’est pas nécessaire d’être influencé et modifié ; car ce que l’on a ici à connaître est déjà et n’a pas besoin de devenir. L’être particulier a de lui-même une « notion innée et cachée » (notio abdita innata) qui fait un avec sa nature. Si nous ne nous comprenons pas immédiatement nous-mêmes, si nous devons apprendre à connaître notre nature par nos actions, cela tient à ce que notre connaissance du moi, qui est dans notre nature, est toujours empêchée ou entravée par des influences extérieures. Il est nécessaire pour la conservation personnelle d’apprendre à connaître d’autres choses, et ainsi, de nous modifier constamment. Par là, la science originelle s’obscurcit ; l’âme s’ensevelit dans l’oubli et dans l’ignorance d’elle-même. Les animaux inférieurs notamment sont étrangers à eux-mêmes et vivent à cause de l’influence incessante de l’extérieur comme dans un égarement constant. Cette science « cachée » de soi-même est pourtant bien le postulat nécessaire pour avoir quelque connaissance des autres choses. Je perçois la chaleur, signifie que je me sens moi-même échauffé. Toute connaissance du monde extérieur est une détermination, une modification spéciale de ma conscience et suppose celle-ci. Dans l’être infini seul la science originale de soi-même peut prendre un développement libre et clair, car les influences extérieures sont ici nulles. Mais pour les êtres finis, le précepte qu’il faut se connaître soi-même signifie que toute connaissance s’appuie sur notre sensation immédiate. Les sceptiques peuvent avoir raison en ce qui concerne toute connaissance dérivée ; mais celle-ci suppose toujours la conscience de nos propres états immédiats et de leurs modifications et cette conscience est une réalité qu’on ne saurait mettre en doute. Il est de notre savoir comme de notre pouvoir : si je puis soulever un fardeau, cela suppose que je puis soulever mon bras ; de même, je ne puis avoir quelque connaissance des autres choses que parce que je puis reconnaître que mon propre état est déterminé par ces autres choses. Je puis me tromper en expliquant mon état, mais je ne me trompe pas en disant que je le saisis d’une manière déterminée.

Campanella renvoie à Saint-Augustin, lequel a déjà montré que la conscience immédiate ne trompe pas. « Pour moi, dit Saint-Augustin, la chose la plus sûre de toutes, c’est que je suis. Si même vous niez que je sois, en disant que je me trompe, vous avouez par là même que je suis ; car je ne puis me tromper si je ne suis pas. » — Cette théorie fait aboutir Campanella au point qui grâce à Descartes devint le point de départ de toute la philosophie moderne. Il est vrai que la métaphysique de Campanella, où cette théorie est exprimée, ne parut qu’un an après le Discours de la méthode de Descartes, mais elle avait été sûrement déjà écrite en majeure partie du temps de sa réclusion. Du reste, l’idée de faire de la conscience immédiate la base de tout savoir se trouve déjà chez plusieurs penseurs de le Renaissance, chez Nicolas de Cusa, Montaigne, Charron et Sanchez (que nous n’avons pas encore eu l’occasion de mentionner). — Mais Campanella remonte encore plus haut. Sa science « cachée » est ce qu’on pourrait maintenant appeler science potentielle ; elle est bien plutôt possibilité de conscience que conscience réelle, d’ailleurs Campanella enseigne aussi qu’elle est constamment entravée par l’expérience externe. Nous pouvons toutefois acquérir une connaissance réelle de nous-mêmes, non pas en nous dérobant à toute modification (car notre pensée ne saurait avoir conscience d’un état invariable), mais en considérant comment notre être se développe au moyen des changements et de nos actions. C’est ce que Campanella reconnaît en disant : « les multiples modifications voilent notre être primitif et nous transforment continuellement en de nouveaux êtres. C’est ce qui empêche la comparaison avec le passé, l’unité de notre être et par suite la connaissance de nous-mêmes ». Ici se trouve indiquée une autre espèce de connaissance du moi que celle, à demi-mystique, qu’il prétendait indépendante de toute modification. —

En toutes choses se manifestent non seulement la force et la science, mais encore l’inclination. C’est ce qui se traduit par la tendance qu’a toute chose à se conserver. La pierre veut rester pierre, et si on la jette en l’air, elle vient retrouver la terre où elle est à demeure. Les plantes et les animaux cherchent même au moyen de la reproduction une conservation personnelle qui s’étend au delà de l’existence de l’individu isolé. Campanella va même jusqu’à voir dans le besoin qu’ont la lumière et la chaleur de se répandre sur tout et dans tout, cette même tendance éternelle ou l’étant ! « amour » (amor) en activité. Et comme la force de se mouvoir soi-même est supposée par la force de mouvoir toute autre chose, et que la science de soi-même est supposée par la science de toute autre chose, ainsi l’amour de soi-même est supposé par l’amour de toute autre chose. Les formes particulières que prend l’amour par rapport à différents objets supposent l’amour « caché » (amor abditus), par lequel tout être conserve et maintient son existence propre. Le bonheur de l’homme, ainsi que celui de tout être, consiste dans cette conservation personnelle ; s’il consistait en autre chose, la conséquence en serait l’anéantissement volontaire. La vertu est la règle à suivre pour atteindre la fin suprême, la conservation personnelle complète ; la vertu est pour l’individu ce qu’est la loi pour la société. On peut atteindre de trois façons le but de ce monde : en conservant sa propre personnalité, en reproduisant sa vie dans ses enfants et en laissant à sa mort honneur et gloire. Une quatrième route conduit à la vie éternelle en Dieu, où l’homme participe à l’Être infini dont sa propre existence est isolée par le mélange du Non-Être. Campanella rattache ainsi étroitement toute morale et toute religion à la conservation personnelle. C’est dans la religion que les rapports sont le plus intimes : l’amour inconscient ou « caché » de soi-même, qui est au fond de tout amour pour autre chose, se trouve d’après son essence même être aussi l’amour de l’Être infini qui se fait sentir dans l’existence bornée de toutes choses et ce n’est qu’en participant à cet amour que nous pouvons parvenir à la félicité éternelle. Voilà pourquoi il y a une religion primitive, « cachée » (religio abdita) dans tous les hommes, de même qu’une science « cachée » et une inclination « cachée », et à vrai dire elle ne fait qu’un avec celles-ci. Les diverses religions positives peuvent se tromper) mais non cette religion intérieure, primordiale qu’elles supposent toutes. La nécessité d’une révélation découle uniquement des diversités et des erreurs que présentent les religions positives (religiones superadditæ).

Dans son éthique individuelle Campanella rappelle absolument Telesio. Comme lui, il fait de l’élévation (sublimitas) le comble de toute vertu. Elle exprime la vraie noblesse, la conservation personnelle de l’âme, dédaigne l’honneur du monde et dans sa recherche de la liberté pour elle et pour autrui ne se dément ni dans les plus affreuses tortures, ni dans la plus longue réclusion. Dans son éthique sociale il examine les diverses sociétés, depuis les plus petites, la famille et le ménage, jusqu’à l’empire universel, en passant par la commune et par l’État, l’empire étant la société humaine universelle dont le Pape est le guide suprême et dont le Sénat est formé par les princes laïques. Campanella s’occupait ardemment de politique. Peut-être concevait-il dans sa jeunesse des projets hardis sur l’avenir de sa patrie et se croyait-il lui-même appelé à jouer le rôle de réformateur religieux et politique. Il règne encore une grande obscurité sur la conjuration à laquelle il semble avoir pris part. Des paroles contenues dans sa description de l’homme sublime pourraient laisser entendre qu’il avait formé de grands desseins qu’il ne voulait pas avouer. Quoi qu’il en soit, il projeta par la suite un empire théocratique universel s’étendant sur toute la terre, avec le Pape à sa tête ; l’Espagne avait pour tâche (ainsi qu’il est spécialement développé dans l’ouvrage De la monarchie espagnole) de soumettre à l’Église les populations des continents étrangers, tandis qu’il était du devoir du « très chrétien » roi de France (d’après la préface de la Universalis philosophia) de dompter les hérétiques d’Europe. Dans la politique, comme plus haut dans la conception de la nature, se montre l’attitude réactionnaire de Campanella. Il est notamment en opposition directe avec Machiavel qu’il regarde (surtout dans l’Atheismus triomphatus 1636) comme le représentant du principe du mal.

Mais, chose remarquable, ici comme dans le domaine de la philosophie de la nature, Campanella subit dans une très grande mesure l’influence des idées qu’il veut ou qu’il lui faut précisément combattre. Il fit paraître en supplément à son éthique et à sa politique sa description idéale de l’avenir La cité du soleil (Civitas solis). Elle vit le jour dans le cachot, alors que l’oppression du moment pesait lourdement sur lui. Un siècle auparavant Thomas Morus, chancelier d’Angleterre, et, presque en même temps que Campanella, Bacon de Verulam avaient érigé également un idéal de société humaine ; tous trois avaient trouvé un modèle commun dans l’ « État » de Platon. Campanella décrit un ordre social où la science, c’est-à-dire la science de la nature et la philosophie, règne, et où le travail matériel rentre dans ses droits. Il n’y a pas de clergé et pas de noblesse. Les gouvernants sont ceux qui ont reçu la meilleure instruction théorique et pratique. Les habitants de la Cité du soleil trouvent ridicule la pensée que les artisans ne puissent former une classe tout aussi noble que les autres membres de la société. Il n’est permis ni propriété privée, ni demeure isolée, ni vie privée au sein de la famille, car ce serait favoriser l’égoïsme et affaiblir le patriotisme ardent qui anime les habitants de la Cité du soleil. Les autorités règlent les rapports sexuels d’après des considérations physiologiques, afin que l’État obtienne des citoyens bien portants et bien doués. C’est l’espèce, pensent les citoyens du soleil, et non l’individu qui doit se conserver par la reproduction ! L’orgueil est regardé comme le pire des vices. Chacun est chargé de la tâche la mieux proportionnée à ses facultés et reçoit du produit du travail selon son besoin et son mérite. Le hasard ne doit pas régner, qu’il s’agisse de procréation, de vocation ou de répartition. Cela aurait tout simplement pour conséquence l’injustice et la misère de quantité d’hommes. « Présentement la ville de Naples compte 70 000 âmes. Sur ces 70 000 hommes, c’est à peine si 10 ou 15 000 travaillent, et le travail exagéré et continuel de tous les jours les mine et les tue, pendant que les autres s’adonnent au loisir ou à l’apathie, à l’avarice, aux désirs maladifs, à la volupté et à la sensualité. Mais dans la Cité du soleil où les rangs de service, les arts, les travaux et les occupations sont répartis entre tous les hommes, c’est à peine si chacun a besoin de travailler quatre heures par jour. Le reste du temps, il peut l’employer à acquérir des connaissances d’une manière agréable, à discuter, à lire, à raconter, à écrire, à se promener ou à exercer joyeusement son esprit et son corps. »

Ce tableau de l’avenir dont Campanella avait la vision alors qu’il était dans son cachot, « enchaîné et pourtant libre, solitaire mais non seul, silencieux et poussant cependant son cri de détresse » — ainsi qu’il dit dans un de ses sonnets, offre un certain contraste avec la conception philosophique, politique et religieuse qu’il développe dans ses autres écrits. Dire que l’individu doit dans la « Cité du soleil » renoncer à tout jamais à trouver son propre chemin pour aller au but, ne concorde pas avec le relief accusé qu’il avait donné à la conservation personnelle. Campanella oublie entre autres qu’il a considéré formellement la reproduction comme une forme de la conservation de l’individu ; et il prétend ici que la conservation de l’espèce seule importe. Mais l’opposition est encore plus singulière entre la « Cité du soleil » et la théocratie à laquelle vise Campanella dans ses écrits philosophiques et politiques. Toute hiérarchie et toute autocratie ont disparu. Il ne reste même à vrai dire pas de place pour la religion positive. La religion « cachée » semble suffire, et il va même jusqu’à déclarer que le christianisme ne fait à vrai dire que sanctionner ce que l’on croit admissible conformément à la pensée naturelle, — sanction qui ne paraît plus nécessaire, étant donnée la perfection de l’ordre social qui règne dans la Cité du soleil. On peut à la vérité, ainsi que Sigwart le fait remarquer dans son excellente dissertation sur Campanella et sur ses idées politiques, trouver une certaine concordance entre le plan d’une théocratie et le plan d’un État futur scientifiquement administré. Mais il est caractéristique que Campanella ait élaboré ses idées sous cette double forme et de façon telle que ce n’est pas dans la théocratie, mais dans l’État socialiste, que le droit du travail et de la science occupe le premier rang, et qu’il devient l’idéal définitif. Il a vu dans les puissances de son siècle, et même dans les représentants de la réaction au sein de l’Église et de l’État des moyens et des forces éducatrices qui devaient mener tout droit au but idéal, diamétralement opposé à l’état de choses existant. Tout en étant sous tant de rapports réactionnaire, Campanella a encore dans les veines le sang de la Renaissance et son regard dépasse les limites du monde social actuel avec le même enthousiasme que Giordano Bruno jetait les yeux au delà des limites sensibles du ciel extérieur.



NOTES

34. P. 160. Dans l’Apologia pro Galilæo, Francofurti, 1622, p. 54, Campanella dit que des recherches modernes l’obligeraient peut-être à croire à l’existence de plusieurs soleils dans l’univers, en sorte que celui-ci n’aurait plus deux centres, comme on supposait jusqu’alors, à savoir le soleil et la terre, mais un grand nombre. Cependant il s’abstient de se prononcer. — Même doute dans la Realis philosophia (1623), p. 10. — Par la suite il intercala dans son Universalis philosophia seu metaphysica (Parisiis, 1638), III, p. 71, quelques remarques où il montrait quelle conception il fallait se faire au cas où Galilée avait raison (posito quod vera sint Galilei dogmata), mais il ajoute : « On vient de se prononcer à Rome sur Galilée, et par cela même ce que j’ai écrit auparavant (avant ces remarques) se trouve établi. » Drôle de vérification !