Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 4/01


CHAPITRE PREMIER

FORMATION DE L’ÉLOQUENCE ATTIQUE
LES SOPHISTES ; ANTIPHON


BIBLIOGRAPHIE


Sophistes. — Les œuvres des premiers sophistes ne nous sont connues, sauf deux discours attribués à Gorgias, que par les fragments qu’en citent les écrivains anciens. Ces fragments ont été recueillis dans le tome II des Fragmenta philosophorum græcorum de C. Müller (Bibl. Didot, Paris, 1867). Quant aux deux déclamations de Gorgias, elles nous ont été conservées (avec quelques autres écrits sophistiques) par les manuscrits d’Antiphon, et elles sont ordinairement publiées soit dans les éditions générales des orateurs attiques, soit dans les éditions particulières d’Antiphon, notamment dans celle de Blass (Teubner, 1881).

Antiphon — Les manuscrits d’Antiphon utilisés par les éditeurs sont au nombre de six, dont aucun n’est de premier ordre. Les deux meilleurs sont le Crippsianus (A de Bekker), du musée Britannique, et l’Oxoniensis (N de Maetzner), qui semblent dériver tous deux d’un même original ayant contenu parfois deux leçons différentes pour un seul passage. Le premier semble être du XIIIe siècle ; le second est peut-être un peu plus récent. L’origine et la valeur relative des manuscrits d’Antiphon ont été examinées avec le plus grand soin par Blass, dans la préface de son édition, puis par Cucuel, dans son Essai sur la langue et le style de l’orateur Antiphon, Paris, 1886.

L’édition princeps d’Antiphon a été donnée par Alde Manuce, à Venise, en 1513, dans son édition des orateurs attiques, d’après des manuscrits secondaires. Reiske, qui a publié Antiphon dans le tome VII de ses Oratores attici (Leipzig, 12 vol., 1770-1775), ne s’est également servi que de manuscrits médiocres. Ces vielles éditions n’ont plus qu’un intérêt de curiosité. Bekker fit faire un grand pas à la critique d’Antiphon par l’emploi du Crippsianus (t. i de ses Oratores attici, 4 vol., Oxford, 1822-1823, et 5 vol., Berlin, 1823-1824). Le même texte, légèrement amélioré, fut reproduit par Baiter et Sauppe (Oratores attici, 9 vol., Zurich, 1838-1850, t. i). Un nouveau progrès fut dû à Maetzner (Antiphontis Orationes, XV, Berlin, 1838), qui collationna pour la première fois l’Oxoniensis. Depuis, ce sont surtout des améliorations de détail qui ont été réalisées soit par une révision plus attentive des manuscrits principaux, soit par un meilleur usage de leurs indications. Il faudrait mentionner les noms de plus de vingt critiques pour rendre à chacun ce qui lui est dû. Bornons-nous à citer les deux éditions de Iernsted (Saint-Pétersbourg, 1880) et de Blass (Leipzig, Teubner, 1881).

Traduction des Œuvres complètes de l’orateur Antiphon, par Cucuel, Paris, 1888.

Index Antiphonteus, par Van Cleeff, 1896.


SOMMAIRE

Introduction : la prose attique ; ses caractères généraux ; ses principales formes ; l’éloquence. — I. L’éloquence non écrite. § 1. L’âge homérique. § 2. Athènes au Ve siècle. § 3. Thémistocle ; Périclès. — II. L’éloquence écrite. § 1. La rhétorique sicilienne. § 2. La rhétorique des sophistes à Athènes. Doctrine sophistique : scepticisme, puissance des mots, recherche de l’utile ; vogue des doctrines nouvelles. Les premiers sophistes : Protogoras, Gorgias, Prodicos, Hippias, etc. § 3. Antiphon et ses homonymes. — III. Conclusion.


Au temps où commence la guerre du Péloponèse, la prose grecque n’était pas encore sortie de la période des débuts et des essais : les logographes, les premiers philosophes, en fait de style, cherchent leur voie et oscillent de l’extrême simplicité à des hardiesses toutes poétiques ; l’histoire d’Hérodote est un chef d’œuvre, mais de grâce naïve et comme inachevée ; rien encore n’est définitif, et le type nouveau reste à fixer. C’est l’œuvre de l’atticisme.

La grande prose grecque naît à Athènes entre les années 439 et 410. La perfection des écrits en prose, en effet, n’appartient qu’à la maturité des littératures. La poésie est le langage de l’imagination ; elle chante. La prose, au contraire, parle, c’est-à-dire qu’elle use des mots avec prudence et réflexion en vue d’un objet plus pratique ; elle cherche la clarté, qui instruit, plus que la beauté, qui émeut ; elle met en pleine lumière la liaison des idées ; elle s’achemine d’un pas régulier vers un but marqué d’avance ; elle gouverne ses phrases et ses périodes avec une parfaite conscience de la démonstration où elle tend, de la conclusions qu’elle prépare. Elle est le langage de la raison analytique. Cette ferme raison suppose un esprit déjà viril. Or l’atticisme est la virilité de l’hellénisme.

Ces qualités apparaissent à Athènes de bonne heure, car on peut les signaler déjà chez Solon. Nous avons dit ailleurs[1] comment Athènes, située pour ainsi dire à mi-chemin de l’ionisme et du dorisme, héritière en outre, dès le VIe siècle, d’une tradition déjà longue, avait eu le privilège de naître à la littérature armée tout d’abord de la raison. Mais c’est surtout au milieu du Ve siècle que ces germes se développent chez elle. Victorieuse des Perses, maîtresse d’un grand empire maritime, elle est la première puissance de la Grèce et devient, du même coup, la capitale intellectuelle d’une race désormais adulte. L’atticisme, à cette date, n’est autre chose que l’esprit grec lui-même dans sa maturité la plus vigoureuse et son équilibre le plus harmonieux. Le drame en est la première création. La prose va suivre presque aussitôt. Pendant un siècle environ, les chefs-d’œuvres en prose vont se multiplier, jusqu’à la mort d’Alexandre, qui marque la fin de la prose attique et le commencement de la prose simplement grecque, ou hellénistique.

De là les qualités qui donnent à l’atticisme du Ve et du IVe siècle sa physionomie originale. Ce sont bien les qualités foncières de l’hellénisme, car Athènes est alors le cœur de l’Hellade (῾Ελλάδος ῾Ελλὰς ᾿Αθῆναι[2]). Mais c’est un hellénisme nouveau, distinct de celui qui le précède ou qui l’environne, un hellénisme modifié par le temps, par les circonstances, par le génie de la cité qui le personnifie[3].

Un point à noter d’abord, c’est la nature des sujets où se complaît l’esprit attique. Par une disposition qui lui est propre, il s’attache beaucoup moins à la riche diversité de la nature qu’à l’étude des choses politiques et morales ; il s’enferme volontiers dans la vie humaine telle que la lui présente la cité grecque, et en particulier la cité attique. C’est que l’Athénien est par excellence un être « politique ». Jamais la vie collective de la cité n’a été plus forte avec une vie individuelle plus riche. L’individualisme a fini par tuer la cité attique. Mais, au Ve siècle, l'équilibre est parfait, et, au IVe, c’est encore dans le cadre de la cité que se meut toute l’activité de l’individu, même quand elle en ruine le principe. Il en résulte que le sujet presque unique de la littérature attique, c’est l’homme vivant dans la cité. L’esprit attique n’a pas la curiosité large et un peu vagabonde du vieil esprit ionien tel qu’on l’aperçoit chez l’auteur de l’Odyssée, ou chez le physicien Thalès, ou chez les historiens voyageurs Hécatée et Hérodote. Sa curiosité est moins en superficie qu’en profondeur ; elle se tourne en rigueur d’analyse et en logique. Les orateurs d’Athènes sont, par métier, les hommes du moment présent. Les historiens s’occupent plus d’Athènes elle-même que des choses antiques ou étrangères. Ses philosophes mettent la morale sociale au centre de leurs systèmes. S’il se fait, durant la période attique, quelque tentative importante dans l’ordre des sciences naturelles, c’est en dehors d’Athènes ou par les moins attiques de ceux qu’elle a adoptés. L’esprit attique a donc ses limites très nettes et assez resserrées. Quelques-uns seront tentés de lui en faire un reproche. N’oublions pas, cependant que les défauts, dans une riche nature, ont ordinairement leur contre-partie. Ce que l’esprit attique a perdu en étendue, il l’a certainement gagné en force et en précision.

Même originalité dans la manière d’exprimer les idées.

On sait la discussion qui s’éleva entre Cicéron et son ami Brutus au sujet de l’éloquence attique. Brutus ne voulait reconnaître l’atticisme que dans une élégance sobre et un peu grêle, comme celle de Lysias. Cicéron, tout en goûtant fort l’atticisme de Lysias, n’admettait pas une définition qui l’eût obligé à exclure de la liste des attiques Eschine et Démosthène. Il y a, disait-il, des attiques des plusieurs sortes[4]. Quintilien répète la même idée : il distingue entre un certain fond commun et les diversités individuelles, parfois très marquées ; il ajoute que ce fond commun, c’est un goût fin et pur[5]. Cicéron et Quintilien ont raison. Eschyle ne ressemble guère à Aristophane, ni Lysias à Thucydide, ni Platon à Démosthène ; et pourtant ils ne sont pas absolument étrangers non plus les uns aux autres. Bornons-nous aux écrivains en prose. Ce qui fait le fond de l’atticisme, c’est une raison vive et fine. Cette raison n’exclut rien, mais elle gouverne tout ; elle ne proscrit pas l’imagination, mais elle la veut élégante, sobre, légère, comme chez Platon ; elle ne rejette pas davantage la passion d’un Démosthène, mais elle l’oblige à respecter la netteté, la brièveté du discours, et elle lui interdit certaines manifestations purement extérieures qui s’adresseraient plutôt à des sens un peu grossiers qu’à des intelligences déliées. Le plus souvent, d’ailleurs, elle se passe à la fois et d’imagination, hardie et de passion véhémente ; car elle prend les choses plus simplement, avec plus de sérénité. Très vive, elle comprend à demi-mot, et n’aime ni les cris, ni les longueurs ; elle est sobre et mesurée. Très fine, elle prend plaisir à deviner ce qu’on ne lui dit pas ; elle aime, l’ironie, arme légère d’un esprit qui se possède, d’une intelligence ailée qui se rit de la brutalité des choses ou de la médiocrité de ses adversaires. L’inconvénient de cette finesse, c’est une tendance à la subtilité ; l’esprit attique est parfois subtil ; s’il oublie de se surveiller, il risque de jouer avec les mots. Il manque parfois aussi d’un certain sérieux, d’une certaine force (gravitas) qui vient du caractère ; il s’engage rarement tout entier et à fond dans une lutte ; il semble qu’il tienne moins au fond des choses qu’à l’exercice charmant de sa propre vigueur ; il est merveilleusement libre, peut-être parce qu’il est un peu sceptique. Dans le style proprement dit, il rencontre naturellement une parfaite justesse de termes et une netteté de phrase exquise. Les mots dont il se sert sont ceux de la langue quotidienne et courante, mais choisis avec goût et mis en leur place avec art. Il excelle à ce jeu si fin des particules, qui rapprochent ou séparent les idées, qui les forment en faisceaux et les dénouent, qui poussent en avant le discours ou en ralentissent la marche. Il aime beaucoup l’antithèse, qui donne à l’idée tant de pointe et de perçant. Mais il n’est pas l’esclave de sa propre rigueur. Il est artiste autant que logicien, c’est-à-dire épris de la vie et de la grâce ; de là, dans la syntaxe, une liberté que ne connaissent ni le latin ni le français ; dans le rythme, une variété qui évite jusqu’à l’apparence du mécanisme ; dans tout l’ensemble du discours, une souplesse, une liberté qui corrigent à chaque instant (ou plutôt qui préviennent) ce que le trop de netteté pourrait avoir de fatigant, et font ressembler la belle prose attique à la parole vivante d’un « honnête homme ». Ajoutez que le vocabulaire attique, comparé au nôtre, est remarquablement concret ; il est bien plus semblable au langage du peuple ; il est tout près encore de la conversation ; il a, par conséquent, quelque chose de très savoureux et de très vif. De tout cela se forme un ensemble exquis, où les qualités-essentielles d’une grande prose classique, netteté, force logique, raison, se tempèrent de grâce et d’élégance.

On se tromperait pourtant si l’on croyait que l’atticisme est arrivé d’emblée à réaliser cet idéal. En outre, les traits que nous venons de réunir ne se rencontrent pas également chez tous les attiques. Une histoire de la prose attique doit avoir précisément pour objet, tout en étudiant le caractère original de chaque écrivain, de suivre, à travers les particularités accidentelles qui tiennent la nature des individus, l’évolution qui se continue de l’un à l’autre, la série des actions et réactions parfois même le réseau des influences entrelacées qui ont fait l’atticisme tel qu’il est. Inutile d’ajouter que tous les prosateurs dont nous aurons à parler dans ce volume ne sont pas Athéniens de naissance ; que quelques-uns même ont peu subi l’influence d’Athènes et en sont pas proprement des attiques ; nous aurons à mentionnes des écoles, des groupes qui appartiennent à d’autres régions intellectuelles ; mais il suffit, pour justifier les observations générales qui précèdent, que la grande majorité des écrivains de cette période soient des attiques, et qu’en particulier tous ceux chez qui l’art d’écrire a été porté à un haut degré d’excellence soient, en vertu de leur naissance ou de leur éducation des représentants authentiques de l’atticisme.

La prose attique s’est produite presque en même temps sous ses trois formes essentielles, éloquence, histoire, philosophie. C’est cependant l’éloquence qui doit attirer d’abord notre attention. C’est elle en effet qui, la première, sinon encore par ses chefs-d’œuvre, du moins par ses théories et par le mouvement qu’elle imprime aux intelligences, ouvre la marche et donne l’impulsion décisive. Elle est, d’ailleurs le lien commun des trois grandes formes littéraires de la prose : les historiens et les philosophes s’occupent de la rhétorique aussi bien que les orateurs ; la rhétorique, est une des puissances de ce temps ; les uns écoutent et l’admirent, les autres la combattent, mais elle ne laisse personne indifférent, et l’on ne saurait comprendre tout à fait ni ses disciples ne ses adversaires si l’on n’avait commencé par l’étudier elle-même.


I


L’éloquence écrite est la seule qui fasse, à proprement parler, partie de la littérature. Et sous ce nom d’éloquence écrite nous ne désignons par ici des discours improvisés mais recueillis par quelque système de sténographie ; cette forme d’éloquence écrite est étrangère à la Grèce ancienne ; nous n’y rencontrons, en fait de littérature oratoire, que des discours rédigés à loisir soit avant d’être prononcés, soit après. Notre étude de l’éloquence grecque pourrait donc commencer, ce semble, avec les premiers monuments de la rhétorique. Il est pourtant nécessaire de remonter plus haut. Avant d’écrire des discours, la Grèce en a beaucoup improvisé. Elle a parlé, elle a été éloquente pendant des siècles, sans avoir pour cela de littérature oratoire. Parler, en effet, est une fonction naturelle, comme de respirer, et, chez une race bien douée, parler avec éloquence est une faculté qui se développe très vite. Mais écrire de beaux discours est une chose toute différente. Des siècles peuvent s’écouler avant qu’on en soit capable, avant qu’on en ait même l’idée. Pourquoi écrire un discours, en effet ? Pour laisser le souvenir précis et authentique des raisons qui ont touché une assemblée politique ou judiciaire ? Mais c’est là une idée qui ne peut naître qu’à une époque de culture historique avancée. Pour la beauté littéraire du discours ? Pour l’enseignement des futurs orateurs ? De tels desseins supposent encore un développement de la conscience littéraire et de la théorie oratoire qui ne peut être que l’effet d’une longue pratique. Le voulût-on faire, d’ailleurs, il ne serait pas facile d’y réussir. Se montrer éloquent dans le feu de l’improvisation ou l’être la plume à la main sont choses fort différentes. Retrouver après coup l’inspiration oratoire, ou la devancer par une préparation écrite, est un travail qui met en jeu d’autres facultés et suppose une autre gymnastique intellectuelle que celle de l’orateur proprement dit. Il existe la même différence à peu près entre ces deux sortes d’éloquences qu’entre savoir bien dire quand on parle pour son propre compte et retrouver cette même justesse de diction quand on lit à haute voix l’œuvre d’un autre. « Il y en a, dit Pascal, qui parlent bien et qui n’écrivent pas bien : c’est que le lieu, l’assistance, les échauffent et tirent de leur esprit plus qu’ils n’y trouvent sans cette chaleur[6]. » La Bruyère disait aussi : « C’est un métier que de faire un livre comme de faire une pendule ; il faut plus que de l’esprit pour être auteur[7]. » C’est ce métier qui manqua longtemps à la Grèce ; elle avait beaucoup d’esprit, mais non ce qui permet à l’esprit de faire durer la trace de ses improvisations éloquentes.

On ne saurait négliger entièrement cette longue tradition, qui a préparé la littérature oratoire. C’est là que les premiers maîtres de rhétorique ont puisé l’idée de leurs règles ; c’est sur ce fond que les premiers orateurs savants ont travaillé. L’étude de cette éloquence non écrite, si elle est possible, est donc nécessaire ; c’est l’introduction naturelle à celle des orateurs qui ont écrit. Or, malgré l’absence des documents directs, qui, par définition même, doivent ici nous faire défaut, il n’est pas très difficile de ressaisir au moins les traits essentiels de cette période préparatoire ; on peut l’aborder de biais, sinon de front, et par plusieurs côtés ; on peut, à travers les peintures des poètes, les indications des historiens, les analogies des âges postérieurs, découvrir les principales lignes de son évolution et, pour la partie la plus récente, décrire même avec précision quelques physionomies de grands orateurs. Il en est de ces orateurs qui n’ont pas écrit, comme des acteurs : quand ils ont eu du génie, le reflet s’en conserve dans le souvenir des contemporains.

§1

Dès le temps d’Homère, la Grèce est éloquente et préoccupée de bien dire[8]. L’Iliade et l’Odysée sont pleines de conseils, d’assemblées, de discours. Les rois s’appellent « hommes qui délibèrent » ({{|lang|grc|βουληφόροι ἄνδρες}}). Bien parler est aussi nécessaire pour un roi que bien combattre ; ce sont deux parties essentielles de son métier. Phénix apprend l’un et l’autre à Achille enfant :

Μύθων τε ῥητῆρ’ πρηκτῆρά τε ἔργων[9].

L’éloquence est un don des Muses. « Celui des rois qu’honorent les filles du grand Zeus, dit Hésiode, et qu’elles regardent à sa naissance, elles versent sur ses lèvres une a agréable rosée et les paroles coulent de sa bouche douces comme du miel. Les peuples le contemplent tandis qu’il tranche les procès par une exacte justice, et lui, parlant sans défaillance, apaise aussitôt par sa prudence un différend si grave qu’il soit[10]. » Ulysse, Nestor, sont admirés pour leur éloquence. L’homme qui parle bien ; même si les dieux lui ont refusé la beauté corporelle, est regardé par les peuples avec joie et respect, comme un dieu(θεὸν ὥ εἰσορόωσιν)[11].

Cette éloquence revit pour nous dans les poèmes homériques. L’inspiration poétique, dans les discours de l’Iliade et de l’Odyssée, a su restituer la vie, qu’aucun orateur de ce temps n’aurait été capable de retrouver après coup, s’il avait voulu écrire son discours en prose. Au total, l’image est certainement assez exacte. Homère est un témoin pour son temps de la même manière et dans la même mesure que Sophocle ou Racine pour le leur. Il faut les interroger avec prudence et faire la part de la poésie ; mais l’imitation de la réalité tient

beaucoup de place aussi dans leurs créations. Qu’est-ce donc, d’après cela, que cette éloquence de la Grèce héroïque ?

Quintilien l’admire sans réserve, comme la perfection même de l’art oratoire[12], et les rhéteurs grecs sont du même avis[13]. Il y a pourtant des distinctions à faire. Assurément, les qualités essentielles de l’éloquence grecque sont déjà visibles dans ces discours, et il est aisé d’y reconnaître une race admirablement douée pour la parole : mais on y voit non moins clairement que cette race en est encore à la période des débuts et qu’elle n’a pas fait sa rhétorique. Elle a déjà, en perfection ; la fluidité agréable de la parole, cette facilité coulante et harmonieuse qui résulte naturellement, chez certains peuples du Midi, de la souplesse des organes et de la promptitude de la mémoire[14]. Le défaut de cette qualité, c’est une rapidité trop grande dans le débit, une vivacité bavarde et criarde : c’est par où pèche Thersite[15] ; mais on l’en blâme, et l’instinct délicat de la Grèce est pleinement averti de ce danger. Les orateurs homériques ont la finesse d’esprit qui fait trouver les arguments les plus convaincants les plus appropriés, soit dans l’ordre des choses matérielles et de l’intérêt (cadeaux, etc.), soit dans l’ordre du sentiment et du pathétique[16] Ils ont même un talent remarquable pour enchaîner les idées de la façon la plus naturelle, la plus aisée ils savent déjà les développer, les déployer et les expliquer (explicare) avec clarté et agrément[17]. C’est pourtant là que se voit surtout la différence entre cette éloquence primitive et celle qui s’inspire d’un art plus savant ; or c’est là aussi, selon la doctrine d’Aristote, le principal de l’éloquence, car l’art de prouver est l’âme des discours[18]. Une éloquence vraiment mûre et savante est à la fois philosophique et dialectique. Elle a des principes, qui sont d’une part les faits de la politique, de l’histoire, de la psychologie sociale, de la législation, et de l’autre les lois de ces faits, qu’elle rattache aux circonstances particulières du discours. De plus elle sait creuser les idées, les réduire à leurs éléments les plus simples pour leur donner toute la clarté dont elles sont capables ; les grouper en arguments pour en tirer les conclusions ; elle court à son but sans s’attarder, sans se laisser distraire, avec une rigueur logique qui domine l’auditeur et qui l’entraîne. Il n’en est pas de même chez Homère. Les idées générales sont rares, bornées presque toujours à quelques lois religieuses ou à certaines observations morales très simples. La dialectique est courte, superficielle, un peu molle ; l’analyse des idées est à peine indiquée ; l’argumentation se tourne en apologues, en narrations parfois fort belle (par exemple, au IXe chant de l’Iliade, l’allégorie des prières, la chasse du sanglier de Calydon), mais plutôt populaire, à la façon d’Ésope, des Travaux d’Hésiode, des paraboles de Ménénius Agrippa dans Tite-Live ; c’est-à-dire de la démonstration plus suggestive que méthodique, avec une allure parfois traînante, vive seulement par instants sous le coup de la passion jaillissante. Enfin, il faut le répéter, cette éloquence-là ne s’écrit qu’en vers, et elle est fictive ; les discours réels disparaissent avec l’occasion que les a fat naître ; l’éloquence ne semble digne d’un intérêt durable que mêlée à une action dramatique, à une fable qui la supporte et la fait vivre.

Hérodote, à quatre ou cinq siècles d’intervalle, et au moment même où l’atticisme arrive à son entier épanouissement, est comme l’écho lointain d’Homère ; les discours qui remplissent son histoire rappellent ceux de l’Iliade et de l’Odysée ; l’inspiration religieuse et morale en est plus épurée ; mais l’art oratoire y est assez, semblable ; cette dernière voix de la Grèce ionienne s’accorde à merveille avec la première, celle de l’âge épique.

À côté de l’Ionie, la Grèce dorienne a peu fait pour l’éloquence. De très bonne heure Sparte vise à la brièveté forte plutôt qu’à la facilité abondante et claire. Déjà, au IIIe chant de l’Iliade, Ménélas est représenté comme sobre de paroles[19]. L’esprit spartiate est plutôt gnomique qu’oratoire. L’autorité de celui qui parle y a plus de poids que ses arguments. La constitution tout entière est peu favorable aux discours : le sénat, composé de trente vieillards seulement, est presque annulé par les éphores ; l’assemblée du peuple vote sans débats, par oui ou par non[20]. Dans les autres cités doriennes, il y eut des luttes intestines violentes qui durent susciter des orateurs, mais aucune trace distincte n’en est restée. La Sicile seule, parmi les régions doriennes, a marqué sa place dans l’histoire des origines de l’éloquence en faisant de la pratique oratoire un art. Mais elle n’a pas d’orateur marquant, et c’est à Athènes que cet art, sicilien d’origine, a vraiment porté ses fruits. Arrivons donc à Athènes, la vraie patrie de l’éloquence ; nous reviendrons tout à l’heure sur la rhétorique sicilienne en nous plaçant au point de vue athénien, c’est-à-dire à propos de son influence sur les progrès de l’éloquence attique.

Ce qu’était, au point de vue oratoire, l’Athènes du VIe siècle (celle de Solon ou de Pisistrate), nous l’ignorons, et nous n’avons pas à le rechercher : c’est l’Athènes du Ve siècle, la grande cité démocratique, organisée par les réformes de Clisthène d’abord, ensuite par celles de Périclès, qui doit nous occuper. Il s’agit de voir quelles occasions elle offrait à la parole, quelles obligations ou quelles facilités les circonstances imposaient aux orateurs, quel public enfin ils devaient satisfaire et ce que les goûts de ce public donnaient de soutien à l’éloquence.

§2

Les occasions de parler étaient nombreuses et variées. On parlait au Pnyx, devant les tribunaux, dans certaines cérémonies. D’où les trois genres distingués par la rhétorique ancienne, le délibératif, le judiciaire, l’apodictique (ou genre d’apparat[21]).

On sait le mot de Fénelon : « À Athènes, tout dépendait du peuple, et le peuple dépendait de la parole. » Cette appréciation est vraie à la lettre. La cité était gouvernée par deux assemblées, le Conseil des Cinq Cents et l’Ecclesia. De la première, rien d’essentiel à dire pour le sujet qui nous occupe : oratoirement, elle pâlissait auprès de la seconde. Mais celle-ci était pour les orateurs une arène incomparable. Quatre fois au moins par prytanie (c’est-à-dire dans un espace de trente-cinq ou trente-six jours), beaucoup plus souvent si les affaires l’exigeaient (ce qui était l’ordinaire), tous les citoyens, à partir de l’âge de vingt ans, se réunissaient au-dessus de l’agora dans l’endroit qu’on appelait le Pnyx. La séance commençait par une cérémonie lustrale (les περίστια) après laquelle le héraut prononçait une formule d’imprécations contre ceux qui apporteraient à la tribune un opinion vénale[22]. On lisait ensuite le décret du Conseil (προβούλευμα), qui convoquait le peuple et qui, dans certaines affaires, lui soumettait un projet. Un vote préalable (προχειροτονία) décidait si le projet devait être admis sans discussion. C’était évidemment le cas pour beaucoup d’affaires peu importantes. Si la chose en valait la peine. La discussion s’ouvrait. «Qui veut parler ? » disait le héraut[23]. Tous les membres de l’assemblée avaient le droit de prendre la parole. Aucune restriction n’était tirée soit de l’âge, soit de la fortune, soit du rang social. Des jeunes gens de vingt ans[24], des hommes de condition médiocre (un charcutier ou un marchand de lampe) pouvaient haranguer le peuple. Légalement, il n’y avait pas d’orateurs attitrés. Si l’orateur plaisait, on l’applaudissait. Si son langage choquait l’auditoire, celui-ci faisait du bruit. L’assemblée devait être souvent houleuse, car dans les discours il est sans cesse question des θορυβοῦντες[25]. Les orateurs écoutés étaient les maîtres d’Athènes. Aux satisfactions d’orgueil ou d’ambition, ils ajoutaient de grands profits pécuniaires. Les partis, les cités étrangères, les rois, les riches particuliers dont ils devaient défendre la cause devant l’assemblée n'étaient pas ingrats. Avec de l’argent, suivant l’auteur du petit traité De la République athènienne, on pouvait faire beaucoup à Athènes[26]. L’opinion publique n’en était pas trop scandalisée, pourvu qu’on y mit de la discrétion et une certaine honnêteté[27]. Mais, à côté de ces avantages plus ou moins licites, il y avait aussi de gros risques à courir. Toutes sortes d’accusations redoutables étaient sans cesse suspendues sur leur tête : vénalité, trahison, violation des lois, il n’était pas de griefs qu’un adversaire ardent ne fût toujours prêt à diriger contre eux ; s’ils perdaient la partie, il y allait pour eux de l’exil, de la mort même, à tout le moins d’une grosse amende qui les ruinait. Les luttes politiques étaient violentes et sans pitié. Pour entrer dans l’arène, il fallait être fortement trempé au physique et au moral. À défaut de restrictions légales, il y avait des restrictions naturelles, telles que le défaut d’organe ou la timidité ; Isocrate ne put jamais aborder la tribune. Aussi, en fait, les orateurs furent toujours peu nombreux, et ils finirent, à mesure que l’art devint, plus savant et plus difficile, par former comme un groupe de professionnels. Cette vie politique intense, en exaspérant les ambitions, les rivalités, l’ardeur de vaincre et de jouir, était peu favorable à la moralité. Les mœurs des orateurs étaient un sujet de raillerie pour les comiques, et ce qu’ils disent eux-mêmes les une des autres confirme assez, en général, l’opinion des poètes comiques. Entre les gains illégaux, mais tolérés, et les profits scandaleux, la limité était évidemment délicate à établir. Le mot sycophante, ne l’oublions pas, appartient à la grécité la plus classique ; les sycophantes étaient même si nombreux à Athènes qu’on pouvait, au dire de Platon, acheter souvent leur parole assez peu cher, vu la concurrence[28]. Mais si la morale souffrait, on imagine à quel point cette atmosphère, pleine de vie et de passion, était favorable à la culture de la parole. Les affaires qui venaient devant l’assemblée du peuple, au Ve siècle, étaient souvent d’ailleurs de grandes affaires. Au début, c’est la question vitale de la lutte contre les Perses. Plus tard, c’est la question de l’empire athénien, avec les mille problèmes de détail que chaque jour il faut résoudre : problèmes politiques, financiers, militaires. Ajoutons à cela les luttes intérieures entre l’aristocratie et la démocratie, qui ne cessent jamais et se mêlent à tout. La grandeur de ces questions devait donner à l’éloquence politique le sérieux et l’intérêt du fond, comme la vivacité de la lutte lui donnait la passion et le mouvement.

Ce n’est-là qu’une partie de la vie attique. À côté de l’assemblée du peuple, il y a les tribunaux : d’abord les anciennes juridictions (Aréopage, Éphètes, etc.}, qui continuent de juger certaines causes, mais en laissant, peu de place, semble-t-il, à l’éloquence proprement dite ; ensuite et surtout, à partir de Périclès, le grand tribunal des Héliastes, qui est un des ressorts principaux de la cité et l’un de ses traits caractéristiques[29]. Chaque année, six mile citoyens sont désignés par le sort pour être juges. On les répartit en dix tribunaux ou dicostères, composés chacun de cinq cents membres[30]. Ces dicastères, à leur tour, suivant l’importance des causes, ou se subdivisent en sections, ou au contraire se groupent plusieurs ensemble ; il y a des causes qui sont plaidées devant cinquante juges, d’autres devant

mille ou quinze cents. On comprend qu’Athènes, grande ville commerciale, centre d’un empire maritime important, eut beaucoup de procès à juger. Affaires civiles et criminelles, affaires publiques et privées, affaires des citoyens et des sujets viennent devant les Héliastes ; la politique même leur appartient en quelque mesure, par les procès qu’elle suscite, et notamment par l’accusation d’illégalité (γραφὴ παρανὸμων), si fréquente et si redoutée[31]. Un quart des citoyens passe son temps a juger. Athènes n’est plus, pour les poètes comiques, la ville « couronnée de violettes » (ἰστέφανος) ; elle est la ville des juges. Quand le disciple de Socrate, dans les Nuées, montre à Strepsiade une carte géographique et, sur cette carte, Athènes, Strepsiade lui répond : « Qu’est-ce que tu me chantes ? Je n’en crois rien ; je ne vois pas de juges en train de siéger[32]. »

Nous n’avons pas à examiner ce que valait la justice des Héliastes ; mais, au point de vue de l’art oratoire, leur influence fut considérable et des plus heureuses. Le nombre même des Héliastes favorisait l’éloquence : un tribunal de mille membres, c’est encore le peuple ; c’est une foule, bien que triée ; une foule avec la sincérité de ses impressions et la largeur de son goût ; il n’y a pas à craindre que les procès civils engendrent une manière de parler pédantesquement juridique. Ces juges, d’ailleurs, sont moins des magistrats, au sens moderne du mot, que des jurés ; comme tous les jurés, les Héliastes sont accessibles à l’éloquence, et en même temps ils s’en défient, ce qui oblige celle-ci à ne pas s’étaler indiscrètement : double profit pour l’orateur. En outre, la loi ordonnait que chaque citoyen qui avait une affaire en justice plaidât lui-même sa propre cause. Athènes ne connaissait pas les avocats. Bien entendu, les moins habiles ou les plus timides faisaient écrire d’avance leur plaidoyer par un homme de l’art qu’on appelait un logographe mais les logographes avaient pour premier devoir de s’effacer ; ils visaient moins à briller qu’à être naturels ; leur triomphe était d’être si simples qu’on ne reconnût pas leur art ; ils devaient parler comme tout le monde en parlant mieux que tout le monde ; il fallait qu’en entendant réciter leur œuvre chacun pût se croire en état d’en faire autant et que fort peu en fussent capables, ce qui est, selon Pascal, le comble de l’art. Quelquefois, cependant, on se faisait assister d’un prétendu ami (συνήγορος σύνδικος), qui parlait en second et jouait le rôle d’un véritable avocat. Mais, dans ce cas encore, cet orateur devait parler en ami plutôt, qu’en avocat, sous peine d’éveiller la défiance ; cela ne veut pas dire qu’il dut être sincère ou modéré, (on insultait ses adversaires et on mentait à Athènes comme ailleurs), mais cela veut dire qu’il devait parler avec une simplicité de bon goût. — Enfin n’oublions pas la clepsydre, qui forçait à être bref, c’est-à-dire à ne pas ennuyer les auditeurs, à choisir les arguments, à resserrer les explications, en un mot à faire œuvre d’artiste et d’homme de goût. Art et goût, ces deux mots reviennent toujours à propos de l’éloquence des logographes.

Une troisième sorte d’éloquence est celle du genre épidictique, destiné à tenir plus tard une place assez brillante dans la littérature attique. Au Ve siècle, du moins avant l’apparition de la rhétorique proprement dite, il ne semble pas que ce genre eût beaucoup de vie. Ce n'est pas que les occasions où il aurait pu se produire fussent rares ; il ne manquait pas de circonstances, dans la vie athénienne, où il fallait qu’une voix exprimât le sentiment de tous, sans délibération ni discussion ; par exemple dans les fêtes publiques et privées. Mais c’était le lyrisme qui était en possession de ce rôle ; l’éloquence ne l’en détrôna que plus tard. L’art, en effet, tient trop de place dans ce genre de discours pour que la parole improvisée suffise, sans étude spéciale et sans métier. Nous savons cependant par Thucydide que, déjà au commencement de la guerre du Péloponèse, c’était une vieille coutume (πάτριος νόμος) de prononcer l’oraison funèbre des guerriers morts pour la patrie[33]. Quoi qu’il en soit de cette exception, les discours épidictiques devaient alors être rares. Bientôt, au contraire, ils allaient se multiplier, dès que le talent de parier eut pris, grâce à la rhétorique, une claire conscience de lui-même.

Les orateurs ne pouvaient manquer aux occasions. L’aptitude naturelle de la race grecque pour la parole était plus marquée à Athènes que partout ailleurs. Platon disait, au siècle suivant : « Tous les Grecs estiment que notre cité est amie des discours et abondante en paroles[34]. » C’était vrai dès le temps des guerres médiques. Démosthène aussi se plaint sans cesse qu’Athènes produise trop de discours et trop de décrets, mais pas assez d’actes décisifs[35]. Les orateurs furent don nombreux et bien doués. Mais ils eurent en outre cette fortune de rencontrer un public admirable. « L’éloquence des orateurs, disait Cicéron, a toujours eu pour règle et pour mesure le bon goût des auditeurs[36]. » Et Bossuet redit à son tour, à plusieurs reprises (quoiqu’en un sens plus spirituel) : « Ce sont les auditeurs qui font les rédicateurs[37]. » Le public athénien a fait des orateurs de premier ordre.

La démocratie d’Athènes, en effet, malgré ses défauts, a de grandes qualités. Elle aime sans doute qu’on la flatte ; elle se fatigue d’entendre appeler Aristide du nom de juste ; elle est soupçonneuse et défiante à l’égard de ceux mêmes qu’elle a élevés ; elle se plaît aux querelles personnelles, qui amusent sa malignité ; elle est mobile et partiale. Mais ces défauts regardent plutôt la conduite de ses affaires que son goût. En revanche, elle a trop d’expérience de la vie politique et un esprit naturellement trop fin pour se laisser prendre à une déclamation creuse, à des phrases simplement sonores : il lui faut un aliment plus solide. Si elle aime qu’on la flatte, encore faut-il que la flatterie ait grand air. Car elle est généreuse, elle aime les nobles idées. Exaltée dans son patriotisme par les guerres médiques, par l’établissement de son empire maritime, par l’éclat de ses arts et de son théâtre, nourrie de la poésie d’un Eschyle et d’un Sophocle, elle se forme un idéal de son propre rôle qui ne va pas sans un sentiment élevé du devoir à accomplir. Elle aime à se reconnaître dans les plus nobles héros de ses tragédies, par exemple dans ce Thésée de l’Œdipe à Colone, à la fois fier et doux, puissant et secourable, véritable incarnation de la civilisation athénienne. Démosthène savait bien qu’en parlant au peuple des droits de la Grèce il trouverait un écho dans toutes les âmes[38]. Chose curieuse, d’ailleurs, cette démocratie, à tant d’égards si affranchie du passé, est foncièrement religieuse ; elle l’est même beaucoup plus que la plupart des aristocrates. Elle croit à ses dieux, elle craint de leur déplaire. Les conseils de la morale ou de la simple prudence ont plus de force à ses yeux en se présentant sous la forme d’un précepte religieux. Les orateurs, sans crainte de déplaire ou de faire sourire, peuvent donner à leur éloquence la gravité majestueuse que la religion communique aux vers d’un Pindare ou d’un Eschyle. Le goût enfin, le goût littéraire proprement dit, est porté dans l’ensemble de la nation à un rare degré de délicatesse et de fermeté. Les monuments, la poésie, les fêtes, tout l’entretient et le cultive. « Nous aimons, dit Périclès chez Thucydide, une beauté simple et une culture intellectuelle exempte de mollesse ; nous apprécions, dans la richesse, plutôt un instrument pour l’action que le prétexte d’un vain étalage[39]. » Ainsi point de faste puéril et barbare, point de vaines spéculations ; partout le sens du réel uni à l’amour de l’idéal, la mesure dans l’éclat et le bon sens dans l’imagination. Devant un public de ce genre, il n’y avait place ni pour la pompe de ce qu’on appela plus tard l’éloquence asiatique, ni pour la force un peu lourde de l’art romain, — ici la force même est vive, agile, à la fois légère et impétueuse, comme l’Achille d’Homère ou comme la Victoire de Samothrace, — ni pour ces grâces pédantesques qui font grimacer notre éloquence au XVIe siècle ; ni pour cette scolastique dont Bossuet lui-même, au début, eut quelque peine à se défendre ; ni enfin pour la banalité molle et informe où se complaît trop souvent l’éloquence parlementaire moderne. Dans l’éloquence athénienne, le flot est pur et brillant autant qu’abondant et rapide.

§3

Dans les trois premiers quarts du Ve siècle, les orateurs furent nombreux ; ni les assemblées politiques ni les tribunaux ne manquèrent de vifs débats. De toute cette floraison d’éloquence, il ne nous reste que quelques noms et quelques souvenirs assez vagues, limités d’ailleurs à l’éloquence politique. On comprend en effet que l’éloquence judiciaire, moins capable d’attirer l’attention des historiens, ait péri tout entière. Nous n’avons pas à énumérer ici les noms de tous les personnages politiques qui, ayant joué un rôle dans le gouvernement de la cité, ont dû nécessairement être plus ou moins des orateurs. Mais il en est deux qui dominent de haut tous les autres et qui, par cela même, sont mieux connus. C’est d’abord, du temps des guerres médiques, Thémistocle, puis, dans la génération suivante, Périclès. Il est intéressant d’étudier, sur ces deux exemples, ce que pouvait être un orateurs avant la rhétorique, comment il se formait, à quelle perfection il arrivait, et comment, de l’un à l’autre, le progrès du temps semble correspondre à un progrès analogue de l’éloquence elle-même, à une évolution régulière de l’art. C’est d’ailleurs de leur éloquence uniquement, non de leur vie ni de leur politique, que nous avons à nous occuper.

Thémistocle (533-470) avait laissé le souvenir non seulement d’un grand homme d’État, mais aussi d’un habile orateur. Hérodote et Thucydide l’affirment expressément ; tous les témoignages postérieurs confirment cette tradition[40]. Plutarque raconte que Thémistocle, dès son enfance, aimait à s’exercer à la parole[41]. Il ajoute qu’il eut pour maître un certain Mnésiphile, du dème de Phréares comme lui, et qui était une sorte de philosophe politique, ni rhéteur (la rhétorique n’était pas née), ni philosophe proprement dit, mais héritier de la tradition solonienne et dont la sagesse était toute pratique[42]. Que vaut cette curieuse indication ? Il est difficile de le savoir. Mnésiphile aida-t-il Thémistocle, par ses entretiens, à pénétrer le caractère d’Athènes, à concevoir plus nettement l’avenir de la démocratie ? Dans tous les cas, c’était un maître à penser plutôt qu’à argumenter et à bien dire. Cette éducation se continua d’ailleurs naturellement pour Thémistocle par l’étude directe des orateurs contemporains[43]. Dans les Fêtes de Déméter d’Aristophane, une femme demande à Praxagora, qui vient de faire une belle harangue, où elle a si bien appris à parler : « Pendant nos émigrations[44], j’habitais sur le Pnyx avec mon mari ; à force d’entendre les orateurs, j’ai appris le métier[45]. » C’est comme cela qu’on devient orateur avant la rhétorique. On écoute les autres, on parle soi-même, on réfléchit sur ces expériences répétées, et l’on se fait peu-à peu à soi-même une théorie plus ou moins vaguement formulée, mais qui est déjà une sorte de rhétorique, puisqu’elle dépasse le pur instinct.

Ce qui paraît avoir été surtout remarquable dans l’éloquence de Thémistocle, c’est d’abord la justesse originale des pensées, ensuite la facilité brillante, l’à-propos, peut-être enfin l’invention rapide de ces idées maîtresses qui organisent, pour ainsi dire, tout un discours, qui forment plan et cadre oratoire. Avant tout, Thémistocle est un homme de ressources, un « Ulysse fertile en ruses », qui a des stratagèmes pour toutes les circonstances, des répliques pour toutes les questions indiscrètes ; à Salamine, à Sparte, à Athènes, chez le Grand-Roi, il est toujours et partout homme à se tirer d’affaire. Il sait tour à tour se moquer, flatter, s’indigner. Il a mieux encore : il a des vues d’homme d’État, par exemple sa conception du rôle maritime d’Athènes ; et même, à l’occasion, des idées généreuses qu’il exprime avec force, par exemple dans le beau discours qu’il fit avant la bataille de Salamine, et que rappelle Hérodote[46]. L’analyse d’Hérodote est très courte ; elle n’en mérite que plus de créance ; l’historien n’a pas refait ce discours ; il semble bien qu’une tradition fidèle en ait gardé le souvenir. Ce jour-là, Thémistocle opposa vivement le courage et la lâcheté, la liberté et l’esclavage, la gloire et la honte, et il somme les Grecs de faire leur choix. Évidemment Thémistocle s’attachait plus aux choses qu’aux mots, comme son maître Mnésiphile. Il pensait, et la parole venait d’elle-même[47], sans recherche, ce qui ne veut pas dire sans grâce ni sans force, ni sans cette espèce de plénitude qui résulte d’un cadre bien trouvé. Le développement antithétique cité par Hérodote est une de ces trouvailles. Cela donne d’emblée tout un moule oratoire, une composition solide et claire. Cela donne même, dans le style, bien des ornements tirés du fond des choses, et d’autant meilleurs : par exemple des oppositions de mots qui mettent la pensée en saillie et gravent la phrase. Quoi qu'il en soit, on ne cite pas de traits oratoires de Thémistocle comme on en cite de Périclès. Il est peu probable qu’on les eût oubliés, car nombre de ses apophtegmes ont été conservés. C’est plutôt peut-être que la forme chez lui ne valait pas tout à fait le fond dans ses discours proprement dits : il avait probablement moins de style que d’argumentation et d’esprit ; il était plutôt homme d’affaires qu’artiste, plutôt politique aussi que philosophe ; homme d’État avant tout, orateur par surcroît et sans y songer.

Périclès (494-429), de près de quarante ans plus jeune, représentant d’une autre génération, est beaucoup plus philosophe, plus dialecticien et plus artiste. On cite d’abord, parmi ses maîtres, deux musiciens, Damon et Pytholide[48] mais ceux-ci ne furent pas simplement pour lui, dit-on, des maîtres de flûte ou de cithare. Damon surtout, qui resta en relations étroites avec Périclès jusqu’à la fin de sa vie[49], paraît avoir été un esprit élevé, capable de discuter avec lui sur les plus hautes parties de l’art, et l’on attribuait à ce personnage une influence considérable sur la politique même du grand homme d’État[50]. L’amitié de Périclès pour Anaxagore est encore plus célèbre ; tous les témoignages, depuis Platon, s’accordent à proclamer qu’elle eut sur la formation de son esprit l’action la plus décisive[51]. Sa pensée, naturellement haute, prit de plus en plus, dans ce commerce, l’habitude et le goût de s’élever au-dessus du détail contingent pour atteindre, en toutes choses, a l’universel et au permanent. Affranchi des superstitions vulgaires, il apprit à voir dans les choses de la nature l’effet de certaines lois générales invariables[52]. Il transporta les mêmes dispositions dans la politique. Il voit de haut et loin. C’est à l’essentiel qu’il s’attache. Ses projets sont à longue portée. Aussi, les accidents ne l’émeuvent pas ; car il les a prévus d’avance[53] ; mais il a foi dans le triomphe définitif des forces profondes que son œil perçant a su découvrir là où le vulgaire ne les voyait pas. De là, dans son visage, dans son attitude, dans toute sa personne, une majesté un peu hautaine, image fidèle de sa grandeur d’âme. Il eut aussi des relations, dit-on[54], avec Zénon d’Élée, le dialecticien subtil, le disputeur incomparable, le « Palamède d’Élée », comme l’appelle Platon[55]. Il connut même Protagoras, le premier en date des sophistes proprement dits, et s’amusa parfois à discuter en sa compagnie. Un jour, dit Plutarque[56], il passa de longues heures à argumenter avec lui sur le sujet suivant : un homme, dans un gymnase, venait de tuer son adversaire, sans le vouloir, d’un coup de javelot ; lequel était le coupable, l’homme ou le javelot ? On voit le jeu d’esprit et l’exercice dialectique[57]. Xénophon nous montre quelque part[58] Périclès s’amusant, vers la fin de sa vie, à discuter d’une manière analogue avec son neveu Alcibiade, tout jeune encore, mais élève à la fois des sophistes et de Socrate. Alcibiade fut le plus fort, et Périclès lui dit en souriant : « Nous aussi, quand nous étions jeunes, nous nous plaisions à cette sorte d’escrime. » Sur quoi le neveu irrespectueux lui répond : « Je regrette, Périclès, de ne pas t’avoir connu dans ton bon temps. » Mais le « bon temps » de Périclès, quoi qu’en pût dire celui-ci, était moins subtil que celui d’Alcibiade.

L’éloquence à laquelle parvint cette riche nature ainsi préparée fut admirable. Les contemporains, sur ce sujet, sont unanimes, et les railleries des poètes comiques confirment les graves jugements des Thucydide et des Platon.

Avant tout c’était une éloquence de haute raison, et puissante par là-même[59]. À force de raison, il domine à la fois les choses et les âmes. Il domine les choses parce qu’il a pénétré leur secret, et qu’au milieu des tempêtes de la vie quotidienne, il a son rocher que le flot n’atteint pas ; il sait la loi qui préside à ces mouvements désordonnés ; il les mesure et en prévoit la fin ; il domine les âmes parce qu’il a sur elles le double ascendant de l’intelligence et du caractère : à la lumière de sa parole, les intelligences troubles de la multitude s’éclairent ; elles comprennent et elles obéissent ; devant sa volonté calme et forte, les volontés chancelantes ou emportées retrouvent leur équilibre[60]. Les discours que lui prête Thucydide, et qui n’ont d’ailleurs rien d’authentique dans le détail de l’expression, mettent du moins ce trait de son éloquence en pleine lumière[61]. De là ce surnom d’Olympéen que les poètes comiques lui donnaient pour se moquer[62], et qui est l’équivalent, littéral en langage, plaisant, du mot même de Platon sur sa hauteur d’âme, τὸ ὑψηλόνουν.

S’il est vrai que le style est l’homme même, le style de Périclès devait, comme sa pensée et son attitude à la tribune, avoir quelque chose d’olympien, c’est-à-dire de noble et d’élevé. Ce serait cependant une complète erreur que de s’imaginer Périclès comme un orateur froid et guindé. Cette éloquence philosophique avait du mouvement, de l’éclat, de la grâce. Quand on appelait Périclès « olympien », on ne songeait pas seulement à la hauteur de sa pensée ; on voyait aussi en lui une sorte de Zeus, de Jupiter Tonnant, la foudre et l’éclair à la main. « Périclès, dit Aristophane, se mit à lancer les éclairs et le tonnerre et à bouleverser toute la Grèce[63]. » Suivant les poètes comiques, « sa bouche lançait la foudre[64] ». Mais comme Zeus, dans les orages qu’il déchaînait, lui-même restait ferme et tranquille. Il n’avait pas seulement la force ; il avait la grâce. Sa voix était belle, ses paroles rapides et coulantes[65]. « C’était le plus grand des orateurs, dit un personnage d’Eupolis ; comme les bons coureurs, il battait tous ses rivaux d’au moins dix pieds. » À quoi un autre personnage répond : « Sur la rapidité de sa parole, tu dis bien, mais, en outre, la persuasion résidait sur ses lèvres ; il y avait dans sa parole un enchantement, et seul de tous les orateurs, il laissait l’aiguillon dans la plaie[66]. » D’où venait cet enchantement ? probablement d’un éclat, d’une fleur d’imagination qui tenait de la poésie, et dont nous pouvons encore retrouver certaines traces trop rares ; non dans les discours de Thucydide, bien entendu : Thucydide est un écrivain trop personnel pour exprimer le style d’un autre (il y faudrait la souplesse d’un Platon) ; mais quelques beaux mots de Périclès, enfoncés « comme un aiguillon » dans le souvenir des auditeurs, ont survécu et nous font voir que sa philosophie et sa dialectique savaient par moment s’éclairer de ces « lumières du discours » dont parle Cicéron, c’est-à-dire de belles métaphores. La plus célèbre est ce mot qu’il prononça dans l’oraison funèbre des guerriers morts pendant la première année de la guerre du Péloponnèse : « La cité a perdu sa jeunesse, l’année a perdu son printemps[67]. » Il y a là une grâce digne de Sophocle. Une autre fois encore, il lit une oraison funèbre : ce fut à la suite de la guerre de Samos. Il dit alors à la tribune que les soldats tués à l’ennemi étaient immortels à la façon des dieux : on ne voit pas ceux-ci, en effet, mais on devine leur présence aux honneurs qu’on leur rend et aux bienfaits qu’on reçoit d’eux ; il en était de même des guerriers morts pour la patrie[68]. À côté de ces belles images, si bien appropriées à l’oraison funèbre, voici des métaphores toutes familières, mais expressives, et capables de frapper l’esprit de la foule dans une délibération politique. Il disait des gens de Samos qu’ils étaient comme les enfants qui pleurent en prenant leur potage, mais qui finissent tout de même par le prendre ; il disait des Béotiens qu’ils ressemblaient au bois de chêne, parce qu’on abat le chêne avec une cognée dont le manche est fait de ce même bois, comme les Béotiens se détruisent entre eux par leurs guerres intestines[69]. Il y a dans Démosthène des comparaisons de cette sorte.

Avec Périclès, il est probable que l’éloquence parlée venait d’atteindre à la perfection. C’était l’avis de Platon, qui avait pourtant pu entendre ses successeurs[70]. Il ne faut pas appliquer à Péricles, en effet, le mot de Cicéron sur les orateurs de cette période : Grandes erant verbis, crebri sententiis, compressione rerum breves, et ob eam ipsam causam subobscuri[71]. Rien de plus juste, si l’on considère Thucydide ou Antiphon ; c’est-à-dire des écrivains ; mais rien de plus faux que ce jugement, si on l’applique à Périclès, c’est-à-dire à un orateur qui suivait son génie, qui ne faisait pas effort pour écrire, et qui improvisait. L’influence d’un pareil exemple fut certainement immense ; il est aisé de voir qu’elle s’exerça très directement sur Thucydide, malgré les différences incontestables ; par l’intermédiaire de Thucydide, elle agit sur Démosthène. Periclès a fixé l’idéal athénien. Dans l’éloquence politique et dans l’oraison funèbre, il a révélé à ses compatriotes une forme nouvelle de la beauté. Mais il mourut sans avoir rien écrit, sinon, dit Plutarque, les décrets qu’il fit passer[72]. La grande éloquence n’était donc pas entrée dans la littérature, c’est-à-dire dans le patrimoine durable de la nation. Il restait, même après Périclès, à lui faire franchir cette nouvelle étape. Ce fut l’œuvre de la rhétorique.


II


Le moment où naît la rhétorique est, dans la littérature grecque, une date importante[73]. Non seulement elle va susciter l’éloquence savante et littéraire, mais elle est destinée à lui survivre. Elle enchante si bien l’esprit de la Grèce, toujours éprise des belles paroles, que celle-ci ne pourra plus s’en détacher, même quand elle n’aura plus rien à dire qui appelle l’éloquence. Après avoir été un instrument de progrès, la rhétorique finira par devenir un jeu, à la fois frivole et funeste, qui détournera les intelligences des affaires sérieuses, c’est-à-dire de la science et de la vérité. Nous n’en sommes pas là, au Ve siècle, tant s’en faut. Dès le début, cependant, et dans le premier éclat de la sophistique, nous aurons à noter, à cet égard, plus d’un symptôme significatif.

En ce qui concerne spécialement cette première période, cet âge de formation et de progrès dont nous avons d’abord à nous occuper, l’influence de la rhétorique sur l’éloquence est facile à résumer.

On peut dire, en imitant un mot de Pascal, qu’un peu d’art, en matière oratoire, éloigne du naturel, et que beaucoup d’art y ramène. Après l’apparition des premiers grands orateurs les théoriciens étudient leurs discours ; ils en analysent les procédés, et, tout d’abord, ils s’attachent plus à l’extérieur qu’à l’essentiel ; ils abusent des moyens qui ont réussi ; de là quelque monotonie et quelque raideur. Puis une réaction se produit ; la simplicité reprend ses droits ; l’étude des procédés, en devenant plus complète, ramène la variété

dans l’éloquence ; la pensée est remise eu premier rang ; le style n’en est plus que le vêtement souple et harmonieux.

La rhétorique naît en Sicile, un peu avant le grand éclat de Périclès. Elle est d’abord fort modeste, strictement bornée au genre judiciaire, avec un caractère tout pratique et technique. Mais bientôt elle est adoptée par la sophistique, distincte d’elle à l’origine, et celle-ci, en l’adoptant, la transforme et l’agrandit. C’est à Athènes surtout que cette transformation s’opère ; rhétorique et sophistique y sont alors en grande faveur et toutes-puissantes. Là encore, cependant, les maîtres de l’art nouveau sont d’abord des étrangers ; Antiphon, le premier, donne à le rhétorique droit de cité complet dans Athènes, en la cultivant pour son propre compte et en composant des discours qui sont les plus anciens monuments de l’éloquence athénienne écrite.

§1

Un témoignage précis d’Aristote, rapporté par Cicéron, nous apprend à quelle occasion naquit la rhétorique en Sicile : c’est après l’expulsion des tyrans (vers 465), par suite des nombreux procès civils auxquels donnèrent lieu les revendications des anciens propriétaires plus ou moins dépouillés par les tyrans ; alors, dit Cicéron, la finesse sicilienne dégagea des controverses une théorie de l’art, et les règles en furent écrites par Corax et par Tisias[74]. Corax est le premier en date ; c’est le véritable fondateur de la rhétorique ; son traité (Τέχνη) est mentionné par Aristote d’une manière expresse[75]. Tisias, dont l’ouvrage est cité par Platon[76], fut l’élève de Corax. Le traité de l’élève, d’après Aristote, était supérieur à celui du maître[77] : la science avait grandi de l’un à l’autre ; mais le second avait, semble-t-il, beaucoup emprunté au premier, et le livre de Tisias était comme une seconde édition, revue et complétée, de l’ouvrage de Corax. Tous deux d’ailleurs furent vite oubliés : d’abord à cause des livres mieux faits de leurs successeurs immédiats, ensuite par l’effet de la publication du grand ouvrage d’Aristote intitulé Συναγωγὴ τεχνῶν, une sorte de Somme oratoire (comme la Somme théologique du moyen âge), où l’on trouvait, sous une forme plus commode et plus agréable que dans les traités originaux, tout l’essentiel de chacun d’eux, si bien que personne ne s’avisa plus de lire ceux-ci[78]. Quoi qu’il en soit, au moment où ils parurent, les livres de Corax et de Tisias firent une révolution ; il vaut donc la peine de voir ce qu’était cet enseignement.

Et d’abord, c’était un enseignement payé : Corax établit dès le début l’usage, adopté plus tard par tous les sophistes et tous les rhéteurs, de vendre à ses disciples le savoir utile qu’il mettait à leur disposition[79]. Simonide et Pindare en faisaient autant pour leurs vers ; les denrées intellectuelles, à cette date, commencent à avoir une valeur de commerce ; on ne saurait, malgré les railleries de Socrate, faire de reproche à ce sujet aux premiers maîtres de rhétorique.

L’objet de leur art est de persuader ; la rhétorique, est une « ouvrière de persuasion[80] ». Or, d’où naît la persuasion ? du vraisemblable. La rhétorique est donc l’art de découvrir en toute question le vraisemblable : (τὸ εἰκός) ; elle ne s’inquiète pas de la vérité absolue, dont on n’a que faire devant les tribunaux, mais seulement de cette apparence de vérité qui rend un plaidoyer croyable (πιθανός) et qui fait qu’on gagne sa cause[81]. Ne nous récrions pas trop vite, avec Platon, sur l’immoralité de cette manière de voir : Aristote, au début de sa rhétorique, ne dit pas autre chose que Corax et Tisias ; il est certain que le vrai lui-même, pour triompher en justice, a besoin d’être rendu vraisemblable, et que les conditions d’un plaidoyer, la nature de l’auditoire, le temps dont on dispose, tout exclut forcément la recherche méthodique de la vérité telle que l’entendait Platon. La science du vrai est une chose et la science du vraisemblable en est une autre. Celle-ci, n’est pas immorale en principe ; elle peut seulement le devenir par l’application qu’on en fait[82]. Ajoutons qu’elle n’est légitime aux choses et aux circonstances qui ne comportent pas une méthode plus rigoureuse. Cela dit, au lieu de blâmer Corax et Tisias, nous admirerons plutôt la finesse avec laquelle ils ont découvert du premier coup l’essentiel de leur art.

Comment s’y prenaient-ils pour enseigner à trouver le vraisemblable ? Nous savons par Aristote que l’analyse savante, soit dialectiques, soit oratoires, est sa découverte propre ; les premiers maîtres de la rhétorique étaient moins savants, mais ils arrivaient à des résultats pratiques très rapides[83]. Ils procédaient par des exemples ; ils dégageaient de l’expérience journalière un certain nombre de données typiques qu’ils faisaient étudier à leurs élèves tour à tour sous leurs deux faces, c’est-à-dire au point de vue de la défense et au point de vue de l’accusation. En cela encore, ils avaient trouvé d’emblée la méthode de tous les rhéteurs jusqu’à Aristote ; on peut même dire qu’ils ont trouvé la méthode de tous les temps, car nos conférences actuelles de jeunes avocats ne font guère autre chose que ce que faisaient les disciples de Corax et de Tisias. La méthode d’Aristote est seule scientifique ; mais elle n’a guère, quoi qu’on en dise, qu’un intérêt de spéculation ; la méthode des rhéteurs est seule pratique et efficace. Il est probable que les successeurs de Corax et de Tisias firent mieux qu’eux dans le même genre ; ceux-ci déjà, pourtant, ne manquaient pas de subtilité, si l’on en juge par les échantillons que nous fournissent Platon et Aristote[84]. Un homme est accusé d’un meurtre ; s’il est faible, il fera valoir que sa faiblesse rend le meurtre peu vraisemblable ; s’il est robuste, il dira que sa force prouve même son innocence ; car il n’est pas vraisemblable qu’il soit exposé à une accusation qui devait l’atteindre nécessairement. On voit, par cet exemple, la méthode et l’esprit de cet enseignement[85].

Corax et Tisias, étrangers à toute préoccupation esthétique, uniquement soucieux de donner à leurs élèves un instrument d’une efficacité pratique assurée, ne semblent pas s’être inquiétés du style. Mais ils avaient déjà compris l’avantage d’une composition claire et bien ordonnée, où chaque chose est mise à sa place et par là même plus aisée à comprendre. De là leur théorie des divisions du discours. Corax avait distingué et nommé l’exorde où la question est posée[86]. Il connaissait probablement aussi les parties tout à fait essentielles du discours : la narration, la discussion des vraisemblances, la conclusion, auxquelles les rhéteurs de la génération suivante ne paraissent avoir ajouté que des subdivisions plus ingénieuses que réellement utiles[87]. Mais nous n’avons pas sur ce point de témoignage tout à fait précis.

Quoi qu’il en soit, on voit assez ce qu’est la rhétorique sicilienne après Tisias et avant Gorgias, vers 450 ou 440. Elle est née d’un souci tout pratique, celui d’enseigner aux plaideurs à gagner leur cause. Elle est encore enfermée dans le genre judiciaire. Il était naturel qu’elle commençât par là ; le genre judiciaire intéressait alors directement beaucoup de citoyens, et c’est d’ailleurs, de tous les genres oratoires, celui qui se ramène le plus aisément à des règles fixes, à des procédés de composition et de discussion toujours à peu près semblables. La rhétorique naissante est déjà très habile, très rouée ; mais elle n’est ni philosophique ni artistique, et elle semble plutôt une étude à l’usage de certains praticiens qu’une gymnastique générale de l’esprit et une force partout applicable. Mais, à ce moment même, elle se rencontre avec la sophistique proprement dite, et aussitôt elle se développe en tout sens.

§2


Le mot sophistes, en français, désigne habituellement un homme qui fait un raisonnement captieux. En grec, σοφιστὴς a déjà le même sens au IVe siècle[88]. Mais c’est là un sens dérivé. Proprement, le σοφιστὴς est celui qui fait profession de σοφία, c’est-à-dire de science, et comme le mots « science » peut désigner tour à tour des choses fort différentes selon les temps, il arrive que Pindare appelle sophistes ceux qui cultivent la poésie, tandis qu’Hérodote donne le même nom tantôt à des maîtres de la sagesse pratique, comme les Sept Sages[89], tantôt à un véritable philosophe et savant comme Pythagore[90]. Dans la seconde moitié du Ve siècle, ce nom s’applique par excellence à tout un groupe d’hommes qui font profession à leur tour de posséder et d’enseigner la σοφία, la science, et qui ont marqué si fortement le mot « sophiste » à leur propre empreinte qu’il n’a plus servi désormais qu’à désigner ceux qui leur ressemblent. La nouveauté de la sophistique n’est donc pas dans le mot dont on la nomme ; elle est ailleurs. Elle est d’abord dans la-hardiesse avec laquelle les sophistes se donnent a eux-mêmes cette appellation et en battent monnaie. Jusque-là on recevait des autres le titre honorable de sophiste, on ne le prenait pas ; Protagoras, le premier, se pare ouvertement de ce titre, et se fait payer[91]. La nouveauté est ensuite et surtout dans la « science » que les sophistes s’attribuent et qu’ils enseignent. Ceci demande quelques explications.

Les Ioniens, on l’a vu plus haut[92], avaient cherché la substance primordiale, l’être absolu, dans la matière et l’avaient poursuivi d’élément en élément sans l’atteindre. Pythagore et les Éléates, au contraire, mettaient l’être soit dans le Nombre, soit dans l’Un, c’est-à-dire dans une abstraction. Héraclite alors le mit dans le mouvement éternel des choses, et Anaxagore dans l’infinité de la matière, débrouillée et déterminée par l’esprit. Protagoras et Gorgias, fondateurs de la sophistique, en présence de cette diversité des théories, antérieures, arrivèrent tous deux également, quoique par des routes différentes, au scepticisme métaphysique et scientifique. Protagoras d’Abdère, élève d’Héraclite, déclare que, dans l’écoulement l’universel, les choses n’ont de réalité que par la perception que nous en avons : « L’homme est la mesure de tout, de l’être en tant qu’il existe, et du non-être en tant qu’il n’existe pas[93]. » Gorgias de Léontium, initié d’abord aux doctrines de la grande Grèce et de la Sicile, en tire cette triple conclusion : 1o l’être absolu n’existe pas ; 2o s’il existait, il serait inconnaissable ; 3o s’il était connaissable, il serait incommunicable aux autres hommes[94].

Ainsi, point d’absolu, point d’être en soi ; il n’y a d’être que par rapport à l’homme, et dans la mesure où l’homme le connaît. En d’autres termes, il n’y a que des idées. Le vrai, ce sont des idées bien liées ; le faux, des idées mal liées. La logique, ὀρθὸς λόγος, est la science suprême. La seule σογία, c’est de s’enfermer dans le domaine des idées humaines et de les lier suivant une logique exacte, κατὰ τὸν ὀρθότατον λόγον[95]. Mais cette logique même est essentiellement sceptique. Ce qui fait l’exactitude du discours, ὀρθότης τοῦ λόγου, ce n’est pas l’exactitude du rapport entre les idées et la réalité objective, puisque cette réalité objective n’existe que par les idées, et qu’on peut tirer des choses tout ce qu’on veut. Ce n’est même pas une analyse rigoureuse de ces idées, à la manière de Socrate, et le soin de donner aux mots toujours le même sens ; c’est plutôt tout le contraire. De même qu’il réduit les choses aux idées, Protagoras tend à réduire les idées aux mots, si bien que sa logique, en fin de compte, est l’art de tirer des mots, comme les choses, tout ce qu’on veut. Il n’y a donc pas de thèse qui soit essentiellement vraie, ni fausse, ou, selon la terminologie de Protagoras, forte ni faible : tout se ramène à une question de pure forme et d’argumentation. D’où la célèbre promesse de Protagoras[96] : il se charge de faire triompher la mauvaise cause et succomber la meilleure, ou, selon son expression, de rendre plus fort le discours le plus faible et plus faible le plus fort[97]. Gorgias, en d’autres termes, disait à peu près la même chose[98]. On voit la différence de la sophistique et de la rhétorique sicilienne : celle-ci, sans doute, est, comme la sophistique, indifférente au vrai ; mais ce n’est chez elle qu’affaire de métier et, pour ainsi dire, nécessité professionnelle. L’autre, au contraire, est sceptique ex professo, par principe, et en vertu de sa conception métaphysique des choses ; pour elle, la déroute de l’être en soi a entraîné la déroute même du vrai ; la science suprême, c’est de pratiquer en toute matière le raisonnement exact (λόγος ὀρθός) ; quand on sait cela, on sait tout, on peut tout enseigner[99].

Or il y a deux grandes formes du raisonnement exact : l’une, qui s’applique aux conversation d’écoles, est l’objet de l’éristique, fille de la dialectique éléate ; l’autre, qui a son emploi dans les discours proprement dits, est l’objet de la rhétorique[100]. Voilà donc la rhétorique sicilienne rattachée à la Sophistique comme une de ses deux branches essentielles, mais en même temps transformée et agrandie ; car elle se relie dorénavant à un principe philosophique et se dégage du point de vue étroit où le métier l’enfermait, pour devenir l'étude d’un des procédés généraux de l’esprit, l’art de triompher dans les discours suivis, quel qu’en soit l’objet, quelle qu’en soit l’occasion.

La sophistique a été vivement attaquée dans l’antiquité par Aristophane et par Platon, au nom de la morale et de la philosophie. En revanche, elle a trouvé des défenseurs parmi les modernes, surtout en Angleterre : Grote et M. Mahaffy ant entrepris de démontrer qu’elle n’était ni immorale ni ennemie de la science vraie[101]. Sur quelques points secondaires, leur défense est juste. Il est certain, par exemple, qu’on ne doit pas reprocher aux sophistes de s’être fait payer : c’était la sans doute une nouveauté, par conséquent une occasion de scandale ; mais cette coutume pouvait se justifier. On ne doit pas plus les accuser d’avoir été ce qui s’appelle de malhonnêtes gens. Grote a raison de dire que Platon lui-même ne présente ni Protagoras, ni Gorgias comme des hommes indignes de considération. Mais ce sont la des questions peu importantes. Le vrai problème est de savoir ce que valait en soi leur doctrine, théoriquement et pratiquement.

Ils n’ont pas nié la morale, dit-on ; ils l’ont simplement séparée, de la rhétorique ; ils ont distingué la forme du fond ; plusieurs d’entre eux ont parlé de la morale en termes admirables, témoin Prodicos, dont le récit relatif à Héraclès entre le vice et la vertu est devenu classique grâce à Xénophon. Ils ne sont pas davantage les ennemis de la science ; ils sont seulement les adversaires d’une vaine métaphysique condamnée par Socrate lui-même, et les défenseurs des idées vulgaires contre les paradoxes platoniciens.

Il est difficile, à vrai dire, de juger les sophistes sur leurs opinions particulières, car on y trouve le pour et le contre, le oui et le non presque sur tous sujets. À côté de Prodicos, on trouve Calliclès ; à côté de ceux qui défendent les opinions vulgaires, il y a ceux qui opposent à la loi des cités la loi de la nature, comme Hippias[102] ou Calliclès[103], ou qui soutiennent, comme Alcidamas[104], la fraternité internationale et l’injustice de l’esclavage. Toutes ces thèses contradictoires ne prouvent qu’une chose, l’absence d’une doctrine commune, à moins que celle-ci ne soit sceptique, et la liberté des opinions individuelles. Pour apprécier la sophistique dans son ensemble, il faut s'élever au-dessus de ces détails et découvrir, comme le disait Sainte-Beauve, en parlant de Montaigne : « le mot qui décèle et qui juge ». Or ce mot qui juge les sophistes, c’est à coup sûr la célèbre parole de Protagoras, τὸν ἥττω λόγον κρείττω ποιεῖν. Voilà la formule d’où la sophistique est sortie, le principe qu’elle applique, d’une manières plus ou moins consciente, à la fois dans ses théories sur l'éristique et sur la rhétorique, et dans toutes ses œuvres. Ne parlons pas, si l’on veut, d’immoralité : le mot est trop gros peut-être. Mais parlons de scepticisme, et non pas seulement de ce scepticisme métaphysique que Grote et bien d’autres seraient disposés à pardonner, mais d’une scepticisme radical, partant aussi bien sur les principes de la morale que sur ceux de la science positive, et substituant, en toute matière, à la recherche sérieuse des faits bien observés et bien coordonnés, le jeu frivole des mots, qui dispense du savoir. On aura beau faire, on ne tirera jamais autre chose de la formule de Protagoras. Toute la différence entre les sophistes, c’est que, chez les plus intelligents, ce scepticisme est parfaitement sûr de lui-même et hautement déclaré ; chez les autres, il est plus vague, plus ignorant de sa propre nature ; il est plus pratique que théorique; il se manifeste surtout par de fâcheuses habitudes d’esprit, par la hardiesse à parler de tout sans avoir rien appris, par l’assurance charlatanesque, par le manque de sérieux et de probité scientifique.

Dans le premier groupe, il faut placer Protagoras lui-même et Gorgias. Quand ceux-là distinguent le fond de la forme, les mots et les choses, ce n’est pas simplement affaire de méthode (comme chez Aristote), mais c’est qu’à leurs yeux les mots peuvent se passer des choses. L’éristique, qui est leur dialectique, n’est que l’art de cultiver en grand le sophisme et le calembour. La discussion de Protagoras sur le vrai meurtrier du gymnaste est un jeu qui peut amuser un Périclès, mais qui, à la longue, doit fausser l’esprit et témoigne de peu de goût pour la vérité. Le jugement d’Aristote, sur la méthode de Protagoras est d’une netteté définitive : « Ce n’est pas là de la science, c’est simplement de la rhétorique et de l’éristique. » Dans le second groupe, celui des indécis et des inconscients, on peut mettre la plupart des autres, et notamment ce Prodicos, qui partageait son activité entre l’étude des synonymes et la prédication de la vertu, ou cet Hippias, aux prétentions encyclopédiques. À première vue, on peut se méprendre sur leur compte et croire qu’en effet ce sont avant tout d’honnêtes positivistes, indifférents à la vaine recherche de l’absolu, mais curieux de science pratique et utile. Prenons garde cependant : il y a bien du faste chez Hippias, bien de la subtilité captieuse chez Prodicos ; c’est toujours le mot primant la chose, l’étude des faits sacrifiée au talent de parler sur ces faits sans préparation, longuement ou brièvement, au gré des spectateurs, et de manière à battre les spécialistes sur leur propre terrain. Cette habitude et ce goût du tour de force incessant, de la fête oratoire (ἐπιδειξις) toujours prête, qu’est-ce autre chose qu’une manifestation naïve de scepticisme inconscient ? Ils enseignent ainsi la stratégie, l’hoplomachie, la lutte, sans être ni lutteurs, ni hoplomaques, ni stratèges[105]. Cet art-là ressemble à la science à peu près comme un faiseur de tours ressemble à un physicien. Au fond, ce qui domine chez tous, c’est une frivolité bavarde et vaniteuse. Ce qu’ils ont de meilleur, peut-être, c’est la confiance qu’ils enseignent quelque chose d’utile, non plus une science vaine, comme l’était à leurs yeux celle des Ioniens et des Éléates, mais des connaissances applicables à la vie, d’abord les vertus publiques et privées, ensuite une foule de notions sur tous sujets. Malheureusement cette idée de l’utile, séparée de toute ferme croyance à la justice et à la vérité, manque de fondement, et il faut toujours en revenir, quand on veut juger leurs doctrines, à la formule d’Aristote : éristique et rhétorique, et rien de plus.

Ces derniers mots, il est vrai, nous avertissent aussi du véritable service rendu par la sophistique. Si elle n’a rien fait pour la science, elle a beaucoup fait pour l’art de la parole. Indifférente aux choses, elle a travaillé sur les mots avec passion. Elle en a distingué les significations, noté les nuances les plus délicates, observé les valeurs musicales de toute sorte. Elle a multiplié les tentatives et les expériences pour les assembler de manière à chatouiller l’oreille, à charmer l’imagination, à surprendre l’assentiment de l’intelligence. Qu’il y eût dans sa méthode, même au point de vue de la pure rhétorique, un danger, c’est ce qui n’a guère besoin d’être démontré : la vraie éloquence se moque de l’éloquence ; à trop chercher celle qui n’est que dans les mots, on risque de manquer celle qui vient du cœur et de la raison et qui seule importe. La sophistique, même au point de vue simplement littéraire, avait le tord de ne pas voir quel soutien le sérieux de la pensée donne à la parole ; elle ignorait la puissance de la vérité. Mais ces inconvénients furent d’abord peu considérables ; les circonstances extérieures faisaient contrepoids ; dans cette Athènes du Ve siècle, active et affairée, le sens du réel ne pouvait s’éclipser. C’est plus tard, dans la décadence, que le germe, d’abord latent, devait se développer et ce côté fâcheux de l’esprit grec se montrer en pleine lumière.

En somme, tout le mauvais de la rhétorique grecque, le manque de sérieux et de probité scientifique, le fléau de l’hellénisme postérieur à Alexandre, se rattache en droite ligne à la sophistique. Non que celle-ci l’ait proprement créé ; elle sort elle-même de cet état d’esprit, qui existait avant elle ; mais elle en est une des manifestations les plus significatives, et, comme il arrive, elle l’a fortifié.

La vogue de la sophistique au Ve siècle fut immense. Toute la jeunesse athénienne, les Alcibiade, les Critias, les Calliclès, subit une sorte de fascination. Il faut voir, au début du Protagoras de Platon, l’émotion du jeune Hippocrate à la pensée qu’un grand sophiste, un maître tel que Protagoras, vient d’arriver à Athènes. Deux choses, dans la sophistique, séduisent les esprits : d’une part, la puissance utile de cet art qui se fait fort de triompher, quelle que soit la cause à défendre, devant le peuple ou devant les tribunaux ; ensuite le jeu brillant, le jeu amusant de cette vive escrime, si conforme aux goûts et aux aptitudes de la Grèce et d’Athènes. Ce jeu, d’ailleurs, était essentiellement aristocratique ; car, comme les courses de char et de chevaux, il était cher ; raison de plus pour qu’il fût à la mode. Le peuple s’en défiait comme d’une espèce de sortilège ; il en voyait les effets, et ne comprenait pas bien la cause de ce qu’il voyait. Les poètes comiques allaient répétant que la sophistique était la ruine des vieilles mœurs, la perte de la cité ; le juste, grâce à elle, devenait ridicule et l’injuste tout puissant ; les vieux marathonomaques, qui ne savaient que la vertu, ne pouvaient rien contre des rhéteurs de vingt ans à la langue bien affilée. La jeunesse riche et noble s’amusait de ces craintes du peuple, de ces attaques de la comédie, et se, donnait avec d’autant plus d’ardeur à son passe-temps favori. Au point de vue moral, elle fut loin d’y gagner : le scepticisme sophistique donna sans contredit à l’immoralité naturelle de quelques-uns d’entre ces jeunes gens une tranquillité audacieuse et cynique qui est comme la marque de ce temps et de cette société ; devant ces beaux esprits désabusés, les hommes les plus honnêtes et les plus intelligents en venaient à ne plus guère oser parler naïvement du bien et du mal moral ; chez Thucydide, un personnage comme Diodote défend la thèse la plus noble par des raisons tirées du seul intérêt, et les Athéniens opposent aux raisons religieuses des Méliens des arguments où l’on ne trouve que la proclamation impudente du droit de la force. Nous ne dirons pas que la sophistique ait ruiné les mœurs d’Athènes, parce qu’une doctrine, quelle qu’elle soit, surtout quand elle reste à peu près enfermée dans une aristocratie, ne ruine pas en vingt ans les mœurs d’un peuple ; mais elle leur a certainement fait du mal. En revanche, elle a singulièrement assoupli et mûri les intelligences : la littératures qui est sortie de cette période est toute différente de celle qui précède ; pour s’en rendre compte, il suffit de comparer Hérodote et Thucydide. En ce qui concerne l’éloquence en particulier, l’art des rhéteurs l’a fait tout d’un coup passer de l’état d’improvisation à celui d’une composition littéraire et savante.

Le nombre des sophistes, dès les temps de la guerre du Péloponnèse, fut assez considérable. Les dialogues de Platon ont conservé les noms de plusieurs d’entre eux. Mais la plupart restèrent au second plan et ne méritent pas de nous arrêter[106]. Ce qui importe, c’est de démêler le rôle des véritables fondateurs de la rhétorique et d’esquisser, le plus rapidement possible, l’histoire des progrès que leur art accomplit de l’un à l’autre.

Le premier en date, au moins par le temps de son enseignement à Athènes, sinon par la naissance, est Protagoras[107]. Il était né à Abdère[108], vers 485 probablement[109].

Vers l’âge de trente ans, il se mit à parcourir la Grèce et à faire métier de sophiste. Sa réputation devint telle qu’il demanda pour une série de leçons jusqu’à cent mines, dit-on[110]. Il continua ainsi durant quarante années. À la fin, il avait amassé plus d’argent, selon Platon, que dix sculpteurs comme Phidias. Dans ses voyages, il parcourut sans doute la plus grande partie du monde grec, notamment la Sicile et la Grande Grèce, alors si cultivées[111]. Il vint plusieurs fois à Athènes et y fit sans doute de longs séjours, à des intervalles assez éloignés[112]. Il connut Périclès[113]. Il s’y trouvait encore à l’âge de plus de soixante-dix ans, lorsqu’une accusation d’impiété le força de fuir[114]. Le livre qui l’avait fait accuser fut brûlé sur la place publique[115]. Lui-même se rendait en Sicile quand il périt dans un naufrage[116]. S’il est vrai que son accusateur fût un des Quatre Cents, comme le dit Diogène[117] et que le procès, comme on le suppose d’après cette indication, ait eu lieu au moment même de la tyrannie des Quatre Cents, Protagoras serait mort en 411. Certaines traditions racontent qu’il avait commencé par être portefaix, qu’il inventa un coussinet pour porter les fardeaux, que cela le fit remarquer de Démocrite et qu’il devint ainsi le disciple de ce philosophe[118]. Nous ne savons ce que vaut la première partie de ce récit ; quant à la relation qu’il établit entre Protagoras et Démocrite, les dates s’y opposent : Protagoras a subi l’influence d’Héraclite[119] : il ne doit rien à Démocrite.

De ses écrits, nous ne possédons plus que de rares fragments, et les titres même n’en sont pas bien connus. Mais on entrevoit qu’ils étaient de plusieurs sortes ; il y avait des discours, comme le Procès sur le salaire dont parle Diogène Laërce[120] ; puis des traités, et parmi ceux-ci, les une plus généraux, les autres portant sur des sujets particuliers. C’est ainsi que Platon mentionne des écrits de Protagoras Sur la lutte et sur les autres arts[121]. Diogène Laërce lui attribue aussi des écrits assez nombreux sur divers points de politique et de morale[122]. Parmi les ouvrages d’un caractère plus général, l’un des plus célèbres était un écrit que Platon appelle Ἀλήθεια[123], la Vérité, et qui renfermait évidemment les principes essentiels de la philosophie, c’est au début de ce traité que se trouvait la célèbre maxime sur l’homme « mesure de toutes choses ». Diogène Laërce ne nomme pas le traité De la Vérité. Il ne nomme pas davantage les Discours destructifs (Καταβάλλοντες, sous entendu λόγοι), que mentionne Sextus Empiricus[124] ; mais il nomme une Τέχνη ἑριστικῶν et un ouvrage en deux livres Sur les Antilogies. On s’accorde en général aujourd’hui à considérer ces divers titres comme se rapportant à un même écrit[125]. Peut-être cependant faut-il distinguer au moins une Ἀλήθεια, plus théorique, et une Τέχνη, plus pratique, sur les antilogies, c’est-à-dire sur l’art de discuter. — Quel était l’ouvrage qui lui valut sa condamnation et qui débutait, selon Diogène, par cette phrase : « Sur les dieux, je ne puis rien dire, ni qu’ils soient, ni qu’ils ne soient pas : bien des choses empêchent de le savoir, d’abord l’obscurité de la question, ensuite la brièveté de la vie humaine[126] ? » — Et celui dans lequel il parlait de Périclès et de son énergie morale[127] ? On ne sait trop. Quoi qu’il en soit, l’objet et la méthode de son enseignement appellent encore quelques observations.

Outre la logique proprement dite, Protagoras avait été amené à considérer ce que nous appelons aujourd’hui la grammaire ; non pas, probablement, dans un traité séparé, mais plutôt à proposé de la logique elle-même, et pour en définir les instruments, qui sont les mots. La tentative de Protagoras était la première en ce genre ; à ce titre, elle mérite un souvenir. Il avait distingué, paraît-il, le genre des noms[128] et certains temps des verbes[129]. Il avait aussi distingué les propositions optatives, interrogatives, affirmatives, impératives[130]. Tout cet effort, encore très élémentaire, conduisait cependant à mieux comprendre ce qu’on avait fait jusque-là par instinct.

Quant à la logique de Protagoras, il est clair qu’il faut lui appliquer ce qu’Aristote dit de la méthode des « éristiques » contemporains de Gorgias : ce n’était pas une analyse méthodique et rigoureuse des procédés de l’esprit : c’était surtout un enseignement concret, fondé sur des exemples qu’il choisissait de son mieux, en aussi grand nombre que possible, parmi les formes de raisonnement qui avaient chance de se rencontrer le plus souvent dans les discussions ; les disciples apprenaient ces exemples, évidemment multipliés encore et retournés de cent façons par l’enseignement oral, et acquéraient ainsi une forte préparation pratique[131]. On voit comment la nécessité de l’enseignement, en amenant Protagoras à mettre ces recueils d’exemples par écrits, conduisait peu à peu à l’éloquence écrite.

Ajoutons enfin qu’à cet enseignement proprement dit Protagoras joignait volontiers le modèle de ses propres discours, soit préparés à l’avance, soit improvisés. Le Protagoras de Platon nous donne bien l’idée d’une de ces fêtes oratoires. Le sophiste, invité à développer le sujet qui lui est proposé, s’y prête volontiers, et démontre sa thèse (la possibilité d’enseigner la vertu) de trois façons : d’abord par un mythe allégorique, ensuite par un discours suivi, enfin par le commentaire d’une citation poétique. Ce sont là, avec l’éristique proprement dite (discussion par demandes et réponses), les procédés favoris des sophistes. Protagoras, dans Platon, parle avec ampleur et finesse, un peu longuement, en homme qui se sait éloquent, et qui fait avec plaisir les honneurs de son esprit. Les idées d’ailleurs n’ont rien qui choque le sens commun ; elles sont plutôt raisonnables et belles[132]. C’est ; là, sans aucun doute, un portrait ressemblant[133], et un portrait qui fait honneur à Protagoras. Cette peinture nous montre en lui un homme ingénieux, disert, d’un esprit souple et pondéré[134].

Lui-même se donnait plutôt pour un dialecticien et un philosophe que pour un orateur proprement dit. Gorgias, au contraire, voulut être orateur et maître de rhétorique.


Gorgias était de Léontium en Sicile. Il paraît être né à peu près en même temps que Protagoras, vers 485, et être mort à l’âge de plus de cent ans, vers 380. Mais ces dates ne sont qu’approximatives[135]. Il fut l’élève, dit-on, d’Empédocle et de Tisias[136]. Envoyé par sa ville natale comme ambassadeur à Athènes en 427, il y obtint une vogue extraordinaire. Sauf cette ambassade, sa vie semble, avoir été consacrée entièrement à l’exercice de son art. Il se promena, suivant l’usage sophistique, de ville en ville[137]. Il fit d’assez longs séjours à Athènes, car il écrivit en dialecte attique. Mais ont le voit plus tard en Thessalie, à Larisse, où il était en plein succès lorsque déjà sa réputation baissait à Athènes[138]. Il gagna beaucoup d’argent et en dépensa beaucoup[139]. Il aimait le faste dans les vêtements, et une légende allait jusqu’à dire qu’il s’était élevé à lui-même une statue d’or[140]. Mais, au milieu de cette magnificence, il vivait sobrement, et conserva jusqu’au bout sa vigueur[141].

On lui attribuait divers écrits : d’abord un ouvrage philosophique. Περὶ φύσεως ἢ τοῦ μὴ ὃντος, qui était une déclaration expresse de scepticisme[142] ; ensuite, des écrits techniques sur la rhétorique[143], et un certain nombre de discours, surtout d’apparat[144] ; un Pythique et un Olympique, prononcés réellement sans doute aux fêtes de Delphes et d’Olympie, et où il exhortait les Grecs à la paix et à l’union : une Oraison funèbre[145], censée prononcée à Athènes, en l’honneur des guerriers tués à l’ennemi, mais probablement fictive, vu sa qualité d’étranger[146] ; puis divers Éloges (ἐγχώμια) consacrés soit à des personnages mythologiques, comme Achille[147], soit à des peuples réels, comme les Eléens[148]. Parmi ces éloges, quelques-uns sans doute étaient de purs jeux d’esprit, de ceux qu’on appelait des παίγνια, et dont le principal attrait consistait dans le développement d’une thèse paradoxale[149].

Le Πεπὶ φὺσεως et les écrits techniques sont perdus ; de ses œuvres oratoires, il nous reste des fragments rares, sur l’authenticité desquels nous reviendrons tout à l’heure.

Par plus d’un côté, Gorgias ressemble à Protagoras. Comme lui, bien que par des principes différents, il est radicalement sceptique : s’il a débuté par la philosophie, il l’a bientôt abandonnée et raillée. À ses yeux, chercher le vraisemblable vaut mieux que chercher le vrai, et la force du discours fait paraître grand ce qui est petit, petit ce qui est grand[150]. Comme Protagoras, il enseigne à la fois en composant des traités de son art et en créant lui-même des modèles. Comme Protagoras, enfin, dans ses traités, il donne la première place aux exemples concrets, aux lieux communs qu’il fait apprendre à ses disciples[151].

Mais voici de grandes différences. Il est orateur, plus encore que dialecticien[152] ; et, par ce mot d’orateur, il entend un homme qui vise non seulement à bien discuter, mais encore à bien parler, avec éclat, avec pompe, dans un beau style ; il vise à la beauté autant qu’à l’utilité du discours ; il est artiste, sinon toujours homme de goût, et très préoccupé d’enchanter l’oreille. Il compose au besoin des discours politiques, mais il évite le genre judiciaire et se complaît avant tout dans l’éloquence épidictique, dans les discours d’apparat qui lui permettent d’étaler tout le luxe de son style[153]. Sur le style, en effet, il a beaucoup réfléchi, beaucoup innové. Il a parfois dépassé le but, mais il l’a vu. Son influence a été grande, et, malgré les réactions nécessaires, une partie de son œuvres est restée debout.

Ionien de naissance (car Léontium est une colonie de Naxos), il écrit dans le dialecte attique ; non pas, il est vrai, dans le dialecte tout à fait courant et familier, mais dans cet attique un peu ancien qui forme le fond du langage tragique et qui se retrouve chez Thucydide[154]. Par là, il rend hommage à la prépondérance croissante de l’atticisme, et marque un juste pressentiment de l’avenir ; en même temps il élève discrètement son style au-dessus du langage simplement parlé et manifeste son intention de faire œuvre d’artiste.

Même souci dans le vocabulaire. Les discours de Gorgias étaient remplis de ces mots ou archaïques, ou poétiques, ou hardiment créés, que les Grecs appelaient γλῶτται, par opposition aux termes usuels et courants (κύρια ὀνόματα). Dans l’emploi de ces mots d’exception, Gorgias vise un double but. D’abord une certaine noblesse que les termes ordinaires n’ont pas et qui fait une partie essentielle de sa conception de l’éloquence. On comprend qu’il aimât peu les discours judiciaires ; s’il y préparait ses élèves, lui-même n’en écrivait pas ; impossible, en effet, de mettre ces beaux mots poétiques dans la bouche d’un plaideur vulgaire. Il aime les épithètes hardies, les belles métaphores[155]. Ce n’est la pourtant, dans l’éloquence, qu’un ornement. Mais Gorgias recherche aussi la précision subtile, la profondeur, et par là il entre bien plus avant dans le génie de son art. Pour atteindre ces qualités, il use et abuse des ressources de la langue grecque : il aime les mots abstraits ; il emploie substantivement les adjectifs et les participes[156] ; il multiplie les substantifs verbaux[157]. Une page de Grorgias est tout hérissée de ces hardiesses ; l’accumulation en est extraordinaire ; l’excès est évident, mais ne doit pas reléguer dans l’ombre le très méritoire effort pour faire exprimer à la prose grecque des finesses inconnues ; Thucydide se souviendra de cet exemple et en tirera parti.

Dans la, construction de la phrase, les nouveautés ne sont pas moins grandes, et elles s’inspirent du même esprit : éclat, beauté, noblesse, d’une part, de l’autre, vigueur et précision, voilà ce que cherche, toujours Gorgias. Il ne sait pas encore construire une ample et souple période, comme un Isocrate ou un Démosthène, et donner ainsi à la pensée, avec la netteté qui vient de la coordination exacte de ses divers éléments, la puissance irrésistible d’un organisme vivant et robuste, la grandeur et le poids (gravitas). Mais le laisser-aller des primitifs, un peu enfantin, ne lui suffit plus : il, a compris que l’éloquence a besoin de force encore plus que de grâce. Il cherche une forme de phrase qui ait du nerf et du nombre. Il trouve la forme antithétique (ἡ ἀντικειμένη λέξις) si conforme au génie de la Grèce, qui a toujours aimé à rendre les idées plus précises en les opposant (μέν, δέ) ; ce qui n’avait été jusque-là qu’un instinct devient un procédé ; Gorgias le pousse à bout sans aucune mesure, Non seulement il jette toutes ses pensées dans ce moule, mais il le rend plus strict encore par une foule de procédés accessoires ; il accentue et souligne ses oppositions par des assonances initiales ou finales[158], par l’égalité du nombre des syllabes[159], par l’analogie des formations verbales. Le rythme est court, mais net et ferme ; une multitude de petits groupes de mots, vivement opposés les uns aux autres, se suivent, se pressent, s’entassent parfois dans une phrase unique, où il y a plus de trépidation que de mouvement véritable, plus de cliquetis que de sonorité, mais qui ne manque pas d’éclat.

Si l’on regarde au détail de ce style, on est frappé de voir tout ce que Thucydide lui doit, et on se demande alors d’où vient que la différence est pourtant si grande. C’est que, si les procédés sont les mêmes, le fond est tout autre ; ou plutôt, le fond, si riche chez Thucydide, manque étrangement chez Gorgias, et c’est là le vice fondamental qui gâte tout. Il a très justement orienté la prose attique dans la voie de la noblesse, de la précision, du nombre oratoire[160]. Mais lui-même n’a pas su marcher dans cette voie, parce qu’il n’avait que les apparences de ces qualités, et non ces qualités elles-mêmes, à peu près comme sa science, selon le mot d’Aristote, était une apparence de science[161]. Son âme est sèche ; il ne s’intéresse pas à ce qu’il dit. Aussi ses phrases sont pleines de mots et vides d’idées ; il répète trois fois la même chose sous des formes différentes ; son abondance est stérile ; ses constructions ont trop de fausses fenêtres ; son luxe est froid et lourd ; comme il n’a que des procédés et point d’inspiration, sa magnificence est raide, monotone ; elle fatigue vite[162]. Au total, il a entrevu le mieux, et l’a très imparfaitement réalisé. Ce qu’il a fait, cependant, suffit à expliquer sa vogue, qui n’est pas tout entière imméritée. Il fut pour Thucydide à peu près ce qu’Isocrate fut pour Démosthène, ou Balzac pour Bossuet ; il assouplit l’instrument avant de le remettre aux mains du grand artiste ; c’est un rôle secondaire, non méprisable pourtant.

Notre connaissance directe de Gorgias se fonde aujourd’hui d’abord sur les rares fragments de ses discours, et en particulier sur un morceau de l’Oraison funèbre que nous a conservé Maxime Planude[163]. Le passage, absolument intraduisible, est très caractéristique[164]. Il nous montre en outre à quel point les imitations que Platon s’est plusieurs fois amusé à faire, de ce style sont en somme ressemblantes : quand même nous n’aurions pas le fragment de l’Oraison funèbre, on peut dire que, pour entendre parler Gorgias, nous n’aurions qu’à écouter les paroles que Platon lui prête dans le dialogue où il lui donne le principal rôle[165], ou encore celles que prononce, dans le Banquet, le poète tragique Agathon[166], son disciple et son imitateur[167]. Mais, outre ces fragments authentiques et ces imitations platoniciennes, nous avons, sous le nom de Gorgias, deux discours entiers, un Éloge d’Hélène et une Défense de Palamède[168]. Parmi les critiques, les uns regardent ces deux œuvres comme apocryphes, les autres en défendent l’authenticité. M. Blass, d’abord hésitant[169], a fini par se rallier à ce dernier parti[170]. Ce qui est sûr, c’est qu’on n’a jamais trouvé une raison décisive pour combattre l’attribution de ces deux morceaux à Gorgias, et que, s’ils ne sont pas de lui, ils sont du moins un très habile pastiche, de sont style[171].


À côté de Protagoras et de Gorgias, qui sont des initiateurs et des maîtres, les Prodicos, les Hippias, les Polos, sont des personnages de second plan.

Prodicos, né à Céos, dans la petite ville d’lulis[172], était plus jeune que Protagoras[173], mais peut-être un peu plus âgé que Socrate, qui l’appelle ironiquement son maître, à plusieurs reprises[174]. Il vint souvent à Athènes en ambassade[175]. Il y acquit une réputation considérable et y gagna beaucoup d’argent[176]. On ne sait rien sur la date ni sur les circonstances de sa mort, sinon qu’elle doit être postérieure au procès de Socrate[177].

Cicéron le range, avec Protagoras, parmi ceux qui ont étudié les questions relatives à la nature des choses[178]. Mais c’est surtout comme professeur de morale et comme professeur de style qu’il est connu.

En morale, il prêchait la morale courante avec un rare succès. Aristophane le ménage et l’estime[179]. Platon dit que ses disciples l’auraient volontiers porté en triomphe pour son enseignement des vertus politiques et domestiques[180]. Xénophon lui fait un emprunt considérable dans un ouvrage consacré surtout cependant à la gloire de Socrate[181]. Enfin Socrate lui-même ne méprisait pas sa morale. Non qu’il la jugeât vraiment philosophique, bien entendu ; mais il la croyait pratiquement saine, et quand il trouvait un jeune homme qui, sans avoir l’esprit scientifique, était curieux de philosophie morale, c’est à Prodicos qu’il l’envoyait de préférence[182].

Mais c’est surtout par ses études sur la langue que Prodicos nous intéresse. Dans son enseignement oral et dans ses discours écrits, il donnait une extrême attention à la « justesse des mots » (ὀρθότης ὀνομάτων), c’est-à-dire à la distinction des synonyme et à l’analyse de l’acception précise de chaque terme. Il est sans cesse question de ces recherches dans Platon, qui s’en amuse fort. L’idée que Platon nous donne de Prodicos est celle d’un pédant qui s’enferme dans ses distinctions de mots et n’en sort plus[183]. Dans le Protagoras, surtout, il en trace un portrait des plus amusants[184]. Il le fait parler : « Bien dit, ô Critias. Dans ce genre de discours, en effet, les auditeurs doivent témoigner non de l’indifférence, mais de l’impartialité. Et ce n’est pas la même chose… Pour moi, Protagoras et Socrate, je vous engage à faire des concessions : discutez sans disputer. Ce n’est pas la même chose en effet…, etc. » On voit le jeu de scène et le ridicule qui s’étale. Faisons la part de la verve comique : la vérité du portrait reste grande. Pour s’en convaincre, il suffit de noter, chez le grave Thucydide ou chez l’élégant Isocrate, telle phrase qui est, sinon une imitation directe, tout au moins un ressouvenir frappant de la manière de Prodicos[185]. Ce qu’il y a d’affecté dans ce style se voit assez. Mais tout, dans cet effort pour être précis, n’était pas mauvais, tant s’en faut. La justesse des termes est la première qualité d’une prose vraiment classique, et Prodicos ne fut sans contribuer pour quelque chose à rendre cette qualité plus forte chez les premiers écrivains attiques.

Hippias d’Élis et Polos d’Agrigente[186] ne valent pas Prodicos : le travers sophistique est beaucoup plus marqué chez tous deux. — Hippias est à peu près du même âge que Socrate[187]. Il a des prétentions encyclopédiques. Non seulement il parle sur tout, sur le ciel et sur les astres, sur la géométrie et l’arithmétique, sur les syllabes, les rythmes et les mélodies, sur les généalogies des héros sur les fondations des villes, sur la vertu[188], mais encore il fait lui-même ses vêtements et jusqu’à ses souliers[189] : c’est un homme universel. Avec cela, orateur redondant et fleuri, dix fois plus riche en mots qu’en idées[190]. Au total personnages assez vide et assez vain. — Polos, disciple de Gorgias, avait fait un ouvrage sur la rhétorique[191]. Il y recommandait les gentillesses du langage (μουσεῖα λόγων, dit Platon), redoublement d’expression, sentences, images, etc., et pratiquait cet art pour son propre compte[192] — Mentionnons encore, pour en finir avec ce groupe, Likymnios, élève de Polos[193].

Un autre personnages assez curieux est Stésimbrote de Thasos, plus âgé que les précédents et un peu à part dans sa génération. Contemporain de Périclès et de l’homme d’état Thucydide, Stésimbrote de Thasos fut bien un sophiste, car il donnait des leçons à prix d’argent[194]. Mais il ne s’occupait pas de rhétorique. Il préférait expliquer Homère, où il cherchait sans doute des leçons morales[195]. Il avait en outre composé un livre Sur les Mystères, dont nous ne savons à peu près rien, et un autre ouvrage, souvent cité par Plutarque, Sur Thémistocle, Thucydide et Périclès[196], qui paraît avoir été assez curieux. Stésimbrote y défendait les anciennes mœurs, représentées par Cimon, contre le bavardage et la subtilité contemporaines, personnifiées surtout part Périclès. Il louait Thucydide, successeur de Cimon, et blâmait Thémistocle, prédécesseur de Périclès. Il est assez intéressant de voir un sophiste conservateur, ennemi de la rhétorique et allié d’Aristophane[197].

Si nous jetons maintenant un regard en arrière sur le chemin parcouru jusqu’ici, nous voyons que l’enseignement des premiers sophistes et des premiers rhéteurs est arrivé aux résultats suivants : les divisions essentielles du discours sont connues ; la dialectique oratoire, fondée sur la vraisemblance, est esquissée dans ses traits principaux ; la précisions du style, la noblesse, le rythme, la structure de la phrase ont été l’objet de recherches parfois heureuses. Il reste pourtant beaucoup à faire sur tous ces points. De plus, aucun de ces premiers maîtres n’a laissé un chef-d’œuvre incontesté. Leurs discours ne valent pas leurs théories ni surtout leurs intentions ; ils manquent de sérieux. Mais le temps des premières œuvres durables est arrivé. L’honneur d’ouvrir, dans le canon alexandrin, la liste des dix orateurs classiques était réservé à un Athénien de la vieille roche, à la fois rhéteur et orateur, contemporain des Protagoras et des Gorgias, un peu plus jeune cependant, Antiphon de Rhamnonte, le maître et le prédécesseur immédiat de Thucydide.

§3


Antiphon, fils de Sophilos, du dème de Rhamnonte, naquit un peu après Gorgias[198] (vers 480). Sa vie, consacrée sans doute tout entière à son art, n’a laissé presque aucun souvenir ; car les détails donnés par les biographes se rapportent manifestement à des homonymes. Sa fin, au contraire, grâce à Thucydide, est bien connue[199] : ayant pris une part importante à la conjuration des Quatre-Cents, il fut enveloppé dans leur ruine. Il avait tout préparé de longue main, dit Thucydide, et tout conduit, bien que le rôle de Pisandre eût été plus apparent. Après le rétablissement de la démocratie, il fut accusé de trahison et condamné à mort (411)[200].

À propos de ces faits, Thucydide a tracé d’Antiphon un portrait célèbre et qui tranche, par la vivacité de l’admiration, sur la réserve ordinaire de l’historien. « Antiphon, dit-il, n’était inférieur à aucun Athénien de son temps pour la vertu, et il était le premier pour le talent de concevoir et pour celui d’exprimer ses pensées ; il ne parlait pas dans l’assemblée ni, à moins d’y être contraint, devant les tribunaux, parce que sa réputation d’éloquence mettrait la foule en défiance à son égard ; mais ceux qui avaient des luttes à soutenir, soit devant le peuple, soit devant les juges, trouvaient en lui le conseiller le plus capable de leur être utile… Le discours qu’il prononça pour sa propre défense, quand il fut poursuivi en raison de la part qu’il avait prise à la révolution, est certainement le plus beau plaidoyer qui ait jamais été prononcé jusqu’à nos jours. » Agathon, le poète tragique, félicita le condamné sur la beauté de son discours, et, Antiphon lui répondit qu’un homme de cœur devait attacher plus de prix à l’approbation d’un juge tel que lui qu’à celle d’une foule ignorante[201]. Cette fière réponse est bien d’accord avec un autre mot que rapporte Suidas et qui était peut-être emprunté à sa défense même : « Mon adversaire vous a demandé d’être sans pitié pour moi ; pense-t-il donc que je vais recourir aux larmes et aux supplications pour essayer de vous persuader[202] ? » On voit la physionomie de l’homme ; au moral, une énergie hautaine, une vie considérée ; en politique, le mépris de la foule et l’éloignement habituel des affaires, mais s’il le faut, l’action la plus résolue et la direction même d’un complot ; en somme, un vigoureux esprit, bien plus tourné à la pratique qu’il ne semble à première vue.

Son rôle oratoire présente des traits analogues. Il est théoricien et professeur avant tout, mais en vue de la réalité pratique, en vue des discours judiciaires que méprisait Gorgias, et en vue de l’assemblée du peuple, où il saurait, dans l’occasion, se montrer lui-même redoutable ; grand orateur au besoin, plus souvent maître de rhétorique, mais avec une solidité de jugement, un sérieux, une justesse de goût littéraire qui révèlent tout de suite l’Athénien de race et qui le mettent à part des autres sophistes ses contemporains.

L’antiquité possédait, sous le nom d’Antiphon, des ouvrages nombreux, d’espèces très différentes : d’abord des ouvrages d’enseignement oratoire (traité, recueils d’exemples) ; puis des discours proprement dits ; enfin quelques écrits d’un caractère épidictique et sophistique. On s’accordait assez généralement, depuis Didyme, à considérer ces derniers comme l’œuvre d’un autre Antiphon, qu’on appelait « le sophiste », pour le distinguer de « l’orateur ». Dans le reste même, on faisait des distinctions : le Traité de rhétorique était tenu pour apocryphe[203] ; sur soixante discours, Cécilius de Calacté en rejetait vingt-cinq. Nous reviendrons tout à l’heure sur la question d’Antiphon le sophiste. Pour le moment arrêtons-nous aux ouvrages oratoires, pour essayer d’en dégager l’image littéraire de l’auteur.

Le recueil des Exordes et Péroraisons (Προοίμα καὶ ἐπίλογοι) est aujourd’hui perdu. C’était peut-être le plus ancien de ce genre, et il aurait eu, à ce titre, quelque intérêt pour nous. Mais il est aisé de s’en faire une idée. De toutes les parties du discours, en effet, surtout dans le genre judiciaire, aucune n’est soumise à des règles plus fixes, chez les orateurs grecs, que l’exorde et que la péroraison. Depuis Lysias jusqu’à Démosthène, l’orateur sollicite d’abord la bienveillance de ses juges ; il cherche à la gagner en parlant de son ignorances des affaires, de son inexpérience de la parole ; c’est malgré lui qu’il plaide contre un adversaire éloquent et intrigant ; il va du reste, le plus brièvement possible, leur exposer les faits de la cause. Suit la narration, puis la discussion. En terminant, l’orateur résume quelquefois les faits principaux, adresse aux juges un dernier appel, et, le plus souvent, il termine par une courte formule qui revient à ceci : « J’ai parlé : voyez et jugez. » Ce sont là des formes presque invariables. L’exorde du discours de Lysias contre Ératosthène et celui de Démosthène contre ses tuteurs sont jetés exactement dans le même moule. Il est d’autant plus curieux de voir comment, avec un dessin général identique et avec certaines formules qui ne changent pas, le génie propre de deux grands orateurs arrive cependant à se faire jour et à mettre un accent si différent dans ces deux airs en apparence si voisins. Mais souvent aussi les exordes et les péroraisons devaient se transporter presque sans changement d’un discours à l’autre. De toutes façons, un recueil comme celui d’Antiphon était d’une utilité pratique incontestable. Ce n’est pas lui, sans doute, qui avait trouvé le plan essentiel des exordes et des péroraisons : l’observation l’avait peut-être enseigné déjà à Tisias ; mais il est clair que la publication de son recueil dut faire beaucoup pour établir définitivement dans la pratique athénienne ce type simple, net, persuasif.

Les Tétralogies, au nombre de trois, sont des groupes formés de quatre discours chacun. Ces quatre discours se succèdent ainsi : accusation, défense, réplique de l’accusation, réplique de la défense. Il est aisé de voir que ce sont là des discours fictifs et que l’ouvrage, par conséquent, était destiné aussi à l’enseignement, comme le recueil dont nous venons de parler. Dans les Tétralogies, aussi bien que dans les plaidoyers proprement dits d’Antiphon, il n’est question que d’affaires de meurtre. La raison en est évidente : dans l’édition générale des œuvres d’Antiphon, tous les discours relatifs à des meurtres (φονικοὶ λόγοι) étaient mis ensemble, soit que la cause fût fictive, soit qu’elle fût réelle. C’est seulement cette subdivision des œuvres d’Antiphon qui nous a été conservée en partie (comme, dans l’œuvre d’Isée, les discours relatifs à des affaires d’héritage), probablement parce que c’était la plus célèbre.

Le grammairien grec anonyme à qui nous devons le premier argument qui précède les Tétralogies exprime à leur sujet la plus vive admiration : « Nulle part, dit-il, Antiphon ne manifeste mieux sa puissance, partout si visible, que dans ses compositions où il est lui-même son propre adversaire. » Il est curieux d’entendre après cela le savant Reiske, dans son édition des Orateurs attiques[204], exprimer non moins vivement le dégoût que lui inspire cette éloquence sophistique, vaine, affectée, puérile, etc. Cette manière de juger les Tétralogies devait conduire à en suspecter l’authenticité : comment attribuer à un grand orateur des œuvres d’aussi mauvais goût[205] ? D’autre part, en étudiant minutieusement la langue des Tétralogies, on y trouva quelques différences avec celle des discours[206]. Nouvelle raison pour quelques-uns de les regarder comme apocryphes. Ces soupçons, pourtant, n’ont pas été généralement accueillis par la critique ; outre que les différences en question sont légères, elles s’expliquent sans peine par ce fait que les Tétralogies sont des œuvres d’école, composées en quelque sorte pour l’amour de l’art, et où l’orateur était plus libre que dans des plaidoyers réels de se livrer à son goût pour la précision la plus subtile[207]. Sans nous arrêter davantage à ce genre de problèmes, essayons de voir ce que valent ces compositions, et pourquoi l’admiration du vieux grammairien grec est plus juste, à tout prendre, que le dédain de Reiske. La vérité est que l’art des Tétralogies est très remarquable et au fond très sérieux. Ce qui le fait paraître frivole, c’est l’absence d’une matière concrète et réelle ; la théorie du syllogisme aussi, étudiée abstraitement, semble parfois un jeu d’esprit. L’art oratoire d’Antiphon n’est pas tout entier dans les Tétralogies, mais c’en est un élément considérable qui s’y montre.

Ce qu’on n’y trouve pas, c’est la variété des parties et l’ampleur. Les exordes et les péroraisons y sont rares et courts[208], parce qu’Antiphon s’en était occupé dans un ouvrage spécial. Les narrations y manquent, non parce que l’art était alors dans l’enfance, comme le dit l’argument grec, mais parce que les sujets de ses plaidoyers sont imaginaires et qu’un récit, dans ces conditions, étant arbitraire, serait inutile. Pour la même raison, la discussion des preuves est plutôt esquissée que développée. C’est la réalité concrète, en effet, qui fournit les développements à l’orateur en lui fournissant des faits réels et des circonstances. Ici les cadres sont vides ; ils attendent les faits réels. — Mais ce qu’on trouve dans les Tétralogies et ce qu’il est très curieux d’y étudier, c’est d’abord des modèles de l’art d’inventer des arguments oratoires, et ensuite, sauf quelques réserves, des modèles de style.

Parmi les arguments oratoires, les uns portent surtout sur les idées elle-mêmes et ont un caractères plus dialectique ; les autres s’adressent de préférence aux sentiments, aux passions, aux préventions du tribunal et forment ce que Platon appelait « l’art de conduire les âmes » (ψυχαγωγία). Un mot d’abord sur les premiers.

Dans chaque tétralogie, on l’a vu, la même question est traitée quatre fois en des sens divers. Quelquefois c’est un côté nouveau du problème, qui, négligé d’abord, puis repris, permet à l’orateur de renouveler son argumentation. Mais souvent aussi l’effort dialectique porte sur la même idée, de plus en plus creusée, et presque avec les mêmes mots ; la symétrie extérieure accentue et souligne ainsi la subtilité de la pensée. Celle-ci est poussée au dernier point, mais sans aller jusqu’au pur jeu d’esprit : l’argumentation, quelque subtile qu’elle soit, pourrait passer presque sans changement dans un plaidoyer réel. Prenons un exemple. Dans la première tétralogie, il s’agit d’une question de fait[209]. Un homme a été tué ; par qui ? Il n’a pas été dépouillé ; son esclave, mort depuis, a accusé un ennemi de la victime. Tout se réunit donc pour accabler cet accusé ; les vraisemblances[210] et les témoignages[211] sont contre lui. Antiphon va tour à tour mettre en œuvre ces éléments de preuve et les réfuter. Sans analyser les quatre discours, il suffit, pour saisir sa méthode, de considérer à part une idée qu’on suit, pour ainsi dire, à la trace à travers tous les discours, serrée toujours de plus en plus près. — Argument de l’accusateur (1, 4) : ce ne sont pas des voleurs qui ont fait le coup, car la victime n’était pas dépouillée. — Réponse (2, 5) : les voleurs ont pu être interrompus. — Réplique de l’accusateur (3, 2) : s’ils avaient été interrompus, les survenants auraient averti les magistrats et n’auraient pas laissé les soupçons s’égarer sur l’ennemi du mort. — Réplique de la défense (4, 5) : les survenants ont eu peur et se sont tenus cois. — Notons que, dans tout cela, on ne trouve que des arguments très raisonnables ; ce sont de ces arguments qui ne font pas à eux seuls la conviction d’un jury, mais qui la préparent ou la confirment ; ce ne sont pas des frivolités et de simples jeux de paroles : ce sont des arguments d’audience excellents, ce qui ne veut dire ni irréfutables ni rigoureusement dialectiques au sens platonicien du mot[212].

Même finesse et même souplesse d’invention dans la deuxième tétralogie, où il s’agit d’une question de responsabilité à propos d’un homicide par imprudence, et dans la troisième, où le problème posé est celui du droit de légitime défense. Nous n’avons pas à y insister ; mais il est curieux, à propos de cette question d’homicide par imprudence, de rappeler que c’est à peu près le thème discuté par Protagoras avec Périclès[213], et de noter aussi les différences significatives dans le procédés : Protagoras, qui est sophiste et peu sérieux, attaque et défend tour à tour le javelot même qui a commis le meurtre ; puis les agonothètes qui ont présidé aux jeux ; Antiphon, avec son sens pratique, ne fait rien de pareil : il reste, dans les conditions d’un véritable plaidoyer et défend avec vraisemblance chacune des deux thèses. Il n’est pas douteux, en somme, que cette forte discipline dialectique ne fût une excellente préparation aux luttes des tribunaux et du Pnyx. L’élève d’Antiphon, quand il abordait une cause réelle, savait interroger les faits, les examiner sous toutes leurs faces, ne pas s’en tenir au premier coup d’œil, mais aller au fond et prévoir les objections possibles. Il était rompu d’avance à toutes les finesses du métier et préparé même aux surprises. Il était pénétrant et fin, sans être nécessairement subtil ou frivole.

Il savait agir aussi sur le cœur des juges. Les Tétralogies sont fort curieuses par la mise en œuvre d’un certain nombre d’arguments psychologiques dont les uns sont de tous les temps, et dont les autres, particulièrement appropriés aux Athéniens du Ve siècle, sont par là même d’un vif intérêt historique. De tout temps les crimes qui semblent menacer tout le monde ont chance d’être plus sévèrement punis par des jurés que ceux qui paraissent avoir un caractère exceptionnel ; de tout temps aussi les avocats sont sûrs d’effrayer le jury en lui montrant que sa sentence aura des effets irréparables. Antiphon connaît ce genre d’arguments[214], car il connaît le cœur de l’homme. Il connaît aussi ses contemporains. Il sait qu’un juge athénien se méfie des beaux parleurs, et il a soin de faire dire à son client qu’il ne sait pas parler[215]. Il sait qu’un bon Héliaste est un démocrate, jaloux de faire payer les riches, et il apprend à son client qu’il faut toujours se vanter d’avoir été très large dans le paiement des diverses contributions publiques, triérarchies, chorégies, liturgies de toute sorte[216]. Il sait enfin que l’Athénien est foncièrement religieux, qu’il à une peur extrême d’avoir les dieux pour ennemis, et que cette crainte parfois l’affole[217]. Il faut donc se faire de sa religion une alliée ; si l’on est accusateur, on effraiera le jury par la pensée du crime resté impuni ; si l’on est accusé, on l’effraiera encore par la pensée de l’innocence injustement condamnée[218]. Dans tout cela, encore une fois, rien de frivole ni de proprement sophistique. Renfermés dans le domaine de la vérité contingente, qui est celui des affaires humaines, et consciencieusement appliqués à la réalité par un homme qui ne cherche pas à défendre ce qu’il saura pertinemment être faux, ces arguments sont très légitimes et très efficaces ; c’est de la rhétorique pratique et excellente.

Le style enfin, dans ces Tétralogies, est bien meilleur que ne le prétend Reiske ; il est déjà tout attique par la précision et la vigueur.

Le fond du vocabulaire est formé par la langue courante d’Athènes ; on n’y trouve pas ces formes volontairement archaïques (σσ pour ττ) que Gorgias employait, et auxquelles Thucydide restera fidèle ; on n’y trouve guère non plus de mots vraiment poétiques ; la gravité des débats judiciaires n’admet pas des ornements qui rappelleraient trop la tragédie. C’est donc la langue parlée qui domine, mais creusée, mais enrichie par une recherche opiniâtre de la nuance la plus fine et la plus exacte. Comme Prodicos, l’auteur des tétralogies oppose les synonymes et les distingue[219] ; comme tous les sophistes et comme Thucydide, il oppose l’apparence et la réalité, la vraisemblance et le fait[220].. Il admet les adjectifs ou participes neutres pris substantivement[221]. Il remplace le verbe usuel par un substantif verbal qui exprime la même idée d’une manière plus neuve et par conséquent plus frappante[222]. Il a des alliances de mots hardies, qui ne sont pas, comme chez Gorgias, de simples jeux, mais qui expriment des sentiments intenses[223]. Il est difficile et fort. Il arrive à une puissance d’expression qu’Hérodote ne connaissait pas, à un pathétique sobre et contenu, mais vigoureux.

Même précision passionnée, même vigueur dans sa phrase encore un peu raide et courte. La période est à deux membres, opposés l’un à l’autre soit par μέν et δέ, ce qui est plus conforme à l’usage grec général[224], soit par la répartition de la conjonction τε, ce qui est plus archaïque, plus frappant, et très fréquent dans tous ces discours[225]. À ces oppositions fondamentales s’ajoutent souvent aussi les figures inventées par Gorgias (rimes ou assonances, égalité des membres[226], etc.), qui les rendent plus sensibles à l’oreille et à l’esprit. Il y a là un grand effort pour distinguer les idées par une clarté souvent pénétrante, parfois aussi un peu d’artifice, et plus souvent encore de la monotonie. Dans la réalité, les relations des choses, et par conséquent les idées, sont plus variées et plus souples. L’art d’Antiphon, comme celui d’Eschyle, ne sait encore faire mouvoir que deux acteurs ; Lysias et Isocrate enseigneront le moyen d’en amener un troisième. Ce sera la perfection de l’art ; mais il y a déjà dans cette rigueur antithétique un progrès sur le laisser-aller d’Hérodote.

Les figures de pensées sont rares dans les Tétralogies, sauf l’interrogation, qui est la plus dialectique des figures, celle qui sort le plus naturellement de l’argumentation, par la seule chaleur de la pensée sans recherche d’art ni de rhétorique[227]. Souvent aussi une même idée est exprimée successivement par deux mots synonymes, qui s’ajoutent l’un à l’autre (συμφοραὶ καὶ χρεῖαι, κατηγόροι καὶ τιμωροὶ φόνου, etc.), pour donner à la phrase plus de nombre, à l’idée plus de force et de poids.

Si de la structure des phrases prises à part nous passons à l’enchaînement de l’ensemble et à l’allure de tout le discours, nous y trouvons le même caractère de rapidité forte et pathétique. Point de digressions à la manière d’Hérodote, point de fleurs inutiles à la façon de Gorgias. Tout court au but, c’est-à-dire à la démonstration. L’excès, ici, serait plutôt dans le trop de rapidité ; il en résulte parfois quelque obscurité, parce que la suite du raisonnement est si serrée qu’on n’en doit absolument rien perdre. Un mot qui échappe fait manquer la liaison de tout l’ensemble. Cet excès de brièveté, qui serait un défaut grave dans un discours véritablement prononcé, s’explique d’ailleurs sans peine dans les Tétralogies : ce sont des exercices d’école, et comme des squelettes de discours. La réalité plus tard ajoutera les muscles ; mais il faut d’abord que le squelette soit solide.

En somme, l’influence de Protagoras, de Prodicos, de Gorgias même, est sensible dans le style des Tétralogies ; elles n’ont guère put être écrites avant 425. Mais l’originalité d’Antiphon n’y est pas moins sensible. Dans un cadre volontairement étroit et abstrait, il enferme avec une rare puissance, les qualités essentielles de l’orateur, l’habile invention des arguments, la rigueur dialectique, la finesse pénétrante et la précision du langage, la rapidité de la composition et déjà même cette sorte de pathétique qui naît d’une énergie contenue et du mouvement inflexible du discours.

Nous avons insisté assez longuement sur les Tétralogies, parce qu’on y voit, ce semble, avec une netteté particulière, cette préparation et ces dessous qui, dans l’éloquence aussi bien que dans tous les arts, sont la condition et le soutien de tout le reste. Les qualités qui apparaissent dans ces exercices sont les mêmes que celles des véritables plaidoyers, seulement plus concentrées, plus isolées, moins engagées dans les détails accidentels d’une cause particulière. Dans un procès réel, la parole d’Antiphon est plus souple ; il faut bien qu’il raconte, qu’il explique, qu’il fasse comprendre et qu’il apitoie. Mais, au fond, les procédés restent invariables.

Des plaidoyers d’Antiphon, trois seulement nous restent, tous trois relatifs, nous l’avons vu, à des affaires de meurtre.

Le plus important des trois et le plus célèbre est celui qui est intitulé : Sur le meurtre d’Hérode. Un citoyen de Mitylène a voyagé avec cet Hérode, qui a disparu à Méthymne ; le Mitylénien est accusé d’avoir tué son compagnon de voyage ; il se défend contre l’accusation.

De l’exorde, nous retrouvons un lieu commun bien connu : l’accusé est sans expérience ; il ne sait pas manier la parole. Malheureusement il dit cela en phrases savantes et bien balancées. C’est là une maladresse dont Lysias lui même n’a pas su toujours se préserver ; l’usage ordinaire des recueils d’exordes et de péroraisons a dû donner parfois à ces morceaux un air d’école. Après quelques mots habiles sur la confiance de l’accusé dans ses juges, et un second lieu commun, vigoureux et pathétique, sur la sainteté des lois (morceau textuellement reproduit dans un autre plaidoyer d’Antiphon[228]), l’orateur arrive à la narration.

Ici le style se détend un peu ; le récit est court, net, simple, entremêlé de témoignages, de réflexions qui soulignent le caractère des faits.

Suit la discussion : d’abord celle des faits, qu’il s’agit d’établir, comme dans les Tétralogies, par la considération du vraisemblable (τὸ εἰκος, mot sans cesse répété) ; ensuite celle des intentions, fondée sur le même principe : pourquoi l’aurais-je tué ? quelle vraisemblance dans l’accusation ? Tout cela d’une dialectique très fine, très serrée, et solidement appuyée sur une psychologie pénétrante. Qui donc a commis le crime ? Je l’ignore comme vous, dit l’accusé, et n’ai pas à le savoir. Le ton est vif, familier, plein de franchise : c’est le vrai style des affaires et de la vie réelle. Désormais la discussion principale est close ; la marche de l’orateur devient plus libre. Il touche successivement à trois points intéressants : d’abord la possibilité des erreurs judiciaires, un de ces très utiles et très efficaces lieux communs d’argumentation que nous avons déjà rencontrés dans les Tétralogies ; ensuite le passé apolitique de son père, qu’on lui reprochait, — autre argument de jury très fréquent à Athènes ; enfin la protection visible des dieux qui n’ont cessé de témoigner à maintes reprises en faveur de son innocence, — encore un genre d’argument que nous connaissons en principe.

La péroraison résume les principaux arguments, puis revient à des idées générales analogues à celles de l’exorde. On y trouve notamment un beau lieu commun sur les conséquences de l’arrêt à intervenir[229], morceau qui sera répété par Antiphon lui-même dans le plaidoyer Sur le Choreute, mais à une autre place, au début du discours[230].

L'étude des deux autres plaidoyers (Sur le Choreute, Accusation d’empoisonnement contre une belle-mère) ne nous apprendrait rien de plus sur l’art d’Antiphon. On a quelquefois mis en doute l’authenticité du dernier. Mais les raisons invoquées sont vraiment très faibles[231].

On signale deux ou trois passages ou l’orateur, au lieu des redoublements de mots si ordinaires chez Antiphon, accumule jusqu’à trois synonymes, et cela plusieurs fois de suite. Si tout le reste du discours porte la marque de l’orateur, que prouve ce détail, qui peut être ou une exception sans conséquence, ou la marque d’une période un peu différente de sa vie ?

Arrivons enfin à la question d’Antiphon le Sophiste[232]. Les anciens citent, sous le nom d’Antiphon, trois ouvrages assez importants : un traité De la Vérité (Περὶ ἀληθείας), en deux livres, et deux discours moraux intitulés : De la Concorde (Περὶ ὁμοωοίας) et le Politique (Πολιτικός)[233]. — Du traité De la Vérité il nous reste une trentaine de courts fragments. C’était toute une philosophie, comme les traités Περὶ φύσεως ; des anciens philosophes, comme le Ἀλήθεια de Protagoras. Le premier livre était consacré aux questions générales de métaphysique étude méthode ; le second a l’explication particulière des différents phénomènes naturels. Une des choses les plus certaines qui ressortent des fragments, c’est que celui qui les a écrits était un esprit précis, subtil et déjà fort habile à analyser les idées abstraites. — Le sujet du Περὶ ὁμοωοίας ; peut se résumer ainsi : la vie humaine est courte et la plupart des hommes l’emploient mal ; ne la perdons pas comme à plaisir par de vaines inimitiés. Il est en outre probable que, pour établir son principe, à savoir la misère de la condition humaine, l’auteur passait en revue les différents âges. — Quant au Πολιτικός, c’était une sorte de traité de morale, mais de morale subordonnée à la préoccupation de la vie sociale, selon l’ancienne tendance grecque[234] : l’auteur y cherchait sans doute à déterminer les qualités publiques et privées du citoyen digne de ce nom. — Les fragments expressément donnés par les anciens comme appartenant à l’un ou à l’autre de ces deux ouvrages sont courts ; mais Stobée en donne quelques autres, beaucoup plus longs, beaucoup plus intéressants, et qu’on peut, avec vraisemblance, rattacher pour la plupart au Περὶ ὁμονοίας[235].

La question à résoudre est celle-ci : ces fragments, cités sous le nom d’Antiphon, sans autre désignation, doivent-ils être attribués à l’orateur, ou à quelqu’un des cinq ou six Antiphon qui ont vécu à la même époque[236] ? Le problème avait été posé dès l’antiquité. Didyme, au témoignage d’Hermogene[237], les attribuait tous à un homonyme de l’orateur, qu’aurait fait, avec le métier de sophiste, celui de devin et d’interprète des songes. Mais l’opinion de Didyme, autant qu’on en peut juger par le passage d’Hermogène, n’était qu’une conjecture personnelle, fondée sur le style de ces fragments. Les critiques modernes hésitent. Le Περὶ ἀληθείας est attribué par tout le monde au sophiste ; quant aux ouvrages moraux, les uns les donnent au sophistes[238], les autres à l’orateur[239]. En fait, il n’y a aucune raison décisive de ne pas les attribuer à l’orateur. On parle de différences de style qui existent entre les fragments moraux et les discours ; mais il faudrait parler aussi de la différence des genres ; quand Lysias faisait son métier de sophiste, il n’écrivait pas en logographe. Il faudrait aussi ne pas oublier certaines ressemblances qui sont surprenantes ; il y a, dans tel de ces fragments, des moules de phrase et des tournures extrêmement caractéristiques qu’on retrouve presque identiques dans le plaidoyer sur le meurtre d’Hérode[240]. Quant aux différences (grand nombre des mots, tour poétique du style), il faut songer que la question de date, outre celle des genres, peut avoir ici son intérêt. Les discours d’Antiphon semblent avoir tous été écrits dans les dix dernières années de sa vie[241]. Qu’avait-il fait jusque-là ? Pourquoi n’aurait-il pas eu, comme Lysias, avant sa période d’activité oratoire, sa période sophistique ? Et si par hasard il en était ainsi, pourquoi n’aurait-il pas, à la façon de Gorgias et de Protagoras, débuté lui aussi par des études philosophiques, par un Περὶ ἀληθείας ?

Quoi qu’il en soit, la valeur littéraire de cinq ou six de ces fragments est incontestable. La pensée en est grave, ferme, triste. Le style en est digne d’attention : sur un fond de dialectique solide, l’auteur cherche à répandre de l’éclat par la hardiesse des images et l’accumulation des mots[242]. Comme ce sont là, sans aucun doute, de très vieux débris de la prose attique, ils méritaient peut-être d’arrêter un instant notre curiosité, fût-ce au prix d’une discussion un peu épineuse.

III

Cicéron, parlant des orateurs grecs de cette génération, dit qu’ils avaient « de la grandeur dans le langage, beaucoup de pensées, une brièveté pleine, de choses, et parfois, à cause de cela même, un peu d’obscurité[243]. » Ce jugement s’applique là merveille à Antiphon. Avec celui-ci, la période d’apprentissage proprement dit est terminée. Ce qui manque encore à la prose attique, c’est la grâce, la souplesse dans la force, en un mot le dernier degré de la perfection. Mais déjà ce premier art attique, subtil, robuste, un peu raide, est capable de soutenir un écrivain de génie. Si Antiphon, n’est qu’un homme de très grand talent, Thucydide, qui se rattache directement au même groupe, est, dans toute la force du terme, un homme de génie.


  1. Voir t.II, p.117, et t.III, ch. I.
  2. Épitaphe d’Euripide attribuée à Thucydide (Vie anonyme d’Euripide).
  3. Sur l’esprit attique, voir t. III ch. I Dans les pages suivantes, je me place surtout au point de vue de la prose.
  4. Cicéron, Orator, 5.
  5. Judicium acre tersumque (Inst. Orat., XII, 10, 20).
  6. Pascal, Pensées, VII, 6 (éd. Havet).
  7. Des ouvrages de l’esprit (début).
  8. Cf. Maurice Croiset, De publicæ eloquente principiis apud Græcos in homericis carminibus, Paris, 1874 (thèse). De là des noms propres comme Pisandre, Pisanor, Pisistrate, si fréquents en Grèce de tout temps ; puis, à une date un peu plus récente, les Diagores, Aristagores, Évagoras, Protagoras, etc.
  9. Iliade, IX, 443. Cf, ibid., 489 : Οὔπω εἰδόθ’ ὁμοίου πολέμοιο, – οὐδ' ἀγορέων, ἵνα τ' ἄνδρες ἀριπρεπέες τελέθουσιν.
  10. Théog., 81 et suiv.
  11. Odysée, VIII, 178.
  12. Quintilien, X, 1, 47.
  13. Hermogène, Formes du discours, II, 10 ; t. III, p. 375, Walz.
  14. Homère dit de Nestor : Τοῦ καὶ ἀπὸ γλώσης μέλιτος γλυκίων ῥέεν αὑδή. Noter ces mots fréquents, ῥεῖν et μείλιχος. Noter aussi l’expression λεγὸς ἀγορητής.
  15. Iliade, II, 212, 246
  16. Iliade, IX, 252 (prosopopée de Pélée dans le discours de Phénix).
  17. Étudier, à ce propos, le début du discours d’Ulysse à Achille, Iliade, IX, 225-246.
  18. Aristote, Rhét., I, 1.
  19. Παῦρα μὲν, ἀλλὰ μάλα λιγέως, ἐπεὶ οὐ πολύμυθος (Iliade, III, 214).
  20. Of. Curtius, Histoire grecque, t. I, p. 230 (trad. française).
  21. En latin demonstratium genus, ce qu’on a traduit en français par le terme malheureux de genre démonstratif.
  22. Démosthène, Ambassade, 70-71.
  23. Τίς ἀγορεύειν βούλεται. — Voir dans Aristophane, Fêtes de Déméter (372-389), la parodie de tout ce cérémonial. Sur le Τίς ἀγορεύειν βούλεται cet appel de la patrie elle-même à tous ses enfants, voir le célèbre passage de Démosthène, Couronne, 170.
  24. Xénophon, Mémor., III, 6, 1. Cf Aristophane, Acharn, 680. Suivant Eschine, C. Ctésiph., 4, l’ancienne formule solonienne était : Τίς ἀγορεύειν βούλεται τῶν ὑπὲρ πεντήκοντα ἔτη γεγονότων καὶ πάλιν ἐν μέρει τῶν ἄλλων Ἀθηναίων mais le progrès de la démocratie avait changé tout cela.
  25. Voir notamment Eschine, loc. cit.
  26. Pseudo-Xénophon, Rép. Athén., 3, 3.
  27. Hypéride, Contre Démosth., p. 12, col. 2, Blass (Teubner), 1’ere éd.
  28. Criton. ch. IV, p. 45, A. — Sur les sycophantes, sorte d’orateur en sous-ordre, cf. Pseudo-Démosthène, Contre Néère, 43. Leur mauvaise réputation rejaillissait sur les orateurs eux-mêmes, et le nom de ῤήτωρ finit pas devenir suspect (cf. Démosthène, Contre Midias, 189-192).
  29. L’établissement du tribunal des Héliastes date de Solon (cf. Aristote, Πολιτείσ Ἀθηναίων, ch. VII, p. 9, I. 4, éd. Blass), mais c’est à partir de Périclès que sa compétence devient presque universelle et son influence prépondérante.
  30. Les mille Héliastes restants demeurent disponibles.
  31. Aristote (Πολιτ. Ἀθην., ch. IX, p. 11, I. 19, éd. Blass) remarque très bien que Solon, en donnant les tribunaux au peuple, lui avait donné la main haute sur tout.
  32. Nuées, 208
  33. Thucydide, II, 34, 1. Cf. Caffiaux, De l’oraison funèbre dans la Grèce païenne, Paris, 1861.
  34. Lois, I, p.641, E : Τὴν πόλιν ἄπαντες ἡμῶν Ἕλληνες ὑπολαμβάνουσιν ὡς φιλολογός τέ ἐστι καὶ πολύλογος.
  35. Olynth., II, 12
  36. Cicéron, Orator, 5 : Semper oratorum eloquntiæ moderatriæ fuit auditorun prudentia.
  37. Profession de Mademoiselle de La Vallière, avant l’Ave Maria ; et ailleurs.
  38. Philipp. II, 10 : Κέκρισθε γὰρ ἐκ τούτων τῶν ἔργων μόνοι τῶν πάντων μηδενὸς ἂν κέρδους τὰ κοινὰ δίκαια τῶν Ἑλλήνων προέσθαι, etc.
  39. Thucydide, II, 40, 1 : Φιλοκαλοῦμεν γὰρ μετ’ εὑτελείας καὶ φιλοσοφοῦμεν ἄνευ μαλακίας πλούτῳ τε ἔργου μᾶλλον καιρῷ ἢ λόγου κόμπῳ χρώμεθα.
  40. Hérodote, VIII, 83 ; Thucydide, I, 138 : καὶ ἃ μὲν μετὰ χεῖρας ἔχοι καὶ ἐξηγήσασθαι οἷός τε. Cf. aussi Pseudo-Lysias, Or. funèbre, 42, Cicéron, Brutus, 17 : quem constat cum prudentia tum eloquentia prætitiæe.
  41. Vie de Thémistocle, 2, 1.
  42. Ibid., 2, 4.
  43. Plutarque mentionne entre autres un certain Épicyde, δημαγωγὸν ὄντα δεινὸν εἰπεῖν (ibid., 6).
  44. Quand les campagnards de l’Attique, pendant la guerre du Péloponnèse, se réfugiaient à Athènes pour fuir les invasions des Spartiates.
  45. Fêtes de Déméter, 242-244.
  46. Hérodotie, VIII, 43 : Προηγόρευε εὖ ἔχοντα μὲν.
  47. Verba statim ambiunt, dit Cicéron d’un orateur.
  48. Platon, Protagoras, 316, E ; Alcibiade, I, 118, C ; Lachès, 180, D. Cf. Aristote, dans Plutarque, Périclès, 4.
  49. Alcibiade, loc. cit.
  50. Plutarque, loc. cit. Il ne faut cependant que prendre trop à la lettre le mot de Platon (Protag., loc. cit.) répété par Plutarque, à savoir que ces musiciens étaient de véritables sophistes cachant leur science sous l’apparence de la musique. Ce n’est là qu’une métaphore ingénieuse.
  51. Platon, Phèdre, 270, A ; Cicéron, Brutus, 11, 6 ; Plutarque, Périclès, 4 et 6.
  52. Voir dans Plutarque (Périclès, 6) l’histoire du bélier qui n’avait qu’une corne.
  53. Thucydide, II, 60, 1.
  54. Plutarque, ibid., 4.3.
  55. Phèdre, 261, D. Quintilien (III, 1, 10) applique ce mot à Alcidamas, mais à tort, sans doute.
  56. Périclès, 36, 3.
  57. Noter que ce sujet est celui qui sert de thème à la IIe tétralogie d’Antiphon.
  58. Mémor., I, 2, 40-46.
  59. Τὸ ὑψηλόνουν τοῦτο καὶ τελεσιουργόν, dit Platon (Phèdre, 270, A).
  60. Κατεῖχε τὸ πλῆθος ἐλευθέρως καὶ οὑκ ἤγετο μᾶλλον ἢ αὐτὸς ἧγε……ὁπότε γοῦν αἴσθοιτό τι αὐτοὺς παμὰ καιρὸν ὕβρει θαρσοῦντας, λέγων κατέπλησσεν ἑπι τὸ φοβεῖσθαι, καὶ δεδιότας αὖ ἀλόγως ἀντικαθίστη πάλιν ἐπὶ τὸ θαρσεῖν (Thuc., II, 65, 9).
  61. Voir surtout II, 60 et 61.
  62. Aristophane, Acharniens, 530. Cf Plut., Périclès, 8, 1.
  63. Aristophane, loc. cit.
  64. Plutarque, Périclès, 8, 3.
  65. Id., ibid., 7, 1
  66. Eupolis, Δῆμοι, fr. 94 (Kock).
  67. Aristote, Rhét, I, 7, 34.
  68. Stésimbrotos, dans Plutarque, Périclès, 8, 6.
  69. Aristote, Rhét, 4, 3.
  70. Phèdre, 269, E : Κινδυνεύει, ὦ ἄριστε, ὁ Περικλῆς τελεώτατος εἰς τὴν ῥητορικὴν γενέσθαι.
  71. Brutus, 7
  72. Plutarque, Périclès, 8, 5. Cicéron semble dire le contraire, Brutus, 7 (Ante Periclem, cujus scripta quædeam feruntur…). Mais il s’agit évidemment là de quelque ouvrage apocryphe, à moins que Cicéron ne veuille parler des ψηφίσματα rédigées par Périclès.
  73. Pour l’histoire de l'éloquence grecque en générale, je renvoie une fois pour toutes un beau livre de M. Fr Blass, Die attische Beredsamkeit(4 vol.), dont la seconde édition vient de s’achever, et qui est classique. Le tome I traite des débuts, depuis Gorgias jusqu’à Lysias. L’ouvrage de Blass a fait oublier l’histoire antérieure de Westermann. À consulter aussi : G. Perrot, l’Éloquence politique et judiciaire à Athenes (t. I, seul paru), Paris 1873 ; J. Girard, Études sur l’éloquence attique, Paris, 1874 ; Jebb, The attic orators from Antiphon to Isaeos, Londres, 1876, 2 vol, (2e éd., 1893) ; Volkmann, Die Rhetorik der Griecher und Römer, Leipzig, 1885 (2e éd.) ; Chaignet, la Rhétorique et son histoire, Paris, 1888.
  74. Cicéron, Brutus, 46 : Itaque ait Aristoteles, cum sublatis in Sicilia tyrannis res privatæ longo intervallo judiciis repeterentur, tnm primum, quod esset acuta illa gens, e controversia natam (mss, et controversa natura ; corr. de Blass), artem, et præcepta Siculos Coracem et Tisiam conscripsisse. — Cf. de Orat., I, 20.
  75. Rhétorique, II, 24 ; p. 1402, < 17 (ἡ Κόρακος τέχνη).
  76. Phèdre, p. 273, B (ἔγραψεν, dit Platon).
  77. Réfut. des Sophismes, 34 ; p. 183, B, 28 sqq. (Passage capital pour l’histoire de la rhétorique grecque et de ses méthodes.)
  78. Cicéron, de Inv., II, 2.
  79. Proleg. in Hermog., Walz, t. IV, p. 13 (Anecdote sur Tisias refusant à Corax, de lui payer le prix de ses leçons : « Ou bien tu m’as appris à persuader, et alors je dois te persuader de ne rien recevoir : ou bien tu ne m’as rien appris, et alors je ne te dois rien. » — Autre forme de l’anecdote dans Sextus Empiricus, Adv. mathem., II, 96).
  80. Πειθοῦς δημιοθργὸς ἡ ῥητορική(Gorgias, p. 453, A).
  81. Voir la théorie de Corax et de Tisias à ce sujet dans Platon, Phèdre, 267, A : 272, D ; etc., et dans Aristote, Rhé., II, 24, p.1402, A.
  82. C’est ce que dit Gorgias dans Platon (Gorgias, p.457, A).
  83. Ταχεῖα μὴν, ἄτεχνος δὲ ἡ διδασκαλία τοῖς μανθάνουσι παρ’ αὐτῶν (Réfut. des Sophismes, 34, p.184, A, 1).
  84. Phèdre, 273, B-C ; Rhét., II, 24.
  85. Noter que cette argumentation très immorale si l’accusé est réellement coupable, est au contraire très morale s’il est innocent. Dans tous les cas, elle est ingénieuse.
  86. Il appelait l’exorde κατάστασις (Syrianos, dans les Rhét. grecs de Walz, t. IV, p.575).
  87. Platon, Phèdre, p. 266, E.
  88. Aristote, Réf. des Soph., 34 (p. 185, A, 21) : Ἔστι γὰρ ἡ σοφιστικὴ φαινομένη σοφία, οὗσα δ’οὔ, καὶ ὁ σοφιστὴς χρηματιστὴς ἀπὸ φαινομένης σοφίας ἀλλ’οὐκ οὔσης.
  89. Hérodote, I, 29
  90. Id., IV, 95.
  91. Platon, Protagoras, p. 349, A : Σύ γ’ἀναφανδὸν σεαυτόν ὑποκηρυξάμενος εἰς πάντα τοὺς Ἕλληνας σοφιστὴν ἐπονομὰσας σεαυτὸν, ἀπέφηνας παιδεύσεως καὶ ἀρετῆς διδάκαλον, πρῶτος τούτου μισθὸν ἀξιώσας ἄρνυσθαι.
  92. Voir t. II, ch. IX.
  93. Platon, Théétète, p. 152, A : Φησὶ γάρ ποθ (Πρωταγόρας) πάντων χρημάτων μέτρον ἄνρωπον εἶναι, τῶν μὲν ὄντων ὡς ἔστι, τῶν δὲ μὴ ὄντων ὡς οὐκ ἔστιν. Cf. ibid., p. 360, C ; Cratyle, p.385, E ; etc. Textes dans Zeller, t. I, p. 498, n. 1 (trad. française). — Sur le sens exact de la pensée de Protagoras, voir Brochard, Protagoras et Démocrite, dans Archiv für Geschichte der Philosophie, t. II (1880), p. 368.
  94. Sextus Empiricus, Adv. Mathem., VII, 65 : Ἐν τῶ ἐπιγραφομένῳ « περὶ τοῦ ὄντος ἤ περὶ φύσεως », τρία κατὰ ἑξῆς κεφάλαια κατασκευάζει ἔν μὲν γὰρ πρῶτον ὅτι οὑδεν ἔστι δεύτερον, ὅτι εἰ καὶ καταληπτόν, ἀλλὰ τοίγε ἀνερμήνευτον. Cf. Isocrate, Hélène, 3 ; Antiodosis, 268.
  95. Exemple dans Plutarque, Périclès, 36.
  96. Aristote, Rhét., II, 24 : τὸ τοῦ Πρωταγόρου ἐπάγγελμα.
  97. Τὸν ἤττω λόγον κρείττω ποιεῖν (Platon, Apologie, p. 18, B ; Aristote, Rhét., II, 24). Cf. Aristophane, Nuées, 112, sqq., 875 sqq., 882 sqq ; Xénophon, Économ., 11, 25 (τὸ ψεῦδος ἀληθὲς ποιεῖν). Cf. aussi Aulugelle, Nuits att., Vi 3, 7.
  98. Phèdre, p. 267, A.
  99. Comparez avec la formule sceptique de Protagoras celle d’Aristote, rigoureusement exacte et scientifique : la rhétorique est l’art de dégager d’une thèse la dose de persuasion qu’elle comporte (τὸ ἐνδεχόμενον πιθανόν). La rhétorique ne crée ni la vérité, ni même la vraisemblance, elle se borne à la mettre en œuvre et en valeur.
  100. Sur le parallélisme de l’Éristique et de la Rhétorique, cf. Aristote, Réf. des Soph., 34.
  101. Voir Grote, Hist. gr., ch. LXVII et LXVIII ; Mahaffy, Hist. of greek class. liter., t. II, ch. III.
  102. Xénophon, Mémor., IV, 4, 14.
  103. Dans le Gorgias de Platon.
  104. Aristote, Polit., I, 3, p. 1250, B, 20, et le scholiaste sur ce passage.
  105. Cf. Euthydème, p. 271, C ; 273, C ; Mémorables, III, 1, 1.
  106. Rappelons seulement en passant Euthydème, qui donne son nom à un dialogue platonicien, et son frère Dionysodore.
  107. Voir dans Diogène Laërce, IX, ch. VIII (50-56). Cf. Zeller, Philosophie des Grecs, t. II, p. 461 et suiv. de la trad. française
  108. Protagoras, p. 309, C.
  109. Platon lui fait dire (Protagoras, p. 317, C) qu’il pourrait être le père de tous ceux qui sont là présents : or, parmi ces interlocuteurs, se trouve Socrate, né en 469. Sans prendre cette manière de parler tout à fait à la lettre, il faut bien admettre qu’il avait au moins vingt ans de plus que Socrate. D’autre part, Apollodore (Diogène Laërce, IX, 56) place son ἀκμή dans la 44e Olympiade (445-441), ce qui permet de mettre sa naissance à la date que nous indiquons. Zeller le fait naître en 480, afin que sa mort, en 410, coïncide avec sa soixante-dixième année, selon l’indication du Ménon, p. 91, E. Mais cette indication n’est qu’approximative, et la date même de sa mort est moins certaine que la grande différence d’âge entre lui et Socrate.
  110. Diogène Laërce, IX, 52.
  111. Voyage en Sicile, Hippias major, p. 282, D. Lois données à Thurium, d’après Héraclite cité par Diogène Laërce, IX, 50.
  112. Protagoras, 310, E.
  113. Plutarque, Périclès, 36, Cf. le fragm. de Protagoras dans Plutarque, Consol. Apoll, 33.
  114. Diogène Laërce, IX, 52.
  115. Id. ibid.
  116. Philochoros, dans Diogène Laërce, ibid., 55.
  117. Diogène Laërce, IX, 54.
  118. Id. ibid., 53 (d’après picure).
  119. Cf. Théétète, p. 166-167.
  120. Diogène Laërce, IX, 55. Le sujet de ce procès, sans doute fictif, était le même que celui du débat raconté plus haut entre Corax et Tisias.
  121. Sophiste, p. 232, D. M. Comperz (Mém. Acad Vienne, 1890), lui attribue le Περὶ Τέχνης (Apologie de la médecine), qui fait partie de la collection hippocratique. Cf. Revue critique, 1891, t. 1, p. 444.
  122. Diogène Laërce, IX, 55 : Περὶ ποιτείας, Περὶ τῆς ἐν ἀρχῆ καταστάσεως, Περὶ τῶν οὐκ ὀρθῶς τοῖς ἀνθρώποις πρασσομένων, Προστακτικός.
  123. Théétète, p. 161, C : εἶπεν ἀρχόμενος τῆς ἀληθείας. Cf. 162, A ; 170, E ; 171, C.
  124. Adv. Mathem., VII, 60
  125. Cf. Bernays, Gesammie Abhandl., t. I, p. 117-121.
  126. Diogène Laërce, IX, 51. On peut songer au traité Περὶ τῶν ἐν Ἅδον, mentionné par Diogène un peu plus loin (IX, 55).
  127. Plutarque, Consol. Apoll., 33.
  128. Aristote, Réf. des Soph., 14 ; cf. Aristophane, Nuées, 651 et suiv.
  129. Μέρη χρόνου, dit Diogène Laërce, IX, 52.
  130. Diogène Laërce, ibid., 53 : εὐχωλή, ἐρώτησις, ἀπόκρισις, ἐντολή.
  131. Aristote, Réfut. des Soph., 34 ; p. 183, B ; 184, A. Ces cadres typiques de raisonnement et de développement sont ce qui s’appela plus tard des lieux communs, κοινοὶ τόποι. Cicéron dit, d’après Aristote : scriptas fuisse et paratas a Protagoras rerum illustrium disputationes, quæ nunc communes appellantur loci (Brutus, 46). Rien ne prouve que ces κοινοὶ τόποι fussent distincts de ses Καταβάλλοντες.
  132. Elles ont seulement le défaut, aux yeux de Socrate, de ne pas remonter aux principes, de ne pas avoir été rigoureusement vérifiées ni éclaircies ; de sorte qu’elles manquent de solidité scientifique.
  133. Voir Philostrate, Vies des Sophistes, I, 494.
  134. Le fragment cité par Plutarque (Consol. Apoll., 33) est simple et beau, sans artifices apparents de langage (on y remarque l’emploi du dialecte ionien, selon l’usage d’Abdère ; Protagoras n’a pas encore, comme Gorgias, une vue nette du triomphe certain de l’atticisme).
  135. Les indications des anciens (Suidas, Eusèbe) sur la date de sa naissance sont très divergentes. On sait seulement que, lors de son ambassade à Athènes en l’année 427 (Diodore, XII, 53), il n’était plus jeune γηράσκων, dit Philostrate, Vit. Soph., I, 9), qu’il survécut à Socrate (Platon, Apol., p. 19, E ; Quintilien, III, 1, 9), et qu’il mourut à plus de cent ans (nombreux textes dans Zeller, t. II, p. 466, n. 1). Comme, d’autre part, on en fait l’élève de Tisias (Walz, t. IV, p. 14) et d’Empédocle (Quintilien, ibid., 8), il ne peut être né beaucoup avant 480. Isocrate (Hélène, 2) en parle comme d’un contemporain de Protagoras.
  136. Voir la fin de la note précédente. Noter aussi qu’une tradition assez vague attribuait à Empédocle quelque souci de la rhétorique (Quintilien, III, 1, 8).
  137. Platon, Apol., p. 19, E.
  138. Ménon, p. 70, E ; Aristote, Polit., III, 2, p. 1275, B, 26. Les Thessaliens disaient γοργιάζειν pour ῥητορεύειν selon Philostrate, Epsit., p. 364 (Kayser).
  139. Isocrate, Antiodosis, 155.
  140. Pausanias, X, 18. Par ce goût pour les riches vêtements et la pompe extérieure, il rappelle son maître Empédocle.
  141. Cicéron, De Senectute, 5, 13.
  142. Sextus Empiricus, Adv. Mathem., VII, 65 et suiv.
  143. Probablement des recueils techniques de lieux communs. Aristote (Réfut. des Soph. 34, p. 183, B) et Cicéron (Brutus, 46) parlent des κοινοὶ τόποι de Gorgias. C’est ce que Denys d’Halicarnasse (voir plus bas) appelle les τέχναι de Gorgias. Cf. Satyros, dans Diogène Laërce (VIII, 58 : τένην ἀπολελοιπότα). Il ne semble pas qu’il eût laissé de traité proprement dit.
  144. Voir p. suiv., n. 3.
  145. Analyse dans Philostrate, Vie des Soph., p. 14.
  146. Id., ibid.
  147. Aristote, Rhét., III, 17, p. 1418, A, 35.
  148. Id., ibid., III, 14, p. 1416, A, 1.
  149. Le mot παίγιον se lit à la fin de l’éloge d’Hélène attribué à Gorgias.
  150. Phèdre, p. 267, A.
  151. Aristote, Réf. des Soph., 34, p. 184, B ; Cicéron, Brutus, 46.
  152. Platon, Gorgias, 449, A ; Ménon, 95, B.
  153. Δικανικοῖς μὲν οὖν αὐτοῦ οὐ περιέτθχον λόγοις (cf. cependant Gorgias, p. 452, E), δημηγορικοῖς δὲ ὀλίγοις καί τισι καὶ τέχναις, τοῖς δὲ πλείοσιν ἐπιδεικτικοῖς (Denys d’Halic., cité par un anonyme, dans Walz, Rhét. gr., t. V, p. 543 ; variantes assez curieuses). Les discours démégoriques étaient-ils des discours fictifs à la façon d’Isocrate, ou ceux même qu’il avait dû prononcer comme ambassadeur ? Peut-être aussi en avait-il composé pour d’autres, comme il arrivait quelquefois et comme le firent Antiphon et Lysias.
  154. Il écrit πράσσειν, et non πράττειν (Christ, Gesch. d. gr. Liter., p. 284). Cf. Blass, t. I, p. 52.
  155. Ἔμφθτος Ἄρης ἐνόπλιος ἔρις, φιλόκαλος εἰρηνη. Cf. aussi Aristote, Rhét., III, p. 1405, B, 37.
  156. Τὸ παρὸν ἐπιεικὲς τοῦ αὐθάδους δικαίου προκρίνοντες.
  157. Καλασταί, ὑβρισταί, etc.
  158. Ὁμοιοκάτακτα, ὁμοιοτέλευτα (Walz, V, 551).
  159. Πάρισα (ibid.).
  160. Cf. Denys d’Halic., Éloq. de Démosthène, 4.
  161. Φαινομένη σοφία (Rhét., II, 24).
  162. Walz, t. V, p. 551.
  163. Walz, t. V, p. 549.
  164. En voici quelques lignes :… Οὖτοι γὰρ ἐκέντηντο ἔνθεον μέν τὴν ἀρετὴν ἀνθρώπιον δέ τὸ θνητὸν, πολλά μὲν δὴ τὸ παρὸν ἐπιεικὲς τοῦ αὐθάδους δικαίου προκρίνοντες, πολλὰ δὲ νόμου ἀκιβείας λόγου ὀρθότητα, τοῦτον νομίζοντες θειότατον καὶ κοινότατον νόμον, τὸ δέον ἐν τῷ δέοντι καὶ λέγειν καὶ σιγᾶν καὶ ποιεῖν, etc.
  165. Gorgias, p. 452, E.
  166. Banquet, p. 194, E, et la suite ; 197, D.
  167. Ibid., p. 198, C.
  168. Publiés par Blass à la suite de son Antiphon (coll. Teubner).
  169. Cf. Blass, Geschchte der Att. Beredsamk., t. 1, p. 65 et suiv., où la discussion est complète.
  170. Préface de son édition d’Antiphon (coll. Teubner), p. XVIII : « Gorgiæ utraque mihi genuina videtur, quoque sæpius relego, eo firmius id apud me judicium stat. »
  171. J’ai moi-même, dans les Mélanges Graux, p. 127-132, essayé de restituer un passage corrompu de l’Éloge d’Hélène, et caractérisé à ce propos le style du morceau. L’Éloge d’Hélène, à vrai dire, présente à un plus haut degré que le Palamède les traits caractéristiques de la manière de Gorgias ; mais rien ne prouve que Gorgias fût partout uniformément tendu en affecté ; entre les deux ouvrages, il n’y a qu’une différence de degré, non de nature, et encore très légère.
  172. Suidas. Cf. Platon, Protag., p. 339, E. Sur Prodicos, voir Weicker, Prodikos von Keos Vorgünger des Sokrates, dans ses Kleine Schriften, II, 393-541. — Zeller, t. II, p. 469 (trad. française).
  173. Il est un de ceux dont celui-ci, dans le Protagoras de Platon, dit qu’il pourrait être le père (p. 317, C).
  174. Ménon, p. 96, D ; Cratyle, p. 384, B ; etc.
  175. Hippias maj., p. 282, C.
  176. Apol., p. 19, E ; Xénophon, Banquet, 1, 5 ; 4, 62. Sur le prix de ses leçons, cf Platon, Cratyle, p. 384, B, et Aristote, Rhét., III, 14, p. 1415, B, 15-17.
  177. Apol. p. 19, E. Suidas raconce qu’il fut condamné à boire la ciguë comme Socrate. Welcker (p. 503) a démontré que c’était une erreur. — Sur la santé délicate et la grosse voix de Prodicas, cf. Protagoras, p. 315, D.
  178. De orat., III, 128. Cicéron a-t-il ici en vue le livre Περὶ φύσεως ἀνθρώπον, cité par Gallien (II, p. 130, K) ?
  179. Nuées, 360 sqq.
  180. Républ., X, p. 600, c.
  181. Le mythe d’Héraclès entre le Vice et la Vertu, dans les Mémorables, II, 1, 21.
  182. Théétète, 151, B.
  183. Cf. Charmide, p. 163, D ; Cratyle, p. 384, B ; Ménon, p. 75, E.
  184. Protagoras, p. 337, A-C.
  185. Thucydide, I, 69, 6 ; II, 62, 3-4 ; III, 39, 2. Isocrate, Hélène, 15 ; etc.
  186. Notices dans Suidas.
  187. Protagoras, p. 317 C ; Apologie 19, E. Cf. Xénophon, Mémor., IV, 4, 5. — Sur Hippias, voir une étude de Otto Apelt, Beiträge sur Gesch. d. Griech. Philos. (Leipzig, 1891), p. 36-393.
  188. Hippias maj., p. 285 B. Cf. 285 B. Cf. 286, A-B (début de son discours sur la vertu).
  189. Hippias min., p. 368, B.
  190. Voir l’imitation de Platon dans le Protagoras, p. 337 C (et la suite).
  191. Cf. Gorgias, p. 452 ; Phèdre, p. 267 C, et les scholiastes sur ces passages.
  192. Voir l’imitation qu’en fait Platon dans le Gorgias, p. 448, C.
  193. Phèdre, loc. cit.
  194. Xénophon, Banq., 3, 6.
  195. Id. ibid., Platon, Ion., p. 550, D.
  196. Cf. Athénée, XIII, 589, D.
  197. Fragments de Stésimbrote de Thasos dans la Bibl. Didot, Fragm. histor. (C. Müller, t. II, p. 52-58).
  198. Pseudo-Plutarque, Vies des dix orateurs, Antiphon, 9. Sophilos, suivant le biographe, était lui-même sophiste et fut le premier maître de son fils (ibid., 1) ; mais, si l’indication a quelque valeur, il faut du moins entendre ici le mot sophiste dans le sens où on le prend quand il s’agit d’un Mnésiphile, par exemple, le maître de Thémistocle. — Sur Antiphon, cf. Blass., t. I, p. 79-195, et G. Perrot, Éloq. polit. et judic., p. 96-153.
  199. Thucydide, VIII, 68.
  200. Voir dans le Pseudo-Plutarque, le texte du décret d’arrestation et celui du jugement.
  201. Aristote, Morale à Eudème, 3, 5.
  202. Fragm. 77, Blass.
  203. Pollux, Onomasticon, VI, 43. Il n’en reste rien.
  204. Oratores attici, t. VII, p. 849 : Sophista est Antiphon, idemque pater quodammodo illius generis dicendi umbratici, minuti, vani, putidi, paene dixerim puerilis, quo scholæ veterum conferbuere.
  205. Cf Pable, Die Reden des Antiphon, Jever, 1860.
  206. Schæfer, De nonnullarum particularum apud Antiphontem usu, Göttingen, 1877 ; Spengel, Antiphon (dans le Rhein. Mus., 1862, p. 162). Dittenberger (Hermès, XXII) attribue les Tétralogies à un Ionien du Ve siècle.
  207. Voir, sur ce sujet, de bonnes observations dans Cucuel, Essai sur la langue et le style de l’orateur Antiphon (Paris, 1886), p. 131.
  208. Sauf dans le premier discours de la IIIe tétralogie, où l’exorde est disproportionné.
  209. Comparer l’exemple de Tisias, dans le Phèdre, p. 273, B.
  210. Τὰ εἰκότα
  211. Αἰ μαρτυρίαι
  212. On pourrait suivre aussi dans la même tétralogie, le développement et la discussion d’une autre idée qui se ramène à la célèbre formule : Is fecit cui prodest. La discussion est tout aussi précise et serrée.
  213. Voir plus haut, p. 32.
  214. Tétral., I, 4, 12 ; fragm. 68.
  215. Ibid., II, 2, 1-2.
  216. Ibid., I, 2, 12 ; cf. I, 3, 8. Ce genre d’argument abonde chez tous les orateurs attiques.
  217. Procès des Hermocopides, procès des généraux vainqueurs aux Arginuses.
  218. Ibid., III, 1, exorde ; I, 1 et I, 3, péroraisons.
  219. Ἀτυχία et σθμφορά, III, 3, 4.
  220. Δόξα τῶν πραχθέντων et ἀλήθεια, II, 2, 2 ; τὰ εἰκότα et τὸ ἔργον, I, 4, 8 ; λόγῳ μὲν, ἔργῳ δέ, etc.
  221. Τὸ θυμούμενον τῆς γνώμης, I, 3, 3. Expression reprise par Thucydide.
  222. Ἀνατροπεὺς τοῦ οἴκου ἐγένετο, Ι, 2, 2 ; ἀνοσίων ἔργων τιμωροὶ, ὁσίων δὲ διαγνώμονες, ΙΙ, 3, 3 ; βουλευτὴν τοῦ θανάτου, ΙΙΙ, 3, 4 ; etc.
  223. Ἀτυχίας ἰατρούς γενέσθαι ἀτυχίαν ἀδικεῖν, Ι, 2, 13, et I, 3, 1 ; τῆς ὐμετέρας εὐσεβείας οἰ αὐτοὶ φονῆς εἰσί, III, 2, 7 ; etc.
  224. Voir II, 3, 3-4.
  225. Exemple très curieux, I, 1, 9-10. — Cette manière de parler est ce que les rhéteurs grecs appellent ἡ ἀντικειμένη λέξις), la diction antithétique, par opposition à la diction simplement successive et juxtaposée d’un Hérodote (ἡ εἰρομένη λέξις), ou à la diction périodique des maîtres.
  226. Par exemple, III, 3-2.
  227. Exemple, I, 1, 5 ; 4, 6-7 ; etc.
  228. Sur le Choreute, 2
  229. Paragr. 87-89.
  230. Paragr. 3-5.
  231. Cf. Blass. Attische Beredsamkeit, I, p. 182. Wilamowitz-Mœllendorff (Hermès, XXII, p. 194, sqq.) s’est prononcé pour l’authenticité.
  232. J’ai traité cette question dans l’Annuaire des Études grecques, 1883, sous ce titre : Les Fragments d’Antiphon le Sophiste. Pour le détail des faits, je renvoie à ce travail ; pour l’ensemble des conclusions, j’incline aujourd’hui dans un sens un peu différent ; je crois moins à Antiphon le Sophiste.
  233. Je ne mentionne pas divers ouvrages sur l’agriculture et les songes, qui n’ont jamais été attribués à Antiphon l’orateur. Cf. Blass, dans son édition d’Antiphon (Teuhner), note à la suite des fragments, p. 159.
  234. Cf. le Πολιτικός attribué à Héraclite.
  235. Les Fragments d’Antiphon Le Sophiste, p. 152. Voir le texte de ces fragments dans l’Antiphon de Blass, p. 139 et suiv.
  236. Sur ces divers Antiphon, cf. Blass, Attische Beredsamkeit, I, p. 82, note.
  237. Hermogène, Formes du style, II, 7 (Walz, t. III, p. 385 et suiv.)
  238. Sauppe, De Antiphonte sophista ; Blass, Attische Bered., I, p. 97 et suiv.
  239. Spenger, Ξυναγωγὴ τεχνῶν, p. 114 ; G. Perrot, Éloquence polit. et judic. à Athènes, p. 137 et suiv.
  240. Comparer le fragm. 129 (phrase : ἐν ᾦ γὰρ δειμαίνει μέλλει, etc. avec Hérodote, 72 et 94.
  241. Blass, Attische Bered., t. I, p. 95.
  242. Sur le style de ces fragments, cf. Hermogène, loc. cit. Mais ce jugement, assez long, est peu net et plein de choses contestables. Cf. aussi Philostrate, Vie des Sophistes, p. 500 (Olear).
  243. Brutus, 7 : Grandes erant verbis, crebri sententiis, compressione rerum breves, et ob eam ipsam causam interdum subobscuri.