Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Origines littéraires

HISTOIRE
DE
LA LITTÉRATURE
SOUS LA RESTAURATION.

LIVRE PREMIER.


I.

Origines littéraires.


Le mouvement des idées a traversé trois phases pour venir du seizième siècle jusqu’à nos jours, et ces trois phases ont naturellement exercé sur la littérature française l’influence qui leur était propre.

Le protestantisme, c’est-à-dire l’inspiration individuelle, cette forme encore religieuse et contenue du libre examen, substitué à la foi et cherchant sa règle dans l’Écriture : voilà le caractère de la première phase. Cette influence nouvelle se mêle à ce qu’on a appelé la Renaissance, c’est-à-dire au réveil de l’esprit des grandes civilisations païennes, et lutte contre la domination du catholicisme, qui régnait sur les idées et sur les faits.

Dans la deuxième phase, le protestantisme se sécularise ; il s’élève à sa seconde puissance et devient l’esprit d’examen sans contrôle, sans règle comme sans limites, ce qui était inévitable, car l’inspiration individuelle, maîtresse de tout juger d’après la règle qu’elle interprétait à son gré, devait être fatalement conduite à juger et à détruire la règle elle-même et demeurer seule debout sur les débris qu’elle avait entassés. On a reconnu le dix-huitième siècle, dans lequel le philosophisme ou le rationalisme absolu, qui discute tout et ébranle tout au sein de la région des idées, a exercé sa principale influence. Dans cette époque, l’Angleterre, avec ses libres penseurs, fournit à nos écrivains la matière première des idées ; mais ils les façonnent, les aiguisent et leur donnent ce caractère pénétrant qui les fait entrer dans les intelligences. La littérature française a, plus que toutes les autres, le don d’initiation et de propagande ; don sublime quand elle en use pour le bien, don terrible quand elle en abuse pour le mal.

Dans la troisième phase, le même mouvement est élevé à sa troisième puissance. C’est toujours le rationalisme d’abord religieux, ensuite philosophique, enfin politique. Arrivé à cette étape, il devient la révolution. De la région des idées, il descend dans celle des faits avec une puissance irrésistible ; il secoue, il frappe, il renverse, et il égale les destructions politiques aux renversements religieux et métaphysiques des âges précédents.

Les formes littéraires ont naturellement subi l’influence de cette progression, et cette redoutable polémique, qui s’est prolongée pendant trois siècles, en traversant des milieux différents, pour venir enfanter la révolution française qui dure encore, a tout marqué de son sceau.

Ici se présente une distinction nécessaire : il ne faut pas que les excès du rationalisme fassent proscrire la raison. Il y a autant de dangers à l’anéantir qu’à la couronner. L’homme est une créature raisonnable ; c’est là son tourment, mais c’est là aussi sa gloire, car c’est par là qu’au lieu d’être seulement l’ouvrage de Dieu, il est fait à son image. Croire que la raison humaine est tout, peut tout et sait tout, c’est nier Dieu, qui est au-dessus de son essence, de son pouvoir et de sa science ; croire que la raison n’est rien, c’est nier l’homme et le ramener, par un autre excès, à l’oubli de tous ses droits comme de tous ses devoirs. Que l’on y songe, en effet, ce n’est que par un acte de sa raison que l’homme peut reconnaître que sa raison est bornée. L’effort par lequel il incline sa raison devant les lois essentielles en religion, en philosophie, en politique, est un acte éminemment raisonnable. La bête subit les lois de Dieu ; l’homme, et c’est là sa grandeur, s’y soumet. Malheureusement, dans les trois phases dont il s’agit, la raison ne demeura pas dans les limites d’une sage réserve ; elle ne se souvint pas qu’elle était bornée. Non-seulement elle crut en elle-même, mais elle ne crut qu’en elle-même, comme si elle était antérieure et supérieure à tout ; disons le mot, elle se fit Dieu. C’est ainsi qu’elle arriva, par une progression logique, dans les dernières années du dix-huitième siècle, à la négation de toutes les vérités religieuses, philosophiques et sociales, et à la subversion de toutes les lois.

Cependant, il ne serait ni juste de dire, ni raisonnable de croire que ce triple mouvement ait été un effet sans cause, et que cette application excessive du libre examen à la religion, à la philosophie et à la politique, quelque téméraire qu’il ait été, n’ait produit ou ne soit appelée à produire aucun progrès. Les plus grands esprits du catholicisme n’ont pas fait difficulté de reconnaître, après comme avant la réforme protestante, que la situation d’une partie du clergé et les abus qui s’étaient introduits dans les choses religieuses, devaient amener une crise, et le cardinal Julien a prononcé, à cette occasion, des paroles d’une force incomparable. Mais voici quelque chose de plus péremptoire : l’apôtre saint Paul, dès le début du christianisme, a écrit cette phrase : Oportet hæreses esse, il faut qu’il y ait des hérésies. Terrible il faut, s’écrie à ce sujet Bossuet. Oui, l’arrêt est terrible, mais il est plein de sens. Qu’est-ce que l’hérésie ? C’est la contradiction, la contradiction qui s’attaque à la vérité, mais qui, en cherchant ses points vulnérables, l’oblige à se dégager des ombres que les passions humaines ont pu mêler à son divin éclat, c’est-à-dire des abus. Telle a été, on le sait, l’influence du protestantisme ; l’Église n’a pas été vaincue, elle n’a pas accepté la fausse réforme des mains de l’erreur, mais elle a réformé elle-même ce qui devait être réformé. Le libre examen appliqué sans mesure à la philosophie et à la politique a produit et produira, malgré les ruines qu’il a entassées, des conséquences analogues. Quand on arrivera à la moisson, les seuls résultats qui subsisteront de ces deux mouvements d’idées, c’est la destruction des différents systèmes d’erreurs les uns par les autres, c’est la disparition des abus. Il est dans la destinée de l’erreur d’être consumée par le feu qu’elle allume. C’est ainsi que le protestantisme a été dévoré, sinon comme fait, au moins comme idée, par le socinianisme ; le déisme séparé du culte religieux par l’athéisme ou le panthéisme, qui n’est au fond que la variante de la négation de l’existence divine ; croire que Dieu n’est pas, équivaut, en effet, à croire que tout est Dieu. C’est ainsi, enfin, que le rationalisme politique, qui met l’arbitraire de la volonté d’une génération au-dessus de la tradition, des lois constitutives et essentielles des sociétés, révélées par leur histoire, aboutit au socialisme, qui, à son tour, creuse un gouffre où disparaîtraient les sociétés si on ne l’y jetait lui-même pour le combler. La vérité seule survit, parce que la vérité seule est éternelle. Son essence indestructible résiste à tous les agents de destruction ; l’erreur, qui a cru devenir sa maîtresse, n’est au fond que sa servante, et elle sert, en définitive, les desseins de Dieu, contre lesquels la raison humaine a voulu se révolter[1].

Au moment où, après avoir passé par les trois étapes que nous avons indiquées, le mouvement d’idées qui avait eu pour point de départ le seizième siècle, aboutissait à ses dernières et terribles conséquences, dans les années les plus néfastes de la révolution française, il se manifesta une réaction en sens contraire dont nous sommes naturellement obligé de parler avec plus de détails, parce que cette réaction s’est prolongée jusqu’à nos jours, et que nous trouverons partout sa trace dans la littérature contemporaine : c’est, à proprement parler, une de ses origines.

On comprend quelle impression produisit sur les esprits, après 1793, l’étrange et douloureux dénoûment de tant d’efforts et de tant d’espoirs. L’esprit humain réalisant la fable antique des Titans, dont il avait renouvelé l’orgueil, retombait sous les montagnes qu’il avait soulevées contre le ciel. Cette société si fière d’elle-même, dont les esprits les plus éminents avaient travaillé à bannir la religion comme une superstition indigne d’un âge de lumière et un obstacle au bonheur et à la dignité de l’humanité émancipée, paraissait au moment de sombrer dans la pire des barbaries, celle qui sort tout armée d’une civilisation athée et corrompue. Toutes ces doctrines de liberté sans limites dont on avait bercé l’esprit de cette génération, aboutissaient au despotisme le plus pesant qui eût jamais écrasé un peuple : le comité de salut public et le tribunal révolutionnaire disposaient souverainement des libertés, des propriétés, des vies. On avait trouvé trop lourde la houlette des rois, ces pasteurs d’hommes, comme les appelle Homère ; le troupeau, affranchi de son pasteur, passait sous le couteau du boucher. Toutes ces utopies d’humanité et de philanthropie aboutissaient à des hécatombes humaines, offertes sur des échafauds en permanence à cette divinité sombre et terrible qu’on appelait la Révolution. Comme si cette soif de sang ne pouvait s’étancher dans les meurtres juridiques, les massacres s’ajoutaient aux supplices ; les femmes, les enfants, les vieillards, tout était trouvé bon pour mourir. Les mœurs et les spectacles des peuplades sauvages effrayaient, à la fin du dix-huitième siècle, la France civilisée ; des membres humains encore palpitants devenaient les trophées des grandes journées révolutionnaires, et des têtes coupées, arborées sur des piques, tenaient lieu de drapeau. Enfin, l’anthropophagie, qui commençait à se perdre dans le monde sauvage, se retrouvait, le 3 septembre 1792, après la mort de la princesse de Lamballe, à la porte du Temple, dans la vieille capitale de la civilisation. Que vous dirai-je ? Ces théories de la perfectibilité humaine, des droits de l’homme, de la souveraineté de la raison, qui s’étaient substituées à la souveraineté de Dieu, aboutissaient aux saturnales les plus étranges, à une démence d’autant plus effrayante qu’elle était sérieuse, à la domination de la partie la plus ignorante et la plus brutale de la population, et enfin à l’avénement d’un paganisme sans vergogne et sans poésie qui, couronnant l’alliance de la corruption de l’entendement avec la corruption des mœurs, ces deux puissantes influences des temps précédents, finissait par placer, sous le nom de la déesse Raison, comme l’avait prédit bien des années auparavant le père Beauregard, du haut de la chaire de Notre-Dame réservée à cette souillure, la prostitution elle-même sur les tabernacles profanés du Dieu vivant. Pour qu’aucun enseignement ne manquât, les chefs de doctrines qui avaient conduit la révolution dans ses différentes étapes, périssaient successivement les uns par les mains des autres, et la justice de Dieu s’exerçait par l’injustice des hommes.

L’effet que produisit ce spectacle donné au monde par celui qui se sert de nos vices comme de nos vertus pour l’accomplissement de ses desseins, fut immense, universel. Il ne fut pas circonscrit dans les limites de la France, qui était alors comme un grand théâtre sur lequel tous les peuples avaient les yeux attachés. On se souvient que ce fut un peu avant ce temps que Burke, se levant dans le parlement d’Angleterre, rompit l’amitié de trente ans qui l’unissait à Fox, et jeta sur la situation des avertissements prophétiques, qui ont presque la précision de l’histoire, tant l’intelligence humaine a de clairvoyance, lorsqu’elle se place dans les régions sereines de la vérité pour lire les conséquences dans les causes, et suivre, dans l’enchaînement logique des idées, l’enchaînement presque inévitable des événements. Presque au même instant, l’école religieuse et monarchique, qui avait subi comme une longue éclipse pendant la marche ascendante de l’école philosophique et révolutionnaire du dix-huitième siècle, sortit de son silence. Les événements lui rendaient la parole, en lui donnant raison. Après tant de discussions, les principes se faisaient connaître par leurs résultats, comme les arbres par leurs fruits ; il fallait poser de nouvelles conclusions dans ce procès intellectuel qui s’agitait depuis tant d’années. La mission était grande, les hommes ne manquèrent point à la mission.


  1. Leibnitz, un des esprits les plus élevés qui aient honoré la nature humaine, émettait, dès le commencement du dix-huitième siècle, cette opinion, en prévoyant la grande révolution qui s’annonçait : « Je trouve que certaines opinions, s’insinuant peu à peu dans l’esprit des hommes du grand monde, qui règlent les autres et d’où dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l’Europe est menacée. Si l’on se corrige encore de cette maladie épidémique, dont les mauvais effets commencent à être visibles, les maux seront peut-être prévenus ; mais si elle va croissant, la Providence corrigera les hommes par la révolution même qui doit en naître ; car, quoi qu’il puisse arriver, tout, au bout du compte, tournera toujours pour le mieux en général. » (Leibnitz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain.)