Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 5/Période alexandrine/Chapitre 1


CHAPITRE PREMIER
CARACTÈRES GÉNÉRAUX DE LA PÉRIODE ALEXANDRINE
sommaire
Introduction : transformation politique du monde grec ; conséquences littéraires ; les divers centres intellectuels. — I. Athènes. Conditions politiques nouvelles ; les genres littéraires ; le nouvel esprit attique ; le nouveau dialecte attique. — II. Les autres capitales littéraires : Alexandrie ; Pergame. Les centres secondaires (l’Asie-Mineure, la Sicile, les îles, Antioche, Tarse, etc.) Les dialectes poétiques et la κοινή. — III. Conclusion. Esprit général de cette période littéraire ; qualités et défauts ; ressemblances et différences avec les époques antérieures et postérieures. Méthode à suivre dans l’exposition de cette histoire.


Le règne d’Alexandre accomplit dans le monde grec une transformation profonde : ce n’est pas seulement Athènes qui disparaît du premier rang, où elle n’avait guère cessé de se maintenir depuis les guerres médiques : c’est la vieille Grèce tout entière, la Grèce des cités indépendantes et rivales, ardentes à se disputer l’hégémonie, qui est irrémédiablement brisée avec Athènes et qui perd à jamais sa primauté politique. Désormais la Macédoine, les nouveaux royaumes semés par Alexandre à travers l’Orient vont devenir les facteurs essentiels de la vie politique du monde grec, prodigieusement élargi. Les Antipater, les Ptolémée, les Antiochus refoulent dans le lointain de l’histoire les Nicias, les Cléon, les Démosthène, les Phocion. Des peuples immenses, à demi barbares ou formés par de vieilles civilisations que la Grèce connaissait mal, entrent dans le cercle de l’hellénisme. De nouvelles cités, à moitié grecques et à moitié orientales, plus peuplées, plus riches que les anciennes, des cités à la mesure de cet hellénisme nouveau, surgissent comme par enchantement. L'hellénisme n’est plus seulement en Grèce ; il est partout où les armes d’Alexandre ont pénétré, et il y brille parfois d’un si vif éclat qu’il y semble plus chez lui que dans sa patrie d’origine et qu’on est sans cesse tenté d’oublier combien il y est superficiel.

Une pareille révolution politique, la plus grande que le monde ait vue avant l’empire romain, ne pouvait manquer d’avoir des conséquences immenses pour la littérature. La vieille capitale littéraire des deux siècles précédents, Athènes, avait désormais des rivales plus jeunes, et toutes différentes, dans ces villes nouvelles qui s’appelaient Alexandrie, Antioche, Tarse, Pergame. Elle-même, d’ailleurs, ne ressemble plus à ce qu’elle avait été autrefois. Ni le Grec d’Alexandrie, ni l’Athénien du iiie siècle ne sont le même homme que l’Athénien contemporain de Thucydide ou de Platon. Les œuvres, par conséquent, diffèrent aussi. D’une manière générale, on peut dire que la différence essentielle est celle-ci : la littérature grecque, durant la période d’indépendance nationale, avait toujours vécu de la vie même de la cité, dont elle avait reflété très-fidèlement l’évolution naturelle ; c'était une littérature populaire, traditionnelle, une littérature de « plein air ». mais, la cité n’étant plus que l’ombre d’elle-même, la littérature devient à la fois plus individuelle et plus cosmopolite, plus savante aussi ; elle ne sort plus des entrailles mêmes de la cité ; c’est une littérature d’école, de cénacle, de bibliothèque, de cabinet, moins marquée de traits régionaux et qui exprime surtout la culture grecque en tant qu’elle est, par tous pays, la culture des gens bien élevés. Avant d’entrer dans le détail des faits, il faut jeter un coup d’œil sur les divers théâtres où cette littérature se développe et sur les conditions d’existence qu’elle y trouve.

I

Athènes, à première vue, semble avoir peu changé. Un voyageur qui l’aurait quittée au temps du procès de la Couronne aurait pu la revoir, trente ans plus tard, sans être trop dépaysé. Il y aurait retrouvé les mêmes monuments, le même peuple vif et curieux, presque les mêmes institutions, en tout cas les mêmes fêtes religieuses, les mêmes concours dramatiques et lyriques, parfois aussi les mêmes querelles personnelles, les mêmes enthousiasmes, et les mêmes dénigrements. Une étude plus attentive l’aurait pourtant vite averti que l’antique décor encadrait une pièce nouvelle. Cette vie politique apparente n’était plus qu’une ombre. Pendant dix ans, de 318 à 308, Démétrius de Phalère avait été, au nom de Cassandre, le maitre d’Athènes, un maître à la main légère et à la parole fleurie, mais un maître imposé par la Macédoine. Ensuite était venu Démétrius Poliorcète, à qui les Athéniens donnèrent le titre de roi. Plus tard, le joug de l’étranger sembla parfois s’alléger. Mais en somme, aux moments mêmes où il fut le moins lourd, Athènes n’eut plus guère que des libertés municipales, et toute vie politique vraiment active lui fut fermée. Même la vie des affaires alla s’affaiblissant. Le Pirée recevait toujours des navires, mais il n’était plus le principal entrepôt du commerce dans le monde grec. Les flottes et les caravanes prenaient la route d’Alexandrie. De plus en plus, Athènes glissait vers ce demi silence des vieilles capitales déchues, où le passé tient plus de place que le présent et où le goût des belles curiosités survit au désir de l’action. Elle avait encore très grand air et le souvenir de sa gloire passée lui faisait une auréole. La finesse de l’esprit et la délicatesse du goût, naturelles sur le sol de l’Attique, s’y étaient encore affermies par l’hérédité d’une longue culture. On venait toujours à Athènes comme à la patrie de l’atticisme. Mais ce mélange d’activité pratique et de spéculation, qui avait donné à l’ancien atticisme son caractère unique de pondération et d’harmonie, avait disparu, et la noble cité des Périclès et des Thucydide tendait à devenir une ville-musée, ou encore une ville de disputeurs oisifs et de beaux-esprits.

Dans cette atmosphère, beaucoup de genres littéraires qui avaient fleuri au ve et au ive siècle vont s’étioler. Ne parlons pas de l’épopée, qui est morte depuis longtemps, ni du lyrisme, qui est devenu déjà depuis un siècle un article de production courante et banale plutôt qu’une forme d’art vraiment vivante ; ni enfin de la tragédie, qui n’a plus, au ive siècle même, qu’une existence assez factice. Mais l’éloquence qui, sous ses trois formes historiques, a rempli du bruit de ses périodes, pendant plus d’un siècle, la place publique, les tribunaux, les réunions, que va-t-elle devenir ? Elle subit une complète éclipse. Les discours délibératifs, d’abord, ont disparu avec l’activité politique. Les tribunaux, il est vrai, continuent d’entendre des plaidoyers, mais la vie et l’éclat s’en sont retirés : il n’y a plus d’affaires politiques, plus de ces causes bruyantes qui étaient l’épilogue ordinaire des luttes de la tribune aux harangues ; et quant aux affaires civiles, après un siècle de rhétorique et d’exemples oratoires, c’est un métier plus qu’un art de les plaider ; beaucoup sans doute y réussissent, mais on ne sait plus leurs noms, qui n’intéressent que leurs clients. L’éloquence d’apparat, enfin, ne peut guère, après Isocrate, faire autre chose que se répéter ; tous les secrets du bien dire sont connus ; ils le sont même trop : on ne peut plus, dans cette voie, frapper beaucoup les imaginations ; la rhétorique va devenir affaire d’école et instrument d’éducation plus encore qu’objet d’art et de pratique solennelle. Voilà donc bien des genres qui meurent ou qui déclinent. Que reste-t-il ? Il reste d’abord, en poésie, la comédie, mais la comédie dite « nouvelle », celle de Ménandre ; comédie de mœurs privées, de fine observation psychologique, de morale facile, fidèle image de cette société polie et spirituelle[1] ; ensuite certains genres secondaires, parfois satiriques, comme les Silles de Timon. Il reste surtout deux grandes voies ouvertes à l’activité intellectuelle et où la foule des esprits se précipite avec une ardeur incroyable : l’une est celle du savoir proprement dit, sous ses formes diverses, histoire du passé, connaissance des choses naturelles, étude et recherche de tous les faits positifs de tout ordre ; l’autre est celle de la spéculation philosophique et morale qui s’attache à régler la vie humaine. La science de la nature et la philosophie avaient été jadis une seule et même chose ; elles tendent maintenant à se séparer, à mesure qu’il entre dans la science de la nature plus de recherche positive et d’érudition, et, dans la philosophie, plus de préoccupation morale. De ces deux ordres d’activité, il est difficile de dire lequel, au iiie siècle, a été le plus fécond : le nombre des écrits historiques, érudits scientifiques, est immense, comme celui des ouvrages philosophiques. Mais c’est certainement la philosophie qui fait le plus de bruit dans le monde et tient le premier rang dans la pensée des contemporains. Les érudits sont isolés et silencieux. La philosophie, au contraire, s’organise en écoles qui ont des chefs, des disciples nombreux, des établissements presque officiels, une tradition, toute une hiérarchie et une continuité qui sont le caractère des grandes institutions. Ces écoles attirent en foule les étrangers. Jeunes gens et hommes faits s’y enrôlent comme dans des ordres religieux et y restent généralement fidèles. Elles· se disputent d’ailleurs entre elles, et le bruit de leurs discussions remplit Athènes, comme, au moyen âge, les querelles d’Abailard et de S. Bernard, ou des Dominicains et des Franciscains, remplissaient l’Université de Paris. Les cigales dont parlait Socrate dans le Phèdre ne sont pas mortes ; elles continuent de babiller sans relâche : l’Académie, le Lycée, le Portique, le jardin d’Épicure retentissent de leurs disputes. Les philosophes sont si bien il la mode que c’est d’eux que se moquent les satiriques, un Timon, par exemple, dans ses Silles, un Philémon dans ses comédies.

L’esprit attique, dans ces emplois nouveaux, conserve quelques-unes de ses qualités essentielles : la curiosité intelligente et vive, la finesse déliée, le goût de la simplicité élégante, et même une certaine indépendance incoercible de la pensée, sinon du caractère : la foule, qui élève des statues aux tyrans, les chansonne ; les philosophes, docilement soumis au régime macédonien, s’enivrent d’une liberté intellectuelle illimitée. Le sentiment de l’art pourtant s’affaiblit à certains égards : il se mêle moins naturellement à toutes les œuvres de la pensée. Dans la complexité croissante de la vie intellectuelle, une séparation plus grande s’établit entre ce qui est du domaine de l’art et ce qui n’en est pas. C’est la marche naturelle des choses et l’atticisme ne pouvait s’y soustraire. Mais ce qui manque le plus à cet esprit du iiie siècle, c’est le ressort de la volonté, le goût de l’action, et par suite le contact avec la réalité. Il est dangereux pour l’intelligence de trop s’enfermer en elle-même, dans ses raisonnements ou dans ses lectures. À ce régime, certains défauts naturels vont s’accuser davantage et d’autres prendront naissance. De là des historiens qui perdent peu à peu le sens de la politique et des choses militaires, sans acquérir d’ailleurs le sens le plus profond et plus subtil de la différence des temps et des pays, que l’antiquité en général a peu connue. De là des philosophes qui se cloîtrent dans leurs systèmes et les poussent jusqu’au paradoxe ou jusqu’à l’absurde, avec une sérénité d’affirmation que Platon, tout aussi hardi, avait su pourtant éviter. De là enfin, dans la morale, un système comme l’épicurisme, qui est le code même de ce temps et, à beaucoup d’égards, la plus fidèle image de ses intimes défaillances. Nous n’oublions pas que l’âme attique, à cette date, n’est pas seule en scène dans les œuvres d’Athènes, et que beaucoup d’étrangers, surtout dans les écoles philosophiques, se mêlent aux indigènes. Quelques-uns sont d’importance, par exemple Zénon. Mais les traits que nous venons d’indiquer restent, malgré tout, foncièrement attiques, et ce n’est pas le mélange des étrangers qui les a créés.

La langue se modifie comme l’esprit. Quand on étudie la suite des inscriptions attiques, on voit certaines formes d’orthographe, de déclinaison, de conjugaison, certaines constructions grammaticales même, disparaître vers le temps d’Alexandre, et d’autres prendre leur place[2]. Mais ce n’est pas de ces changements-là que nous voulons surtout parler : car la signification littéraire en est très faible, et d’ailleurs obscure. Il semble pourtant que cette évolution s’est opérée dans le sens d’un affaiblissement des caractères propres du dialecte attique et d’un rapprochement avec les autres dialectes, ce qui n’est pas sans intérêt. On voit ainsi, en effet, par la forme même des mots, le dialecte attique s’accommoder à son rôle futur de « langue commune » de toute la Grèce pensante et écrivante. Mais ce n’est là, encore une fois, qu’une évolution assez superficielle et secondaire.

Ce qui est plus important, c’est le changement assez sensible du vocabulaire, de la phrase, des habitudes de style. L’ancien attique était une langue qui rendait presque facile de bien écrire en prose, comme le français du xviie siècle ; une langue par elle-même savoureuse et saine. Le vocabulaire en était très simple, très concret, très homogène, nullement chargé d’abstractions ni de termes techniques. Il était à l’image de la vie d’alors, où l’on voyait un même homme, grâce à la simplicité de toutes choses, être tour à tour général, amiral, homme d’état, orateur, et exceller en tout. La langue populaire se prêtait aussi à tout dire, et à le bien dire, prenant partout des métaphores expressives, sans pédantisme et sans effort laborieux. Le vocabulaire de Xénophon est, comme aurait dit Montaigne, « tel au papier qu’à la bouche. » Platon bâtit un système sans avoir besoin de plus d’un mot technique (ἰδέα.) Démosthène et Eschine écrivent la langue de tout le monde. Et ce vocabulaire savoureux s’enchâsse en des phrases qui ont toute la souplesse, toute la variété, tout le naturel de la conversation d’un « honnête homme » qui pense tout haut, qui sourit ou qui se fâche, et qui n’est d’aucune profession ni d’aucune robe. On objectera peut-être Gorgias et Isocrate ; mais Gorgias n’est qu’une exception et Isocrate lui-même a beaucoup de véritable atticisme. Enfin cette langue naturellement excellente est écrite par des Athéniens de la vieille roche, qui l’ont, pour ainsi dire, dans le sang et dans les moelles, qui l’aiment, qui en sentent toutes les finesses, et qui ont le souci constant de la beauté littéraire. Depuis Thucydide jusqu’à Démosthène, tous les écrivains attiques sont des artistes.

Après Alexandre, les choses sont bien différentes. Faisons exception, cependant, pour la comédie, qui, par sa nature même, est une imitation de la vie quotidienne, et qui reste par conséquent plus fidèle que les autres genres à la simplicité traditionnelle du langage attique et à sa vivacité gracieuse. Mais si l’on prend la plupart des écrits en prose, histoires, traités philosophiques, on aperçoit aussitôt un changement notable. Les ouvrages en prose ne sont plus du tout, comme dans la période précédente, d’exquises œuvres d’art : ce sont des écrits savants ou ingénieux, composés par des hommes qui ont de l’instruction, mais qui ne sont pas artistes, et qui usent d’une matière moins belle qu’aux siècles antérieurs. Les mots simples cèdent peu à peu la place à des composés plus lourds, qui n’en sont pas plus expressifs[3]. Les termes abstraits abondent[4], et ce sont souvent en outre des termes techniques, étrangers au parler de tout le monde, que les initiés souls peuvent comprendre[5]. La phrase est généralement claire dans sa structure. ; car, depuis Isocrate, tout le monde sait composer une période correcte ; mais elle est monotone, souvent sentencieuse, plutôt didactique que vivante. Ces altérations de la langue et du style ne sont pas toutes illégitimes : l’emploi des mots techniques peut être, au point de vue scientifique, un progrès. Mais l’art y perd. Et, de fait, l’art du style ne préoccupe guère les principaux esprits de ce temps. Quelques-uns, bien que domiciliés à Athènes, sont étrangers d’origine, et n’ont pas respiré l’atticisme en naissant. D’autres, comme Épicure, affectent de ne s’en point soucier. De là, chez tous, des habitudes de négligence inconnues à l’âge classique : car cette négligence n’est plus l’abandon aimable qui donnait parfois tant de grâce au style d’un Xénophon ou d’un Platon : c’est une fâcheuse incurie qui laisse la phrase se gonfler au hasard de mots incolores et inexpressifs[6].

Et cependant, à Athènes du moins, il subsistait une tradition. La langue qu’on écrivait était, à peu de chose près, celle que parlait le peuple. Il n’en était pas de même ailleurs, et l’on voit alors cette nouveauté, de grands centres intellectuels, une Alexandrie, une Antioche, où les lettrés ne sont pas compris d’une partie de la population.

II

Alexandrie est la première en date et de beaucoup la plus importante de ces villes nouvelles, nées de la conquête d’Alexandre, qui disputent à Athènes la primauté dans les choses de l’esprit[7].

Entre le canal de Pharos et le lac Maréotis, sur une longue bande de terre, végétait une obscure ville égyptienne. Alexandre comprit l’avantage unique de cet emplacement et y fonda Alexandrie. Cinquante ans plus tard, sous les premiers Ptolémées, la jeune cité comptait plus de trois cent mille habitants ; c’était la plus grande ville du monde. Cette prodigieuse croissance, qui ressemble à celle de certaines villes américaines d’aujourd’hui, avait son origine dans le commerce. Alexandrie se trouvait au point de contact des différentes civilisations de l’antiquité : l’Égypte, l’Orient, la Grèce, la Méditerranée occidentale se donnaient rendez-vous dans son immense port. Toutes les marchandises du monde s’y entassaient, amenées par des hommes de toute race, de toute religion, de toute culture. Les échanges y créaient d’immenses fortunes. À côté de la vieille ville, Rhacotis, où survivait l’ancienne Égypte des Pharaons, la ville nouvelle, Néapolis, développa l’imposante magnificence de ses larges rues droites ou s’élevaient des édifices grecs. Les Ptolémées étaient intelligents et ambitieux. Quand ils virent leur capitale devenir la plus riche cité du monde, ils voulurent qu’elle en fut aussi la plus savante et la plus lettrée. Déjà Ptolémée Soter avait commencé à y réunir des livres : il avait chargé de cette tâche, dit-on, Démétrius de Phalère, chassé d’Athènes par le Poliorcète. Mais c’est surtout Ptolémée Philadelphe, fils et successeur de Soter, qui fut le véritable créateur de la suprématie littéraire d’Alexandrie, si c’est à lui qu’on doit attribuer, comme il est probable, la fondation du Musée et l’installation définitive de la bibliothèque. Celle-ci, au moment de la mort de Soter, comptait déjà, dit-on, deux cent mille volumes. Mais Philadelphe la doubla, et construisit pour la loger un édifice approprie, qui faisait partie, semble-t-il, des bâtiments du Musée. Une seconde bibliothèque, logée au Serapeum, contenait encore environ cinquante mille volumes, probablement des doubles de la grande bibliothèque. Évergète, après Philadelphe, continua d’enrichir la collection avec une ardeur passionnée qui ne reculait devant aucune dépense : on raconte qu’ayant emprunte aux Athéniens, moyennant une caution de soixante-quinze mille francs, l’exemplaire officiel des tragiques, copié autrefois sous l’orateur Lycurgue, il abandonna sa caution et garda l’exemplaire[8]. Bref, la bibliothèque finit par comprendre environ sept cent mille volumes ; c’est le chiffre qu’elle avait atteint lorsqu’elle fut brûlée en 47, après l’entrée de César à Alexandrie[9]. Déjà des particuliers, avant les Lagides, avaient formé des collections de livres. La plus importante avait été, dit-on, celle d’Aristote, qui du reste fut achetée en bloc par Philadelphe[10]. Aucune n’était comparable à celle d’Alexandrie. Toute la littérature grecque était là, depuis Homère jusqu’aux plus récents philosophes. Un bibliothécaire en chef, assisté sans doute de collaborateurs nombreux, surveillait ce trésor. Il ne se bornait pas à le surveiller ; il s’appliquait à le rendre plus accessible et plus utile, à l’accroître aussi, par des tables, des catalogues, des commentaires, des éditions nouvelles, des études lexicologiques et grammaticales de toutes sortes. Chaque bibliothécaire était nommé à vie. Tous furent des savants illustres. Le premier en date est Zénodote ; viennent ensuite Callimaque, Ératosthène, Apollonios de Rhodes, Aristophane de Byzance, Aristarque[11].

Un musée est, selon l’étymologie, un lieu consacré aux Muses. Le Musée d’Alexandrie était un établissement considérable, comprenant des édifices et des jardins, avec une organisation par laquelle il tenait à la fois du temple, de l’Académie, et de l’Université[12]. Les édifices étaient nombreux : l’un d’eux, probablement, servait à loger la bibliothèque ; d’autres contenaient des salles de dissection, des observatoires astronomiques. Dans les jardins, il y avait des animaux rares et des plantes exotiques. Des portiques environnaient l’ensemble des bâtiments. En suivant ces portiques, on arrivait à un édifice élégant qui renfermait deux salles importantes. L’une était l’exèdre, qui servait aux réunions des savants attachés au Musée : l’autre, la pièce où ils prenaient leurs repas en commun[13]. Car un personnel nombreux vivait à l’ombre du Musée. C’était d’abord un grand prêtre, chargé de l’administration ; puis une foule de savants et de lettrés, nommés par le roi, pensionnés par lui, et qui se livraient, dans l’admirable établissement ou s’écoulait leur vie, soit à des recherches personnelles et libres, soit aux plaisirs de la conversation entre gens de mêmes goûts et de même culture, soit enfin à l’enseignement. Les écoles philosophiques d’Athènes, l’Académie ou le Lycée par exemple, présentaient quelques traits analogues ; mais nulle part rien d’aussi grand ni d’aussi complet n’avait été fait. C’étaient vraiment toutes les Muses que les rois d’Égypte avaient logées dans ce beau palais. « Volière des Muses », disait le satirique Timon[14]. Le mot était méchant ; qui oserait dire qu’il fût tout à fait injuste ? Les Muses domestiquées d’Alexandrie ne sont certainement plus tout à fait les mêmes que ces libres déesses de l’Hélicon, qu’Hésiode voyait « agiter en cadence leurs pieds délicats sur la haute et sainte montagne, auprès de la fontaine aux eaux violettes, devant l’autel du puissant fils de Kronos[15] ».

Après Alexandrie, Pergame est une autre capitale littéraire. Les Attales rivalisèrent avec les Lagides. On sait qu’ils attirèrent de nombreux artistes et que Pergame fut au IIIe siècle le siège d’une florissante école de sculpteurs. Ils fondèrent aussi une riche bibliothèque. Celle-ci, moins considérable que la bibliothèque d’Alexandrie, n’était guère moins précieuse, s’il est vrai que Marc-Antoine, après l’incendie qui avait consumé la bibliothèque des Ptolémées, put trouver à Pergame deux cent mille volumes qui contenaient tous des ouvrages différents, et en faire présent à Cleopâtre[16]. Autour de cette bibliothèque, les travailleurs affluèrent. Les Attales furent toujours en relations étroites avec Athènes, en particulier avec l’Académie et le Portique. Il vint donc à Pergame quelques philosophes, mais surtout il y vint ou il s’y forma des érudits, historiens et philologues, attirés par ces milliers de volumes.

Antioche, la capitale des Séleucides, devenue rapidement une riche et luxueuse cité, eut aussi une bibliothèque célèbre, et par conséquent des bibliothécaires, c’est à dire des érudits. Le plus connu est Euphorionde Chalcis, qui y vint à la fin du IIIe siècle, sous Antiochus III le Grand. Mais le séjour d’Antioche était évidemment peu favorable à l’étude ; on y songeait plus au plaisir qu’au travail. Les rois y attirèrent parfois quelques poètes étrangers, mais le pays lui-même ne produisit rien de notable jusqu’au temps de l’empire.

À côté de ces trois grandes villes, il faut encore nommer Syracuse, qui eut, sous Hiéron II, la gloire de produire le plus grand poète et le plus grand ingénieur de cette période, Théocrite et Archimède.

Il faut aussi accorder un souvenir à quelques villes qui furent, au moins en passant et par une heureuse fortune, de petits foyers littéraires : Cos, par exemple, à cause du poète Philétas, et Rhodes, à cause de son école de rhétorique si souvent mentionnée par Cicéron ; — ou encore à une cité comme Tarse, en Cilicie, que Strabon nous montre si ardente à l’étude, une véritable pépinière de travailleurs, mais qui ne les forme pas elle-même, faute de ressources, et qui se contente de les envoyer dans les grandes cités[17]. La petite ville de Soles, voisine de Tarses, produit, dès le IIIe siècle, le péripatéticien Cléarque et le stoïcien Chrysippe. En somme, on travaille partout dans le monde grec, et parfois même en dehors. Il y a des hellénisants jusqu’à Carthage, où Hannibal savait le grec[18], ou Carnéade trouvait son meilleur disciple, un certain Asdrubal, qui prit le nom grec de Clitomaque. Mais ce sont là des faits isolés, dans le détail desquels nous n’avons pas à entrer ici. Ce qui détermine, en résumé, les caractères généraux de la littérature de ce temps, hors d’Athènes (ajoutons si l’on veut, mais dans une certaine mesure seulement, hors de Syracuse et de quelques villes purement grecques), c’est l’état de choses qui règne à Alexandrie, à Pergame, à Antioche. Ce sont ces conditions qu’il s’agit de définir et dont nous avons à déduire les conséquences. Quel est donc le public auquel s’adressent les écrivains ? Quels motifs les poussent à écrire et quels instruments ont-ils à leur disposition ?

Le peuple a cessé d’être un public pour les écrivains : voilà le fait essentiel. La foule qui remplit les rues d’Alexandrie se compose en majorité de fellahs égyptiens, d’Asiatiques, de Juifs, de courtisanes et d’esclaves. Dans cette foule bigarrée, on parle toutes les langues de la terre. À Antioche, c’est à peu près la même chose. À Pergame, le fond de la population est grec, mais comme la multitude n’a ni pouvoir politique ni traditions littéraires, elle tombe à un genre d’existence inférieur, et s’éloigne des lettres à mesure que celles-ci, de leur côté, par le progrès même et la complexité croissante du savoir, ont une tendance à devenir moins accessibles à tous. C’est ce qui se produisait même à Athènes, et par conséquent aussi dans les autres cités purement grecques, comme Syracuse. Ainsi, en tous lieux, par la nature des hommes et par celle des choses, la littérature, à cette date, se sépare du peuple. Celui-ci peut bien admirer encore des spectacles comme ceux que leur offrent les Ptolémées et les Antiochus dans les fêtes d’Adonis ou dans les processions du Mont Carios ; mais c’est surtout par le côté extérieur ou musical qu’il s’y associe. La poésie qu’on y récite lui échappe en partie. À plus forte raison tout ce qui, depuis cent ans, préoccupe de plus en plus les esprits éclairés, c’est-à-dire la science du passé, la science de la nature, la morale, tout cela lui reste étranger. Les écrivains ne s’adressent qu’à deux sortes de lecteurs : d’une part la cour, grecque d’origine et d’éducation, ordinairement lettrée, quelquefois intéressée par les études sérieuses, plus souvent amie des formes littéraires brillantes ou mondaines ; ensuite des lettrés de profession, des hommes qui vivent à l’ombre des bibliothèques ou des écoles, et qui passent tout leur temps à lire, à écrire, à disputer, curieux de savoir positif ou raffinés d’art, quelquefois l’un et l’autre tout ensemble. La littérature nouvelle se modèle sur les goûts du public. En prose, elle cultive toutes les formes d’érudition que facilite et provoque l’existence des grandes bibliothèques : — critique et commentaire des textes classiques, devenus peu à peu lointains et obscurs pour la foule des lecteurs ; métrique, biographie, mythologie, histoire érudite ou éloquente, de plus en plus étrangère à l’intelligence des choses politiques et militaires; puis les sciences physiques et mathématiques, à quoi il faut ajouter un peu de rhétorique en certains endroits, et très peu de philosophie (sauf à Athènes). En poésie, on compose quelques épopées artificielles, quelques tragédies de cabinet, puis de petits poèmes personnels ou savants, hymnes, élégies, idylles, épigrammes, parmi lesquels on trouve, à côté de quelques joyaux d’art, beaucoup de productions où il y a plus de métier que d’inspiration.

La langue de tous ces écrits présente un caractère analogue : elle est plus savante que spontanée. Elle a quelque chose d’appris et de convenu. Cela n’exclut pas certaines trouvailles de génie, mais cela ôte à la plupart des écrivains de ce temps le plus grand charme de leur art, la saveur pénétrante du parfait naturel. La prose se sert de la κοινὴ διάλεκτος, c’est-à-dire du dialecte attique contemporain, devenu la langue commune de tous les gens bien élevés : à la cour, dans les écoles, chez les lettrés, on ne parle plus et surtout on n’écrit plus une autre langue. Il n’y a pas de différence à cet égard entre Alexandria et Pergame. Les dialectes locaux tendent à devenir des patois, réservés à la conversation familière ou à celle des petites gens[19].

Il en résulte que la plupart de ceux qui écrivent la κοινὴ διάλεκτος, ont dû l’apprendre à peu près comme les clercs du moyen-âge apprenaient le latin, ou comme la haute société européenne des derniers siècles apprenait le français. La « langue commune » n’est pas tout à fait la langue maternelle de beaucoup de ceux qui l’emploient. Elle ne peut donc avoir, sous leur plume, toute la finesse, ni toute la saveur, ni toute la pureté, ni même toute la correction qu’on trouvait chez les écrivains de l’âge précédent. On avait déjà vu sans doute, au ve et au IVe siècle, l’ionien, puis l’attique, tendre à un rôle à peu près semblable ; mais c’était encore l’exception, et la tradition du bon langage était maintenue avec éclat par une foule d’écrivains dont la langue était bien à eux. Au iiie siècle, au contraire, le nombre de ceux qui écrivent en dialecte attique hors d’Athènes devient immense. Le véritable atticisme est comme submergé sous ce déluge, qui reflue jusque dans Athènes elle-même, et la pureté de la langue, en prose, est partout altérée. En poésie, il en est à peu près de même : les poètes n’emploient pas plus que les prosateurs le dialecte du pays où ils sont nés ; ils se servent du dialecte littéraire propre au genre qu’ils traitent, de l’ionien s’ils composent une épopée, du dorien s’ils font une œuvre lyrique, et ainsi de suite. Il n’y a que le mime et l’idylle qui s’attachent au dialecte vrai des personnages qu’ils mettent en scène. Dans les autres genres, les poètes écrivent une langue artificielle. En cela, il est vrai, ils se conforment à la tradition poétique de la Grèce : ni Sophocle, dans les chœurs de ses tragédies, ni Pindare, ni sans doute Homère lui-même n’avaient fait autrement. Mais il y a pourtant ici une double nouveauté très importante : d’abord, au iiie siècle, la langue poétique est infiniment plus bigarrée qu’elle ne l’avait jamais été ; on puise largement, non toujours avec assez de goût, dans le trésor immense du passé ; on est bien aise d‘étaler son savoir ; on y met du pédantisme. Ensuite, comme la langue ambiante est prosaïque, on associe parfois d’une manière étrange des hardiesses archaïques à la platitude contemporaine. La langue de la poésie, dans la Grèce ancienne, avait eu son vocabulaire propre et sacré, pour ainsi dire, dont les éléments, malgré leur diversité d’origine, s’étaient fondus, par la vertu de l’usage et de la tradition, en un tout harmonieux et homogène. Mais cette harmonie était délicate et fragile. Au iiie siècle, elle subit plus d’une atteinte. Et cependant, jamais poètes ne furent plus savants que quelques-uns des Alexandrins, ni même plus curieux d’art. Si leur langue ressemble trop à une mosaïque, elle en a aussi les qualités. Jamais on ne prit plus de souci de bien choisir chaque mot et de l’enchâsser à la meilleure place. Chez un artiste comme Théocrite, ce souci délicat donne des finesses exquises de ton. Chez beaucoup d’autres, le résultat n’est pas en proportion de l’effort.

III

La littérature alexandrine, comparée à celle des âges précédents, est incontestablement une littérature de décadence. Et si la littérature est en baisse, c’est que l’homme lui-même vaut moins. Il y a là un grand fait et une grande leçon.

Ce n’est pas à dire que chaque homme alors soit moins intelligent, moins laborieux, moins savant que ses prédécesseurs ; mais, au milieu de ses livres, dans son école ou dans son cénacle, dans les plaisirs de la cour, il vit en somme d’une vie moins complète et moins noble que dans les vieilles cités grecques. L’air qu’il respire est moins fortifiant. L’individu s’isole et s’amoindrit ; sa vie particulière, détachée du sol où elle s’attachait autrefois, ballottée dans l’immensité de l’espace et du temps, va à la dérive ; ou bien elle se replie sur elle-même et s’absorbe dans un égoïsme plus ou moins intelligent, mais qui atrophie ses plus hautes facultés. L’homme n’éprouve plus guère, en dehors de l’intérêt pratique, que l’attrait du plaisir ou la curiosité du dilettante. La religion, qui remplissait les cœurs d’enthousiasme dans les panégyries d’autrefois, n’est plus, pour l’élite, qui seule s’occupe encore de littérature, qu’une mythologie. Le patriotisme est mort avec les patries. Les choses de la guerre n’intéressent que les soldats de profession. La politique se concentre dans le cabinet de quelques princes. La cour, les érudits, les lettres, les poètes, ne cherchent au fond que leur propre amusement, sous des formes différentes. Une sorte d’épicurisme pratique envahit toute cette société. Les hautes sources d’inspiration sont taries, et ainsi l’abaissement moral a pour conséquence directe l’abaissement littéraire et artistique. Jamais on ne vit plus clairement le danger de cette théorie qui se résume dans le mot célèbre, « l’art pour l’art ». La formule n’est peut-être pas fausse en elle-même, si l’on entend par là que l’art ne doit pas se subordonner a la morale au point de se faire prédicateur de religion, de patriotisme ou de morale. Mais elle est extrêmement périlleuse si elle conduit à oublier que tant vaut l’âme de l’artiste, tant vaut son art, et qu’un artiste qui cesse d’être un homme dans la plus large acception du mot, est bien près de devenir un simple virtuose, c’est-à-dire un manœuvre plus ou moins habile, capable de tout dire, mais incapable de rien trouver qui vaille la peine d’être dit. Le labeur des érudits n’est pas non plus une mauvaise chose en soi. Mais si l’érudit ne porte pas dans ses recherches le sens profond de la vie, la préoccupation de quelque chose de plus grand que l’objet particulier de sa recherche, il ne fait en somme qu’une œuvre assez médiocre. C’est ce qui arrive trop souvent dans la période alexandrine. On trouve çà et là quelques fleurs exquises de poésie, quelques grandes vues morales, quelques belles pages d’histoire. On y rencontre aussi des savants, et même de grands savants, parce que le propre de la science est de progresser toujours, à moins d’un cataclysme social : ici, les résultats s’additionnent et il se rencontre de temps en temps des hommes qui en font la synthèse. Mais, en somme, l’originalité véritable est rare. Les plus belles créations artistiques de cet âge portent la marque de l’époque : abus des souvenirs, de l’érudition sèche ; raffinement qui se montre jusque dans l’excès d’une naïveté qui n’est pas simple. Le mot d’Alexandrinisme est devenu synonyme, en art, d’une délicatesse un peu mièvre et d’une habileté trop savante, trop bornée à l’extérieur des choses. Il s’applique avec une entière justesse à toute la poésie de cette période, dont il exprime bien les défauts, en même temps que la qualité essentielle aussi, c’est-à-dire un goût persistant de la beauté, une recherche de la perfection qui, même en des tentatives incomplètement heureuses, méritent pourtant d’être loués. Il faudrait un autre mot pour caractériser les prosateurs de ce temps, si généralement étrangers au souci de l’art. Disons que leur malheur est peut-être de s’être trop bornés à faire, en tout genre, des inventaires. La Grèce classique était morte, embaumée dans les bibliothèques et dans les musées. Il s’agissait de la cataloguer et de l’expliquer, de la faire connaître aux nouveaux-venus, qui étaient même en partie des étrangers. Le sentiment qui animait ces travailleurs avait son côté noble : l’admiration et le respect du passé, une curiosité infatigable. Leur défaut, ce fut de vivre trop exclusivement dans ce passé sans assez le comprendre. S’ils avaient eux-mêmes vécu d’une vie plus pleine, ils auraient mieux pénétré le caractère propre en même temps que la vie si riche de ce passé. Dans la période romaine, si inférieure à celle-ci pour la poésie et l’art, on trouve du moins une inquiétude morale qui est un germe de grandeur et de renouvellement. Le monde ancien se sent alors malade ; il a conscience de la crise qu’il subit et cherche des remèdes, qu’il ne trouve d’ailleurs pas toujours ; mais la recherche du mieux, en morale comme en art, est déjà une belle chose et une bonne chose. Les Alexandrins sont trop persuadés qu’ils continuent directement les générations précédentes ; ils les étudient avec sérénité ; leur curiosité n’a pas d’angoisses. Les stoïciens sont presque les seuls, dans cette période, qui aient eu quelque ardeur agissante et une sorte de tourment sur eux-mêmes. Aussi le stoïcisme, malgré ses paradoxes, est-il alors ce qu’il y a de plus vraiment grand et de plus fécond. Polybe aussi, grâce à des circonstances exceptionnelles, a vécu d’une vie plus pleine et vu plus loin que les autres. Il est sorti du cercle étroit des purs lettrés. Il a compris Rome et s’est inquiété de l’avenir. Mais la foule des érudits n’a pas cette vigueur ; ils lisent, annotent, commentent, compilent, enfermés dans leurs livres et ne voyant qu’eux, ce qui n’est pas la meilleure manière de les lire. Comme ils ont, sans le savoir, réduit en eux-mêmes presque à rien la volonté, la sensibilité, l’imagination, toutes les forces actives de l’âme, qui sont aussi les sources de la littérature, il en résulte que tout leur zèle et tout leur labeur n’aboutissent le plus souvent qu’à un travail utile sans doute, méritoire même, à beaucoup d‘égards, mais en somme banal, médiocre et impersonnel.

Nous n’avons donc pas à étudier cette période de la même manière que les précédentes. Dans celles-ci, la science elle-même était souvent littéraire, parce que l’effort pour exprimer des idées nouvelles donnait à l’expression de ces idées une saveur personnelle. Dans la période Alexandrine, au contraire, les genres autrefois les plus littéraires, comme l’histoire et la philosophie, le deviennent de moins en moins, parce que la personnalité de l’écrivain s’y affaiblit. Jamais il n’y avait eu tant d’écrits et si peu d’écrivains. L’étude détaillée de tous ces ouvrages formerait un catalogue, non une histoire de la littérature. Notre tâche nous est tracée d’avance par la nature des choses : chaque fois que nous rencontrerons un talent original, nous essaierons de le définir et de le mettre en pleine lumière. Pour le reste, nous nous attacherons moins à faire connaitre des individus dénués de physionomie, qu’à marquer le caractère général des groupes et les grands mouvements de la pensée collective à travers la foule des écrits indistincts[20].
  1. Cette comédie a été étudiée précédemment, au tome III, à cause des liens étroits qui la rattachent à la comédie antérieure.
  2. Par exemple, le nom. pl. βασιλῆς devient βασιλεῖς ; l’acc. βασιλέας, βασιλεῖς ; le génitif Πειραιῶς, Πειραιέως ; le génitif-datif δυοῖν, δυεῖν. Ὅπως, au sens final, se construit avec le subjonctif, sans ἄν. Et ainsi de suite. Cf. Meisterhans, Grammatik der Attischen Inschriften (Berlin, 1885), p.  56, 70, 109, etc.
  3. Épicure dit toujours διαλαμβάνειν (comprendre), là ou Platon dirait λαμβάνειν.
  4. Xénophon disait, en termes concrets : Σωκράτης, ὥσπερ ἐγίγνωσϰεν, οὔτως ἔλεγεν (Mém. I, 1, 4) ; Épicure écrit d’une manière abstraite : οὐκ ἔσονται σοι τοῖς λόγοις αἱ πράξεις ἀκόλουθοι (Sentences, 25).
  5. Épicure et Zénon sont inventeurs d’une foule de ces termes.
  6. Par exemple, le fastidieux ὁλοσχερής, avec son dérivé ὁλοσχερῶς, presque aussi chers à Épicure qu’à Polybe.
  7. Sur Alexandrie, cf. Strabon, XIII, p. 791. V. aussi Couat, Poésie Alexandrine, chap. I, où l’on trouvera d’abondants détails sur ce qui ne peut être ici qu’effleuré, et l’article Alexandrie dans l’Encyclopédie de Pauly.
  8. Galien, In Hippocr. Epidem., III, 2.
  9. Aulu-Gelle, Nuits Attiques, VI, 17.
  10. Strabon, XIII, p. 608 ; Athénée, I, p. 3, B.
  11. Couat, p. 22.
  12. Couat, p. 15-19.
  13. Strabon, XVII. p. 793-795.
  14. Dans Athénée, I. p. 22, D.
  15. Théogonie, début.
  16. Plutarque, Marc-Antoine, 58, 3.
  17. Strabon, XIV, p. 673.
  18. Corn. Nepos, Hannibal., 13 ; Justin, XX, 5, 11.
  19. Faisons toujours une exception en faveur de Syracuse, où Archimède semble avoir écrit ses traités de mécanique en dorien, c’est-à-dire dans la langue qui se parlait autour de lui.
  20. Pour le catalogue détaillé des écrits et des écrivains, les curieux devront se reporter au très savant et très consciencieux ouvrage de F. Susemihl, Geschichte der griechischen Litteratur in der Alexandrinerzeit, 2 vol. in-8°, Leipzig, 1891-1892.