Histoire de la littérature grecque (Croiset)/Tome 1/Préface

PRÉFACE


C’est une vérité courante aujourd’hui et presque banale, que l’histoire d’une littérature, pour répondre aux exigences de la science, doit être étudiée dans un esprit essentiellement historique, et non dogmatique. Cette vérité banale est pourtant toute récente. Rappeler comment elle est née, à travers quelles vicissitudes elle a peu à peu pris possession des esprits, quels travaux elle a successivement inspirés, c’est peut-être, au début de cette nouvelle Histoire de la littérature grecque, le moyen le plus commode et le plus agréable de dire ce que nous-mêmes, après tant d’autres, avons tenté de faire.

I

Platon veut qu’on commence par définir les choses dont on parle. Essayons donc de définir, ou, plus exactement, de décrire l’esprit historique.

Étudier historiquement une littérature, ce n’est pas, est-il besoin de le dire ? y chercher des faits historiques proprement dits. Historiquement, dans cette manière de parler, s’oppose à dogmatiquement. Or le point de vue dogmatique, en matière littéraire, consiste à confronter les écrits avec un idéal antérieur et supérieur, avec un code littéraire, par exemple, ou avec un autre ouvrage érigé en type. Le point de vue historique consiste au contraire à n’apporter dans cette étude aucun idéal à priori, aucune hâte de condamner ou d’absoudre, aucune tendance au panégyrique ou au réquisitoire, mais un esprit libre, curieux de toute vérité, avide de comprendre encore plus que de juger, et bien pénétré de tout ce que signifie ce mot comprendre, quand on l’applique à l’infinie complexité soit de la vie soit de l’art. Comprendre un texte, ce n’est pas seulement entendre le sens extérieur et superficiel des mots et voir en gros de quoi il s’agit : c’est discerner, dans leur finesse propre et distincte, tous les traits qui déterminent sa physionomie et qui font que deux œuvres à première vue assez semblables sont en réalité fort différentes ; c’est rattacher ces traits délicats aux causes qui les ont produits ; c’est reconnaître dans chacun d’eux l’héritage de la race, le caractère du temps, les convenances du genre, les lois naturelles de l’évolution technique, la marque personnelle de l’écrivain. Toute œuvre vivante tient par mille liens à ce qui l’environne. Une phrase d’un orateur, un vers d’un poète ressemblent à ces monades de Leibnitz où le monde entier se réfléchit ; ce sont des monades littéraires qui concentrent en elles mille images ; chacune d’elles, à la bien regarder, reflète tout le passé d’une langue, toute l’histoire d’un peuple, et l’esprit même de l’artiste qui leur a donné la dernière forme. Ces images y sont concentrées et comme latentes : il faut les évoquer, les forcer d’apparaître et de s’épanouir. Pour s’aider dans ses recherches, le philologue peut et doit interroger les arts proprement dits, les mœurs, les institutions, l’histoire politique ; il y trouvera des lumières sur le génie de la race et sur celui du temps, et cette connaissance éclairera les textes. Mais il faudra toujours qu’il en revienne aux textes, puisque l’objet précis de son étude est la manière dont cet esprit général d’un peuple s’est reflété dans les œuvres d’art qui s’exécutent avec des mots. Grammaire, histoire de la langue, histoire de la phrase, histoire du sens des mots, voilà ce qu’il doit d’abord posséder à fond pour acquérir l’intelligence de son sujet. L’historien des lettres ressemble par certains côtés à l’historien de la nature : il a comme lui sous les yeux des faits qu’il décrit, qu’il analyse, qu’il compare ; mieux que lui peut-être il saisit la liaison des formes successives, les conditions mêmes des changements ; comme lui, il est avant tout un observateur impartial.

Est-ce à dire qu’il n’ait jamais à juger, et que, satisfait de connaître, il ne doive pas sentir et apprécier ? Sainte-Beuve, un des maîtres de l’esprit historique en matière littéraire, ne le pensait pas : « Soyons, disait-il, comme les naturalistes, faisons des collections ; ayons-les aussi variées et aussi complètes qu’il se peut, mais ne renonçons point pour cela au jugement définitif et au goût, cette délicatesse vive : c’est assez que nous l’empêchions d’être trop impatiente et trop vite dégoûtée, ne l’abolissons pas. La vraie critique, telle que je me la définis, consiste plus que jamais à étudier chaque être, c’est-à-dire chaque auteur, chaque talent, selon les conditions de sa nature, à en faire une vive et fidèle description, à charge toutefois de le classer ensuite et de le mettre à sa place dans l’ordre de l’Art[1]. » Il y a dans les lettres comme dans la nature des êtres vigoureux et beaux, et d’autres qui sont faibles, chétifs, mal conformés ; il y a des avortons, il y a des monstres ; il y a aussi des âges différents : à côté des formes indécises et comme ébauchées de l’enfance, la plénitude de la maturité, puis le déclin. L’observateur doit noter et dire tout cela. Ce qu’il faut seulement lui demander, c’est de ne pas mépriser, dans les grâces encore imparfaites de l’enfance, les promesses de l’avenir, et de ne pas prendre un début pour une décadence ou un renouvellement pour une barbarie ; c’est aussi de ne pas confondre l’ignorance d’un idéal particulier avec la méconnaissance des lois éternelles et fondamentales de la pensée. Quant à croire que la vivacité des impressions littéraires s’émousse dans ces recherches en apparence exemptes de la préoccupation d’admirer, ce serait une grande erreur. Le sens du beau s’affine et s’assouplit par la délicatesse et la variété des expériences. Le goût s’élargit sans s’affaiblir. La raison ne prend plus pour sottise tout ce qui dépasse l’étroit horizon des préjugés régnants, mais elle reste inflexible à l’égard de ce qui n’est pas raisonnable. Non que le goût et la raison de l’historien, même vivement émus, s’expriment volontiers par des jugements formels et tranchants ; ces jugements-là lui semblent toujours peu proportionnés à la nature de l’esprit humain ; mais l’accent même de sa voix le trahit, et il faudrait qu’il fût bien gauche pour que sa discrétion donnât le change sur son sentiment.

II

L’antiquité n’a pas connu l’espèce d’histoire littéraire que nous venons d’essayer de décrire. Ce n’est pas qu’elle n’ait produit, à partir surtout de la fondation d’Alexandrie, nombre de travaux fort savants sur ses poètes et ses écrivains de tout genre. Mais c’étaient invariablement ou des recherches de pure érudition (l’École Péripatéticienne en avait déjà donné l’exemple) ou des ouvrages de critique dogmatique écrits par des grammairiens et par des rhéteurs pour l’enseignement de leurs disciples. L’esprit historique tel que nous le concevons n’y paraissait que dans la mesure où il ne peut pas ne pas paraître chaque fois qu’un homme intelligent parle d’un autre homme qui a écrit antérieurement. Les noms de Denys d’Halicarnasse et de Quintilien donnent bien l’idée de cette sorte de critique. Le Brutus de Cicéron et le Dialogue des orateurs de Tacite sont plus historiques peut-être par certains côtés, mais on voit bien cependant qu’il n’y a pas lieu de chercher là non plus des ancêtres directs aux historiens modernes des littératures. — Du moyen âge, bien entendu, rien à dire. Arrivons donc à la Renaissance.

Dès le milieu du xve siècle, en Italie d’abord, ensuite en France et dans toute l’Europe occidentale, un élan puissant emporte les esprits vers l’étude de l’antiquité. La beauté de l’art antique, et en particulier de l’art grec, avait donné le branle aux imaginations : l’humanisme fut la première forme des études sur l’antiquité. Le besoin d’approfondir vint ensuite et produisit la philologie.

Le xvie siècle hérite de ces deux tendances et se partage entre elles, plus philologue peut-être dans sa première moitié, plus humaniste et lettré dans la seconde.

Le célèbre manifeste de Joachim du Bellay exprime bien le sentiment des purs lettrés à l’égard des anciens : il ne s’agit pas à ses yeux de les étudier en historien, en spectateur désintéressé, pour le seul plaisir de savoir au juste et de comprendre ce qu’ils ont été ; il s’agit avant tout de leur dérober le secret de leur beauté toujours jeune. On a hâte de s’abreuver à la source fraîche, vraie fontaine de Jouvence qui fait des miracles. On a mieux à faire, semble-t-il, que de les aimer platoniquement ; il faut, selon l’expression de du Bellay, les piller et les dépouiller. Poètes comme Ronsard, cicéroniens comme Muret, moralistes comme Montaigne, tous demandent à l’antiquité un enseignement direct, un profit immédiat : l’un des images et des rythmes, l’autre d’harmonieuses périodes, le troisième des maximes, des actions, des faits. Aucun n’est historien.

Les érudits et les philologues, plus attachés aux textes, sont mieux dans la voie de l’histoire. Mais eux aussi vont au plus pressé, qui est d’abord de publier les textes, ensuite d’amasser les matériaux nécessaires pour en préparer l’intelligence littérale. Les éditions princeps se multiplient. Budé, Turnèbe, par leurs Commentarii et leurs Adversaria, préparent le Thesaurus, Quand les principaux textes sont publiés, ou même pendant qu’ils se publient, on les traduit, on les commente. Les études sur la langue se poursuivent, et l’admirable Thesaurus les résume. Tout cela non plus n’est pas de l’histoire ; ce n’en est que la préparation, et une préparation encore assez lointaine. D’autres matériaux s’accumulent dans les travaux des jurisconsultes sur le droit romain, dans les études dont les institutions antiques sont l’objet. Mais l’idée même d’une histoire littéraire telle que nous l’entendons ne se dégage pas : si elle a flotté confusément devant les yeux de quelques-uns de ces philologues, ce n’a été qu’une vague apparition sans consistance et sans figure.

Tout d’un coup, Bacon paraît, et cette idée, là confuse, prend un corps. Il proclame la nécessité de l’histoire littéraire ; il en détermine les caractères avec une netteté d’intuition surprenante ; il déplore que personne encore ne s’y soit appliqué. L’histoire générale sans histoire littéraire ressemble, dit-il, à une statue de Polyphème dont l’œil serait crevé : ce qui manque alors au tout, c’est justement la partie qui fait le mieux connaître le génie propre et la nature de la personne[2]. « Avant tout, dit-il encore, que l’historien des arts et des lettres se préoccupe de ce qui est l’honneur et comme l’âme de l’histoire politique, c’est-à-dire la liaison des effets et des causes ; il faut qu’il rappelle la nature du pays et celle de la race, son aptitude innée ou au contraire son défaut d’aptitude aux diverses sciences, les circonstances historiques favorables ou défavorables, les influences religieuses, celles qui viennent des lois politiques, enfin le mérite éminent et l’action féconde des individus pour le progrès des lettres, et les autres faits du même genre. Mais, dans l’étude de ces choses, je veux qu’au lieu de passer tout son temps, comme font les critiques, à distribuer l’éloge ou le blâme, on se place à un point de vue franchement historique, en disant ce qui est, et ne mêlant qu’avec réserve des jugements aux récits[3]. » Et plus loin : « Il faudrait que l’historien des lettres, sans lire absolument tous les écrits d’une époque, ce qui serait infini, sût au moins les déguster, et, par l’étude des sujets, du style, de la méthode, évoquer d’entre les morts, comme par une sorte d’incantation, le génie littéraire de ce temps[4]. » N’est-on pas surpris et charmé de rencontrer, au seuil du xviie siècle, une parole aussi lumineuse ? Il semblait que l’histoire littéraire, après cette grande clarté, dût faire des progrès rapides : il n’en fut rien.

On dit quelquefois que l’érudition, depuis la fin du xvie siècle jusqu’au commencement du xixe, subit en Europe une décadence. Ce n’est pas bien certain. Pendant cette période, les grands noms et les grandes œuvres abondent. La paléographie grecque a Montfaucon, non moins illustre par ses travaux sur les monuments figurés. La bibliographie produit un chef-d’œuvre, la Bibliotheca græca de Fabricius, en quatorze volumes petit in-8° (1705-1708), plusieurs fois réimprimée, remaniée, remise au courant (édition de Harless, 1790-1809). La critique verbale est représentée par une longue suite de noms célèbres : les Français Saumaise, Ménage, Guyet dans la première moitié du dix-septième siècle ; plus tard les Anglais ou Hollandais Bentley, Hemsterhuys, Ruhnken, Porson, l’Allemand Reiske, les Français Brunck et Schweighæuser. Je ne cite que les « maîtres du chœur ». Tous ces érudits savent le grec ou le latin admirablement. Jamais le style des écrivains anciens n’avait encore été étudié de si près, ni avec une plus fine intelligence des habitudes de chacun. Ce qui leur manque, c’est un certain sens du développement historique des choses ; c’est l’habitude et le goût de s’élever au-dessus des mots pour saisir dans sa généralité l’esprit antique, dont ces mots si bien étudiés et ces œuvres si doctement commentées dans leur détail ne sont qu’une création particulière[5]. Ce sont des scoliastes, d’admirables scoliastes, mais non des historiens.

Ce défaut de sens historique est pourtant bien plus sensible chez les lettrés. Car les érudits, en somme, péchaient surtout par omission ; mais ils faisaient bien ce qu’ils faisaient, et ils amassaient de bons matériaux pour l’avenir. Il est d’ailleurs impossible de ne pas aimer ce qu’on sait si bien, et cet amour érudit de l’antiquité, sans leur donner encore à proprement parler le sens historique, élargissait du moins leur goût. Les lettrés, au contraire, ceux qui font de la critique littéraire, qui jugent et apprécient, montrent sans cesse, dans le même temps, un dogmatisme qui ne sait guère qu’osciller entre la dévotion superstitieuse et la révolte intempérante[6].

Le sentiment historique repose avant tout sur l’idée du changement. Les théories littéraires du xviie siècle reposent sur l’idée d’un dogme immuable, d’un canon du beau, à jamais fixé pour tous les siècles. Ce que les humanistes du xviie siècle avaient fait d’instinct, sans réflexion, c’est-à-dire d’admirer dans les œuvres des anciens surtout ce qu’elles avaient de plus général et ce qui s’en pouvait le mieux détacher, et de prendre ces beautés pour modèles, le xviie siècle le fait par règle et par système. La poétique d’Aristote n’est plus simplement le résumé philosophique de l’expérience grecque en matière de poésie : c’est un code universel et absolu. C’est un texte sacré qu’on commente, une bible littéraire à l’interprétation de laquelle on applique, ou peu s’en faut, les méthodes des théologiens, avec toute la raideur intolérante d’une doctrine en possession de l’absolu. Les chefs d’œuvre des anciens ne sont pas seulement des créations vivantes et belles ; ce sont des types éternels sur lesquels on n’a plus qu’à se régler. L’abbé d’Aubignac, dans sa Pratique du Théâtre, le P. Le Bossu, dans son Traité du poème épique, sont les docteurs par excellence de cette scolastique d’un nouveau genre. Toute la querelle des Anciens et des Modernes est sortie de là. On adore les anciens ou on les blasphème. Pour la critique littéraire du XVIIe siècle, il n’y a que des degrés sur une échelle unique de perfection. Les uns mettent Homère en haut de l’échelle, et les autres le mettent en bas ; personne, ou presque personne, ne le goûte historiquement dans sa véritable originalité.

Les grands écrivains du xviie siècle sont tous partisans des anciens. La rectitude de leur raison, leur goût sain et relativement simple les a tout de suite mis en communion avec la belle et droite raison des écrivains d’Athènes et de Rome. Et cependant, qui oserait affirmer que le défaut de sens historique n’ait pas nui même au goût littéraire d’un Racine ou d’un Boileau ? Racine sentait vivement le charme littéraire d’Euripide et de Sophocle, cela n’est pas douteux ; mais que pensait-il d’Eschyle ? Et Boileau, l’avocat si chaleureux d’Homère contre Perrault, comment jugeait-il, dans le fond de son âme et une fois le bruit de la lutte apaisé, certaines naïvetés de l’épopée primitive ? Durant tout le xviie siècle, on ne distingue guère les Grecs des Romains : le nom d’Anciens enveloppe à la fois toutes les fines différences et les dissimule. Il y a quelque chose de confus et de mal défini aussi bien dans l’admiration de ceux qui aiment le plus l’antiquité que dans le mépris de ceux qui l’insultent.

On peut noter quelques exceptions, au moins partielles. Je n’ai pas besoin de rappeler les pages célèbres de la Lettre à l’Académie française où Fénelon s’exprime avec une justesse si délicate non seulement sur Démosthène (beaucoup de goût suffisait pour les écrire), mais aussi, chose plus notable, sur le naturel délicieux de la tragédie grecque, sur « les peintures si naïves du détail de la vie humaine » dans l’Odyssée, et enfin sur tout ce qu’il appelle ailleurs (dans sa lettre à La Motte, du 4 mai 1714) « l’aimable simplicité du monde naissant ». Le Télémaque lui-même, malgré l’abîme qui le sépare de l’Iliade ou de l’Odyssée, ne pouvait être écrit que par un homme qui goûtât la poésie homérique comme Fénélon seul peut-être à cette date la goûtait. Le sentiment littéraire, à ce degré de finesse, suppose un certain sens historique. On sait que Fénelon demandait aux historiens d’observer dans leurs récits et dans leurs tableaux la variété des mœurs, ce qu’il appelait il costume. En littérature comme en histoire, il sentait d’instinct la différence des âges, et cela donnait à son goût une délicatesse bien rare alors. Un peu auparavant, sans qu’on puisse fixer la date avec précision, Saint-Évremond (mort en 1703) avait dit, lui aussi, son mot sur la querelle des Anciens et des Modernes, et exprimé à ce sujet des vues littéraires particulièrement pénétrantes et judicieuses[7] : « Si Homère vivait présentement, il ferait des poèmes admirables accommodés au siècle où il écrirait. Nos poètes en font de mauvais ajustés à ceux des anciens et conduits par des règles qui sont tombées avec les choses que le temps a fait tomber. Je sais qu’il y a de certaines règles éternelles pour être fondées sur un bon sens, sur une raison ferme et solide qui subsistera toujours, et qui portent le caractère de cette raison incorruptible… Concluons que les poèmes d’Homère seront toujours des chefs-d’œuvre, non pas en tout des modèles. Ils formeront notre jugement, et le jugement réglera la disposition des choses présentes[8]. » Il est impossible de mieux dire. Ce sont là de belles exceptions à l’esprit du siècle, mais enfin des exceptions, et dont le siècle suivant ne sut pas toujours faire son profit.

On peut dire que toute la critique littéraire du xviiie siècle vient aboutir au Cours de littérature de La Harpe. D’autres critiques, dans le même temps, ont pu avoir les uns plus d’esprit, les autres plus de feu, d’autres encore des idées plus exactes, ou plus originales, ou plus profondes, sur certaines questions particulières : aucun n’est dans l’ensemble un écho plus fidèle ni un plus juste représentant de l’esprit du xviiie siècle. Pour ne parler ici que de la partie de ce Cours qui est relative à l’antiquité grecque, beaucoup de choses assurément y sont à louer, plus même peut-être qu’on ne le dit parfois. Et d’abord, l’idée même de le professer et de l’écrire. C’était, en 1799, une brillante et hardie nouveauté que cette première histoire des lettres grecques, présentée dans la suite régulière et complète de son développement, et écrite en français par un homme de talent pour l’instruction et le plaisir des gens bien élevés[9]. De plus, chaque fois que La Harpe rencontre dans les écrivains de l’antiquité de certaines beautés raisonnables et fermes qui sont de tous les temps ou qu’on peut sentir sans trop d’étude, il a le goût assez sain pour les reconnaître, et la plume assez habile pour exprimer son sentiment avec chaleur et intérêt. Mais, cela dit, et sans même nous arrêter aux nombreux contre-sens qu’on lui a reprochés, il faut bien avouer que La Harpe a commis une faute plus grave encore, mais qu’il partage avec son siècle : c’est de ne pas paraître soupçonner qu’avant de prononcer sur des œuvres aussi éloignées de nous que celles des Grecs, il est bon de se déprendre, s’il est possible, des habitudes et des opinions de son propre temps, qui sont peut-être des préventions et des préjugés ; c’est qu’on n’entre pas de plain-pied, au sortir du théâtre de Voltaire, dans l’intelligence de celui d’Eschyle ; c’est que les faits littéraires ont leurs causes, que les races et les époques ont leur génie, et que le premier devoir du véritable historien, en matière littéraire comme en toute autre, est justement de saisir ce génie, de l’évoquer, comme disait Bacon, et de renouer la chaîne rompue des effets et des causes. Voilà ce que La Harpe ignorait absolument.

L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres commençait à le comprendre, et il serait injuste de ne pas tenir compte des efforts qu’elle fit au xviiie siècle pour découvrir dans les œuvres des anciens le reflet des circonstances où elles sont nées. Nombre de mémoires de l’ancienne série portent la trace de cette préoccupation. On veut expliquer avant de juger. Pindare, par exemple, était depuis longtemps en possession de scandaliser les partisans des modernes ; il offrait à leur ignorance des sujets de raillerie trop faciles. Fraguier, Chabanon, Vauvilliers le justifient en le faisant mieux comprendre. Les recherches de cette sorte se multiplient. Vers la fin du siècle, elles se résument et se couronnent dans un livre qui est à tous égards le chef-d’œuvre de ce genre d’érudition, le Voyage du jeune Anacharsis, de l’abbé Barthélemy. C’est la vie grecque dans son ensemble qu’étudiait le docte abbé. La littérature y avait sa place, et les récits d’Anacharsis faisaient passer tour à tour sous les yeux des lecteurs Platon philosophant à l’Académie ou au cap Sunium, l’Antigone de Sophocle représentée au théâtre de Bacchus, Xénophon dans sa retraite de Scillonte. Le voyageur scythe retrouvait à Thèbes le souvenir toujours présent de Pindare, à Lesbos celui d’Alcée et de Sappho. Les écrits des anciens, ainsi rattachés à la terre natale, pouvaient en devenir plus vivants, plus intelligibles aussi. Quelques-unes des pages consacrées par l’abbé Barthélemy à la littérature grecque sont au nombre des plus estimables de son livre, notamment celles où il parle de Pindare. Il y avait vraiment dans tout cela beaucoup de savoir et la marque d’un excellent esprit.

Le Voyage du jeune Anacharsis était-il donc de tous points un chef-d’œuvre ? Était-ce un de ces livres qui ouvrent à l’esprit des voies nouvelles, qui creusent à la pensée son canal pour une ou plusieurs générations ? Non ; c’était plutôt encore, ainsi que le livre de La Harpe, une honorable conclusion à un âge littéraire terminé qu’un recommencement et une entière nouveauté. Stendhal en a parlé quelque part avec son irrévérence habituelle : « Le pays du monde où l’on connaît le moins les Grecs, dit-il, c’est la France, et cela, grâce à l’ouvrage de l’abbé Barthélemy : ce prêtre de cour a fort bien su tout ce qui se faisait en Grèce, mais n’a jamais connu les Grecs. C’est ainsi qu’un petit maître de l’ancien régime se transportait à Londres à grand bruit pour connaître les Anglais : il considérait curieusement ce qui se faisait à la Chambre des pairs ; il aurait pu donner l’heure précise de chaque séance, le nom de la taverne fréquentée par les membres influents, le ton de voix dont on portait les toasts : mais sur tout cela, il n’avait que des remarques puériles. Comprendre quelque chose au jeu de la machine, avoir la moindre idée de la constitution anglaise, impossible[10]. » Stendhal en somme a raison, malgré le ton de persiflage un peu pédantesque dont il use et abuse. L’abbé Barthélemy s’attarde trop souvent à décrire ce qui ne vaut pas la peine d’être regardé, et il ne voit pas l’âme des choses. Il répand sur son sujet une élégance terne et monotone qui fausse l’aspect de la réalité. Il n’a pas senti la joie de cette « pure lumière », φάος ἁγνόν, que les poètes grecs ont chantée, ni, avec Socrate marchant pieds nus, la fraîcheur de l’Ilissus. L’esprit de la Grèce lui échappe. Malgré ses efforts méritoires pour nous montrer l’Académie et Scillonte, Platon, dans son livre, garde encore cette robe de docteur que Pascal voulait qu’on lui ôtât, et Xénophon, chassant avec son hôte, a beaucoup moins l’air de l’ancien chef des Dix-Mille que d’un académicien du xviiie siècle lisant à ses confrères un mémoire sur l’Art de la chasse dans l’antiquité. Les intentions sont bonnes, le succès est médiocre. Il est évident qu’au temps de l’abbé Barthélemy, et malgré les progrès partiels dont son livre offre la trace, l’atmosphère littéraire est viciée par trop de civilisation. Il faut qu’un grand souffle s’élève pour chasser toutes les conventions, toutes les élégances, pour rendre à l’air de la fraîcheur, et pour donner à l’homme moderne le sentiment des âges disparus.

Cette rénovation s’accomplit à la fin du xviiie siècle et dans les premières années du XIXe. Les trois siècles précédents avaient surtout vu dans les choses ce qu’elles ont de général, de simple, de permanent. Mais peu à peu l’expérience avait découvert que la réalité ne se réduit pas si facilement à des formules immuables et raides, que la vie est plus riche, plus variée, plus changeante qu’on ne le croyait. Les voyages, la connaissance et la comparaison d’un plus grand nombre de littératures, l’attention donnée aux poésies populaires, l’étude des arts, le mouvement général des idées, la philosophie, tout, depuis un demi-siècle, préparait cette transformation qui brusquement à la fin éclate de tous côtés, en France et en Allemagne, par des manifestations à la fois diverses et concordantes.

En France, ce ne sont pas les érudits ni les critiques de profession qui l’accomplissent : ce sont des poètes, des hommes d’imagination. André Chénier est un précurseur de l’esprit nouveau. Fils d’une mère grecque, il n’a pas seulement appris l’antiquité dans des livres ; il la sent et il l’aime parce qu’il est de même race ; une affinité mystérieuse et profonde fait tout de suite reconnaître, dans ce Français du xviiie siècle, un descendant légitime de Théocrite. Par lui, l’antiquité grecque se rapproche de nous ; elle sort de la froide région pédantesque où son ombre seule survivait ; elle reparaît vivante et toujours jeune. Quelques années auparavant, un Marseillais, Guys, était allé en Grèce, et en avait rapporté un livre intitulé Voyage de la Grèce, ou Lettres sur les Grecs anciens et modernes avec un parallèle de leurs mœurs. Guys avait constaté avec surprise que la race grecque subsistait, qu’elle continuait de vivre et de chanter, et qu’elle ressemblait à ses ancêtres beaucoup plus qu’on ne s’en doutait. Le Voyage de Guys, peu apprécié, semble-t-il, des savants de ce temps-là, préparait de loin pourtant l’Itinéraire de Chateaubriand.

Chateaubriand, voilà le grand initiateur de l’esprit historique en France. Malgré les vicissitudes de sa renommée, on peut dire qu’il reste le maître incontestable de la première moitié au moins du xixe siècle, et qu’il est difficile d’exagérer son influence. Ses défauts sont connus ; ils sont éclatants : il y a chez lui bien de l’à-peu-près, bien de l’arrangement, bien du charlatanisme parfois. En outre, ces défauts portent leur date ; ayant contribué à créer une mode, ils paraissent surannés depuis que la mode en est disparue. Mais, avec tout cela, combien cet homme est près de nous ! La Harpe et Barthélemy, qu’il a pu rencontrer et coudoyer, appartiennent à un autre âge de l’esprit français. Chateaubriand est séparé d’eux par un abîme, et ce qui l’en éloigne le rapproche de nous. Il a les vives curiosités et les larges sympathies de l’esprit moderne, avide de tout voir, hospitalier à toutes les idées, capable de se plaire tour à tour sur les rives du Meschacébé et sur celles de l’Eurotas, sensible à la poésie sombre des mers du nord comme à l’éclat riant de la nature méridionale, chrétien et païen, romantique et classique successivement ou tout ensemble, artiste par-dessus toutes choses, prompt à se prêter sans se donner jamais. Chateaubriand se prend de passion pour Ossian et pour Milton ; il célèbre avec un enthousiasme communicatif les beautés de l’art chrétien, et l’art le mène aux confins de la foi ; il trace de l’invasion barbare des tableaux inoubliables ; il décrit et chante les sauvages de l’Amérique et les forêts vierges ; il vit sous la tente ; il traverse les déserts à cheval ; il éprouve les sensations des âges primitifs. Voyageur en Italie, en Grèce, en Orient, il puise à la source et retrouve dans sa pureté toute vive et toute fraîche le sentiment de la poésie biblique et de la plus lointaine antiquité classique. Il se dédouble ; il sort de lui-même, de son temps et de son pays pour devenir un contemporain d’Abraham ou d’Homère, et il se regarde vivre. Son imagination n’est pas seulement grande, elle est vive et forte : il a le trait pittoresque, le mot aigu, la touche hardie et décisive. Par tous ces caractères, il est le premier en date des « Enfants du siècle », le maître et l’initiateur de tous les autres.

N’oublions pas, à côté de lui, Madame de Staël, bien moins artiste, bien moins sensible aussi aux mérites des littératures du midi, romantique plus que classique et juge souvent récusable des choses grecques, mais intelligence ouverte, instruite des choses du dehors, naturellement libre, rendue plus philosophe encore par la facilité de comparer, et en somme très moderne[11].

On sait quel grand mouvement intellectuel suivit cet éveil du siècle. De 1810 à 1830, l’esprit historique se développe et règne partout, non seulement dans l’histoire proprement dite, à laquelle il apporte le mouvement, la couleur et la vie, mais aussi dans la philosophie, dans les arts, dans la littérature. Dès le premier quart du xixe siècle, il semble qu’une histoire de la littérature grecque telle que Bacon l’avait demandée pouvait être écrite ; sinon une histoire définitive (il n’y a rien de définitif dans la science), du moins une histoire qui mît en œuvre les matériaux accumulés par les siècles précédents en les vivifiant par l’esprit nouveau. Pour cela, il fallait un homme qui réunît en lui-même le savoir exact des érudits à la puissance d’évocation et de résurrection que l’école historique moderne réclamait. Malheureusement l’érudition classique, en France, était languissante. Il semblait d’ailleurs qu’elle se défiât d’un mouvement littéraire qui avait l’air d’être plus romantique que classique. Elle ne comprit pas tout de suite que l’orientation générale de l’esprit moderne était changée, et que le goût classique, en devenant plus libre, allait devenir en même temps plus vif. Cependant la préoccupation de l’histoire était désormais trop générale pour que le besoin d’un livre où le développement de la littérature grecque serait retracé dans son en- semble ne fût pas enfin sensible à tous et urgent. Schœll, en 1813, publia une Histoire de la littérature grecque en deux volumes in-8. Le premier volume seul était consacré à l’histoire de la littérature grecque profane ; le second renfermait un précis de la littérature sacrée. Cette Histoire eut du succès. En 1822, l’auteur en donna une seconde édition tellement accrue et transformée que c’était en réalité un travail tout nouveau. Sous cette nouvelle forme, l’ouvrage avait huit volumes, exclusivement consacrés à la littérature grecque profane. Des notices bibliographiques assez nombreuses complétaient l’étude biographique et littéraire des écrivains grecs. Que le travail de Schœll ait rendu des services, c’est incontestable. Mais qu’il ait été le seul de cette sorte en France pendant plus de trente ans, c’est ce qui prouve à quel point l’esprit historique fut lent à y pénétrer l’érudition. Car cette Histoire, en somme, n’est qu’une compilation médiocre, œuvre d’un homme laborieux sans doute et consciencieux, mais sans ouverture d’esprit, sans finesse de goût, sans style, et peu capable même d’apprécier la portée des changements qui s’accomplissaient autour de lui. Quelques hommes, dans l’Université française, auraient pu, dix ou quinze ans plus tard, refaire l’œuvre de Schœll et l’améliorer singulièrement. Je ne citerai que l’excellent auteur des Études sur les Tragiques grecs, M. Patin. Non qu’il y ait toujours, même dans ce savant livre, toute la liberté d’esprit et de goût qu’on aimerait à y trouver : on sent par fois, chez cet érudit si exact, chez cet historien si bien informé, un esprit classique quelque peu timide ; il n’ose pas toujours être aussi grec que nous le voudrions ; il a trop de retours involontaires et de regards en arrière vers le théâtre secondaire et insignifiant du XVIIIe siècle ou vers celui des classiques du XIXe. Mais quelle copieuse et saine érudition ! Quel goût délicat et profond, et déjà rendu libéral par la connaissance précise de l’histoire ! Malheureusement, ni M. Patin ni quelques autres, qui l’auraient pu faire, ne songèrent à nous donner l’ouvrage qui nous manquait, et l’Allemagne prit les devants.

Là, les traditions érudites étaient restées vivantes. Quand la renaissance de l’esprit historique se produisit, elle ne trouva pas, comme en France, une société étrangère aux choses de l’antiquité, des collèges encore tout ébranlés par les secousses violentes de la politique, des maîtres qui ressaisissaient avec peine le fil rompu de la tradition des jésuites, et que leur éducation préparait mal à accepter des idées suspectes d’alliance avec le romantisme et par conséquent d’hostilité contre les classiques du XVIIe siècle. En Allemagne, les Universités étaient restées des foyers philologiques toujours actifs. Elles avaient conservé les traditions laborieuses du XVIe et du XVIIe siècle. Elles continuaient de laisser une forte empreinte sur tous les esprits. Ceux-ci, quelque hardis et novateurs qu’ils fussent, gardaient l’accent, pour ainsi dire, de leur pays intellectuel, de l’Université. Aussi ne cessaient-ils pas d’en être compris. Quand l’esprit historique se développa, l’érudition devint sans peine son alliée ; non sans quelques résistances partielles assurément, mais l’ensemble fut rapidement gagné. L’esprit nouveau vivifia l’érudition ; celle-ci à son tour le soutint et lui fournit un champ fécond à cultiver.

Les études sur les arts plastiques des anciens jouèrent un grand rôle dans la préparation de cette réforme. Le langage des arts plastiques en effet a quelque chose de plus direct et de plus libre que celui des écrits. Il est moins sujet à se laisser enfermer dans les petits compartiments où les scoliastes coupent les cheveux en quatre. Il se fait mieux entendre de l’âme tout entière, n’étant ni séparé d’elle par les difficultés grammaticales ni morcelé en mots qui analysent l’idée au risque d’affaiblir la sensation. Il était donc naturel que l’évocation historique de l’âme grecque se fit d’abord par ce moyen. Ce fut l’œuvre de Winckelmann, singulièrement dépassé depuis sur bien des points, mais qui eut vraiment l’un des premiers la vision nette et totale de la beauté grecque. Ce que Winckelmann avait fait pour les arts plastiques, Herder le fit pour la poésie ; plus encore, il est vrai, pour la poésie hébraïque et pour la poésie allemande que pour celle de la Grèce, mais les principes posés avaient une application générale et s’étendaient à toutes les littératures[12]. Dans le même temps, une révolution philosophique égale à celle de Descartes se préparaît ; Kant était en train de détacher peu à peu la science de la poursuite de l’absolu pour la ramener à l’étude du relatif, c’est-à-dire à la notion historique par excellence. Pendant que Kant vieillissait à Kœnigsberg, Hegel étudiait à Tubingue et commençait à tracer dans son esprit les premiers linéaments de la philosophie du devenir. En 1795, Wolf publia ses célèbres Prolégomènes. C’était la prise de possession de la philologie par l’esprit nouveau. On pouvait contester ses conclusions, se révolter même contre elles ; mais il était impossible de ne pas admirer la vigueur de cette intelligence qui, en face du plus ancien monument littéraire de l’antiquité grecque, reconstruisait avec une pénétration divinatrice tout l’ensemble des conditions qui l’avaient produit, entrait pour ainsi dire dans l’âme même du poète, puis dans celles de ses auditeurs, et tirait de cette résurrection hardie du passé des conséquences saisissantes de nouveauté. Jamais regard aussi perçant n’avait sondé le mystère des origines d’une littérature. Enfin les lettres pures obéissaient au même esprit. Au seuil du siècle, pour ainsi dire, se dresse Gœthe, dont l’intelligence sereine, à la fois haute et hospitalière, capable de tout comprendre et de tout aimer, est comme l’image même de l’esprit nouveau.

L’Université de Gœttingue, grâce à la réunion de quelques savants d’élite, prit bientôt la tête du mouvement philologique qui sortit de cette révolution : Berlin pourtant avait précédé. Gœttingue eut Welcker et Otfried Müller. Mais c’est à Berlin que vivait Bœckh, le véritable maître de la philologie allemande du xixe siècle, et qui eut O. Müller au nombre de ses disciples. C’est Otfried Müller qui donna sur l’histoire de la littérature grecque, en 1840, le premier ouvrage qu’on puisse appeler sans restriction d’aucune sorte un chef-d’œuvre. Déjà, sans doute, l’Histoire de la poésie grecque d’Ulrici, parue, un peu auparavant, celle de Bode, commencée alors, mais non terminée, et surtout l’Esquisse de la littérature grecque de Bernhardy[13], publiée quatre années plus tôt, étaient des œuvres fort remarquables. Mais Ulrici et Bode, qui d’ailleurs laissent de côté la prose grecque, sont trop souvent ou des métaphysiciens ou de purs érudits. Chez Bernhardy, le style est d’une abstraction rebutante : la pensée est en général pénétrante et profonde, mais subtile aussi parfois, et presque toujours hérissée d’une terminologie rébarbative ; de plus l’étendue prodigieuse des notes, véritables merveilles d’ailleurs de savoir et de critique, rend ce livre aussi difficile à lire qu’utile à consulter. Celui d’Otfr. Müller, composé à la demande d’une société anglaise et en vue du public anglais, devait être, par sa destination même, clair et lisible, savant sans étalage d’érudition, agréable même s’il était possible. Le talent de Müller en fit une œuvre d’art. La forme et le fond y étaient dignes l’un de l’autre. Un savoir immense, attesté par d’admirables travaux antérieurs, avait amassé les matériaux du livre. Un goût exquis les avait choisis et disposés. L’intelligence ou, mieux encore, le sens délicat des choses grecques s’y révèle à toutes les pages ; une sensibilité littéraire à la fois discrète et profonde les anime et les échauffe. Une veine d’éloquence absolument exempte de rhétorique, toute sortie du fond de l’âme (βαθείας φρενός, comme dit Pindare), et soutenue par une connaissance profonde du sujet, court dans tout le livre et s’y répand. Il faut se reporter à la date où parut ce livre pour en sentir tout le prix. Sans doute, certaines parties de l’histoire littéraire avaient déjà été traitées en France avec des mérites analogues. Mais c’était de l’histoire littéraire moderne. L’antiquité grecque et latine semblait réservée aux historiens de l’espèce de Schœll. Otfried Müller prouva le contraire. Son œuvre était si nouvelle que des savants de mérite, parmi ses compatriotes, ne la comprirent pas : ils reprochèrent à Müller de n’avoir pas fait une compilation érudite. C’était justement de quoi il fallait le féliciter. Des livres d’érudition peu lisibles peuvent avoir leurs qualités, mais quel charme aussi, et quel profit, d’entrer dans l’étude des lettres grecques sous la conduite non plus d’un pédant, mais d’un grand et libre esprit, causant de toutes choses en « honnête homme », en philosophe et en artiste, avec cette solidité d’érudition sans doute qui est la probité de la vraie science, mais aussi avec cette élégance rapide et sobre qui est la fleur exquise de l’atticisme ! On ne saurait exagérer à cet égard le mérite d’O. Müller ni l’impression profonde qu’il a produite sur les esprits. De nombreux historiens de la littérature grecque sont venus après lui : tous ont plus ou moins subi son influence. Si l’histoire de la littérature grecque est devenue aujourd’hui, aux yeux de tout le monde, une partie de l’histoire générale qui ne dispense pas ceux qui la traitent de l’obligation de savoir se faire lire, c’est en grande partie à Müller qu’on le doit.

III

Quels que soient pourtant les mérites de son œuvre, elle n’a pas découragé et ne devait pas en effet décourager les imitateurs.

D’abord elle est inachevée. Müller se proposait de conduire son récit jusqu’à l’entrée de la période byzantine et chrétienne. La mort l’interrompit. Son dernier chapitre est intitulé Isocrate. La période attique elle-même n’est pas finie : l’auteur n’a pu parler ni de Platon ni de Démosthène.

De plus, les progrès du savoir sont incessants, même dans les sujets qui semblent les mieux connus. L’ouvrage de Müller date de près d’un demi-siècle. S’il garde toujours un grand mérite général de vérité et d’harmonie, il n’en est pas moins vrai que sur beaucoup de points il laisse aujourd’hui à désirer. En maint endroit il serait à retoucher ou à compléter. Il est souvent plus simple de faire une œuvre nouvelle que de remanier un livre vieilli.

L’esprit même qui anime tout l’ouvrage de Müller, cet esprit dont j’ai dit tout à l’heure les rares qualités, diffère cependant par quelques nuances de celui que nous portons aujourd’hui dans ce genre d’études. O. Müller est un idéaliste qui s’arrête avec complaisance sur les côtés nobles des choses et qui les exprime aussi avec noblesse, en termes graves et généraux. Tout ce qu’il y a dans l’art grec d’harmonie, de grâce, de mesure, est admirablement senti par lui, et rendu avec émotion, quoique d’une manière un peu abstraite. Mais le détail trivial et vivant, les côtés un peu bas quoique réels, les limites mêmes de ce génie grec si justement admiré, tout cela s’efface volontiers chez lui et s’atténue. La littérature, depuis un demi-siècle, sous des influences diverses, s’est habituée à une franchise plus âpre. Nous voulons voir à nu la réalité. Nous exigeons qu’on nous la décrive avec une sincérité absolue, en physiologiste ou en physicien. Que la littérature abuse aujourd’hui du scalpel et de l’anatomie, c’est fort possible ; mais l’abus ne condamne pas l’usage. C’est par une extension légitime et durable de la méthode scientifique que l’esprit contemporain est devenu quelque peu réaliste en tout. La critique littéraire ne saurait échapper à cette loi. Les portraits d’O. Müller sont beaux et ressemblants ; ils n’ont pas toujours ce caractère intime, cet accent familier qui rend la ressemblance criante. Au risque de n’être pas toujours optimiste, il faut être vrai.

Enfin les besoins à satisfaire, en matière d’histoire littéraire, sont assez différents pour qu’un seul ouvrage puisse difficilement répondre à tous. Il faut toujours faire un choix ou prendre une route moyenne. Si l’on s’attache à développer l’exposition des idées générales, il est difficile que la bibliographie ne soit pas sacrifiée. Si l’on étend la bibliographie, l’ouvrage devient peu lisible. O. Müller est extrêmement sobre d’indications bibliographiques. En eût-il donné davantage, elles seraient aujourd’hui arriérées et par conséquent insuffisantes.

Par toutes ces raisons, même après O. Müller, il restait quelque chose à faire, et la carrière demeurait ouverte. De nombreux savants s’y sont engagés, mais à l’étranger plutôt qu’en France. Ce n’est pas qu’en France même les beaux et utiles travaux nous fassent défaut. Et, par exemple, pour ne citer que les plus considérables, il est certain que les Études sur les Tragiques grecs de M. Patin, constamment remaniées et améliorées dans plusieurs éditions successives, et, depuis, les travaux de M. J. Girard, qui forment aujourd’hui quatre volumes (Sentiment religieux, Poésie grecque, Éloquence attique, Thucydide) tous inspirés par un sentiment si profond de l’hellénisme, forment un très bel ensemble d’écrits sur la littérature grecque[14]. Mais ce sont là, malgré tout, des écrits détachés, qui ne peuvent rendre tout à fait le même genre de service qu’une histoire suivie. Quant à nos Histoires proprement dites de la littérature grecque, celle de Pierron (la plus ancienne de beaucoup), celles de MM. Burnouf, Nageotte, Deltour, ont leurs mérites de clarté et de brièveté ; mais ce sont des ouvrages fort courts, destinés à l’enseignement secondaire plutôt qu’à l’enseignement supérieur, et qui ne peuvent entrer en comparaison avec les ouvrages beaucoup plus étendus des Anglais et des Allemands, de ces derniers surtout[15]. En Angleterre, Donaldson (traducteur et continuateur d’O. Muller), Mure, Mahaffy ; en Allemagne, Bernhardy (pour les éditions successives et remaniées de son Grundriss), Nicolaï (2e éd. 1873-1874), Munk (réédité en 1880 par Volkmann), Th. Bergk, puis tout récemment (1886) Karl Sittl, — sans parler de Bender, dont l’Histoire est une œuvre de vulgarisation un peu sommaire, — ont parcouru tour à tour, chacun suivant sa méthode et son allure propre, la route déjà suivie par Otfried Müller. Les uns, comme Bernhardy, ont donné à la bibliographie la première place. Les autres, comme Bergk, l’ont complètement éliminée. La plupart ont suivi une voie intermédiaire. Tous ont ajouté quelque chose à l’œuvre de leurs devanciers, soit des faits nouveaux, soit des idées personnelles, soit des qualités littéraires originales. L’ouvrage de Bergk surtout, malheureusement inachevé, est à beaucoup d’égards un chef d’œuvre, et, par l’ampleur aisée de la forme aussi bien que par l’érudition, un véritable monument[16].

Nous avons cru qu’il restait à tenter en France et pour la France ce que les savants dont on vient de lire les noms ont fait pour l’Angleterre et pour l’Allemagne, c’est-à-dire de rassembler et de résumer dans un ouvrage unique, suffisamment étendu, facile à lire et à consulter, l’enchaînement des principaux faits et des principales idées que les recherches de la philologie ont mis en lumière sur l’ensemble de la littérature grecque classique. Pour nous comme pour O. Müller, le véritable sujet d’une histoire du genre de celle-ci, c’est moins l’infinie multitude des écrits grecs pris en eux-mêmes et considérés dans un esprit de curiosité bibliographique, que l’esprit grec se manifestant et se déterminant suivant ses lois propres dans la création des genres littéraires, dans révolution technique de ces genres, dans le mouvement général de la pensée, dans le génie particulier des écrivains, et enfin dans un certain nombre d’écrits caractéristiques où toutes ces causes convergent et produisent leurs effets. Nous ne parlerons pas avec le même détail de tous ceux qui ont écrit en grec. Les auteurs d’ouvrages étroitement techniques échappent à notre compétence. L’histoire de la littérature n’est pas l’histoire de tous les livres ; c’est l’histoire d’un art, l’art d’écrire. Nous ne considérons comme écrivains que ceux qui sont en quelque degré des artistes, et qui, ayant eu sur l’homme et sur le monde soit une idée générale soit des impressions personnelles, ont su les exprimer. Nous craindrons plus cependant de trop restreindre notre champ d’études que de trop l’étendre, et nous n’enfermerons pas dans des limites trop rigoureuses les manifestations littéraires de l’esprit grec. Nous sommes de l’avis de Sainte-Beuve : « Tout ce qui est d’intelligence générale et qui intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature[17]. » Notre objet essentiel est de présenter sous forme d’exposition suivie, sur chaque sujet, les conclusions qui nous paraissent les plus justes. Des indications bibliographiques très étendues changeraient entièrement le caractère de cet ouvrage. Cependant nous ne croyons pas qu’il soit bon non plus de les supprimer complètement. Il faut donner aux travailleurs les indications essentielles, celles qui leur permettront d’aller plus loin. Il faut aussi marquer les grandes directions de la science, les étapes qu’elle a parcourues. C’est une question de mesure et de choix. Des notes courantes au bas des pages, des notes spéciales en tête des chapitres satisferont aux besoins les plus urgents. Enfin, pour tout ce qui touche à l’intelligence des œuvres, ce qui est, en somme, la partie essentielle d’un travail tel que celui-ci, nous avons fait les plus grands efforts pour être, comme on dit, au courant, et nous espérons y avoir réussi dans la mesure où il est possible d’y réussir. Les travaux sur la littérature grecque sont innombrables. Les lire tous est évidemment impossible. Nous espérons du moins n’avoir rien négligé d’essentiel. Est-il besoin d’ajouter que l’étude des travaux modernes, si nécessaires à connaître, mais si encombrants parfois et si dangereux pour la sensibilité littéraire, n’a jamais été à nos yeux que le moyen de préparer et de rendre plus féconde l’étude immédiate des œuvres antiques, et que, par goût comme par système, c’est à la source elle-même, au texte longuement étudié et savouré, que nous sommes toujours revenus, pour y puiser, avec la fraîcheur et la vivacité des impressions, cette intelligence directe et personnelle du passé sans laquelle on ne saurait ni communiquer à ses lecteurs la flamme intérieure ni ajouter quoi que ce soit à l’héritage de ses devanciers. La tâche était difficile. Nul ne le sait mieux que nous. Nous l’avons entreprise sans illusion, mais sans défaillance, et, pourquoi ne pas l’avouer ? avec un peu de cet enthousiasme qui est nécessaire aux œuvres de longue haleine[18].


Avril 1887.
Alfred CROISET.

  1. Causeries du Lundi, t. XII, p. 191.
  2. De Augmentis Scientiarum, livre II, chap. iv (tome I, p. 118 et suiv. des Œuvres philosophiques de Bacon, édition Bouillet, Paris, 1834).
  3. At haec omoia ita tractari praecipimus ut non criticorum more in laude et censura tempus teratur, sed plane historice res ipsae narrentur, judicium parcius interponatur (p. 119).
  4. … Ut ex eorum non perfectione, id enim infinitum quiddam esset, sed degustatione, et observatione argumenti, styli, methodi, genius iliius temporis litterarius, veluti incantatione quadam, a mortuis evocetur (p. 120).
  5. Le petit livre de Tanneguy Lefèvre sur les Vies des Poètes grecs ne saurait faire modifier ce jugement général.
  6. Je parle ici surtout des lettrés français, qui font la loi, pendant deux siècles, à presque toute l’Europe. Car, pour être juste, il faut ajouter qu’à l’étranger, et grâce à la forte culture des universités, les élèves des érudits que je viens de rappeler portaient dans l’étude de la littérature, quand ils voulaient s’en mêler, un goût plus sûr et plus éclairé. Grimm, par exemple, élève d’Ernesti, jugeait beaucoup mieux les Grecs qu’on ne faisait en France à la même époque. Voir Correspond., 1er janv. 1765, etc. Mais Grimm faisait alors moins de bruit que Laharpe ; et lui-même d’ailleurs portait plutôt en ces matières un dogmatisme éclairé qu’un sens profond de l’histoire.
  7. Dans son morceau Sur les poèmes des Anciens (Œuvres complètes, éd. édition Des Maizeaux, t. V, p. 118).
  8. Cité par M. Egger, Hellénisme en France, t. II, p. 118-119.
  9. L’année 1799 est celle où commence la publication du Cours de littérature. L’enseignement oral de La Harpe s’était ouvert en 1786, au Lycée.
  10. Histoire de la peinture en Italie, livre VI, chap. cxi, note. Stendhal ajoute avec bien de la justesse : « Le seul pays où l’on connaisse les Grecs, c’est Gœttingue. »
  11. Benjamin Constant, malgré son peu d’action sur la marche générale des idées littéraires, mérite pourtant ici un souvenir pour les pages qu’il a consacrées à Homère dans son livre De la Religion. On pourrait aussi, sans sortir du même cercle, nommer l’allemand Auguste-Guillaume Schlegel pour son Cours de littérature dramatique.
  12. Déjà Lessing avait écrit sur la poésie ancienne des pages pleines de justesse, mais plutôt (à la façon de Grimm ou à l’exemple des érudits, ses maîtres) par exactitude de savoir et bonne éducation du goût que par un sentiment historique véritable.
  13. Grundriss der Griechischen Litteratur, Halle, 1836. On sait que cet important ouvrage n’a cessé d’être corrigé, remanié, étendu. La quatrième édition a commencé à paraître en 1876.
  14. Les travaux de M. Egger, si nombreux et si estimables, appartiennent plutôt à l’érudition proprement dite qu’à l’histoire littéraire au sens où nous prenons ici ce mot.
  15. Dans la catégorie des ouvrages scolaires, je signalerai aussi une Histoire de la littérature grecque écrite en grec moderne par M. Eustathopoulos (Σύνοψις τῆς Ἑλληνικῆς γραμματολογίας Athènes, 2e éd., 1885), indice intéressant des efforts tentés par la Grèce pour développer chez elle l’instruction classique.
  16. Le premier volume seul, sur trois, a paru du vivant de Bergk. La rédaction des deux derniers volumes n’était pas entièrement achevée ; il y subsiste des lacunes. Le troisième volume comprend l’histoire de la tragédie attique.
  17. Nouveaux Lundis, t. VII, p. 154.
  18. Les deux collaborateurs dont les noms sont associés à la première page de cette Histoire se sont partagé la tâche de telle sorte que chacune des grandes divisions de l’ouvrage fût essentiellement l’œuvre d’un seul d’entre eux, l’autre n’ayant qu’un rôle de révision et de conseil. Nous espérons que, grâce à une longue habitude de penser en commun, l’unité de l’ouvrage ne souffrira pas de cette division du travail. Quoi qu’il en soit, le nom du véritable auteur sera toujours placé en tête de chacune des parties du livre.