Histoire de la littérature française sous la restauration 1814-1830/Béranger

V.

Béranger. — Chansons.


Dans un de ces jours de tyrannie où, le joug de la restauration, comme on disait alors, s’appesantissant sur la France, la captivité chantait ses tortures au cliquetis des verres, entre un flacon de vin de Romanée et un flacon de vin de Chambertin, à moins qu’elle n’occupât ses douloureuses insomnies à répondre aux joyeux chasseurs d’Ille-et-Vilaine qui venaient de lui envoyer une bourriche largement garnie de cailles, de perdreaux et de faisans[1], M. Dupin défendant M. de Beranger assis sur le banc des prévenus, disait aux juges : « Ah ! messieurs, si l’on eût déféré une pareille cause au jugement de nos bons aïeux, ils auraient secoué la tête en murmurant entre leurs dents : Chansons que tout cela ! Et ils eussent ainsi fait preuve d’esprit autant que de justice ! »

Cette observation était d’une grande naïveté, à moins qu’elle ne fût pas d’une grande franchise. Une comédie peut être aussi gaie qu’une chanson ; or, qui ne sait que les Nuées d’Aristophane préparèrent la Ciguë de Socrate ? Pour se convaincre de tout ce qu’il y eut de grave dans la guerre que fit Béranger à la restauration, il suffira de passer en revue les différentes bases sur lesquelles la monarchie s’appuyait, les différentes classes d’ennemis qui travaillaient à sa chute. On verra que pas une de ces bases ne resta à l’abri des attaques du client de M. Dupin, que pas une de ces classes d’ennemis ne fut oubliée dans ses ouvrages. Sa haine parla à toutes les passions, et il donna l’assaut a la monarchie avec toutes les forces de ses adversaires et par tous les points à la fois. Cela est si vrai, que l’on pourrait trouver dans ces chansons si inoffensives, au dire de l’avocat, la classification complète des partis qui agitèrent cette époque de notre histoire, et l’ensemble des moyens employés, soit à la tribune, soit dans la presse, soit en dehors de ces deux voies, pour renverser la société religieuse et monarchique.

La restauration, à son retour, satisfaisait à une nécessité impérieusement ressentie par la France comme par l’Europe entière : la paix, qui devait fermer tant de blessures et rendre du sang et de la vie à cette société épuisée par la guerre, la paix était le besoin de l’époque ; les hommes d’État avaient l’intelligence de cette vérité, les peuples en avaient l’instinct. M. Béranger lui-même partageait sur ce point l’avis de tout le monde ; son Roi d’Yvetot, composé vers la fin de Bonaparte, est une satire peu équivoque des rois belliqueux et des règnes conquérants. Ce roi dormant fort bien sans gloire, ce roi fort peu connu dans l’histoire, ce roi pacifique et débonnaire, chanté en face de Napoléon, disait assez que M. Béranger blâmait l’empire, condamnait la guerre, désirait la paix. Quand la restauration vient répondre au vœu du poëte et donner la paix à la France, que fait M. Béranger ? Oh ! alors il ne chante plus le Roi d’Yvetot. Son génie, plein de contradictions, devient tout à coup belliqueux ; la chanson guerrière naît sous sa plume ; il tire l’épée au moment où chacun la remet dans le fourreau, et la gloire, dans ses rimes, heurte sans cesse la victoire. Tantôt il relève dans ses vers le drapeau tricolore, et secoue la poussière qui ternit ses nobles couleurs ; tantôt, de cette même voix qui célébra les tranquilles vertus du plus débonnaire des princes, il exalte Napoléon. Il fait un crime à la restauration du plus grand de ses bienfaits, de cette paix que lui-même il désirait naguère. Ses chants parlent au mécontentement d’un nombreux parti qui troubla les premiers jours de la restauration, le parti militaire, formé des débris de tant d’armées que la fin de la lutte européenne avait fait rentrer dans leurs foyers. Il nourrit leurs souvenirs, il échauffe leurs regrets ; les aigles, le drapeau tricolore, le grand empereur, voilà les images qui reviennent à chaque instant sous sa plume. La chanson guerrière répond au parti militaire.

À son retour, la monarchie s’appuya naturellement encore sur le principe religieux. Le roi très-chrétien, le fils aîné de l’Église, ne pouvait manquer de reconnaître pour base morale de la société la religion. En outre, la famille royale revenait de la terre étrangère avec les vertus de l’exil ; ses longs malheurs avaient été consolés par le christianisme ; elle lui demandait la force de soutenir les grandeurs qui lui étaient rendues. M. de Béranger dirigea contre le catholicisme ses attaques les plus ardentes et les plus assidues. Il attaqua à la fois la religion par le déisme et par l’athéisme, par l’enthousiasme philosophique et par le scepticisme. Il tourna ses croyances en ridicule, et accusa ses vertus d’hypocrisie. Il caressa par des poésies érotiques le sensualisme, ce vieil ennemi du spiritualisme chrétien, et appela les instincts des corps à la révolte contre la loi des âmes. Au Dieu de la royauté de saint Louis, il opposa le Dieu des bonnes gens ; aux vertus chrétiennes, chastes et sévères comme la source d’où elles découlent, il substitua des vertus trempées de vin de Champagne, des vertus de mauvaises mœurs, qui arrivaient au paradis portées sur les ailes mythologiques des Amours. Avant que la littérature eût entrepris la réhabilitation sérieuse du vice, et qu’elle eût montré, sur le théâtre ou dans les romans, la débauche honnête, la prostitution chaste et le vice vertueux, M. de Béranger avait traité le même type d’une manière bouffonne, et réhabilité la courtisane dans la grande famille des Camille et des Frétillon. Par là, il atteignait deux résultats également fâcheux pour la société monarchique et religieuse : il ébranlait les croyances qui sont le rempart des empires, et il frappait d’impopularité, dans les personnes royales et dans le clergé, des vertus qui auraient dû être un titre à la vénération et au respect.

Il y avait un nombreux parti en France aux idées duquel M. Béranger parlait par cette spécialité poétique ; cette portion de la génération révolutionnaire qui avait vu les conséquences de ses principes sans les abjurer ; ce qui restait des scandales du Directoire, les sectateurs de l’école sceptique, les décombres du monde voltairien, en un mot, l’avouaient pour poète. Il nourrissait ainsi les haines et entretenait les préjugés contre une royauté dont on avait vu, dans ce parti, le retour avec regret, et dont on regardait presque l’existence comme un malheur, comme un reproche peut-être.

Cette royauté trouvait encore sa force dans un principe politique presque aussi ancien que la société, l’hérédité ; dans ces doctrines monarchiques, dans les mœurs monarchiques existant en France. M. de Béranger dirigea ses attaques sur ce point encore. L’admirateur de l’autorité absolue de l’empereur ressentira, puisqu’il le faut, l’enthousiasme démocratique. Il excitera les Gaulois à briser leurs fers ; il chantera Spartacus après avoir chanté César. M. de la Fayette deviendra son héros après l’empereur, et il aimera le despotisme et la république indivis. Canaris, qui combattit pour affranchir son pays, ne lui sera pas moins cher que le souvenir de l’empire. Que d’hymnes dédiés à la liberté des deux mondes ! Que de flatteries adressées aux passions populaires ! Avec quelle verve M. Béranger saura exciter cette soif d’indépendance qui brûle le cœur de la jeunesse ! Avec quel enthousiasme lyrique il parlera aux passions envieuses qui se remuent dans les rangs inférieurs de la société ! M. Béranger est le Tyrtée des prolétaires. Celui dont la morale facile célébrait tout à l’heure les plaisirs libertins, le poëte du sensualisme, le chantre érotique des mœurs relâchées, change tout à coup de ton et de langage. Son vers aviné qui, plein de chambertin, chancelait il y a un moment sur les débris des flacons brisés, ou bien courtisait Lisette et Frétillon, et célébrait dans cette belle compagnie les douceurs de l’amour banal, devient austère et farouche. Il tonne comme un écho lointain des satires de Juvénal, contre les vices des grands et les adultères sous la pourpre, lui qui les vantait sous la mansarde comme de joyeux passe-temps. On dirait à l’entendre que tous les crimes portent sceptre et couronne, que les palais sont toujours souillés et que la place publique est toujours pure. Il semble tremper son indignation dans les pages de Tacite pour flétrir le luxe et la mollesse des cours. Il est à jeun, il est sobre, il ne fait plus faire la cabriole à Minerve dans ses chansons, il est grave, il est sérieux, presque vertueux ; il a changé de muse ! Manon Lescaut a disparu pour faire place à la chaste Lucrèce, Épicure est devenu puritain.

Dans cette partie de ses œuvres, M. Béranger répond à la démocratie, aux révolutionnaires de bonne foi, aux républicains dogmatiques. Il parle à la jeunesse et au peuple, et dans le peuple comme dans la jeunesse, il recrute des adversaires contre la royauté.

On voit que, sans même parler des chansons consacrées à la politique proprement dite, M. Béranger a attaqué la restauration par trois points à la fois ; qu’il a parlé à trois partis qui lui étaient opposés. Avec la chanson guerrière, il a fait un crime à la monarchie de cette paix qui était le plus grand de ses bienfaits ; il a excité contre elle le parti bonapartiste, et tourmenté dans le fourreau les épées irritées d’être oisives. Avec la chanson philosophique, il a attaqué le côté religieux de la restauration, les principes chrétiens de son gouvernement et les vertus chrétiennes de ses princes, et il a excité contre elle le parti voltairien, ce reste puissant et vivace encore de la révolution. Avec la chanson démocratique, il a attaqué le principe monarchique de la restauration, et il a excité contre elle le fanatisme républicain d’une partie des classes populaires et les opinions enthousiastes d’une jeunesse ardente. Ainsi il a rassemblé les nuances incohérentes qui forment ce corps monstrueux qu’on appelle la révolution, le despotisme du camp, l’anarchie de la rue, la corruption des mœurs, le stoïcisme des idées, et avec cette coalition d’éléments contraires qui ne s’entendent que pour détruire, il a livré bataille à la monarchie.

Ceci indique le véritable caractère des poésies de M. de Béranger, et explique les contradictions, sans cela inexplicables, qu’on y trouve, et le succès immense qu’il obtint, et que son talent, quelque réel qu’il soit, ne suffirait point seul à justifier. Les chansons de Béranger sont l’écho de la révolution avec la pluralité de ses passions, la contradiction de ses idées, l’incohérence de ses sentiments, réunies dans l’unité de la haine de la règle, soit religieuse, soit morale, soit sociale, soit politique. Béranger est, avant tout, un poëte révolutionnaire ; il ne se pique pas d’être conséquent, il veut renverser le gouvernement et la société, et, comme quelques-uns des adversaires les plus ardents de la restauration, il proclama fièrement, après la victoire, cette vérité prudemment niée par son avocat au début de la bataille[2]. Dès lors, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il s’adresse aux ordres d’idées les plus différents, en mêlant le sensualisme au stoïcisme, l’admiration du despotisme militaire à l’enthousiasme de la liberté, et en passant du déisme de Jean-Jacques à l’athéisme de Diderot, de la morale à l’immoralité. Il fait la grande guerre à la restauration, et toute idée lui convient, pourvu qu’elle soit une arme contre l’ennemi. Certes, ce serait oublier toutes les règles des proportions littéraires, que de comparer Béranger à Voltaire au point de vue du talent, et un ingénieux critique a fait remarquer avec beaucoup de sens qu’au point de vue moral, la conduite de Voltaire, sans être excusable, est plus explicable que celle de Béranger[3]. Mais ce qu’il a de commun avec Voltaire, c’est sa tactique, c’est sa passion. À travers ses incohérences, on aperçoit une idée tenace, permanente, immuable, qui peut se traduire par cette phrase célèbre : Écrasons l’infâme ! L’infâme, c’était la royauté française qui venait de rapporter la paix à la France épuisée, la parole à la tribune muette, la liberté à la pensée captive, le respect de la vie et de la dignité humaine, l’abolition de la confiscation, de sauvegarder l’inviolabilité du territoire national occupé par un million d’étrangers que l’empire y avait amenés, et qui rétablissait les finances, faisait flotter nos drapeaux à Madrid malgré l’Angleterre, affranchissait la Grèce du joug des Turcs par la campagne de Morée, et, affermissant son pavillon contre le pavillon britannique, allait prendre Alger.

Il serait difficile de classer d’une manière méthodique les compositions de Béranger ; cependant, quelle que soit la variété de ses poésies qui touchent à des sujets si différents, et s’adressent à des ordres de sentiments et d’idées si divers, presque toutes ses compositions peuvent être ramenées à quatre grands types. Il a deux manières d’être sérieux et passionné, deux manières d’être gai et satirique.

Le premier de ces types, c’est ce qu’on pourrait appeler l’ode philosophique. Le poëte met en vers énergiquement frappés et ciselés avec art les lieux communs du Vicaire savoyard, les rêveries du Contrat social, ou les invectives d’Émile. Il donne aux ateliers, aux mansardes, aux écoles, aux casernes, la monnaie poétique de la prose de Rousseau. Il fait ce qu’on pourrait appeler la chanson théophilanthrope et humanitaire. Tout ce que le dix-huitième siècle dit d’éloquemment absurde sur Dieu, la nature, la Providence, la société, vient naturellement s’aligner sous sa plume en couplets. L’Encyclopédie entre, bon gré mal gré, en refrains dans les esprits où elle n’avait pu pénétrer sous la forme dogmatique de ses in-folio. Dans la révision de toutes les perfections de la Divinité, il n’en est qu’une que l’ode philosophique de Béranger lui laisse complétement : c’est la patience. Dieu est une sorte d’être inerte, indifférent, d’une inaltérable complaisance, qui n’a ni volontés, ni lois, ni justice. Toute cette philosophie se compose d’un Dieu sans religion, d’un culte sans clergé, d’une morale sans devoirs et d’une société sans gouvernement.

La composition de l’auteur où se révèlent le mieux les caractères de ce genre de poésie, c’est le Dieu des bonnes gens. Ici on reconnaît par quels liens étroits M. de Béranger, ce poëte païen par la pensée et le style, se rattache à l’école du dix-huitième siècle, et, par elle, à la littérature de l’antiquité païenne. Horace avait montré avant M. de Béranger, que nous ne lui comparons pas pour le talent, l’homme juste, bravant les conquérants et les rois et ne se laissant ébranler ni par la chute du monde qui touche à ses derniers moments, ni par la main tonnante de la Divinité même :


Justum ac tenacem propositi virum
Non civium ardor prava jubentium
Non vultus instantis tyranni,
Mente quatit solida…
Nec fulminantis magna Jovis manus.


On pourrait établir un curieux parallèle entre les deux odes. Lisez cette strophe qui commence par quatre beaux vers, et s’estropie misérablement en tombant dans les difficultés de la rime, et les exigences du refrain :


Un conquérant, dans sa fortune altière,
Se fit un jeu des sceptres et des lois,
Et de ses pieds on peut voir la poussière
Empreinte encore sur le bandeau des rois.
Vous rampiez tous, ô vous qu’on déifie !
Moi, pour braver des maîtres exigeants,
Le verre en main, gaîment je me confie
Au Dieu des bonnes gens.

Cette strophe n’est-elle pas un développement de ce seul vers d’Horace : «Nec vultus instantis tyranni. » Cet autre vers : «Nec fulminantis magna Jovis manus, » reviendra, sinon par l’expression, au moins par la pensée, dans ce couplet :

Nous touchons tous à nos derniers instants ;


et le rejet d’un orgueil stoïcien, impavidum ferient ruinæ, aura pour équivalent ce refrain, revenant après la peinture de la chute du monde :

Le verre en main, gaîment je me confie.

On le voit, c’est toujours l’idée païenne de l’homme conservant une tranquillité inaltérable, même en face de Dieu. Il n’y a ici qu’une couleur légèrement bachique de plus ajoutée au tableau. Le sage de M. de Béranger, c’est le juste d’Horace entre deux vins.

Le poëte a une seconde manière d’être sérieux : c’est la mélancolie. Ici encore il est mélancolique à la manière des païens. C’est la pensée de la mort mêlée aux plaisirs, et qui vient surgir tout à coup au milieu des roses trop passagères : Nimium breves rosas ; c’est l’incertitude des événements humains, l’inconstance de toutes nos joies, la vieillesse qui s’avance dans le lointain, la main glacée et la tête chenue ; toutes images dépouillées de leur moralité. C’est à peine si une vague pensée d’immortalité vient luire à la fin de quelques-unes de ces compositions ; mais il s’agit de l’immortalité telle que l’entend le panthéisme ou le paganisme, d’une immortalité attendue au sein de la volupté et qu’on trouve dans des cieux indulgents jusqu’à l’indifférence. Ces caractères se rencontrent à un haut degré dans une remarquable pièce intitulée la bonne vieille[4], où le poëte voyant, dans l’avenir, sa maîtresse vieillie lui survivre, recommande sa mémoire à son long et doux souvenir. Ils se retrouvent aussi dans la pièce intitulée le Temps, dialogue poétique entre le dieu mythologique qui moissonne nos années, et un couple heureux qui le supplie d’épargner ses amours[5]. C’est la morale épicurienne d’Horace qui reparaît dans le poëte français. La mort vient, jouissons de la vie ! maxime qu’on rencontre à chaque page chez les poëtes du paganisme, avec ce mélange de tristesse et de joie qui ne suspend un moment les plaisirs que pour en augmenter l’ivresse. Que cette mélancolie soit souvent douce et pleine de charme chez M. de Béranger, il faut le reconnaître ; mais elle l’était au moins autant chez Horace, Ovide, Catulle, et surtout Tibulle, le poëte aux élégies trempées de larmes. Leurs vers ne sont pas moins attendrissants, et, très-supérieurs par la beauté constante de la forme, ils ne sont guère plus païens. En comparant ces vers à ceux de M. de Lamartine sur le même ordre d’idées, on aperçoit ce que le christianisme a ajouté d’élévation, de dignité et de vérité à ces sortes de poésies, et ce qui manque à tous les auteurs antiques, y compris Béranger, même sous le rapport de l’art. On a beau couvrir de feuilles de roses les idées de mort, quand aucun rayon d’immortalité ne brille dans leurs ténèbres, elles sont quelque chose de plus que mélancoliques, elles sont tristes. L’ivresse qu’elles inspirent a un caractère sombre et fatal. Ses banquets philosophiques ressemblent au banquet d’Homère où les murs suaient le sang et où de pâles fantômes traversaient la salle du festin. Ces convives qu’on excite à la joie en leur montrant l’écueil où toute joie doit trouver son terme, nous font l’effet des prétendants à la main de Pénélope, dont les rires se changeaient en longs hurlements, et qui se livraient à la gaieté, la poitrine pleine de gémissements et les yeux gros de larmes. La gaieté de Béranger, comme sa gravité, a deux types : le premier, c’est le genre burlesque appliqué aux idées graves, religieuses. Il excelle à travestir en images bouffonnes les idées les plus hautes et les plus sublimes auxquelles l’esprit humain puisse atteindre ; triste mérite que les modernes ont encore emprunté à un ancien ! Ils ont appliqué à la vérité le système de railleries que Lucien appliqua, avec une inépuisable verve, à l’erreur, et ils ont traité la religion comme la mythologie, les saintes obscurités de la foi qui expliquent tout, dès que l’on consent à les admettre, comme les fables absurdes du polythéisme qui font un chaos du monde moral et intellectuel. Béranger a eu ici peu de frais d’imagination à faire. Voltaire et Parny avaient écrit l’épopée de ce genre ; il s’est borné à réduire leurs épopées irréligieusement burlesques aux proportions du couplet. Quand bien même on consentirait à ne pas prendre au sérieux les boutades philosophiques que quelques auteurs se sont permises, toujours est-il qu’on ne saurait, sans se donner un tort intellectuel, faire la parodie de certaines idées qui sont, de leur essence, graves et solennelles. Des hommes de goût ont reproché à Boileau d’avoir parodié une des plus belles scènes du Cid pour en faire une satire contre Chapelain, et il est vrai que, lorsqu’on a lu récemment la folle imitation de Boileau, il est impossible de lire la scène de Corneille sans apercevoir Chapelain et sa perruque derrière don Diègue, et le laquais poétique de Chapelain derrière le Cid. Le chef-d’œuvre rappelle la parodie. Il y a quelque chose de semblable dans le travestissement de toutes les idées élevées. Outre que ce genre est bas et méprisé des honnêtes gens, il jette dans la région supérieure de l’intelligence un ébranlement et un désordre dont les conséquences subsistent, et les meilleurs esprits avoueront qu’après la lecture de pareils ouvrages, ils ont besoin d’user de toute leur force pour rasseoir leur raison enivrée par ces folles influences et pour purifier leur pensée. Mais, chez M. de Béranger, ce travestissement systématique appliqué aux idées religieuses, a quelque chose de vraiment inexcusable. Dieu lui-même, dont Newton ne parlait jamais qu’en donnant un témoignage extérieur de son profond respect, devient l’objet des quolibets de cette muse effrontée qui le chansonne dans le Bon Dieu à sa fenêtre, comme le soliveau de la monarchie universelle, comme le roi d’Yvetot de la création. On comprend qu’après avoir traité Dieu avec cette familiarité, Béranger se gêne peu avec ses saints, encore moins avec ses ministres terrestres. Le poëte qui, en chantant Parny expiré sur sa lyre, a osé faire allusion à ce honteux poëme qui pèsera toujours sur la mémoire de son auteur, et écrire ce vers :

Pour toi tous les dieux sont d’accord,

en ajoutant, de peur qu’on ne s’y méprît, que c’est une allusion faite à la Guerre des dieux, attaque, par le même procédé, toutes les idées religieuses et morales. L’Ange gardien, cette sainte et pure croyance, lui fournit le sujet d’une chanson obscène ; le jour des morts, dernier culte de ceux qui ont presque oublié le christianisme, lui inspire une parodie écrite en éclats de rire en face des tombeaux ; le culte des saints, le dévouement du sacerdoce sont l’objet de ses quolibets bachiques, et il aiguise en refrains toutes les calomnies de bas lieux, les grossièretés, non-seulement sans vérité, mais sans gaieté et sans sel, que les esprits forts des cabarets auraient presque honte de ressusciter aujourd’hui. La parodie satirique des idées religieuses et morales, voilà donc une des deux faces de la gaieté de Béranger, et, comme l’a fait observer un critique peu suspect de sévérité envers lui, il a poussé cet esprit de dénigrement et de parodie jusqu’à compromettre, on pourrait dire, jusqu’à salir ces deux types vénérables, et jusqu’à lui vénérés, dans la morale populaire, la grand’mère et la nourrice[6].

Le second type dans lequel aime à s’exprimer la gaieté de Béranger, c’est une sorte de parodie élogieuse des idées antisociales. Tous les caractères qu’il place dans un jour favorable sont en dehors des lois de la société. Nous avons dit un mot de la réhabilitation joviale et burlesque des Frétillon, des Camille, des Lisette et de la grande famille de ces filles de bonne humeur et de mauvaises mœurs, qui poussent la haine de l’hypocrisie jusqu’à l’amour de l’effronterie, et qui ont jeté la pudeur par-dessus le bord, comme une marchandise qui gêne la marche du navire. Il y a un type viril analogue qui revient sans cesse dans les chansons de Béranger, mais qui ne se trouve nulle part plus complètement dessiné que dans le Petit homme gris. Toute la philosophie de Béranger, car il faut bien que, pour faire quelque chose de leur philosophie, les chansonniers la mettent en refrains, se trouve, instinctive ou raisonnée, dans cette chanson. Le Petit homme gris est en guerre avec tout le monde. C’est l’individu plus fort que tout ce qui l’entoure ; c’est un stoïcien, mais un stoïcien raccommodé avec Épicure. C’est le juste d’Horace, dont nous parlions tout à l’heure, mais non plus, comme tout à l’heure, le juste d’Horace entre deux vins ; l’orgie est à son terme maintenant, et le juste est bien près de tomber sous la table. On dirait que Béranger a saisi l’ode stoïcienne du poète latin, et l’a trempée dans le vin de Champagne pour l’égayer. Tout a pris un caractère burlesque. Les dangers ont perdu leur grandiose. Ce sont les ennuis de la vie réelle, les créanciers, les huissiers, au lieu du monarque au visage menaçant ; le froid de décembre devant lequel le héros grotesque de ce petit poëme, souffle dans ses doigts, faute de bois, au lieu de l’Auster, cet impétueux dominateur de l’Adriatique, aux ondes profondément troublées. Ce n’est plus la main foudroyante de Jupiter qui tonne, le monde qui s’écroule et le front impassible du philosophe atteint sans pâlir ces débris ; c’est un lit délabré, un moribond gaiement impie, une agonie écrite en éclats de rire ; tout est traité en caricature, la mort comme le reste ; mais c’est le fond de la même idée. Quoique joufflu comme une pomme, le héros jovial de M. Béranger porte la tête tout aussi orgueilleusement que le sage d’Horace. C’est le moi humain arrivé au dernier degré de vanité, se suffisant à lui-même, enivré de sa force, plus sage à lui seul que toute la société, toute l’humanité ; mais c’est le moi humain ricaneur, au lieu du moi humain déclamateur ; c’est le moi humain expansif, jovial, vivant de la vie pratique au lieu de vivre d’une vie de théâtre, riant au lieu de raisonner, et grisant la goutte qui l’accable au lieu de lui crier d’un ton piteusement solennel : Douleur, tu n’es point un mal !

C’est sous cette quadruple forme que Béranger, grave avec les gens sérieux, gai avec les rieurs, poursuivit, sans se laisser un moment détourner de son œuvre, la guerre qu’il avait déclarée à la restauration. Napoléon, Diogène, Canaris, Frétillon, Lafayette, Roger Bontemps, les missionnaires, la vivandière, Tibère, les gueux, la Déesse de la liberté, le vieux sergent, la Faridondaine, le Champ d’asile, tous les sujets, tous les tons furent employés, selon l’inspiration du poëte et l’à-propos des circonstances. L’appel à la révolte ne cessa pas de retentir dans ses chansons pendant dix-huit ans : révolte du paysan contre son curé, de l’accusé contre son juge, de l’écolier contre son maître, du soldat contre son officier, du justiciable contre les lois, du contribuable contre l’impôt, de l’homme contre la société.

Quand on vient à se souvenir de la situation où se trouvait la France pendant la restauration, de tant de ferments de discorde, des difficultés qu’on éprouvait à faire marcher l’épreuve d’un gouvernement si nouveau dans notre pays, au milieu de la contradiction des espérances comme des souvenirs de tant de partis, des exigences de ceux qui voulaient le pousser en avant vers des libertés impraticables, comme on l’a expérimenté depuis, et des répugnances de ceux qui auraient préféré rétrograder vers le passé, on commence à comprendre l’influence qu’exercèrent les chansons de M. Béranger. Parlant à toutes les passions, à tous les partis, à toutes les natures d’esprit, répandues par les commis voyageurs qui servirent de rapsodes à cette petite Iliade en refrains, sortie, comme la grande Iliade, de la colère, elles apportèrent leur flamme à toutes les questions irritantes, versèrent de l’huile sur tous les feux, du poison dans toutes les plaies. Était-il bien généreux et bien patriotique d’enflammer ainsi les discordes, d’aggraver les difficultés et d’ébranler toutes les bases ? Poursuivre d’injurieuses allusions la royauté dont le retour avait prévenu tant de maux et rendu tant de bien possible ; comparer Louis XVIII et Charles X à Tibère, Denys le Tyran, Louis XI ; entraver toutes les démarches du gouvernement royal ; l’accuser des résultats qu’il subissait avec la France ; entretenir les divisions des classes sociales, dont l’union était nécessaire à l’unité du pays ; consacrer sa gaieté à faire la caricature du malheur, et recevoir l’émigration, reste de tant d’échafauds, sur les pointes meurtrières dé ses épigrammes, était-ce là un emploi bien moral et bien digne d’un talent fort remarquable, quoiqu’il ait été surfait par la connivence de l’esprit de parti ?

Si l’on croit les événements encore trop récents pour que cette question puisse être résolue avec impartialité par l’histoire, il en est une dont la solution n’est pas douteuse. Ceux qui ne verraient dans M. de Béranger qu’un ennemi de la royauté traditionnelle, se feraient une grande illusion. Il a attaqué avec des armes légères, mais puissantes, toutes les bases des sociétés humaines, la religion, l’autorité, le respect de la hiérarchie, la discipline militaire, le clergé, la magistrature, les lois, la famille, les mœurs. C’est un écrivain profondément révolutionnaire ; disons le mot, c’est un écrivain socialiste. Non-seulement, il est le précurseur du socialisme, comme tous ceux qui ébranlent les bases sur lesquelles les sociétés reposent, car derrière les sceptiques, qui se contentent après boire de jeter le mépris et la haine sur les institutions sociales, on voit se présenter les socialistes, qui sont, au fond, des sceptiques qui ont faim ; mais, sur les derniers temps de la restauration, il arrive, par la pente logique de ses idées, à la profession ouverte du socialisme pur. Le Chant des Contrebandiers, le Vieux Vagabond, Jeanne la Rousse, Jacques, marquent ses étapes sur cette route qui le conduira, peu de temps après la chute de la restauration, à mettre en chansons l’apothéose de Saint-Simon et de Fourier[7].

Du reste, il n’y a rien là qui puisse surprendre ceux qui ont lu ses poésies avec un esprit critique. Béranger n’a-t-il pas chanté la morale du socialisme avant qu’on la prêchât ? Comme poëte érotique, n’a-t-il pas deviné, préparé la femme libre des saint-simoniens, les mœurs du phalanstère, et réhabilité le règne des sens ? Au point de vue politique, n’a-t-il pas détruit le respect de l’autorité religieuse, militaire, judiciaire, gouvernementale, et préparé le règne de l’anarchie, promis par les augures de la science nouvelle comme le dernier mot du progrès ? Au point de vue social, n’a-t-il pas excité le pauvre contre le riche, et tous les rangs inférieurs de la hiérarchie contre les rangs supérieurs ? Il a tous les traits de ces sectaires, jusqu’à leur orgueil. Il faudrait une grande simplicité d’esprit pour se laisser prendre à la modestie étalée dans ses chansons. Il mêle à la morale d’Épicure quelque chose de la philosophie chagrine et insolente de Diogène. Il comptera les trous de son habit avec une simplicité aussi fastueuse que celle du cynique athénien se parant des trous de son manteau. Partout se révèle chez lui une tendance naturelle à regarder la puissance comme un tort, la richesse comme un vice, la naissance comme une infériorité morale ; il parlera tant de l’humilité de son origine, qu’il finira par s’en faire une noblesse ; de son obscurité, qu’il la changera en auréole. La vanité, qui est la bêtise des gens d’esprit, lui donnera jusqu’à cette autre manie des sectaires, de ne pas vouloir d’intermédiaire entre eux et Dieu, comme ils disent, et de se substituer aux prêtres. Béranger, le pontife du dieu des bonnes gens, auquel il se confie le verre en main ordonnera au clergé, lors de l’enterrement de son ami Quénescourt, de cesser le Miserere pour le laisser chanter[8]. Lorsqu’on accusera Escousse et Lebras, ces jeunes et tristes victimes de la maladie du suicide, d’avoir douté de Dieu, il se canonisera lui-même dans une note, sous prétexte de justifier ses jeunes amis, et avec une complaisance et une gravité qui prouvent qu’on n’échappe pas à ses ridicules en chansonnant ceux d’autrui, il écrira les lignes suivantes, qui ne sont pas les moins gaies de son recueil : « Une feuille publique a accusé Escousse d’incrédulité ; pour repousser cette accusation, je me crois obligé de citer les derniers mots de la lettre qu’il m’écrivit quelques heures avant l’exécution de son déplorable dessein : «  Vous m’avez connu, Béranger ; Dieu me permettra-t-il de voir du coin de l’oeil la place qu’il vous réserve là-haut ? » Un écrivain aussi spirituel que sensé[9] a dit à ce sujet : « Le dieu des bonnes gens devait bien à Béranger cette place d’honneur dans son paradis ; il y entrera conduit d’une main par Frétillon, de l’autre par la Bacchante. » L’épigramme est jolie ; mais ce qu’il y a d’étrange, c’est qu’elle ne fait qu’exprimer une idée parfaitement conforme à la théologie du poëte[10].

On doit sans doute chercher des circonstances atténuantes aux torts de M. de Béranger, dans les temps fâcheux au milieu desquels il parut, dans l’influence que dut exercer sur son esprit une éducation manquée, et dans les passions contemporaines ; comme on peut alléguer aussi les fautes du gouvernement de la restauration, les imprudences de quelques-uns de ses amis, et le désir du poëte de panser avec des refrains sur la gloire de la France la blessure que lui avaient laissée au cœur ses récents revers. Quoiqu’il ait dit, « Mes chansons, c’est moi[11], » il y a toujours une sorte de solidarité entre les défauts des écrivains populaires et ceux de la société, et avant de devenir corrupteurs, ils ont été corrompus. Mais, en tout cas, on ne saurait nier que ce poëte ait fait de son talent un usage très-préjudiciable et à son temps et à son pays. S’il a beaucoup chanté la liberté politique et la gloire nationale, il ne les a guère servies. Les poëtes qui travaillent a détruire le respect de l’autorité et les mœurs travaillent pour les despotes ou les étrangers. Une nation corrompue et incapable de respect et d’obéissance est prédestinée en effet à la conquête ou à la servitude, et le bâton ou le g ! aive remplacent la main de justice et le sceptre qu’elle n’a pu porter.

Comme poëte, il a un mérite véritable par la variété des tons qu’il sait prendre, le fini qu’il donne souvent à ses petits tableaux, et l’art avec lequel il ciselle sa pensée dans des vers qui saisissent l’esprit et restent dans la mémoire. Sans doute il faut faire la part de l’aide qu’il trouva dans la connivence des passions qu’il flattait, et aussi de l’avantage qu’il a eu d’enfermer ses épigrammes ou ses invectives entre des refrains qui, renouvelant leurs coups comme un marteau opiniâtre, enfoncent dans les âmes le sentiment ou la pensée qu’il veut y faire pénétrer. Il est le premier poète lyrique qui ait songé à mettre ses odes sur des airs ; et une ode chantée réussit toujours mieux qu’une ode récitée, car on est moins sensible aux défauts d’une chanson, plus touché de ses beautés. Le bagage de Béranger sera donc beaucoup moins lourd devant la postérité que devant les contemporains. Il faudra en retrancher bien des pièces négligées, qui n’ont dû leur succès qu’à leur à-propos avec le tour d’opinion de la journée ; les chansons licencieuses, dont les grossières épices ne plairont jamais qu’à l’estomac blasé des libertins de bas étage, et les chansons cyniquement irréligieuses, qui ont eu besoin pour réussir des préjugés du temps. Pour la postérité, un grand nombre de ces productions ne seront plus que des médailles historiques qui serviront a étudier l’époque à laquelle elles appartiennent.

Dans le genre sérieux surtout, il restera peu de chose de M. de Béranger. La vogue de ses chansons nuira à leur renommée définitive. Cela est facile à comprendre. Pour obtenir cette vogue, il a fallu qu’il sacrifiât aux passions de son temps, et qu’il donnât aux hommes et aux choses des proportions fort différentes de leurs proportions réelles. Il a dit lui-même[12] : « Le peuple, c’est ma muse. » Cela est vrai, dans le sens qu’il a toujours recherché la faveur de la foule en caressant ses prétentions, en épousant ses colères, en flattant ses préjugés. Il en résulte que la postérité raisonnable, qui lira à froid ces poésies, composées pour une époque prévenue et passionnée, ne pourra s’empêcher de sourire des enthousiasmes comme des haines de l’auteur, Manuel chanté comme un grand homme, M. de Lafayette proclamé l’homme des deux mondes, Louis XVIII comparé à Tibère, Charles X à Denys à Corinthe, la guerre faite aux Bourbons célébrée comme une grande ère dans l’histoire de l’humanité, les jésuites peints en oppresseurs de la France, le chansonnier lui-même érigé en martyr des rois, et apostrophant sa sœur Philomèle pour lui rappeler, avec une mélancolie toute mythologique, « qu’un roi fit aussi ses malheurs, » il y a là plus d’un pas fait pour franchir l’espace étroit qui sépare le sublime du ridicule. Cette haine de l’autorité politique et de l’autorité religieuse qui fut un titre pour les chansons de M. Béranger auprès d’un grand nombre de ses contemporains, placés sous l’empire des mêmes préjugés, paraîtra dans cinquante ans une monomanie dangereuse. Sa philosophie épicurienne, où le plaisir est érigé en vertu, et où le sensualisme des mœurs se mêle à l’orgueil du stoïcisme, n’obtiendra pas plus de succès, et ses odes sur le Champ d’asile, cette piperie inventée pour dérober les larmes et les écus des dupes politiques de cette époque, fera sourire plus de lecteurs qu’elle n’en fit pleurer. Ses chants même sur la Grèce nouvelle, héritière un peu problématique de la Grèce ancienne, paraîtront bien guindés, bien solennels et bien prétentieux. Il faut ajouter, aux causes qui empêcheront la plupart des poésies sérieuses de M. de Béranger d’avoir un succès à long terme, les sacrifices littéraires qu’il a été obligé de faire au refrain. Le refrain a été certainement une des causes principales de la vogue de ses chansons. Il leur a donné des ailes qui les ont fait voler de bouche en bouche, et l’on comprend combien des vers gagnent à pouvoir devenir l’expression collective des sentiments de toute une réunion d’hommes, qui s’associent par le refrain répété en chœur à la pensée du poëte, combien ils perdent à être récités solitairement par une seule voix devant des auditeurs muets. C’est la différence du drame à l’épopée. Mais, quoique M. de Béranger soit un poëte remarquable par la beauté de forme, et qu’il parle ordinairement cette grande langue française qui met chaque mot à sa place et approprie l’expression à la pensée, la nécessité de ramener le même tour et la même rime l’a souvent condamné à se servir de mots impropres et à introduire, dans ses compositions, des vers de remplissage qui, comme de véritables parasites, s’assoient à une table à laquelle ils ne sont pas conviés ; le refrain a donc été à la fois pour M. de Béranger un bienfaiteur et un tyran. Un certain nombre de ses odes politiques survivront cependant : il faut y joindre plusieurs petites odes mélancoliques comme les hirondelles, le Temps, qui présentent cette perfection de formes et ce sentiment profond des choses humaines, qui promettent la durée à ces petits tableaux, auxquels on demande, comme aux miniatures, un dessin irréprochable et un grand fini d’exécution.

Dans le genre gai, M. de Béranger a un défaut capital : il n’est presque jamais gai. Il ne rit guère que pour montrer ses dents aux prêtres, aux rois, aux juges, aux nobles, aux riches ; il y a toujours une arrière-pensée dans ses éclats de rire, et il n’est jamais assez amoureux de Lisette, de Frétillon ou de Camille, pour oublier de haïr la restauration ou le catholicisme à travers ses amours. On rencontre un autre défaut dans ses poésies légères : elles vont sans cesse heurter l’écueil de la licence. C’est presque toujours aux sens qu’il parle, ce n’est presque jamais au cœur. Le poëte qui regarde la fidélité comme une superstition, ne chante guère l’amour à la chaleur duquel naissent des sentiments élevés, dévoués, héroïques, mais le libertinage qui énerve les corps et tue les âmes. Il a donné une singulière excuse de ses chansons libertines (on ne saurait, en bonne justice, leur appliquer un autre nom) : « Elles ont été, dit-il, des compagnes fort utiles données aux graves refrains et aux couplets politiques. Sans leur assistance, je suis tenté de le croire, ceux-ci auraient bien pu n’aller ni aussi loin, ni aussi bas, ni aussi haut[13]. » M. de Béranger employait, on le voit, la licence, à peu près comme les archers emploient les plumes qui soutiennent leurs flèches dont elles prolongent l’essor. Qui donc dès lors oserait s’en plaindre ? N’était-ce pas une œuvre pie ? L’immoralité était un devoir, quand il s’agissait de perdre la restauration. Chose triste à dire, il prolonge cet hymne sensualiste jusqu’à un âge qui lui ôte l’excuse de l’entraînement des passions. Un critique célèbre a fait à ce sujet une remarque pleine de justesse : ce goût de la gaudriole, pour nous servir du nom joyeux que le poëte égrillard donne au libertinage, menace, quand il survit à la jeunesse et poursuit l’homme, même sous les cheveux blancs, de devenir une passion dominante, exclusive, qui s’allie mal avec ces sentiments sérieux, ces idées graves dont le poëte fait parade dans plusieurs de ses compositions. On peut croire qu’alors il entre en scène et qu’il joue à froid un rôle. Les hommes qui vieillissent dans la volupté sont, en effet, naturellement indifférents en toute autre matière.

Pour trouver le genre où M. Béranger excelle, il faut donc arriver à ces petites satires politiques qui roulent sur un fond d’idées assez général et assez durable, pour que le sel dont elles sont remplies ne perde point sa saveur ; il y a une vingtaine de chansons de cette espèce, à la tête desquelles il faut placer le Roi d’Yvetot, le Sénateur, le Ventru, qui sont de véritables chefs-d’œuvre de composition et de style. M. de Béranger n’est vraiment supérieur que dans ce genre inférieur de littérature. Si l’on trouvait dans cette appréciation une grande sobriété de louange, nous pourrions citer quelques lignes de Paul-Louis Courier qui, dans une lettre écrite à sa femme, en octobre 1821, et datée de Sainte-Pélagie, louait le talent du chansonnier, son ami politique, avec encore moins de fracas : « J’ai dîné avec Béranger, dit-il ; il imprime le recueil de ses chansons, qui paraît aujourd’hui : c’est une grande affaire, et il pourrait bien avoir affaire avec mondit Jean de Broë ; il y a de ces chansons vraiment bien faites. »


  1. Paul-Louis Courier, autre victime de ces jours de tyrannie, a laissé dans une lettre intime à sa femme, la description suivante de sa prison : « Sois tranquille sur mon compte, je suis aussi bien qu’on peut être en prison, bien logé, bien nourri, du monde quand j’en veux, et des gens fort aimables, logement sain, air excellent. » (Œuvres de Courier, publiées avec une introduction d’Armand Carrel.)
  2. Dans mon vieux carquois où font brèche
    Les coups de vos juges maudits,
    Il me reste encore une flèche :
    J’écris dessus : Pour Charles Dix.

    (Mes jours gras en 1829.)

    Plus tard, en parlant de lui-même, le chansonnier disait :

    Tes traits aigus lancés au trône même
    En retombant aussitôt ramassés,
    De près, de loin, par le peuple qui t’aime,
    Volaient en chœur vers le but relancés.
    Puis quand le trône ose brandir son foudre,
    De vieux fusils l’abattent en trois jours ;
    Pour tous les coups tirés dans son velours,
    Combien ta muse a fabriqué de poudre !

  3. « Voltaire débute sous la régence, dans un instant de vertige, au sortir d’un règne magnifique, mais dont les dernières années solennelles et chagrines avaient préparé toute une réaction de licence et de folie. De quelque côté qu’il tourne ses regards, des abus frappent son intelligence vive et prompte ; pour qu’il les ressente plus profondément, il reçoit, dès son premier pas dans la vie, un de ces affronts qui enfièvrent l’homme de cœur, et le haut rang de celui qui l’a outragé lui interdit tout moyen de réparation. C’est ainsi qu’il apparaît au seuil de ce siècle qui va devenir le sien, entre le succès d’Œdipe et le soufflet du chevalier de Rohan, armé de toutes pièces, doué par le ciel ou par l’enfer d’un esprit comme il n’en exista jamais, placé en face d’un monde où tout est désordre, où rien ne tient, où tout s’en va, se dissout ; un roi dominé par des favorites, un règne avili, une cour dégénérée, un clergé détourné de sa mission sainte, des réformes urgentes partout, telle était la société quand Voltaire commença son impie et destructive croisade. Pour Béranger, quelle différence ! » (Lettre de M. de Pontmartin sur les Chansons de Béranger, insérée dans l’Opinion publique, 19 novembre 1851.)
  4. Vous vieillirez, ô ma belle maîtresse,
    Vous vieillirez, et je ne serai plus.
    Déjà le Temps semble, dans sa vitesse,
    Compter deux fois les jours que j’ai perdus ;
    Survivez-moi, mais que l’âge pénible
    Vous trouve encor fidèle à mes leçons ;
    Et bonne vieille, au coin d’un feu paisible,
    De votre ami répétez les chansons.

  5. Devant son front chargé de rides,
    Soudain nos yeux se sont baissés ;
    Nous voyons à ses pieds rapides
    La poudre des siècles passés.
    À l’aspect d’une fleur nouvelle
    Qu’il vient de flétrir pour toujours,
    Ah ! par pitié, lui dit ma belle,
    Vieillard, épargnez nos amours !

    Il est remarquable que la même idée se soit présentée à M. de Lamartine dans une de ses méditations, le Lac (voir la page 272), et il est curieux de comparer les beaux vers où les deux poëtes ont exprimé le même sentiment, l’un avec les pompes brillantes et l’éclat un peu froid d’un esprit païen et lettré, l’autre avec un accent de sensibilité et de passion plus naturel et plus vrai. L’ode de M. de Béranger est une belle ode antique, la mélancolie moderne a empreint de ses parfums plus suaves et plus pénétrants la pièce de M. de Lamartine.

  6. Dans la chanson intitulée Ma Grand’mère, et dans celle qui a pour titre Ma Nourrice. Cette remarque est de M. de Sainte-Beuve.
  7. Dans la chanson intitulée les Fous.
  8. Descendu là sans s’appuyer sur vous,
    Dans l’autre vie il entre exempt d’alarmes.
    Qu’est-il besoin que votre Dieu jaloux
    De son enfer vienne effrayer nos larmes ?
    Cessez vos chants, prêtres ; c’est à ma voix
    De le bénir pour la dernière fois.

  9. M. de Pontmartin.
  10. N’attendez plus, partez, mon âme,
    Doux rayon de l’astre éternel ;
    Mais passez des bras d’une femme
    Dans le sein du Dieu paternel.

  11. Préface de l’édition de 1839.
  12. Préface de l’édition de 1839.
  13. Préface de l’édition de 1839.